Chronique du règne de Charles IX

Chapitre 21DERNIER EFFORT

 

Le même soir, à l’heure accoutumée, Mergysortit de sa maison, et, bien enveloppé dans un manteau couleur demuraille, le chapeau rabattu sur les yeux, avec la discrétionconvenable, il se dirigea vers la maison de la comtesse. Il avait àpeine fait quelques pas qu’il rencontra le chirurgien AmbroiseParé, qu’il connaissait pour en avoir reçu des soins lorsqu’ilavait été blessé. Paré revenait sans doute de l’hôtel deChâtillon ; et Mergy, s’étant fait connaître, lui demanda desnouvelles de l’Amiral.

– Il va mieux, dit le chirurgien. Laplaie est belle, et le malade sain. Dieu aidant, il guérira.J’espère que la potion que je lui ai prescrite pour ce soir luisera salutaire et qu’il aura une nuit tranquille.

Un homme du peuple, qui passait auprès d’eux,avait entendu qu’ils parlaient de l’Amiral. Quand il se fut assezéloigné pour être insolent sans crainte de s’attirer unecorrection, il s’écria :

– Il ira bientôt danser la sarabande àMontfaucon, votre Amiral du diable !

Et il prit la fuite à toutes jambes.

– Misérable canaille ! dit Mergy. Jesuis fâché que notre grand Amiral soit obligé de demeurer dans uneville où tant de gens lui sont ennemis.

– Heureusement que son hôtel est biengardé, répondit le chirurgien. Quand je l’ai quitté, les escaliersétaient remplis de soldats, et déjà ils allumaient leurs mèches.Ah ! monsieur de Mergy, les gens de cette ville ne nous aimentpas… Mais il se fait tard, et il faut que je rentre au Louvre.

Ils se séparèrent en se souhaitant le bonsoir,et Mergy continua son chemin, livré à des pensées couleur de rosequi lui firent oublier bien vite l’Amiral et la haine descatholiques. Cependant il ne put s’empêcher de remarquer unmouvement extraordinaire dans les rues de Paris, toujours peufréquentées aussitôt après la nuit close. Tantôt il rencontrait descrocheteurs[62] portantsur leurs épaules des fardeaux d’une forme étrange, que dansl’obscurité il était tenté de prendre pour des faisceaux depiques ; tantôt c’était un détachement de soldats marchant ensilence, les armes hautes et les mèches allumées ; ailleurs onouvrait précipitamment des fenêtres, quelques figures s’ymontraient un instant avec des lumières et disparaissaientaussitôt.

– Holà ! cria-t-il à un crocheteur,bonhomme, où portez-vous cette armure si tard ?

– Au Louvre, mon gentilhomme, pour ledivertissement de cette nuit.

– Camarade, dit Mergy à un sergent quicommandait une patrouille, où allez-vous donc ainsi enarmes ?

– Au Louvre, mon gentilhomme, pour ledivertissement de cette nuit.

– Holà ! page, n’êtes-vous point auroi ? Où donc allez-vous avec vos camarades, menant ceschevaux harnachés en guerre ?

– Au Louvre, mon gentilhomme, pour ledivertissement de cette nuit.

– Le divertissement de cette nuit !se disait Mergy. Il paraît que tout le monde, excepté moi, est dansla confidence. Au reste, peu m’importe ; le roi peut s’amusersans moi, et je suis peu curieux de voir son divertissement.

Un peu plus loin il remarqua un homme mal vêtuqui s’arrêtait devant quelques maisons et qui marquait les portesen faisant une croix blanche avec de la craie.

– Bonhomme, êtes-vous donc un fourrierpour marquer ainsi les logements ?

L’inconnu disparut sans répondre.

Au détour d’une rue, comme il entrait danscelle qu’habitait la comtesse, il faillit heurter un hommeenveloppé, comme lui, d’un grand manteau, et qui tournait le mêmecoin de rue, mais en sens contraire. Malgré l’obscurité et le soinque tous deux semblaient mettre à se cacher l’un à l’autre, ils sereconnurent aussitôt.

