CHARMIDE de Platon

— Et cette science, à ce qu’il paraît, n’est pas la
sagesse, mais la science dont l’objet est de nous être
utile: car elle n’est pas la science de la science et de
l’ignorance, mais celle du bien et du mal; de sorte que si
c’est elle qui nous est utile, alors la sagesse doit être
pour nous autre chose qu’utile.
— Comment! dit-il, elle ne serait pas utile! S’il est
reconnu que la sagesse est la science de la science et
qu’elle est à la tête de toutes les autres sciences,
elle doit être au-dessus de la science du bien, et par
conséquent nous être utile.
— Est-ce elle, repris-je, qui nous guérit et non pas la
médecine? Et pour toutes les autres sciences, se charge-
t-elle de leurs affaires, ou chacune n’a-t-elle pas les
siennes? D’ailleurs n’avons-nous pas depuis longtemps
reconnu qu’elle est la science de la science et de
l’ignorance, et rien de plus, n’est-ce pas?
— Il est vrai.
— Elle ne saurait donc nous procurer la santé.
— Non.
— Parce que la santé est l’objet d’une autre
science, tu en conviens?
— D’une autre science.
— Donc, mon ami, elle ne saurait non plus nous
procurer l’utile, puisque nous venons d’en faire l’objet
d’une autre science, n’est-il pas vrai?
— J’en conviens.
— Comment donc la sagesse peut-elle être utile, si elle
ne nous procure aucune utilité?
— En aucune manière, Socrate, à ce qu’il semble.
— Tu vois donc, Critias, combien j’avais raison de

craindre pour moi, et de m’accuser d’avance de ne savoir
rien tirer de bon de nos recherches sur la sagesse. Car
sans doute ce qui paraît à tous le bien le plus précieux
ne nous semblerait pas privé de toute espèce
d’avantage, si j’étais le moins du monde habile à bien
examiner les choses. Mais nous voilà battus de toutes
parts, sans pouvoir trouver quel sens a pu attacher au
mot sagesse celui qui l’a fait, et pourtant à combien de
suppositions ne nous sommes-nous pas livrés sans
pouvoir les prouver! D’abord nous avons supposé qu’il y
a une science de la science, quoique la suite de nos
raisonnements n’ait pu seulement nous en faire admettre
l’existence; ensuite, nous avons supposé gratuitement
qu’elle embrassait les objets des autres sciences,
afin de mettre le sage à même de savoir qu’il sait ce qu’il
sait et ce qu’il ne sait pas. Et nous avons fait nos
concessions assez libéralement, puisque nous n’avons
pas considéré qu’il est impossible de savoir en aucune
façon ce qu’on ne sait absolument pas. Car le principe
que nous accordions supposait la possibilité de cette
connaissance, et, à mon avis, rien n’est plus absurde.
Mais pourtant avec toute notre complaisance et notre
facilité, notre discussion n’a pu nous conduire à
aucun résultat: au contraire, elle semble s’être jouée de
la vérité, et, quoi que nous ayons supposé ou inventé
pour définir la sagesse, elle a toujours fini par nous en
prouver l’inutilité, avec une sorte d’orgueil insultant. Je
n’en suis pas très affligé pour moi, mais à cause de toi,
Charmide; je souffre beaucoup de voir, qu’avec une telle
figure et un esprit si sage, tu ne doives tirer
aucun fruit de cette sagesse, et qu’elle ne puisse te servir

à rien dans le cours de la vie. Mais ce qui m’afflige plus
encore, c’est que je me sois donné tant de peine à
apprendre cette sentence du médecin de la Thrace, pour
finir par connaître une chose d’aussi peu de valeur. Non,
je ne puis croire qu’il en soit ainsi: mieux vaut penser
que je ne sais pas chercher la vérité; que la sagesse est
un grand bien, et que tu es très heureux si tu la
possèdes. Vois donc si tu la possèdes en effet, et si tu
n’as aucun besoin de la sentence; car, si tu la possèdes,
je t’engage plutôt à ne voir en moi qu’un rêveur,
incapable de rien conduire à bien dans la conversation,
et à te croire d’autant plus heureux que tu seras plus
sage.
— Alors Charmide: Par Jupiter! dit-il, je t’assure,
Socrate, que je ne sais si je la possède ou non. Et
comment le saurai-je, si tous les deux vous n’êtes pas
capables de trouver ce qu’elle peut être, comme
tu le prétends de toi? Pour ma part, je ne te crois guère,
et je sens que j’ai pour moi un grand besoin de ton
charme. Aussi ne tiendra-t-il pas à moi que je ne m’y
soumette tous les jours, jusqu’à ce que tu me dises que
c’est assez.
— Très bien, s’écria Critias, fais-le, Charmide; et je
trouverai que tu la possèdes, cette sagesse, si tu
t’abandonnes à Socrate pour subir son charme et si tu ne
le quittes plus un seul instant.
— Oui, dit le jeune homme, je veux le suivre et ne le
point quitter. D’ailleurs ce serait mal à moi de ne
pas t’obéir, à toi mon tuteur, et de ne pas faire ce que tu
m’ordonnes.
— Oui, certes, je te l’ordonne.

— Aussi je le ferai, répondit Charmide, à partir
d’aujourd’hui.
— Eh bien! repris-je, que tramez-vous là entre vous
deux?
— Rien, dit Charmide, car la trame est toute ourdie.
— Quoi! la violence, sans me laisser aucun choix?
— Oui, la violence, et j’y aurai recours puisqu’il m’en
donne l’ordre. Vois, pour toi, quel parti tu veux prendre.
— Mais je n’en ai plus à prendre; car si tu te
mets quelque chose en tête, et menaces encore de
violence, qui serait capable de te résister?
— Alors ne résiste donc pas.
— Je m’en garderai bien.

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