Carnet d’un inconnu (Stépantchikovo)

Chapitre 7Foma Fomitch

C’est avec une attentive curiosité que j’examinai celui queGavrilo avait fort justement qualifié de vilain monsieur. Il étaitde taille exiguë, avec le poil d’un blond clair et grisonnant, depetites rides par tout le visage et une énorme verrue sur lementon ; il frisait la cinquantaine. Je ne fus pas un peusurpris de le voir se présenter en robe de chambre, – de coupeétrangère, il est vrai – mais en robe de chambre et en pantoufles.Le col de sa chemise était rabattu à l’enfant, ce qui lui donnaitun air extrêmement bête. Il marcha droit au fauteuil inoccupé,l’approcha de la table et s’assit sans rien dire à personne. Letumulte, l’émotion qui régnaient avant son arrivée s’étaient muéstout à coup en un tel silence qu’on eût entendu voler une mouche.La générale se fit douce comme un agneau, pauvre idiote quilaissait voir toute son adoration ; elle le dévorait des yeux,cependant que la demoiselle Pérépélitzina ricanait en se frottantles mains et que la pauvre Prascovia Ilinitchna tremblait d’effroi.Mon oncle se multiplia tout aussitôt.

– Du thé, du thé, ma sœur ! Sucrez-le bien, ma sœur, FomaFomitch aime le thé bien sucré après la sieste. Tu le veux sucré,n’est-ce pas, Foma ?

– Il s’agit bien de thé, fit lentement et dignement Foma, enagitant la main d’un air préoccupé. Vous ne pensez qu’auxfriandises !

Ces paroles de Foma et le ridicule de son entrée pédantesquem’intéressèrent prodigieusement. J’étais curieux de voir jusqu’oùirait l’insolence de cet individu et son mépris de la plusélémentaire politesse.

– Foma, reprit mon oncle, je te présente mon neveu, SergeAlexandrovitch, qui vient d’arriver.

Foma Fomitch le toisa des pieds à la tête et, sans m’accorder laplus légère attention, il dit après un long silence :

– Je m’étonne que vous vous appliquiez à m’interrompresystématiquement. Je vous parle d’affaires sérieuses et vous merépondez par Dieu sait quoi !… Avez-vous vu Falaléi ?

– Je l’ai vu, Foma…

– Ah ! vous l’avez vu ? Eh bien, je vais vous lemontrer à nouveau, si vous l’avez vu. Admirez votre créature, ausens moral du mot. Allons, approche, idiot ! approche, gueulede Hollande ! Viens donc, viens, n’aie pas peur !

Falaléi s’en vint en pleurnichant, la bouche ouverte et avalantses larmes. Foma Fomitch le contemplait avec volupté.

– C’est avec intention, Paul Sémionovitch, que je l’ai appelégueule de Hollande, fit-il, se carrant dans le fauteuil et,tournant légèrement la tête du côté d’Obnoskine assis près de lui.En général, je ne trouve pas utile d’atténuer mes expressions. Lavérité doit rester la vérité et l’on aura beau cacher la boue, onne l’empêchera pas d’être la boue. Dès lors, à quoi bon lesatténuations ? À mentir aux autres et à soi-même ? Cen’est que dans une tête vide de mondain qu’a pu germer une idéeaussi absurde que le besoin des convenances. Dites, je vous prendsà témoin, quelle beauté trouvez-vous dans cette binette ? Jeparle de beauté noble, élevée !

Il s’exprimait d’une voix douce, lente, indifférente.

– Lui, beau ? laissa tomber Obnoskine avec la plusinsolente nonchalance. Il me fait l’effet d’un roastbeef et voilàtout.

– Je m’approche de la glace et je m’y contemple, poursuivitsolennellement Foma. Je suis loin de me prendre pour une beauté,mais j’ai dû arriver à cette conclusion forcée qu’il y a dans monœil gris quelque chose qui me distingue d’un Falaléi. Il exprime lapensée, cet œil, et la vie, et l’intelligence ! Je ne cherchepas à m’exalter personnellement ; mes paroles s’appliquent àla généralité de notre classe. Eh bien, pensez-vous qu’on puissetrouver en ce beefteak ambulant la moindre parcelle d’âme ?Vraiment, remarquez, Paul Sémionovitch, chez ces hommes totalementprivés d’idéal et de pensée et qui ne mangent que de la viande,comme le teint est frais, mais d’une fraîcheur grossière,répugnante, bête ! Voulez-vous connaître la valeur exacte desa capacité intellectuelle ? Hé ! toi, l’objet, approcheun peu qu’on t’admire. Qu’as-tu à ouvrir la bouche ? Tu veuxavaler une baleine ? Es-tu beau ? Réponds : es-tubeau ?