– Ah ! bonsoir, monsieur de Béville,dit Mergy en lui tendant la main.

Pour lui donner la main droite, Béville fit unmouvement singulier sous son manteau : il passa de la maindroite à la main gauche quelque chose d’assez lourd qu’il portait.Le manteau s’entr’ouvrit un peu.

– Salut au vaillant champion chéri desbelles ! s’écria Béville. Je parierais que mon noble ami s’enva de ce pas en bonne fortune.

– Et vous-même, Monsieur ?… Ilparaît que les maris sont d’humeur fâcheuse de votre côté :car je me trompe fort, ou ce que je vois sur vos épaules, c’est unecotte de mailles, et ce que vous tenez là sous votre manteau, celaressemble furieusement à des pistolets.

– Il faut être prudent, monsieur Bernard,très prudent, dit Béville.

En prononçant ces mots, il arrangeait sonmanteau de manière à cacher soigneusement les armes qu’ilportait.

– Je regrette infiniment de ne pouvoirvous offrir ce soir mes services et mon épée pour garder la rue etfaire sentinelle à la porte de votre maîtresse. Cela m’estimpossible aujourd’hui, mais en toute occasion veuillez disposer demoi.

– Ce soir vous ne pouvez venir avec moi,monsieur de Mergy.

Il accompagna ce peu de mots d’un sourireétrange.

– Allons, bonne chance ! Adieu.

– Je vous souhaite aussi bonnechance !

Il y avait une certaine emphase dans samanière de prononcer cet adieu.

Ils se quittèrent, et Mergy avait déjà faitquelques pas quand il s’entendit rappeler par Béville. Il seretourna et le vit qui revenait à lui.

– Votre frère est-il à Paris ?

– Non ; mais je l’attends tous lesjours. Ah ! dites-moi, êtes-vous du divertissement de cettenuit ?

– Du divertissement ?

– Oui ; on dit partout qu’il y aurace soir un grand divertissement à la cour.

Béville murmura tout bas quelques mots entreses dents.

– Adieu encore une fois, dit Mergy. Jesuis un peu pressé, et… Vous savez ce que je veux dire ?

– Écoutez, écoutez ! encore un mot.Je ne puis vous laisser aller sans vous donner un conseil envéritable ami.

– Quel conseil ?

– N’allez pas chez elle ce soir.Croyez-moi, vous me remercierez demain.

– C’est là votre conseil ? Mais jene vous comprends pas. Qui, elle ?

– Bah ! nous nous entendons. Mais,si vous êtes sage, passez la Seine ce soir même.

– Est-ce une plaisanterie qui tient aubout de tout cela !

– Point. Je n’ai jamais parlé plussérieusement. Passez la Seine, vous dis-je. Si le diable vouspresse trop, allez-vous-en auprès du couvent des Jacobins, dans larue Saint-Jacques. À deux portes des bons pères, vous verrez ungrand crucifix de bois, cloué contre une maison d’assez chétiveapparence. C’est une drôle d’enseigne : n’importe ! Vousfrapperez, et vous trouverez une vieille fort accorte qui vousrecevra bien à ma considération… Allez passer votre fureur del’autre côté de la Seine. La mère Brûlard a des nièces gentilles etpolies… M’entendez-vous ?

– Vous êtes trop bon. Je vous baise lesmains.

– Non ; suivez l’avis que je vousdonne. Foi de gentilhomme ! vous vous en trouverez bien.

– Grand merci, j’en profiterai une autrefois. Aujourd’hui je suis attendu ; et Mergy fit un pas enavant.

– Passez la Seine, mon brave ; c’estmon dernier mot. S’il vous arrive malheur pour n’avoir pas voulum’écouter, je m’en lave les mains.

Il y avait dans le ton de Béville un sérieuxinaccoutumé qui frappa Mergy. Béville avait déjà tourné le dos, cefut Mergy qui le retint cette fois.

