Carnet d’un inconnu (Stépantchikovo)

Chapitre 6Conclusion

Le triomphe de Foma fut aussi complet que définitif car, sanslui, rien ne se fût arrangé et le fait accompli primait toutes lesréserves, toutes les objections. Mon oncle et Nastenka lui vouèrentune gratitude illimitée et j’avais beau vouloir leur expliquer lesmotifs réels de son consentement, ils ne voulaient rien entendre.Sachenka clamait : « Oh ! le bon, le bon Foma Fomitch !Je vais lui broder un coussin ! » et je crois bien que lenouveau converti, Stépane Alexiévitch, m’eût étranglé à la premièreparole irrespectueuse envers Foma. Il se tenait constamment auprèsde lui, le contemplait avec dévotion et répondait à chaque motprononcé par le maître : « Tu es le plus brave des hommes,Foma ! Tu es un savant, Foma ! »

Pour ce qui est d’Éjévikine, il était au septième ciel. Depuislongtemps le vieillard voyait que Nastenka avait tourné la tête àYégor Ilitch et il n’avait cessé de rêver nuit et jour à cemariage. Il avait traîné l’affaire tant qu’il avait pu et n’y avaitrenoncé que lorsqu’il n’y avait plus eu moyen de ne pas y renoncer.Foma avait tout réparé. Quel que fût d’ailleurs son ravissement, levieillard connaissait à fond son Foma, voyait clairement qu’ilavait réussi à s’ancrer pour toujours dans cette maison et que satyrannie n’aurait plus de fin.

Tout le monde sait que les gens les plus capricieux et les plusdésagréables se calment toujours, ne fût-ce que pour quelque temps,alors qu’ils obtiennent satisfaction. Au contraire, Foma Fomitchn’en devint que plus stupidement arrogant. Avant le dîner, quand ileût changé de linge et de vêtements, il s’assit dans son fauteuil,appela mon oncle et, devant toute la famille, lui entama un nouveausermon :

– Colonel ! vous allez vous marier. Comprenez-vous ledevoir…

Et ainsi de suite. Imaginez-vous un discours tenant dix pages duJournal des Débats, mais dix pages composées avec les plus petitscaractères et remplies des plus folles sottises, sans un mot surces devoirs, mais débordant de louanges éhontées à l’intelligence,à la bonté, à la magnanimité, au courage et au désintéressementd’un certain Foma Fomitch. Tout le monde mourait de faim et brûlaitd’envie de se mettre à table ; mais personne n’osaitinterrompre et on écouta ses bêtises jusqu’à la fin. Il n’y eut pasjusqu’à Bakhtchéiev, qui, malgré son formidable appétit, ne luiprêtât une oreille attentive et déférente.

Enchanté de sa propre faconde, Foma Fomitch donna libre cours àsa gaieté et se grisa même à table en portant les toasts les plussaugrenus. Il en vint à plaisanter les fiancés et certaines de sesplaisanteries furent tellement obscènes et peu voilées queBakhtchéiev lui-même en fut honteux. Si bien qu’à la fin, Nastenkase leva de table et s’enfuit, ce qui transporta Foma Fomitch. Il seressaisit aussitôt et, en termes brefs, mais expressifs, ilesquissa l’éloge des qualités de l’absente et lui porta un toast.Mon oncle était près de l’embrasser pour ces paroles.

En général, les fiancés semblaient un peu gênés et je remarquaique, depuis l’instant de la bénédiction, ils n’avaient pas échangéun seul mot et qu’ils évitaient de se regarder. Au moment où l’onse leva de table, mon oncle avait subitement disparu. En lecherchant, je passai sur la terrasse où, assis dans un fauteuildevant une tasse de café, Foma pérorait, fortement stimulé par laboisson. Il n’avait autour de lui qu’Éjévikine, Bakhtchéiev etMizintchikov. Je m’arrêtai pour écouter.

– Pourquoi, criait Foma, pourquoi suis-je prêt à aller sur lebûcher pour mes opinions ? Et pourquoi personne de vousn’est-il capable d’en faire autant ? Pourquoi ?Pourquoi ?

– Mais il serait fort inutile de monter sur le bûcher, FomaFomitch, raillait Éjévikine. Quelle utilité ? D’abord, ça faitsouffrir, et puis on serait brûlé ; queresterait-il ?