– Je suis… beau ! répondit Falaléi avec des sanglotsétouffés.

Obnoskine partit d’un éclat de rire.

– Vous l’avez entendu ? lui cria triomphalement Foma. Il vavous en dire bien d’autres. Je suis venu lui faire passer unexamen. Sachez, Paul Sémionovitch, qu’il est des gens pourcomploter la perte de ce pauvre idiot. Il se peut que mon jugementsoit sévère et que je me trompe ; mais je ne parle que paramour pour l’humanité. Il vient de se livrer à la danse la plusinconvenante ; qui donc s’en préoccupe ici ? Écoutez-moiça ! Allons ! Réponds, que viens-tu de faire ?Réponds ! réponds immédiatement !

– J’ai dansé, sangloté Falaléi.

– Qu’est-ce que tu as dansé ? Quelle danse ?Parle !

– La Kamarinskaïa…

– La Kamarinskaïa ! Et qu’est-ce que c’est queKamarinski ? Tâche de nous donner une réponse compréhensible,de nous éclairer sur ton Kamarinski.

– Un pay… san…

– Un paysan ? rien qu’un paysan ? Tu m’étonnes. C’estdonc un remarquable paysan, un célèbre paysan, si on compose deschants et des danses en son honneur ? Voyons,réponds !

Tourmenter était chez Foma un véritable besoin. Il se jouait desa victime comme le chat de la souris ; mais Falaléi setaisait, pleurnichant sans parvenir à comprendre la question.

– Réponds donc ! insistait Foma. On te demande quel étaitce paysan… Appartenait-il à un seigneur ? à la couronne ?à la commune ? était-il libre ? Il y a différentes sortesde paysans.

– À la commune…

– Ah ! à la commune ! Vous entendez, PaulSémionovitch ? Voici un point historique élucidé, le moujikKamarinski appartenait à la commune… Et qu’a-t-il fait, cepaysan ? Quels exploits lui valent les honneurs de lachanson ?

La question était délicate et même dangereuse, s’adressant àFalaléi.

– Voyons… vous… pourtant… intervint Obnoskine en jetant unregard vers sa mère qui commençait à s’agiter sur son siège.

Mais que faire ? Les caprices de Foma Fomitch faisaientloi !

– De grâce, mon oncle, si vous n’arrêtez pas cet imbécile, vousvoyez où il veut en venir. Falaléi est capable de dire n’importequoi, je vous l’assure ! dis-je à l’oreille de mon oncle qui,fort perplexe ne savait quel parti prendre.

– Dis donc, Foma, si… tu… Je te présente mon neveu qui étudiaitla minéralogie…

– Colonel, je vous prie de ne pas m’interrompre avec votreminéralogie où vous ne vous y connaissez guère plus que d’autres,peut-être. Je ne suis pas un enfant. Il va me répondre qu’au lieude travailler pour nourrir sa famille, ce paysan s’enivra et,oubliant sa pelisse au cabaret, se mit à courir par les rues enétat d’ivresse. Tel est le sujet bien connu de ce poème quiglorifie l’ivrognerie. Ne vous inquiétez pas ; il sait,maintenant, ce qu’il doit répondre. Eh bien réponds ;qu’a-t-il fait, ce paysan ? Je te l’ai soufflé ; je tel’ai fourré dans la bouche. Mais je veux l’entendre de toi :qu’a-t-il fait ? qu’est-ce qui lui a mérité cette gloireimmortelle que chantent les troubadours ? Eh bien ?

L’infortuné Falaléi jetait autour de lui des regards angoissés.Ne sachant que répondre, il ouvrait et fermait alternativement labouche comme un poisson pêché qui agonise sur le sable.

– J’aurais honte de le dire ! dit-il enfin au comble de ladétresse.