– Que diable voulez-vous dire ?expliquez-vous, monsieur de Béville, et ne me parlez plus parénigmes.

– Mon cher, je ne devrais pas peut-êtrevous parler si clairement ; mais passez l’eau avant qu’ilsoit minuit : et adieu.

– Mais…

Béville était déjà loin. Mergy le suivit uninstant ; mais bientôt, honteux de perdre un temps qui pouvaitêtre mieux employé, il revint sur ses pas et s’approcha du jardinoù il devait entrer. Il fut obligé de se promener quelque temps delong en large en attendant que plusieurs passants se fussentéloignés. Il craignait qu’ils ne fussent un peu surpris de le voirentrer à cette heure par une porte de jardin. La nuit était belle,un doux zéphyr avait tempéré la chaleur ; la lune paraissaitet disparaissait au milieu de légers nuages blancs. C’était unenuit faite pour l’amour.

La rue fut déserte pendant un instant :il ouvrit aussitôt la porte du jardin et la referma sans bruit. Soncœur battait avec force, mais il ne pensait qu’aux plaisirs quil’attendaient chez sa Diane ; et les idées sinistres que lesétranges propos de Béville avaient fait naître dans son esprit enétaient maintenant bien éloignées.

Il s’approcha de la maison sur la pointe dupied. Une lampe derrière un rideau rouge brillait à une fenêtreentr’ouverte : c’était le signal convenu. Dans un clin d’œilil fut dans l’oratoire de sa maîtresse.

Elle était à moitié couchée sur un lit derepos fort bas et recouvert en damas bleu foncé. Ses longs cheveuxnoirs en désordre couvraient tout le coussin sur lequel sa têteétait appuyée. Ses yeux étaient fermés, et elle semblait faireeffort pour les tenir ainsi. Une seule lampe d’argent suspendue auplafond éclairait l’appartement et projetait toute sa lumière surla figure pâle et les lèvres de feu de Diane de Turgis. Elle nedormait pas ; mais, à la voir, on eût dit qu’elle étaittourmentée d’un cauchemar pénible. Au premier craquement des bottesde Mergy sur le tapis de l’oratoire, elle leva la tête, ouvrit lesyeux et la bouche, tressaillit, et avec peine étouffa un crid’effroi.

– T’ai-je fait peur, mon ange ? ditMergy à genoux devant elle et se penchant sur ce coussin où labelle comtesse venait de laisser retomber sa tête.

– Te voilà donc enfin ! Dieu soitloué !

– Me suis-je fait attendre ? Il estencore loin de minuit.

– Ah ! laissez-moi… Bernard… On nevous a pas vu entrer ?

– Personne… Mais qu’as-tu, monamour ? Pourquoi donc ces jolies petites lèvres fuient-ellesles miennes ?

– Ah ! Bernard, si tu savais…Oh ! ne me tourmente pas, je t’en prie… Je souffrehorriblement, j’ai une migraine effroyable… Ma pauvre tête est enfeu.

– Pauvre amie !

– Assieds-toi près de moi… et, de grâce,ne me demande rien aujourd’hui… Je suis bien malade.

Elle enfonça sa jolie figure dans un descoussins du lit de repos, et laissa échapper un gémissementdouloureux. Puis tout d’un coup elle se releva sur le coude, secouases cheveux épais qui lui couvraient toute la figure, et,saisissant la main de Mergy, elle la posa sur sa tempe. Il sentitbattre l’artère avec force

– Ta main est froide : elle me faitdu bien, dit-elle.

– Ma bonne Diane ! que je voudraisavoir la migraine à ta place ! dit-il en baisant ce frontbrûlant.

– Ah ! oui… et moi je voudrais… Posele bout de tes doigts sur mes paupières, cela me soulagera… Il mesemble que si je pleurais je souffrirais moins ; mais je nepuis pleurer.