– Ce qu’il resterait ? Des cendres sacrées ! Mais,comment peux-tu me comprendre ? Comment peux-tum’apprécier ? Pour vous, il n’est pas de grands hommes horscertains Césars et autres Alexandres de Macédoine. Qu’ont-ils fait,tes Césars ? Qui ont-ils rendu heureux ? Qu’a-t-il fait,ton fameux Alexandre de Macédoine ! Il a conquis toute laterre ? Bon ! donne-moi une armée comme la sienne et j’enferai autant, et toi aussi, et lui aussi… Mais il a assassiné levertueux Clitus, tandis que moi, je ne l’ai pas assassiné… Quelvoyou ! quelle canaille ! Il n’a guère mérité que lesverges et non la gloire que dispense l’histoire universelle… Jen’en dirai pas moins de César !

– Épargnez au moins César, Foma Fomitch !

– Certes non ! je n’épargnerai pas cet imbécile !criait Foma.

– Tu as raison, ne les épargne pas ! appuyait ardemmentStépane Alexiévitch, fanatisé par des libations tropabondantes ; il ne faut pas les rater ! Tous ce gens-làne sont que des sauteurs qui ne pensent qu’à tourner àcloche-pied ! Tas de mangeurs de saucisses ! Il y en a unqui voulait fonder une bourse ! Qu’est-ce que çasignifie ? Le diable le sait. Mais je parie que c’est encorequelque cochonnerie ! Et l’autre qui vient tituber dans unesociété choisie et y réclamer du rhum ! Je dis ceci : pourquoine pas boire ? Le tout est de savoir s’arrêter à temps… À quoibon les épargner ? Ce sont tous des canailles ! Toi seul,Foma, es un savant !

Quand Bakhtchéiev se donnait à quelqu’un, il se donnait toutentier, sans restrictions, sans arrière-pensée.

Je trouvai mon oncle au fond du parc, au bord de l’étang, dansl’endroit le plus isolé. Il était en compagnie de Nastenka. À mavue elle s’enfuit dans les taillis comme une coupable. Toutrayonnant, mon oncle vint à ma rencontre ; ses yeux brillaientde larmes joyeuses. Il me prit les deux mains et les pressa avecforce.

– Mon ami, dit-il, je ne puis encore croire à mon bonheur… etNastia est comme moi. Nous restons stupéfaits et nous louons leTrès-Haut. Nous pleurions tout à l’heure. Me croiras-tu si je tedis que je ne puis encore revenir à moi ? je suis tout troublé: je crois et je ne crois pas. Pourquoi m’arrive-t-il un telbonheur ? Qu’ai-je fait pour le mériter ?

– Si quelqu’un l’a mérité, mon bon oncle, lui dis-je avecchaleur, c’est bien vous. Vous êtes l’homme le plus honnête, leplus noble, le meilleur que j’aie jamais vu.

– Non, Sérioja, non ; c’est trop, – fit-il avec une sortede regret – le malheur est justement que nous ne sommes bons(c’est-à-dire, je ne parle que de moi !) que dans le bonheuren dehors duquel nous ne voulons rien entendre. Nous en causionsavec Nastia, il n’y a qu’un instant. Ainsi, Foma avait beauétinceler devant mes yeux, le croirais-tu ? jusqu’à ce jour,je n’avais qu’une faible confiance en sa perfection, malgré que jecherchasse à m’en persuader. Hier même, je ne croyais pas en luiquand il refusait cette grosse somme. Je le dis à ma grande honteet mon cœur tremble encore au souvenir de ce qui s’est passé. Maisje ne me contenais plus !…

– Il me semble, mon oncle, que votre conduite était toutenaturelle !

D’un geste, mon oncle m’imposa silence.

– Non, non, mon cher, ne dis rien ! Tout cela ne provientque de ma nature vicieuse, de ce que je suis un ténébreux égoïsteet que je lâche la bride à mes passions. D’ailleurs, Foma le ditaussi. (Qu’aurais-je pu répondre à cela !) Tu ne peuxt’imaginer, Sérioja, combien de fois je fus grincheux, impitoyable,injuste, arrogant, et non pas seulement avec Foma. Tout cela m’estrevenu en tête et j’ai honte de n’avoir rien fait jusqu’ici qui merende digne d’un pareil bonheur. Nastia le disait aussi tout àl’heure, mais, en vérité, je vois pas les péchés qu’elle peut bienavoir commis, car c’est un ange. Elle vient de me dire que noussommes de grands débiteurs devant Dieu, qu’il nous faut tâcher dedevenir meilleurs, de faire beaucoup de bien. Si tu avais entenduavec quelle chaleur, en quels termes elle disait tout cela. MonDieu ! Quelle délicieuse jeune fille !