– Ah ! il a honte de le dire ! triompha Foma. Voilà ceque je voulais lui faire avouer, colonel ! On a honte de ledire, mais non de le faire ! Telle est la moralité que vousavez semée, qui lève et que vous arrosez, maintenant. Mais assez deparoles ; va-t-en dans la cuisine, Falaléi. Pour le moment, jene te dirai rien par égard pour les personnes qui m’entourent, maistu seras cruellement puni aujourd’hui même. Si on me l’interdit,si, cette fois encore, on te fait passer avant moi, eh bien, turesteras ici pour consoler les maîtres en leur dansant laKamarinskaïa ; quant à moi, je quitterai cette maisonsur-le-champ. J’ai dit. Va-t-en !

– Il me semble que vous êtes un peu sévère, remarqua trèsmollement Obnoskine.

– En effet ! c’est très juste ! s’exclama mon oncle.Mais il arrêta et se tut. Foma le couvait d’un regard sombre.

– Je m’étonne, Paul Sémionovitch, de l’attitude des écrivainscontemporains, de ces poètes, de ces savants, de ces penseurs,déclara-t-il. Comment ne se préoccupent-ils pas des chansons quechante en dansant le peuple russe ? Qu’ont fait jusqu’àprésent tous ces Pouchkine, tous ces Lermontov, tous cesBorozdine ? Je reste songeur. Le peuple danse la Kamarinskaïa,cette apothéose de l’ivrognerie, et eux, pendant ce temps-là, ilschantent les myosotis ! C’est une question sociale !Qu’ils me montrent un paysan, s’il leur plaît, mais un paysansublime, un villageois, dirai-je, et non un paysan. Qu’ils me lemontrent dans toute sa simplicité, ce sage villageois, fût-il mêmechaussé de laptis (Sandales en écorce de bouleau) – faisons cetteconcession ! – mais qu’ils me le montrent plein de ces vertusenviables même pour quelque Alexandre de Macédoine russe et tropcélèbre, je le dis franchement. Je connais la Russie et la Russieme connaît ; aussi n’hésité-je pas à en parler. Qu’on me lemontre chargé de famille, ce paysan aux cheveux blancs, affamé etsuffoquant dans son izba, mais content, soumis et n’enviant pasl’or des riches. Que, dans sa compassion, le riche lui apporte sonor et que l’on voie la vertu du paysan s’associer à celle de sonmaître, le grand seigneur ! Ces deux hommes, tant séparés surl’échelle sociale, se rapprocheront enfin dans la vertu : c’est làune grande idée ! Mais, au contraire, que voyons-nous ?D’un côté les myosotis et, de l’autre, le paysan tout débraillé etbondissant du cabaret dans la rue ! Voyons, qu’y a-t-il là depoétique, d’admirable ? Où, l’esprit ? où, lagrâce ? où, la moralité ?

– Je te dois cent roubles pour ces paroles, Foma Fomitch !fit Éjévikine affectant le ravissement. Puis il ajouta tout bas : –Pour ce dont je dispose !… Mais il faut flatter,flatter !…

– Ah ! vous avez admirablement exprimé cela ! ditObnoskine.

– En effet, très juste ! s’écria mon oncle qui avait écoutéavec la plus profonde attention, en me regardant d’un air detriomphe.

Et, se frottant les mains, il ajouta :

– Comme c’est traité ! Il vous a une de ces conversationsvariées !… – Son cœur débordait, il s’écria : – Foma Fomitch,voici mon neveu ; je te le présente. Il a fait aussi de lalittérature.

Mais, comme devant, Foma ne prit pas garde à la présentation demon oncle.

– Au nom de Dieu, ne me présentez plus ! Je vous le demandetrès sérieusement ! lui murmurai-je d’un ton décidé.

– Ivan Ivanovitch, reprit Foma en s’adressant à Mizintchikov etle regardant fixement, vous avez entendu ? Quelle est votreopinion ?

– Mon opinion ? C’est à moi que vous parlez ? fitMizintchikov en homme qu’on vient de réveiller.

– Oui, c’est à vous. Je vous le demande parce que je n’attached’importance qu’à l’opinion des gens vraiment instruits et non àcelle de ces problématiques esprits dont toute l’intelligenceconsiste à se faire présenter à toute minute comme savants et quel’on fait parfois venir pour jouer les polichinelles.

C’était une pierre dans mon jardin. Il ne faisait pas doute queFoma n’avait abordé cette dissertation littéraire que dans l’uniquebut de m’éblouir, de me réduire à rien, d’écraser le savantpétersbourgeois, l’esprit fort. J’en fus convaincu.

– Puisque vous tenez à connaître mon opinion, fit Mizintchikov,sachez donc que je suis de votre avis.

