CHARMIDE de Platon

— Tu pourrais peut-être avoir raison. Toutefois
je suis étonné que tu croies que des gens sages puissent
ne pas savoir qu’ils sont sages.
— Mais je ne crois pas cela, s’est-il écrié.
— N’as-tu pas dit tout-à-l’heure, que rien n’empêchait
un ouvrier d’être sage, même en faisant ce qui est
propre à d’autres?
— Oui, mais à quoi tend cette question?
— À rien. Dis-moi encore, penses-tu que le médecin, en
guérissant quelqu’un, fasse une chose utile pour lui-
même et pour le malade?
— Je le pense.
— Et en faisant cela, il agit convenablement?
— Oui.
— Celui qui agit convenablement n’est-il pas sage?
— Sans doute il est sage.
— Mais tout médecin doit-il nécessairement savoir
quand il applique ses remèdes avec fruit, et l’artiste
quand il peut ou non tirer du profit de l’ouvrage qu’il
entreprend?
— Peut-être que non.
— Ainsi, tout en agissant d’une manière utile ou
nuisible, le médecin ne sait pas toujours lui-
même ce qu’il fait; et cependant, selon toi, s’il agit
utilement il agit avec sagesse. N’est-ce pas ce que tu
disais?
— Oui.

— Donc, à ce qu’il paraît, il agirait, en certains cas,
avec sagesse, car il agit utilement, et par là il serait
sage, sans toutefois savoir de lui-même qu’il est sage.
— Mais pourtant, Socrate, reprit-il, cela ne se peut
absolument pas; si donc tu penses que ce que je disais
tout-à-l’heure conduise nécessairement à cette
conclusion, j’aime encore mieux me rétracter en
partie, et, sans rougir, avouer que je me suis mal
exprimé, plutôt que de convenir jamais qu’un homme
puisse être sage s’il ne se connaît pas lui-même. J’aurais
même presque envie de dire, que se connaître soi-
même, c’est là être sage, et je suis de l’avis de
l’inscription du temple de Delphes. Elle est là, ce me
semble, comme une allocution du dieu à ceux qui
entrent, au lieu du salut ordinaire: Sois heureux! comme
si cette manière de saluer n’était pas fort bonne,
et qu’il valût bien mieux s’exhorter à être sages. C’est
aussi de la sorte que le Dieu accueille ceux qui entrent
dans son temple, bien autrement que les hommes ne
s’accueillent entre eux, adressant à quiconque la visite,
telle fut du moins, je crois, l’idée de l’auteur de
l’inscription, ce simple salut: «Soyez sages», leur dit-il. À
la vérité il s’exprime en termes un peu énigmatiques, en
sa qualité de devin. Nous pensons donc, l’inscription et
moi, que connais-toi toi-même, et sois sage, c’est
la même chose. Mais il serait facile de s’y tromper, et
c’est ce qu’ont fait, à mon avis, ceux qui ont gravé sur le
temple ces autres inscriptions: Rien de trop; ou, Donne-
toi pour caution et tu n’es pas loin de ta ruine. Ils ont
cru que connais-toi toi-même était un conseil et non pas
un salut du dieu à tous venants, et voulant à leur tour

donner des conseils non moins salutaires, ils ont tracé
ces préceptes sur les murs du temple. Maintenant,
Socrate, voici où j’en veux venir. Je t’accorde tout
jusqu’ici. Peut-être avais-tu raison en bien des choses,
peut-être moi aussi; enfin il est certain que nous n’avons
rien dit de bien net jusqu’à présent. Mais pour cette fois,
je consens à te tenir tête, si tu ne veux pas admettre
qu’être sage, c’est se connaître soi-même.
— À cela, je lui répondis: Critias, tu agis avec moi,
comme si je prétendais savoir ce que je cherche à
apprendre, et comme s’il ne tenait qu’à moi de pouvoir
être de ton avis. Mais il n’en est pas ainsi, et il faut que
je cherche avec toi la solution du problème; car je ne la
sais pas encore. Quand j’y aurai bien pensé, je te
dirai si j’admets ou non ce que tu avances, mais attends
que je l’aie examiné.
— Commence donc cet examen, dit-il.
— C’est ce que je vais faire. Si la sagesse consiste à
connaître quelque chose, nul doute qu’elle ne soit une
science. Qu’en dis-tu?
— C’en est une, Socrate, la science de soi-même.
— Et la médecine, n’est-ce pas la science de guérir?
— D’accord.
— Si tu me demandais: La médecine qui est la science
de guérir, à quoi sert-elle? quel fruit en tirons-nous?
je te répondrais: Un fruit assez précieux, la
santé; et tu m’avoueras que ce n’est pas un médiocre
avantage.
— Je l’avoue.
— Si tu me demandais ensuite à quoi nous sert
l’architecture, la science de bâtir, je répondrais qu’elle