Il s’arrêta un instant sous le coup de l’émotion. Puis il reprit:

– Nous avons décidé d’être aux petits soins pour Foma, pour mamère et pour Tatiana Ivanovna. Quelle noble créature aussi quecelle-là ! Oh ! je suis coupable envers tous ; jesuis coupable envers toi !… Malheur à celui qui oserait fairedu tort à Tatiana Ivanovna… oh ! alors !… Bon ! Maisil faudrait aussi faire quelque chose pour Mizintchikov.

– Mon oncle, j’ai changé d’opinion sur le compte de TatianaIvanovna. Il est impossible de ne pas l’estimer et de ne pascompatir à ses agitations.

– Précisément ! précisément ! reprit mon oncle avecchaleur, on ne peut pas ne pas l’estimer… Un autre exemple de cecas est Korovkine. Bien sûr que tu te moques de lui ? – et ilme regarda timidement. – Tout le monde rit de lui et je sais bienque son attitude n’était guère pardonnable… C’est peut-être un desmeilleurs hommes qui existent, mais… la destinée… les malheurs… Tune me crois pas et, pourtant, il en peut être ainsi.

– Mais, mon oncle, pourquoi ne vous croirais-je pas ?

Et je me mis à proclamer fougueusement que, les plus noblessentiments humains peuvent se conserver en tout être déchu, que laprofondeur de notre âme est insondable et que l’on n’a pas le droitde mépriser ceux qui sont tombés. Au contraire, il faut lesrechercher pour les relever ; la mesure admise du bien et dela morale n’est pas équitable… etc., etc. ; en un mot, jem’enflammai jusqu’à lui parler de l’école réaliste et j’en vins àdéclamer la célèbre poésie :

Quand, des ténèbres du péché…

Mon oncle fut transporté, ravi.

– Mon ami, mon ami ! – s’écria-t-il avec émotion – tu mecomprends admirablement et tu m’as dit tout ce que j’aurais vouludire, mais mieux que je ne l’eusse fait. Oui ! oui !Dieu ! pourquoi l’homme est-il méchant ? Pourquoi suis-jesi souvent méchant quand il est si beau, si bien d’être bon ?Nastia le disait aussi… Mais regarde, quel coin charmant,ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard enchanté. Quellenature ! Cet arbre, c’est à peine si un homme pourraitl’entourer de ses bras. Quelle sève ! quel feuillage !Quel beau soleil ! Comme tout est devenu frais et riant aprèsl’orage !… Quand je pense qu’il se peut que les arbres aientune conscience, qu’ils sentent et qu’ils jouissent de l’existence…Ne le crois-tu pas ? Qu’en penses-tu ?

– Cela se peut fort bien, mon oncle. Mais ils sentiraient à leurmanière, naturellement.

– Bien sûr ! Oh ! l’admirable, l’admirableCréateur !… Tu dois bien te rappeler ce jardin, Sérioja, où tucourais, où tu jouais, étant petit. Je me souviens du temps où tuétais petit. – (Il me regarda avec amour, avec bonheur) – On tedéfendait seulement de t’approcher par trop de l’étang. As-tuoublié que la défunte Katia t’appela un soir et qu’elle tecaressait… Tu avais couru toute la journée et tu étais tout roseavec tes cheveux blonds et bouclés… Elle joua avec tes boucles etme dit : « Nous avons bien fait de prendre chez nous cet orphelin». T’en souviens-tu ?

– À peine, mon oncle.

– C’était vers le soir ; le soleil vous baignait tous deux,et moi, dans un coin, je fumais ma pipe en vous regardant… Jevisite sa tombe chaque mois (et sa voix se fit plus basse ettremblante de sanglots refoulés). J’en ai parlé à Nastia qui m’arépondu que nous irions tous les deux.

Mon oncle se tut, combattant son émotion. À ce moment,Vidopliassov s’approcha de nous.

– Vidopliassov ! – cria mon oncle avec animation. – Tuviens de la part de Foma Fomitch ?

– Non ; je viens plutôt pour mon propre compte.

– C’est parfait, en tout cas, car tu vas nous donner desnouvelles de Korovkine. Je voulais lui en demander ce tantôt, carje l’ai chargé de surveiller le dormeur. De quoi s’agit-il,Vidopliassov ?

– De mon changement de nom. Vous m’avez promis votre hauteprotection contre les insultes dont on ne cesse de m’abreuverchaque jour.

– Encore ce nom ! fit mon oncle, effrayé.