Il y eut un long silence, interrompu seulementpar la respiration irrégulière et oppressée de la comtesse. Mergy,à genoux auprès du lit, frottait doucement et baisait quelquefoisles paupières baissées de sa belle Diane. Sa main gauche étaitappuyée sur le coussin, et les doigts de sa maîtresse, enlacés dansles siens, les serraient de temps en temps et comme par unmouvement convulsif. L’haleine de Diane, douce et brûlante à lafois, venait chatouiller voluptueusement les lèvres de Mergy.

– Chère amie, dit-il enfin, tu me paraistourmentée par quelque chose de plus qu’une migraine. As-tu quelquesujet de chagrin ?… Et pourquoi ne me le dis-tu pas, àmoi ? Ne sais-tu pas que, si nous nous aimons, c’est pourpartager nos peines aussi bien que nos plaisirs ?

La comtesse secoua la tête sans ouvrir lesyeux. Ses lèvres remuèrent, mais sans former un son articulé ;puis, comme épuisée par cet effort, elle laissa retomber sa têtesur l’épaule de Mergy. En ce moment l’horloge sonna onze heures etdemie. Diane tressaillit et se leva sur son séant toutetremblante.

– En vérité, vous m’effrayez, belleamie !

– Rien… rien encore, dit-elle d’une voixsourde… Le son de cette horloge est affreux ! À chaque coup,il me semble sentir un fer rouge qui me traverse la tête.

Mergy ne trouva pas de meilleur remède et demeilleure réponse que de baiser le front qu’elle penchait vers lui.Tout d’un coup elle étendit les mains, et, les posant sur lesépaules de son amant, tandis que, toujours à demi couchée, elleattachait sur lui des regards étincelants qui semblaient pouvoir letraverser :

– Bernard, dit-elle, quand teconvertiras-tu ?

– Mon cher ange, ne parlons pas de celaaujourd’hui, cela te rendrait encore plus malade.

– C’est ton opiniâtreté qui me rendmalade… mais il t’importe peu. D’ailleurs le temps presse ;et, fussé-je mourante, je voudrais employer pour t’exhorter jusqu’àmon dernier soupir…

Mergy voulut lui fermer la bouche par unbaiser. C’est un argument assez bon, et qui sert de réponse àtoutes les questions qu’un amant peut entendre de sa maîtresse.Mais Diane, qui d’ordinaire lui épargnait la moitié du chemin, lerepoussa cette fois avec force et presque avec indignation.

– Écoutez-moi, monsieur de Mergy, tousles jours je verse des larmes de sang en pensant à vous et à votreerreur. Vous savez si je vous aime ! Jugez quelles doiventêtre les souffrances que j’endure quand je songe que celui qui estpour moi bien plus cher que la vie peut, dans un moment peut-être,périr corps et âme.

– Diane, vous savez que nous étionsconvenus de ne plus parler ensemble de pareils sujets.

– Il le faut, malheureux ! Qui tedit que tu as encore une heure pour te repentir ?

Le ton extraordinaire de sa voix et sonlangage bizarre rappelèrent involontairement à Mergy l’avissingulier qu’il venait de recevoir de Béville. Il ne put s’empêcherd’en être ému, cependant il se contint ; mais il n’attribuaqu’à la dévotion ce redoublement de ferveur convertissante.

– Que voulez-vous dire, belle amie ?Croyez-vous que le plafond, pour tuer un huguenot, va tomber toutexprès sur sa tête, comme la nuit dernière le ciel de votrelit ? Heureusement nous en fûmes quittes pour un peu depoussière.

– Votre opiniâtreté me met audésespoir !… Tenez, j’ai rêvé que vos ennemis se disposaient àvous tuer… et je vous voyais, sanglant et déchiré par leurs mains,rendre l’âme avant que je pusse amener mon confesseur auprès devous.

– Mes ennemis ? je ne croyais pas enavoir.

– Insensé ! n’avez-vous pas pourennemis tous ceux qui détestent votre hérésie ? N’est-ce pastoute la France ? Oui, tous les Français doivent être vosennemis tant que vous serez l’ennemi de Dieu et de l’Église.