– Comme toujours ! Cela en devient même écœurant !remarqua Foma. Il se tourna de nouveau vers Obnoskine et continua :– Paul Sémionovitch, je vous dirai franchement que, si j’estimel’immortel Karamzine, ce n’est pas pour sa Marfa de Possade ni poursa Vieille et Nouvelle Russie, mais parce qu’il a écrit FrolSiline, cette magnifique épopée ! C’est une œuvre purementpopulaire qui perdurera à travers les siècles. C’est une épopéesublime !

– Très juste ! très juste ! Une grande époque !Frol Siline est un homme de bien ! Je me rappelle avoir luqu’ayant payé pour l’affranchissement de deux jeunes filles, ilcontempla le ciel et pleura. C’est un trait sublime ! approuvamon oncle tout joyeux.

Mon pauvre oncle ! Il ne manquait jamais l’occasion des’immiscer dans une conversation savante ! Foma souritméchamment, mais il ne dit rien.

– D’ailleurs, on écrit aussi fort bien de nos jours, dit AnfissaPétrovna, se mêlant prudemment à la conversation. Ainsi, tenez :Les Mystères de Bruxelles.

– Je ne suis pas de votre avis, répondit Foma, comme à regret.Il n’y a pas longtemps que j’ai encore lu un de ces poèmes…Quoi ! C’est toujours les myosotis ! Si vous voulez lesavoir, celui que je préfère parmi les nouveaux écrivains, c’estencore le « Pérépistchik » il écrit d’une plume légère !

– Pérépistchik ! s’écria Anfissa Pétrovna, celui qui écritdes lettres dans le journal ? Ah ! c’est ravissant !Quel jeu de plume !

– Précisément ! Il joue, pour ainsi dire, avec sa plumequ’il a d’une légèreté surprenante.

– Bon ! mais c’est un pédant, remarqua Obnoskine avecnonchalance.

– Pédant, oui, je n’en disconviens pas ; mais c’est unaimable, un gracieux pédant ! Certes, aucune de ses idées nesaurait supporter une sévère critique, mais on est entraîné parcette plume facile ! Un bavard, je vous l’accorde, mais unaimable, un gracieux bavard ! Avez-vous remarqué qu’en un deses articles il dit avoir des propriétés ?

– Des propriétés ? s’enquit mon oncle. Ah ! ah !dans quel gouvernement ?

Foma s’arrêta, regarda un instant mon oncle et continua du mêmeton :

– Eh bien, je vous le demande, que m’importe, à moi, lecteur,qu’il ait des propriétés ? S’il en a, grand bien luifasse ! Mais que c’est charmant ! gentimentprésenté ! C’est étincelant d’esprit, d’un esprit qui jailliten bouillonnant ; c’est une source d’esprit intarissable. Oui,voilà comme il faut écrire, et il me semble que j’aurai écrit ainsisi j’eusse consenti à écrire dans les journaux…

– Et même mieux, peut-être, ajouta respectueusementÉjévikine.

– Tu aurais, dans le style, quelque chose de mélodieux !fit mon oncle.

Mais Foma Fomitch n’y tint plus.

– Colonel, dit-il, pourrais-je vous prier, avec la plus grandepolitesse, naturellement, de ne pas nous interrompre et de nouslaisser poursuivre notre conversation en paix ? Vous ne pouvezrien y comprendre à cette conversation ; vous ne sauriez yexprimer d’avis ; cela vous est fermé ! Ne venez donc pastroubler notre intéressant entretien littéraire. Buvez votrethé ; mêlez-vous de gérer votre propriété, mais laissez lalittérature ! elle n’y perdra rien, je vousl’assure !

C’était le dernier mot de l’insolence. Je ne savais quepenser.

– Mais, Foma, tu le disais toi-même, que tu aurais quelque chosede mélodieux ! dit mon oncle plein d’angoisse et deconfusion.

– Oui, mais je le disais en connaissance de cause ; je ledisais à propos. Mais vous !

– Parfaitement, nous le disions spirituellement, en connaissancede cause, soutint Éjévikine en tournant autour de Foma Fomitch.Ceux qui manquent d’esprit n’ont qu’à nous en emprunter, nous enavons assez pour deux ministères, et il en resterait pour letroisième ! Voilà comment nous sommes !

– Bon ! je viens encore de dire une bêtise ? conclutmon oncle avec un sourire bonhomme.