– Que faire ? Ce sont des insultes de toutes lesheures…

– Ah ! Vidopliassov ! Vidopliassov ! Je ne saisque devenir avec toi, gémit mon oncle avec tristesse. Voyons, quelstorts peux-tu avoir à supporter ? Tu vas devenir fou et tufiniras tes jours dans une maison d’aliénés.

– Il me semble cependant que mon intelligence… – commençaVidopliassov.

– Bon ! bon ! mon cher, répartit mon oncle. Je ne discela que pour ton bien et non pour te faire de la peine.Raconte-moi donc tes griefs : je parie que ce ne sont quebagatelles.

– La vie m’est devenue impossible.

– Par la faute de qui ?

– Par celle de tout le monde, mais spécialement de Matriona, quifait le malheur de mon existence. Toutes les personnes de marquequi ont pu me voir depuis mon enfance, ont toujours dit que j’avaisl’air d’un étranger, surtout par les traits de mon visage, c’estconnu. Et voilà, Monsieur, que je ne puis plus faire un pas sansque tout le monde me crie toutes sortes de vilains mots. Tenez,comme je me rendais près de vous, on m’en a crié encore. Je n’enpeux plus ! Protégez-moi, Monsieur, de par votre hauteautorité.

– Voyons, Vidopliassov ; qu’est-ce qu’on te dit donc ?Sans doute quelque bêtise à laquelle il ne faut pas faireattention.

– Il serait indécent de vous le dire.

– Mais quoi donc ?

– J’aurais honte de le prononcer.

– Dis quand même !

– Voici : Grichka le Hollandais a mangé une orange !

– Hou ! quel homme tu fais ! Je me figurais Dieu saitquoi ! N’y fais pas attention et poursuis ton chemin.

– J’ai essayé, mais ils ne crient que de plus belle.

– Écoutez, mon oncle ; il se plaint qu’on ne veut pas lelaisser tranquille dans cette maison, renvoyez-le donc pour quelquetemps à Moscou, chez son calligraphe, puisqu’il était au serviced’un calligraphe.

– Hélas ! mon cher, le calligraphe aussi a finitragiquement.

– Et comment ?

– Il eut le malheur de s’approprier ce qui ne lui appartenaitpas. C’est pourquoi il fut mis en prison malgré tout son talent etil est irrémédiablement perdu.

Puis, s’adressant au valet :

– C’est bien, c’est bien, Vidopliassov, calme-toi ; je tepromets d’arranger tout cela… Voyons, que fait Korovkine ? Ildort ?

– Non, il vient de partir ; je venais seulement pour vousl’annoncer.

– Comment ? Il vient de partir ! Pourquoi l’as-tulaissé faire ?

– Par pure bonté de cœur. Il faisait peine à voir. Une foisréveillé, quand il se rappela tout ce qui s’est passé, il se bourrala tête de coups et se mit à hurler.

– À hurler ?

– Pour m’exprimer avec plus de respect, je dirai qu’il se mit àpousser des gémissements variés. Il criait : « Comment pourrai-jeme présenter désormais au beau sexe ? » Puis il ajouta : « Jesuis la honte de l’humanité ! » Il disait tout cela avec tantde tristesse et en des termes si heureusement choisis !

– Je te le disais que c’est un homme distingué, Serge… Mais,pourquoi l’as-tu laissé partir, puisque je te l’avais confié ?ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

– Par sensibilité. Il m’avait prié de ne rien dire. Son cocheravait donné à manger aux chevaux et les avait attelés. Quant à lasomme que vous lui avez prêtée il y a trois jours, il m’a ordonnéde vous en remercier respectueusement et de vous dire qu’il vousl’enverrait par un des prochains courriers.

– Quelle somme, mon oncle ?

– Il a parlé de vingt-cinq roubles, fit Vidopliassov.

– C’est, mon cher, de l’argent que je lui avait prêté l’autrefois à la station où nous nous étions rencontrés. Il était sortisans argent. Naturellement, il me l’enverra par le premiercourrier… Mon Dieu ! que je regrette son départ ! Sij’envoyais courir après lui, Sérioja ?

– Non, mon cher oncle, ne le faites pas.

– Je suis de ton avis. Vois-tu, Sérioja, je ne suis pas unphilosophe, mais je crois que tout homme est beaucoup meilleurqu’il ne le paraît. Il en est de même avec Korovkine : il n’a paspu supporter cette honte… Mais allons donc auprès de Foma !Voilà trop longtemps que nous sommes ici ; il pourrait sesentir blessé de notre ingratitude, de notre manque d’attentions…Allons ! Ah ! Korovkine ! Korovkine !

