— Quant à l’ouïe, à la vue, au mouvement qui se ferait
mouvoir lui-même, à la chaleur qui s’échaufferait elle-
m êm e, cela pourrait paraître bien difficile à
croire, mais peut-être y en aurait-il qui l’admettraient. Il
n’appartient, mon ami, qu’à un homme de génie de
décider en général si rien ne peut avoir la propriété de
ne se rapporter qu’à soi-même, ou si cette propriété doit
être attribuée à certaines choses et non pas à d’autres, si
enfin, dans ce dernier cas, on peut compter au nombre
de celles qui ne se rapportent qu’à elles-mêmes, la
science dans laquelle consiste selon nous la sagesse.
Quant à moi, je ne me crois pas capable de trancher
cette question, et par cette raison je ne saurais affirmer
avec certitude s’il est possible qu’il y ait une
science de la science; et en supposant qu’elle existe, je
ne puis encore convenir que ce soit là la sagesse, à
moins d’avoir examiné d’abord si, étant telle, elle nous
serait utile ou non; car je soupçonne que la sagesse doit
être quelque chose de bon et d’utile. Mais toi, fils de
Calleschros, si comme tu l’affirmais, la sagesse est la
science de la science ainsi que de l’ignorance, prouve-
moi d’abord que cela soit possible, et ensuite que
ce soit utile: peut-être ne m’en faudra-t-il pas davantage
pour me convaincre que tu as bien défini la sagesse.
Alors Critias, qui me vit embarrassé, me parut comme
ces gens qui, en voyant bâiller d’autres devant eux, ne
peuvent s’empêcher d’en faire autant; mon incertitude
semblait l’avoir gagné. Accoutumé à ne recevoir que des
éloges, il était tout honteux devant les assistants, et
n’avait guère envie d’avouer qu’il était incapable de
donner les preuves qu’on lui demandait; il ne
disait rien de positif et ne songeait qu’à celer son
embarras. Cependant pour ne pas en rester là, je lui dis:
— Eh bien! Critias, si tu le veux, nous allons supposer
pour l’instant qu’il peut y avoir une science de la science,
sauf à chercher une autre fois si réellement il en est
ainsi. Viens donc, et dis-moi, s’il se peut, comment il
devient par là plus facile de savoir ce qu’on sait et ce
qu’on ne sait pas? Car n’avons-nous pas dit que c’est là
se connaître soi-même et être sage? n’est-il pas vrai?
— Sans doute, et c’est une conséquence naturelle; car
celui qui possède la science qui se sait elle-
même, doit être comme ce qu’il possède. Il sera vif s’il a
la vivacité, beau s’il a la beauté, savant s’il a la science.
Et s’il a la science qui se sait elle-même, il devra aussi se
connaître lui-même.
— Je ne doute pas que celui qui possède ce qui se
connaît soi-même, ne se connaisse lui-même aussi; mais
je demande si celui-là doit nécessairement savoir ce qu’il
sait et ce qu’il ne sait pas.
— Oui, Socrate, parce que c’est la même chose.
— Peut-être, repris-je; mais vois, j’ai bien l’air d’être
toujours comme j’étais. Car déjà je ne comprends pas
comment se connaître soi-même et savoir ce qu’on sait
et ce qu’on ne sait pas, ce peut être la même chose.
— Que veux-tu dire, demanda-t-il?
— Je veux dire: s’il y a une science de la science, sera-
t-elle en état de discerner autre chose, si ce n’est que de
deux choses, l’une est une science, l’autre n’en est pas
une?
— Non, elle ne saura que cela.
— Maintenant, est-ce une même chose, la science ou
l’ignorance de ce qui est sain, et la science ou
l’ignorance de ce qui est juste?
— Nullement.
— Or, dans le premier cas, c’est la médecine, dans
l’autre, c’est la politique, et il s’agit ici de la science.
— Eh bien!
— Celui qui ne connaît ni ce qui est juste ni ce qui est
sain, mais seulement la science, comme il n’a la science
que de la science, saura bien probablement de lui-même
et des autres qu’il sait qu’il possède une science, n’est-ce
pas?
— Oui.
— Mais ce qu’il sait, comment le saurait-il par le moyen
de cette science? car il sait ce qui est sain par la
médecine, et non pas par la sagesse; l’harmonie, par la
musique et non par la sagesse; ce qu’il faut pour bâtir,
par l’architecture et non par la sagesse; de même enfin
pour tout; n’ai-je pas raison?
— Tout-à-fait.
— Par la sagesse seule, si elle n’est que la science de la
science, comment saura-t-il qu’il sait ce qui est sain, ou
ce qui concerne l’art de bâtir?
— En aucune façon.
— Celui qui ne sait pas cela, saura bien qu’il sait, mais
non pas ce qu’il sait.
— Il paraît.
— Donc la sagesse et être sage ne serait pas de
savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, mais
seulement, à ce qu’il semble, que l’on sait et que l’on ne
sait pas.