– Laissons cela, ma reine. Quant à vosrêves, adressez-vous à la vieille Camille pour vous les faireexpliquer ; moi, je n’y entends rien. Mais parlons d’autrechose. Vous avez été à la cour aujourd’hui, ce me semble :c’est de là, je pense, que vous avez rapporté cette migraine quivous fait souffrir et qui me fait enrager ?

– Oui, je viens de la cour, Bernard. J’aivu la reine, et je suis sortie de chez elle… déterminée à tenter undernier effort pour vous faire changer… Il le faut, il le fautabsolument !…

– Il me semble, interrompit Bernard, ilme semble, ma belle amie, que, puisque vous avez la force deprêcher avec tant de véhémence malgré votre maladie, nouspourrions, si vous vouliez bien le permettre, nous pourrions encoremieux employer notre temps.

Elle reçut cette raillerie avec un regard dedédain mêlé de colère.

– Réprouvé ! dit-elle à voix basseet comme se parlant à elle-même, pourquoi faut-il que je sois sifaible avec lui ?

Puis, continuant plus haut :

– Je le vois assez clairement, vous nem’aimez pas, et je suis auprès de vous en même estime qu’un cheval.Pourvu que je serve à vos plaisirs, qu’importe que je souffre millemaux !… C’est pour vous, pour vous seul, que j’ai consenti àsouffrir les tourments de ma conscience, auprès desquels toutes lestortures que peut inventer la rage des hommes ne sont rien. Un seulmot de votre bouche me rendrait la paix de l’âme ; mais cemot, jamais vous ne le prononcerez ! Vous ne voudriez pas mefaire le sacrifice d’un de vos préjugés.

– Chère Diane, quelle persécution faut-ilque j’endure ! Soyez juste, et que votre zèle pour votrereligion ne vous aveugle pas. Répondez-moi : pour tout ce quemon bras ou mon esprit peuvent faire, trouverez-vous ailleurs unesclave plus soumis que moi ? Mais, s’il faut vous le répéterencore, je pourrais mourir pour vous, mais non croire à decertaines choses.

Elle haussait les épaules en l’écoutant, et leregardait avec une expression qui allait jusqu’à la haine.

– Je ne pourrais pas, continua-t-il,changer pour vous mes cheveux châtains en cheveux blonds. Je nepourrais pas changer la forme de mes membres pour vous plaire. Mareligion est un de mes membres, chère amie, et un membre que l’onne pourrait m’arracher qu’avec la vie. On aurait beau me prêcherpendant vingt ans, jamais on ne me fera croire qu’un morceau depain sans levain…

– Tais-toi, interrompit-elle d’un tond’autorité ; point de blasphèmes. J’ai tout essayé, rien n’aréussi. Vous tous, qui êtes infectés du poison de l’hérésie, vousêtes un peuple à la tête dure, et vous fermez vos yeux et vosoreilles à la vérité : vous craignez de voir et d’entendre. Ehbien, le temps est venu où vous ne verrez plus, où vous n’entendrezplus… Il n’y avait qu’un moyen pour détruire cette plaie dansl’Église, et ce moyen, on va l’employer.

Elle fit quelques pas dans la chambre, d’unair agité, et poursuivit aussitôt :

– Dans moins d’une heure, on va couperles sept têtes du dragon de l’hérésie. Les épées sont aiguisées etles fidèles sont prêts. Les impies vont disparaître de la face dela terre.

Puis, étendant le doigt vers l’horloge placéedans un des coins de la chambre :

– Vois, dit-elle ; tu as encore unquart d’heure pour te repentir. Quand cette aiguille sera parvenueà ce point, ton sort sera décidé.

Elle parlait encore, quand un bruit sourd etsemblable au frémissement de la foule qui s’agite autour d’un vasteincendie se fit entendre, d’abord confusément ; puis il semblacroître avec rapidité ; au bout de peu de minutes, onreconnaissait déjà dans le lointain le tintement des cloches et lesdétonations d’armes à feu.