Mon récit est terminé. Les amants sont réunis et le génie de laBonté s’est définitivement établi dans la maison, sous lesapparences de Foma Fomitch. Nous pourrions nous livrer à denombreux commentaires, mais ne sont-ils pas dès à présentsuperflus ? Tel est, du moins, mon avis.

Je suppléerai à ces commentaires par quelques mots sur le sortde mes héros, car on sait qu’un roman ne saurait finirautrement ; c’est formellement interdit par la tradition.

On unit les heureux époux quelque six semaines après lesévénements que je viens de rapporter. Tout se passa en famille,sans bruit, sans grand apparat, sans innombrables invités. J’étaisle garçon d’honneur de Nastenka ; Mizintchikov était celui demon oncle. Il y avait bien quelques invités, mais le principalpersonnage de la cérémonie fut naturellement Foma Fomitch. Iladvint bien qu’on l’oublia une fois en versant le champagne. Ce futune grave affaire, accompagnée de reproches, de gémissements, decris. Foma s’était réfugié dans sa chambre et, s’y étant enfermé,il clamait qu’on le dédaignait, que des « gens nouveaux » s’étaientintroduits dans la famille et qu’il était tout au plus un copeaubon à jeter dehors. Mon oncle était désolé. Nastenkapleurait ; la générale, selon sa coutume en pareil cas, avaitune crise de nerfs… La fête ressemblait plutôt à unenterrement.

Cette vie se prolongea pour mon oncle, et, pour la pauvre petiteNastia, pendant sept ans de cohabitation avec Foma Fomitch quimourut l’an dernier. Jusqu’au jour de sa mort, il ne fit que dessiennes, sans parvenir jamais à lasser l’adoration de « ceux dontil avait fait le bonheur ». Tout au contraire, elle ne fit quecroître de jour en jour et proportionnellement à l’extravagance deses caprices.

Yégor Ilitch et Nastenka étaient si heureux qu’ils tremblaientpour une félicité dont Dieu s’était montré par trop prodigue, àleur gré. Ils ne pouvaient se reconnaître dignes de pareilsbienfaits et étaient persuadés qu’il leur faudrait les payer plustard par des souffrances.

On pense bien que, dans cette douce maison, Foma faisait lapluie et le beau temps. Et que ne fit-il pas pendant ces septans ? On ne saurait même imaginer jusqu’à quelles fantaisiesextrêmes le mena parfois son âme oisive et repue, et ce qu’il sutinventer de caprices raffinés, de friandises morales.

Trois ans après le mariage de mon oncle, ma grand’mèretrépassait et l’on vit Foma, devenu orphelin, en proie au plusviolent désespoir. Même après un si long temps passé, ce n’estqu’avec une véritable épouvante qu’on parle chez mon oncle de sonétat à ce moment.

La tombe à moitié comblée, il s’y précipita, exigeant qu’onl’enterrât aussi et, pendant tout un mois, on ne put lui laisser nifourchette ni couteau. Une fois même, il fallut se mettre à quatrepour lui ouvrir la bouche et en extraire une épingle. Un desspectateurs de cette scène dramatique n’avait pu s’empêcher deremarquer que Foma eût eu mille fois le temps d’avaler cetteépingle, si tel eût été son caprice ; pourtant, il s’en étaitabstenu. Une telle appréciation n’en fut pas moins repoussée avecindignation par tous les assistants et le malencontreux observateurse vit convaincu de malveillance et d’insensibilité.

Seule, Nastenka avait gardé le silence et ce n’avait pas étésans inquiétude que mon oncle avait surpris sur son visage unimperceptible sourire. Il faut d’ailleurs remarquer que, malgré lesinvraisemblables caprices auxquels Foma s’abandonna dans la maisonde Yégor Ilitch, il ne s’était plus permis les sermons despotiquesni l’arrogance d’antan.

Il se plaignait, pleurait, faisait des reproches, mais ne selaissait plus aller à des créations dans le genre de « VotreExcellence » et je crois bien que tout l’honneur de ce changementrevenait à Nastenka. Insensiblement, elle avait contraint Foma dese plier devant certaines nécessités. Ne voulant pas assister àl’humiliation de son mari, elle était arrivée à faire respecter savolonté.

Foma voyait très clairement qu’elle l’avait presque deviné. Jedis : presque, parce que Nastenka ne cessa point de le dorloter etde faire chorus avec son mari chaque fois qu’il chantait leslouanges du grand homme. Elle voulait que chacun respectât mononcle en toutes choses, et c’est pourquoi elle approuvait à hautevoix son attachement à Foma Fomitch.

