CHARMIDE de Platon

— Apparemment.
— Avec cette science on ne sera non plus en état
d’examiner dans un autre s’il sait réellement ou ne sait
pas ce qu’il prétend savoir: tout ce dont on pourra
s’assurer, c’est qu’il possède une science; mais de quoi,
la sagesse ne saurait nous l’apprendre.
— Non, certes.
— On ne pourra donc distinguer celui qui se
donne pour médecin sans l’être, de celui qui l’est en
effet, et de même en toutes choses l’habile de l’ignorant.
Arrêtons-nous à ce point. Le sage, ou tout autre homme,
pour reconnaître le véritable et le faux médecin, ne s’y
prendra-t-il pas de cette manière? Il ne l’interrogera pas
sur la médecine; car le médecin, disions-nous, ne
connaît que ce qui est utile ou nuisible à la santé; ou
avons-nous dit autre chose?
— Non.
— Mais il ne sait rien de la science, car nous l’avons
attribuée uniquement à la sagesse.
— Oui.
— Donc le médecin ne sait rien de la médecine,
puisque la médecine est une science.
— Il paraît bien.
— Le sage, il est vrai, reconnaîtra bien que le médecin
possède une science; mais pour savoir quelle elle est, ne
faudra-t-il pas chercher de quoi elle est la science? Car
chaque science se distingue non-seulement parce qu’elle
est science, mais particulièrement parce qu’elle est telle
science, c’est-à-dire la science de telle chose. Par
exemple, ce qui distingue la médecine des autres
sciences, c’est qu’elle s’occupe spécialement de ce qui

regarde la santé.
— Oui.
— Donc, pour examiner quelqu’un sur la médecine, il
faut l’interroger sur ce qui la concerne; car ce ne
sera pas, j’espère, sur des choses qui lui seraient
étrangères.
— Non, sans doute.
— Pour bien faire, c’est donc sur ce qui a rapport à la
santé qu’il faut examiner le médecin pour connaître son
mérite.
— Il me semble qu’oui.
— Et ce sera en recherchant avec soin si tout ce qu’il
dit ou fait est conforme à la vérité ou à la meilleure
pratique.
— Nécessairement.
— Mais, sans connaître la médecine, quelqu’un
pourrait-il suivre cet examen avec succès?
— Non, certes.
— Ainsi personne autre qu’un médecin n’en
serait capable, à ce qu’il paraît; pas même le sage; car,
outre la sagesse, il faudrait encore qu’il sût la médecine.
— En effet.
— Donc, de toutes manières, avec la sagesse, si elle
n’est que la science de la science et de l’ignorance, on
ne saurait distinguer le médecin qui sait son art de celui
qui ne le sait pas et qui s’imagine le savoir, ni dans
aucun autre art reconnaître le mérite de chacun, excepté
toutefois dans l’art que l’on pratique soi-même; mais
tous les artistes en peuvent faire autant.
— Il est vrai, dit-il.
— Eh bien! Critias, quel fruit recueillerons-nous

de la sagesse ainsi réduite? Si le sage, comme nous le
prétendions d’abord, pouvait savoir ce qu’il sait ou ce
qu’il ne sait pas, je veux dire, s’il savait qu’il connaît telle
chose et ne connaît pas telle autre, et s’il pouvait juger
de même les autres hommes; alors, j’en conviens, il
nous serait infiniment utile d’être sages; car nous
pourrions passer notre vie sans faire de fautes, nous et
tous ceux qui seraient sous notre influence. En effet,
nous nous garderions de rien entreprendre que
nous ne sussions pas bien, et allant chercher ceux qui le
sauraient, nous leur en confierions le soin; et nous ne
laisserions faire à tous ceux dont nous pourrions
disposer, que ce qu’ils sauraient bien faire; c’est-à-dire
les choses dont ils ont la science. Sous le régime de la
sagesse une famille, un état, serait bien administré,
toute chose enfin où présiderait la sagesse. Car là
où les fautes sont évitées, où tout se fait bien, un tel
gouvernement serait le règne de la justice et de la
raison, qui produisent nécessairement le bonheur. N’est-
ce pas là, Critias, ce que nous dirions de la sagesse,
pour montrer quel précieux avantage ce serait de savoir
ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas?
— Oui, sans doute.
— Mais tu vois qu’une pareille science n’existe nulle
part.
— Je le vois.
— Mais peut-être la sagesse, telle que nous
l’avons définie, savoir, la science de la science et de
l’ignorance, a-t-elle cela de bon, que celui qui la possède
apprend plus facilement tout ce qu’il veut apprendre, et
que tout lui paraît plus clair quand, à côté de tout ce