– Au moins, vous l’avouez !

– Bon ! bon ! Foma, je ne me fâche pas. Je sais que,si tu me fais des observations, c’est en ami, en frère. Je te l’aipermis moi-même ; je t’en ai même prié. C’est pour monbien ! Je te remercie et j’en profiterai.

J’étais à bout de patience. Tout ce que j’avais entendu raconterjusqu’alors sur Foma m’avait semblé exagéré. Mais, après cetteexpérience personnelle, ma stupéfaction ne connaissait plus debornes. Je n’en croyais pas mes oreilles ; je ne pouvaisadmettre la possibilité de ce despotisme et de cette insolenced’une part, non plus que de cet esclavage et de cette débonnairetéde l’autre. Cette fois, d’ailleurs, mon oncle lui-même en étaitému ; cela se voyait bien. Je brûlais du désir d’attaquerFoma, de me mesurer avec lui, d’être grossier, au besoin, sanssouci des conséquences. Cette pensée m’excitait énormément. Dansmon ardeur à guetter une occasion j’avais complètement abîmé lesbords de mon chapeau. Mais l’occasion ne se présentait pas ;Foma était positivement décidé à ne pas me voir.

– Tu as raison, Foma, continua mon oncle en s’efforçantvisiblement de se reprendre et de détruire l’impression désagréableproduite par l’algarade. Tu as raison, Foma et je te remercie. Ilfaut connaître un sujet avant que d’en discuter ; je leconfesse. Ce n’est pas la première fois que je me trouve dans unesemblable situation. Imagine-toi, Serge, qu’il m’advint un jourd’être examinateur… Vous riez ? Je vous jure que je fis passerdes examens. On m’avait invité dans un établissement scolaire pourassister aux épreuves, et l’on m’avait placé à côté desexaminateurs tant pour me faire honneur que parce qu’il y avait uneplace vacante. Je t’avoue que je n’étais pas fier, ne connaissantaucune science et m’attendant constamment à être appelé au tableau.Mais, peu à peu, je m’aguerris et je me mis à faire des questionsaux élèves qui répondaient fort bien en général ; à l’und’eux, je demandai ce que c’était que Noé… On déjeuna aprèsl’examen et l’on but du champagne. C’était un établissement tout àfait bien…

Foma Fomitch et Obnoskine pouffaient de rire.

– Moi aussi, j’en riais ensuite ! s’écria mon oncle enriant et tout heureux de voir la gaieté revenue. Tiens, Foma, jeveux vous amuser tout en vous racontant comment je fus attrapé unefois… Imagine-toi, Serge, que nous étions en garnison àKrasnogorsk…

– Colonel, permettez-moi de vous demander si votre histoire seralongue, interrompit Foma.

– Oh ! Foma, c’est une histoire très amusante. Il y a dequoi mourir de rire. Écoute seulement, et tu vas voir ça !

– J’écoute toujours vos histoires avec plaisir, pour peuqu’elles répondent au programme que vous venez de tracer, ditObnoskine en bâillant.

– Nous n’avons plus qu’à écouter, décida Foma.