Mais je suis bien sûr que le cœur d’or de Nastenka avait suoublier les outrages et qu’une fois que Foma l’eut unie à mononcle, elle lui avait tout pardonné. De plus, je crois qu’elleavait accepté de tout son cœur l’opinion de mon oncle, qu’on nepouvait trop exiger d’un martyr et d’un ex-bouffon, qu’on devaitménager sa susceptibilité. La pauvre Nastenka avait appartenu à lacatégorie des « humiliés » et elle s’en souvenait.

Au bout d’un mois, Foma s’était calmé. Il était même devenu douxet bon, mais, en revanche, on vit d’autres accidents se manifesterchez lui : il tombait soudain en une sorte de catalepsie quiplongeait tous les assistants dans la plus folle épouvante.

Brusquement, alors que le martyr parlait d’abondance ou mêmequ’il riait, on le voyait devenir soudain comme figé, pétrifié dansla posture même où il se trouvait au moment de l’accès. Supposonsqu’il ait ri : alors, il conservait le sourire aux lèvres.Tenait-il une fourchette ? l’objet restait en sa main levée.Puis, la main s’abaissait d’elle-même, mais Foma Fomitch ne sesouvenait de rien, n’avait rien senti. Il restait assis, battantdes paupières, mais n’entendant rien, ne comprenant rien, ne disantrien. Et cela durait parfois une heure entière.

Bien entendu, tous les habitants de la maison se mouraient depeur, marchaient sur la pointe des pieds, pleuraient. À la fin,Foma se réveillait, accusant une extrême fatigue et assurant que detout ce temps, il n’avait rien vu, rien entendu. Faut-il doncprétendre que cet homme eût la passion de poser jusqu’à supporterdes heures entières de volontaire martyre, dans le but unique depouvoir dire ensuite : « Voyez donc si mes sentiments sont plusnobles que les vôtres ? »

Il advint un jour qu’ayant maudit mon oncle « pour les offensesdont il l’abreuvait à toute heure et ses manques de respect », Fomase transporta chez M. Bakhtchéiev, qui, depuis le mariage, s’étaitmaintes fois querellé avec Foma, mais n’avait jamais manqué de luidemander pardon. Cette fois, Stépane Alexiévitch s’était employéavec une ardeur extraordinaire. Il avait reçu Foma avec le plusgrand enthousiasme, l’avait gavé de victuailles, et s’était engagéà dire son fait à mon oncle et même à déposer une plainte contrelui, car il existait entre leurs deux propriétés une parcelle deterrain contestable et dont ils n’avaient jamais discuté, mon oncleen laissant la jouissance à Stépane Alexiévitch sans la moindreprotestation.

Négligeant de l’aviser, M. Bakhtchéiev faisait atteler, gagnaitla ville au galop, y formulait une demande de jugement luiattribuant formellement la propriété de ce lopin, à charge pour mononcle de payer tous frais et dommages-intérêts que de droit enpunition de son arbitraire et de son accaparement. Mais, dès lelendemain, Foma, s’ennuyant chez Bakhtchéiev, pardonnait à mononcle venu pour lui offrir sa tête coupable et regagnaitStépantchikovo en sa compagnie.

Quand, à son retour de la ville, il n’avait plus retrouvé Foma,la colère de Stépane Alexiévitch avait été terrible ; mais,trois jours plus tard, il se rendait à Stépantchikovo où, leslarmes aux yeux, il avait demandé pardon à mon oncle et déchiré saplainte. De son côté, mon oncle l’avait réconcilié le jour mêmeavec Foma Fomitch et, de nouveau, on avait vu Stépane Alexiévitchsuivre Foma avec la fidélité d’un chien, répondant à chacune de sesparoles : « Tu es un homme intelligent, Foma ! Tu es unsavant, Foma ! »

Foma Fomitch dort à présent dans sa tombe, à côté de lagénérale, sous un précieux mausolée en marbre blanc où l’on peutlire quantité de citations attendries et de formules louangeuses.Souvent, après la promenade, Nastenka et Yégor Ilitch pénètrentpieusement dans l’enclos de l’église pour prier sur les restes dugrand homme.

Il n’en peuvent parler sans une douce mélancolie et serappellent chacune de ses paroles, et ce qu’il mangeait, et cequ’il aimait. Ses vêtements sont conservés comme de précieusesreliques.