nous procure des maisons; et ainsi de tous les arts. Tu
dois en pouvoir faire autant de la sagesse, qui est, dis-
tu, la science de soi-même, si on venait te demander:
Critias, la sagesse, qui est la science de soi-
même, quel fruit précieux et digne en effet de son nom
pouvons-nous en attendre? Réponds un peu, je te prie.
— Mais, Socrate, ton raisonnement n’est pas juste, car
cette science est par sa nature bien différente des
autres, qui elles-mêmes ne se ressemblent pas les unes
aux autres, et tu pars de ce principe que toutes sont
semblables. Dis-moi, où trouver des produits de
l’arithmétique et de la géométrie, comme nous voyons
dans une maison le produit de l’architecture, et dans un
manteau celui de l’art du tisserand, et ainsi dans une
foule d’ouvrages que nous devons à beaucoup d’arts?
Peux-tu également montrer des produits de ces
sciences? Non, sans doute.
— Tu as raison, lui dis-je; mais du moins, je te puis
montrer de quoi chacune d’elles est la science, et qui est
toujours autre chose que la science elle-même. Ainsi
l’arithmétique est la science des nombres pairs et
impairs, de leurs rapports et de leurs combinaisons,
n’est-ce pas?
— Il est vrai.
— Mais le pair et l’impair est assurément autre chose
que l’arithmétique elle-même?
— Se peut-il autrement?
— La statique est la science de la pesanteur,
mais la pesanteur n’est pas la même chose que la
statique. Tu me l’accordes?
— Très volontiers.

— Dis-moi donc de quoi la sagesse est la science, qui
soit autre chose que la sagesse elle-même?
— Voilà le mal, Socrate: de question en question, tu
arrives à voir comment la sagesse se distingue des
autres sciences, et cependant tu cherches à lui trouver
une ressemblance avec elles! Loin de là, toutes
les autres sciences sont des sciences de quelque chose
autre qu’elles-mêmes; la sagesse seule est la science et
d’elle-même et des autres sciences. Il s’en faut bien que
cette distinction te soit échappée; mais quoique tu l’aies
nié tout-à-l’heure, je crois que tu le fais exprès pour me
contredire, et que tu ne veux pas aborder le fond de la
question.
— Comment? lui dis-je, peux-tu croire que, si en effet
je te contredis, ce soit par un autre motif que celui qui
me ferait m’interroger moi-même sévèrement en
pareil cas, je veux dire, la crainte de croire savoir ce que
pourtant je ne saurais pas! Et je te l’assure, encore, je ne
cherche ici à éclaircir cette question, que pour mon
propre bien et celui peut-être de quelques bons amis.
Car n’est-ce pas un profit commun à tous les hommes,
que la vérité soit connue sur toutes choses?
— J’en suis persuadé, Socrate.
— Eh bien! donc, mon ami, courage; réponds à mes
questions, et dis ce qu’il t’en semble, sans regarder
auquel restera la victoire de Critias ou de
Socrate, et ne t’occupe que de savoir comment nous
mettrons fin à nos recherches.
— Soit, reprit-il, j’y consens; car ce que tu me proposes
me semble raisonnable.
— Dis-moi donc, repris-je, ce que tu entends au juste

par la sagesse?

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