– Je te jure que ce sera très amusant, Foma. Je vais vousraconter comment, une fois, je commis une gaffe. Écoute, toi aussi,Serge ; c’est fort instructif. Nous étions donc à Krasnogorsk,reprit mon oncle, tout heureux et radieux, racontant précipitammentet par phrases hachées, comme il lui arrivait toujours lorsqu’ildiscourait pour la galerie. À peine arrivé dans cette ville, jevais le soir au théâtre. Il y avait alors une actrice remarquable,nommée Kouropatkina, laquelle s’enfuit avec l’officier Zverkovavant la fin de la pièce, si bien qu’on dut baisser le rideau.Quelle canaille, ce Zverkov ! ne demandant qu’à boire, à joueraux cartes, non qu’il fut un ivrogne, mais pour passer un momentavec les camarades. Seulement, quand une fois il s’était mis àboire, il oubliait tout : il ne savait plus où il vivait, ni dansquel pays il se trouvait, ni comment il s’appelait ; iloubliait tout ! Mais c’était un charmant garçon… Me voilà doncen train de regarder le spectacle. À l’entr’acte, je rencontre monancien camarade Kornsoukhov… un garçon unique, ayant fait campagne,décoré ; j’ai appris qu’il a embrassé depuis la carrièrecivile et qu’il est déjà conseiller d’État. Enchantés de nousretrouver, nous causions. Dans la loge voisine, trois dames étaientassises, celle de gauche était laide à faire peur… J’ai su depuisque c’était une excellente femme, une mère de famille et qu’elleavait rendu son mari très heureux… Moi, comme un imbécile, je dis àKornsoukhov : « Dis donc, mon cher, connais-tu cetépouvantail ? – Qui ? – Mais cette dame. – C’est macousine ! » Diable ! vous jugez de ma situation !Pour réparer ma gaffe, je reprends : « Mais non, pas celle-ci,celle-là ; regarde. –C’est ma sœur ! » Sapristi ! Etsa sœur était jolie comme un cœur, gentille comme tout et très bienhabillée, des broches, des bracelets, des gants ; en un mot,un vrai chérubin. Elle épousa plus tard un excellent homme du nomde Pitkine avec qui elle s’était enfuie et mariée sans leconsentement de ses parents. Aujourd’hui, tout va bien ; ilssont riches et les parents n’en finissent pas de se réjouir… Alorsvoilà : ne sachant plus où me mettre, je lui dis encore : « Non,pas celle-là ; celle qui est au milieu ! Ah ! aumilieu ? C’est ma femme ! »… Entre nous, elle étaitmignonne à croquer !… On l’aurait toute mangée avec plaisir… «Eh bien, lui dis-je, si tu n’as jamais vu d’imbécile, contemples-enun devant toi. Tu peux me couper la tête sans remords ! » Çale fit rire. Il me présenta à ces dames après le spectacle et ilavait dû raconter l’histoire, le polisson, car elles riaientbeaucoup. Jamais je n’ai passé une aussi bonne soirée. Voilà, Foma,ce qu’il peut nous arriver ! Ha ! ha ! ha !

Mais mon pauvre oncle riait en vain ; en vain promenait-ilautour de lui son regard bon et gai. Son amusante histoire futaccueillie par un silence de mort. Foma Fomitch se taisaittristement et les autres l’imitaient. Seul, Obnoskine souriait enprévision de la mercuriale qui attendait mon oncle. Yégor Ilitchrougit et se troubla. C’était tout ce qu’attendait Foma.

– Avez-vous fini ? demanda-t-il enfin au conteur sur un tonfort austère.

– J’ai fini, Foma.

– Et vous êtes content ?

– Comment, content ? Que veux-tu dire ? fit mon oncleavec anxiété.

– Vous sentez-vous soulagé, à présent ? Êtes-vous satisfaitd’avoir interrompu l’entretien intéressant et littéraire de vosamis pour contenter votre mesquin amour-propre ?

– Mais voyons, Foma, je voulais vous amuser, et toi…

– Nous amuser ! s’écria Foma en s’enflammant soudain, nousamuser ! Mais tout ce que vous savez faire, c’est del’ennui ! Et savez-vous que votre anecdote est presqueimmorale ? Je ne parle pas de l’inconvenance, cela va de soi.Vous venez d’avouer, avec la plus rare grossièreté de sentiments,que vous vous étiez moqué d’une noble femme uniquement parcequ’elle n’avait pas eu l’heur de vous plaire. Vous croyiez nousfaire rire avec vous, nous faire approuver votre conduitemalséante, parce que vous êtes le maître de la maison ? Ilvous plaît, colonel, de vous entourer de flatteurs, de compères etde pique-assiettes ; il vous est loisible de les faire venirde fort loin pour augmenter votre cour au grand détriment de lafranchise et de la noblesse de l’âme ; mais Foma FomitchOpiskine ne sera jamais votre courtisan ni votre parasite. Cela, jevous le garantis !…

– Hé ! Foma, tu ne m’as pas compris !

– Non, colonel, je vous ai pénétré depuis longtemps. Vous êtestransparent pour moi. En proie au plus fol amour-propre, vousprétendez à l’esprit, oubliant que l’esprit s’éclipse derrière lesprétentions. Vous…

– Mais finis donc, Foma, n’as-tu pas honte de parler ainsidevant tout le monde ?