Seuls tous deux, mon oncle et sa femme ne s’en sont attachés quedavantage. Dieu ne leur a pas envoyé d’enfants ; mais, bienqu’ils en souffrent, ils n’osent se plaindre. Sachenka est depuislongtemps la femme d’un homme charmant, et Ilucha fait ses études àMoscou, de sorte que les deux époux vivent seuls.

Ils s’adorent. La préoccupation que chacun d’eux a de l’autreest véritablement touchante. Nastia ne cesse de prier pour sonmari. Il me semble que si l’un d’eux venait à mourir, l’abandonnéne pourrait survivre huit jours. Mais que Dieu leur donne longuevie !

Ils reçoivent avec une charmante amabilité et sont toujoursprêts à partager leur avoir avec les malheureux. Nastenka aime àlire la Vie des Saints et prétend que les œuvres ordinaires ne sontpas suffisantes, qu’il faudrait tout donner aux indigents et vivreheureux dans la pauvreté. Si ce n’était le souci d’Ilucha et deSachenka, il y aurait longtemps que mon oncle l’aurait écoutée, caril est en tout de l’avis de sa femme.

Prascovia Ilinitchna vit avec eux et fait ses délices de leurconsentement. C’est toujours elle qui tient la maison. Peu de tempsaprès le mariage de mon oncle, M. Bakhtchéiev lui avait offert samain, mais elle avait refusé carrément. On en avait conclu qu’elleallait se retirer dans un couvent ; mais cette supposition nese réalisa pas. Prascovia possède une singulière propriété decaractère : elle ne peut que s’anéantir devant ceux qu’elle aime,elle les mange des yeux, plie devant leurs moindres caprices, lessuit pas à pas et les sert. Depuis la mort de sa mère, elleconsidéra que son devoir était de rester avec son frère et toutfaire pour contenter Nastenka.

Le vieux Éjévikine est encore en vie et, depuis ces dernierstemps, il fréquente de plus en plus sa fille ; mais, aucommencement, il désolait mon oncle par le soin qu’il apportait àécarter de Stépantchikovo et sa personne et sa marmaille (c’estainsi qu’il qualifiait ses enfants). Les invitations de mon onclen’avaient aucune prise sur lui : c’est un homme aussi fier quesusceptible, et cette susceptibilité a même quelque chose demaladif.

À cette seule pensée que, pauvre, il serait reçu par générositédans une riche maison, qu’il pourrait être considéré comme unimportun, il s’affolait. Il refusa souvent l’aide de Nastenka etn’accepta jamais que l’indispensable. Il ne voulait jamais rienprendre de mon oncle. Nastenka s’était grandement trompée en medisant dans le jardin que c’était pour elle que son père jouait unrôle de bouffon.

Certes, il souhaitait ardemment de marier sa fille, mais, s’ilbouffonnait, c’était tout simplement par un besoin intérieur detrouver une issue aux colères accumulées qui l’étouffaient. Lanécessité de railler et de donner cours à de méchants proposfaisait partie de sa nature. Il se présentait comme le plus vilflatteur, tout en laissant entendre qu’il ne cajolait les gens quepar pose, et plus basse était sa flatterie, plus mordante était saraillerie. Il était ainsi !

Mon oncle avait réussi à placer tous ses enfants dans lesmeilleurs établissements de Moscou et de Pétersbourg, mais levieillard ne s’était laissé faire que lorsque Nastenka lui eûtprouvé que tout cela se faisait à ses frais personnels,c’est-à-dire avec les trente mille roubles donnés par TatianaIvanovna.

À la vérité, on n’avait jamais accepté cet argent, mais on avaitassuré à Tatiana Ivanovna, pour la consoler, qu’on aurait recours àelle au premier besoin d’argent et, pour mieux la convaincre, onlui avait par deux fois emprunté des sommes considérables. MaisTatiana mourut il y a trois ans, et Nastia dut bien recevoir sestrente mille roubles. La mort de la pauvre demoiselle fut subite.Toute la famille se préparait à se rendre au bal chez des voisins,et Tatiana n’avait pas eu le temps de mettre sa robe de bal et dese poser sur les cheveux une magnifique couronne de roses blanchesque, prise d’un malaise, elle s’était laissée tomber dans unfauteuil, où elle n’avait pas tardé à expirer.

On l’enterra avec sa couronne de bal. Nastia en éprouva un grandchagrin, car elle avait l’habitude de choyer Tatiana et de lasoigner comme une enfant. Elle avait étonné tout le monde par lasagesse de son testament. À part les trente mille roubles qu’ellelaissait à Nastenka, le reste, trois cent mille environ, devaitêtre consacré à l’éducation de fillettes orphelines et à les doterà leur sortie des établissements scolaires.