qu’il apprend, il aperçoit la science; et peut-être par là
pourra-t-il mieux juger les autres sur tout ce qu’il a
appris lui-même, tandis que ceux qui veulent le faire
sans la sagesse ne porteront que des jugements faux ou
superficiels? Est-ce là, mon ami, un des avantages
que nous tirerons de la sagesse, ou avons-nous
d’elle une plus haute idée qu’elle ne mérite, et lui
cherchons-nous un prix qu’elle n’a pas?
— Cela peut être, répondit-il.
— Peut-être, repris-je; mais peut-être aussi avons-nous
cherché quelque chose de tout-à-fait inutile. Je dis cela,
parce qu’il me vient sur la sagesse des idées qui seraient
tout-à-fait singulières, si elle était ce que nous pensons.
Voyons, si tu veux. Admettons qu’il soit possible qu’il y
ait une science de la science, supposons encore ce que
nous disions d’abord de la sagesse, qu’elle consiste à
savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, et,
sans combattre ce principe, examinons plutôt avec soin,
si, avec tout cela, elle pourra nous être utile. Car ce que
nous disions tout-à-l’heure, que la sagesse, si elle était
telle que nous la supposions, serait un trésor précieux, et
le meilleur gouvernement pour les familles et les états,
cette assertion, Critias, ne me paraît pas très exacte.
— Comment donc?
— C’est que nous sommes convenus plus haut que ce
serait un grand bien pour les hommes si chacun faisait
ce qu’il sait, et laissait à d’autres, mieux instruits, le soin
de faire ce qu’il ne sait pas.
— Et n’avons-nous pas eu raison?
— Il me semble que non.
— Voilà, en effet, Socrate, de singulières idées.

— Oui, je te jure, je suis moi-même de ton avis, et c’est
à quoi je pensais tout-à-l’heure en disant qu’il me venait
de singulières idées, et je craignais bien que nous
n’eussions pas raisonné juste. Car, en vérité, quand
même la sagesse serait tout ce que nous avons dit, il
n’est pas encore prouvé pour moi qu’elle nous
fasse aucun bien.
— Comment! Explique-toi, que nous sachions ce que tu
penses.
— Je crois bien, repris-je, que je suis en délire; mais
encore faut-il ne pas laisser passer légèrement et sans
examen les idées qui nous viennent à l’esprit, pour peu
que l’on s’intéresse à soi-même.
— À merveille.
— Écoute donc mon songe, et juge s’il est sorti de la
porte d’ivoire ou de la porte de corne . Quel que
soit sur nous l’empire de la sagesse, en la supposant
telle que nous avons dit, qu’en résulte-t-il après
tout? Qu’un homme, qui prétendrait être pilote sans
connaître son art, ne pourrait nous abuser, non plus
qu’un médecin, un général, qui se donneraient pour
savoir ce qu’ils ne savent pas. En cet état de choses,
aurions-nous d’autre avantage à espérer, si ce n’est une
meilleure santé pour le corps, une garantie plus sûre
contre les dangers de la mer et de la guerre, et une
certaine perfection pour nos meubles, nos habillements,
notre chaussure, et toutes choses de ce genre,
parce que nous nous servirions de vrais artistes. Même,
si tu veux, prenons aussi l’art du devin pour la science de
l’avenir, et que la sagesse nous serve de guide pour nous
préserver des charlatans et nous faire découvrir les vrais

devins, ceux qui lisent dans l’avenir. Je conçois bien que
l’espèce humaine, ainsi gouvernée, pourrait vivre
suivant la science; car la sagesse, toujours attentive, ne
souffrirait pas que l’ignorance vînt se mêler à nos
travaux; mais que, pour vivre suivant la science, nous
devions vivre heureux, c’est, mon cher Critias, ce que je
ne vois pas encore.
— Alors, dit-il, je ne sais où tu trouveras mieux ce qui
constitue le bonheur de la vie, si la science ne l’explique
pas.
— Apprends-moi encore seulement une petite chose, de
quelle science veux-tu parler. Est-ce l’art de faire des
sandales?
— Non, par Jupiter!
— Ou de travailler le fer?
— Pas davantage.
— Ou la laine, le bois, et toutes choses pareilles?
— Nullement.
— Alors, ne nous arrêtons pas à ce principe, que celui-
là vit heureux qui vit selon la science. Car ces artistes qui
possèdent une science, tu ne veux pas convenir qu’ils
soient heureux, et tu parais ne reconnaître comme tels,
que ceux qui possèdent certaines sciences. Qui donc est
heureux, celui dont je parlais tout-à-l’heure, qui connaît
l’avenir, le devin? ou serait-ce un autre?
— Celui-là et d’autres encore.
— Lesquels? serait-ce celui qui, avec l’avenir,
connaîtrait le passé et le présent, et à qui rien ne serait
inconnu? Supposons qu’il existe un tel homme; tu ne
diras pas, je pense, que personne vive mieux suivant la
science?

— Non, sans doute.
— Mais il me manque encore une chose, c’est de savoir
laquelle de toutes ces sciences le rend heureux, ou si
toutes y contribuent également?
— Non pas également.
— Laquelle donc, en particulier? et que lui fait-
elle connaître dans le présent, le passé et l’avenir? Est-ce
le jeu d’échecs?
— Ah! le jeu d’échecs.
— Ou l’arithmétique?
— Pas davantage.
— Ou la médecine?
— Plutôt cela.
— Mais enfin, celle qui principalement le rend heureux,
que lui apprend-elle?
— Le bien et le mal, dit-il.
— Ô méchant, repris-je, tu me fais tourner depuis si
longtemps dans un cercle, sans me dire que vivre
heureux, ce n’est pas vivre suivant la science en
général, ni avec toutes les sciences réunies, mais suivant
celle qui connaît le bien et le mal? Au reste, dis-moi,
Critias, si tu sépares cette science des autres, en serons-
nous moins guéris par la médecine, moins bien chaussés
par l’art du faiseur de sandales, moins bien habillés par
le tisserand? La science du pilote nous sera-t-elle moins
utile sur la mer, et celle du général à la guerre?
— Non.
— Mais, mon cher Critias, si cette science nous
manque, toutes les autres sciences ne serviront
point à notre bonheur.
— Il est vrai.

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