– La vue de tout cela me chagrine, colonel ; mais, levoyant, je ne saurais me taire. Je suis pauvre et votre mère medonne l’hospitalité. On croirait que c’est pour vous flatter que jeme tais, et je ne veux pas qu’un blanc-bec soit en droit de meconsidérer comme votre pique-assiette ! Peut-être tout àl’heure, quand je suis entré dans cette salle, ai-je un peu forcéma franchise, peut-être ai-je usé de grossièreté, mais c’est parceque vous me mettez dans une situation pénible. Vous êtes avec moid’une telle arrogance qu’on me prendrait pour votre esclave. Vousprenez plaisir à m’humilier devant des étrangers, alors que je suisvotre égal, entendez-vous, votre égal, et sous tous lesrapports ! Il est fort possible que ce soit moi qui vous rendeservice en vivant chez vous, au lieu que vous soyez monbienfaiteur. On m’humilie ; je suis bien obligé de faire monpropre éloge. Il m’est impossible de me taire ; je dois parleret protester sans retard et dénoncer votre jalousie phénoménale.Vous voyez que, dans une conversation amicale, j’ai pu montrer mesconnaissances, mon goût, l’extrême étendue de mes lectures ;ça vous gêne ; vous ne pouvez le supporter. Et vous voulezaussi faire étalage de vos connaissances et de votre goût. Votregoût ! permettez-moi de vous demander le goût que vousavez ? Vous vous entendez à la beauté comme un bœuf à laviande ; excusez-moi si c’est un peu brutal, mais ça a aumoins le mérite d’être juste et franc. Ce ne sont pas voscourtisans qui vous parleront ainsi, colonel !

– Ah ! Foma !

– Ah ! Foma ! Oui, je sais bien ; la véritésemble parfois dure. Mais nous en reparlerons plus tard. Enattendant, laissez-moi aussi égayer un peu la société… PaulSémionovitch, avez-vous jamais vu un pareil monstre sous une formehumaine ? Voici déjà longtemps que je l’observe. Regardez-lebien ; il meurt d’envie de m’avaler tout cru !

Il s’agissait de Gavrilo, le vieux serviteur, qui, debout prèsde la porte, assistait avec tristesse au traitement infligé à sonmaître.

– Paul Sémionovitch, je veux vous offrir la comédie. Eh !toi, corbeau, approche un peu ! Daignez donc vous approcher,Gavrilo Ignatich ! Voyez, Paul Sémionovitch, c’est Gavrilocondamné à apprendre le français en punition de sa grossièreté. Jesuis comme Orphée, moi ; j’adoucis les mœurs de ce pays, nonpar la musique, mais par l’enseignement de la langue française.Voyons ce français, Monsieur.

– Sais-tu ta leçon ?

– Je l’ai apprise, répondit Gavrilo en baissant la tête.

– Et parlez-vous français ?

– Voui, moussié, jé parle in pé…

Était-ce l’air morne de Gavrilo ou le désir d’exciter l’hilaritéque tout le monde devinait chez Foma, mais, à peine le vieillardeut-il ouvert la bouche que tout le monde éclata. La généraleelle-même condescendit à rire. Anfissa Pétrovna se renversa sur ledossier du canapé, poussant des cris de paon et se couvrant levisage de son éventail. Mais ce qui parut le plus amusant, c’estque Gavrilo, voyant la tournure que prenait l’examen, ne put seretenir de cracher en marmottant d’un ton de reproche :

– Dire qu’il me faut supporter une pareille honte à monâge !

Foma Fomitch s’émut.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? Voilà que tu faisl’insolent ?

– Non, Foma Fomitch, répondit Gavrilo avec dignité, je ne faispas l’insolent ; un paysan comme moi n’a pas le droit d’êtreinsolent envers un seigneur de naissance comme toi. Mais tout hommeest créé à l’image de Dieu. J’ai soixante-deux ans passés. Mon pèrese souvient de Pougatchov, et mon grand’père fut pendu au mêmetremble que son maître, Matvéï Nikitich, – Dieu ait leursâmes ! – par ce même Pougatchov, circonstance à laquelle monpère dut d’être distingué par le défunt maître Afanassi Matvéitchqui en fit d’abord son valet de chambre, puis son maître d’hôtel.Quant à moi, Foma Fomitch, tout domestique que je sois, je n’aijamais subi une honte pareille !

En prononçant les derniers mots, Gavrilo écarta les mains etbaissa la tête. Mon oncle l’observait avec inquiétude.

– Voyons, voyons, Gavrilo, exclama-t-il, allons,tais-toi !