C’est l’année de sa mort que se maria la demoisellePérépélitzina, qui était restée chez mon oncle après le trépas dela générale, dans l’espoir de gagner les bonnes grâces de TatianaIvanovna. Sur ces entrefaites, un fonctionnaire des environs étaitdevenu veuf. C’était le possesseur de Michino, le petit village oùs’était enfui Obnoskine en compagnie de Tatiana Ivanovna.

Terrible chicanier, ce fonctionnaire, qui avait six enfants d’unpremier lit, soupçonna que la Pérépélitzina possédait quelqueargent, et il présenta sa demande, qui fut immédiatement acceptée.Mais elle était plus pauvre qu’un rat d’église. Elle ne possédaiten tout et pour tout que les trois cents roubles que Nastenka luidonna en cadeau de mariage.

Actuellement, le mari et la femme se battent du matin au soir.Elle passe son temps à tirer les cheveux de ses enfants, à leurdistribuer des taloches et à griffer la figure de son mari (dumoins à ce qu’on dit), en lui reprochant à tout instant sa qualitéde fille d’un lieutenant-colonel.

Mizintchikov aussi s’est casé. Ayant sagement abandonné ses vuessur Tatiana Ivanovna, il se mit à étudier l’agriculture. Mon onclele recommanda à un comte, riche propriétaire qui possédait troismille âmes à environ quatre-vingt verstes de Stépantchikovo, et quivenait parfois visiter ses biens. Frappé des capacités deMizintchikov et prenant en considération la recommandation de mononcle, le comte proposait à l’ancien hussard la gérance de sesdomaines, après en avoir, au préalable, chassé l’intendantallemand, qui le volait de son mieux, en dépit de la fameusehonnêteté allemande.

Cinq ans plus tard, la propriété du comte était devenueméconnaissable ; les paysans étaient riches ; les revenusavaient doublé ; en un mot, le nouvel intendant s’étaitdistingué, et il était devenu célèbre par ses capacités dans toutle gouvernement. Aussi, quelle ne fut pas la surprise et la douleurdu comte lorsque, au bout de cinq ans, et malgré toute les prièreset les offres d’augmentation de traitement, Mizintchikovdémissionna.

Le comte s’imaginait qu’il avait été séduit par d’autrespropriétaires de quelque gouvernement voisin. Mais tout le mondefut bien étonné quand, deux mois après sa retraite, Ivan IvanovitchMizintchikov se rendit acquéreur d’une magnifique propriété de centâmes situées à quarante verstes du domaine du comte, et appartenantà un ancien hussard ruiné qui avait été son camarade au régiment.Il avait aussitôt engagé ces cent âmes et, un an après, il enrachetait soixante autres aux environs. Il est actuellement un grospropriétaire. Tout le monde se demande avec étonnement où il atrouvé de l’argent. Il en est qui hochent la tête. Mais IvanIvanovitch est fort tranquille, et sa conscience ne lui fait aucunreproche.

Il a fait venir de Moscou cette sœur qui lui avait donné sesderniers trois roubles pour s’acheter des chaussures quand il étaitparti pour Stépantchikovo. Une charmante fille, d’ailleurs, bienque n’étant plus de la première jeunesse, douce, aimante,instruite, un peu timide. Elle vivait à Moscou comme demoiselle decompagnie, chez je ne sais quelle bienfaitrice. Elle est à genouxdevant son frère, dont elle respecte la volonté à l’égal de la loi,tient son ménage et se trouve heureuse. Mizintchikov ne la gâte paset la néglige un peu, mais elle ne s’en aperçoit pas.

Elle est fort aimée à Stépantchikovo, et l’on dit que M.Bakhtchéiev n’est pas indifférent à ses charmes. Il la demanderaitbien en mariage, mais il craint un refus. Du reste, nous espéronspouvoir nous occuper plus spécialement de M. Bakhtchéiev dans unprochain récit.

Je crois que j’ai passé en revue tous mes personnages !…Ah ! j’oublie : Gavrilo est devenu très vieux et il acomplètement désappris le français. Falaléi a fait un cocher fortprésentable et, pour ce qui est du malheureux Vidopliassov, il y abeau jour qu’il fut enfermé dans une maison de fous où il est mort,autant que je me souviens. Un de ces jours, j’irai faire un tour àStépantchikovo, et je m’en enquerrai auprès de mon oncle.

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