– Ça ne fait rien, dit Foma en pâlissant légèrement et ens’efforçant de sourire. Laissez-le dire. Voilà le fruit de votreenseignement…

– Je dirai tout ! continua Gavrilo avec une animationextraordinaire ; je ne garderai rien ! On peut me lierles mains, on ne m’attachera pas la langue. Même pour moi, vilesclave devant toi, un pareil traitement est une offense. Je doiste servir et te respecter parce que je suis né dans l’état deservitude ; je dois remplir tous mes devoirs en tremblant decrainte. Quand tu écris un livre, mon devoir est de ne laisserpersonne entrer chez toi ; c’est en cela que consiste monservice. Faut-il faire quelque chose pour toi ? c’est avec leplus grand plaisir. Mais, sur mes vieux jours, vais-je me mettre àaboyer un langage étranger et à faire le pantin devant lemonde ? Je ne peux plus paraître parmi les domestiques : «Français, tu es Français ! » me crient-ils. Non, monsieur FomaFomitch, je ne suis pas seul de mon avis, moi, pauvre sot ;tous les bonnes gens commencent à dire d’une seule voix, que vousêtes devenu tout à fait méchant et que notre maître n’est devantvous qu’un petit garçon et que, quoique vous soyez le fils d’ungénéral, quoique vous eussiez pu l’être vous même, vous n’en êtespas moins un méchant homme, méchant comme une furie !

Gavrilo avait fini. J’exultais. Tout pâle de rage Foma Fomitchne pouvait revenir de la surprise où l’avait plongé le regimbementinattendu du vieux Gavrilo ; il semblait se consulter sur leparti à prendre. Enfin, l’explosion se produisit :

– Comment ? Il ose m’insulter, moi ! moi ! Maisc’est de la rébellion ! hurla-t-il en bondissant de sachaise.

La générale bondit après lui en claquant des mains. Ce fut unincroyable remue-ménage. Mon oncle se précipita vers le coupablepour l’entraîner hors de la salle.

– Aux fers ! qu’on le mette aux fers ! criait lagénérale. Yégorouchka, expédie-le tout droit à la ville et qu’ilsoit soldat, ou tu n’auras pas ma bénédiction. Charge-le de fers etengage-le !

– C’est-à-dire ? criait Foma. Un esclave ! UnChaldéen ! Un Hamlet ! Il ose m’insulter ! Lui, lasemelle de mes chaussures, il ose me traiter de furie !

Je m’avançai avec décision en regardant Foma Fomitch dans leblanc des yeux et, tout tremblant d’émotion, je lui dis :

– J’avoue que je partage entièrement l’avis deGavrilo !

Il fut tellement saisi par ma sortie qu’au premier abord ilsemblait n’en pas croire ses oreilles.

– Qu’est-ce encore ? vociféra-t-il avec rage, tombant enarrêt devant moi et me dévorant de ses petits yeux injectés desang. Qui est-tu donc, toi ?

– Foma Fomitch… bredouilla mon oncle éperdu, c’est Sérioja, monneveu…

– Le savant ! hurla Foma, c’est lui le savant ?Liberté ! égalité ! fraternité ! Journal desdébats ! À d’autres, mon cher ; ce n’est pas iciPétersbourg ; tu ne me la feras pas ! Je me moque de tesDébats. Ce sont des Débats pour toi, mais pour nous, ce n’estrien ! Mais j’en ai oublié sept fois autant que tu ensais ! Voilà le savant que tu es.

Je crois bien que, si on ne l’eût retenu, il se fût jeté surmoi.

– Mais il est ivre ! fis-je en jetant autour de moi unregard étonné.

– Qui ? Moi ? cria Foma d’une voix altérée.

– Oui, vous !

– Ivre ?

– Ivre !

Foma ne put le supporter. Il poussa un cri strident, comme si onl’eût égorgé et bondit hors de la pièce. La générale allait tomberen syncope quand elle prit le parti de courir après lui. Tout lemonde la suivit, y compris mon oncle. Quand je repris mes esprits,il ne restait dans la pièce qu’Éjévikine qui souriait en sefrottant les mains.

– Vous m’avez promis de me raconter une histoire de Jésuite, medit-il d’une voix doucereuse.

– Que dites-vous ? demandai-je, ne comprenant plus de quoiil pouvait s’agir.

– Vous m’avez promis de me raconter une anecdote au sujet d’unJésuite…

Je courus vers la terrasse d’où je gagnai le jardin. La tête metournait.

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