– Quelles horreurs m’annoncez-vous ?s’écria Mergy.

La comtesse s’était élancée vers la fenêtre,qu’elle avait ouverte.

Alors le bruit, que les vitres et les rideauxn’arrêtaient plus, arriva plus distinct. On croyait y démêler descris de douleur et des hurlements de joie. Une fumée rougeâtremontait vers le ciel et s’élevait de toutes les parties de la villeaussi loin que la vue pouvait s’étendre. On eût dit un immenseincendie, si une odeur de résine, qui ne pouvait être produite quepar des milliers de torches allumées, n’eût aussitôt rempli lachambre. En même temps, la lueur d’une arquebusade qui semblaittirée dans la rue éclaira un moment les vitres d’une maisonvoisine.

– Le massacre est commencé ! s’écriala comtesse en portant les mains à sa tête avec effroi.

– Quel massacre ? Que voulez-vousdire ?

– Cette nuit on égorge tous leshuguenots ; le roi l’a ordonné. Tous les catholiques ont prisles armes, et pas un seul hérétique ne doit être épargné. L’Égliseet la France sont sauvées ; mais tu es perdu si tu n’abjuresta fausse croyance.

Mergy sentit une sueur froide qui se répandaitsur tous ses membres. Il considérait d’un œil hagard Diane deTurgis, dont les traits exprimaient un mélange singulier d’angoisseet de triomphe. Le vacarme effroyable qui retentissait à sesoreilles et remplissait toute la ville, lui prouvait assez lavérité de l’affreuse nouvelle qu’elle venait de lui apprendre.Pendant quelques instants la comtesse demeura immobile, les yeuxfixés sur lui sans parler ; seulement, un doigt étendu vers lafenêtre, elle semblait vouloir s’en rapporter à l’imagination deMergy, pour lui représenter les scènes sanglantes que laissaientdeviner ces clameurs et cette illumination de cannibales. Pardegrés, son expression se radoucit ; la joie sauvage disparut,et la terreur resta. Enfin, tombant à genoux, et d’un ton de voixsuppliant :

– Bernard ! s’écria-t-elle, je t’enconjure, sauve ta vie, convertis-toi ! Sauve ta vie, sauve lamienne qui en dépend !

Mergy lança sur elle un regard farouche,tandis qu’elle le suivait par la chambre, marchant sur les genouxet les bras étendus. Sans lui répondre un mot, il courut au fond del’oratoire, où il se saisit de son épée qu’en entrant il avaitposée sur un fauteuil.

– Malheureux ! que veux-tufaire ? s’écria la comtesse en courant à lui.

– Me défendre ! On ne m’égorgera pascomme un mouton.

– Mille épées ne pourraient te sauver,insensé que tu es ! Toute la ville est en armes. La garde duroi, les Suisses, les bourgeois et le peuple, tous prennent part aumassacre, et il n’y a pas un huguenot qui n’ait en ce moment dixpoignards sur sa poitrine. Il n’est qu’un seul moyen de t’arracherà la mort ; fais-toi catholique.

Mergy était brave ; mais, en songeant auxdangers que cette nuit semblait promettre, il sentit, pour uninstant, une crainte lâche descendre au fond de son cœur ; etmême l’idée de se sauver en abjurant sa religion se présenta à sonesprit avec la rapidité d’un éclair.

– Je réponds de ta vie si tu te faiscatholique, dit Diane en joignant les mains.

– Si j’abjurais, pensa Mergy, je memépriserais moi-même toute ma vie.

Cette pensée suffit pour lui rendre soncourage, qui fut doublé par la honte d’avoir un instant faibli. Ilenfonça son chapeau sur sa tête, boucla son ceinturon, et, ayantroulé son manteau autour de son bras gauche en guise de bouclier,il fit un pas vers la porte d’un air résolu.

– Où vas-tu, malheureux ?

– Dans la rue. Je ne veux pas que vousayez le regret de me voir égorger sous vos yeux et dans votremaison.

Il y avait dans sa voix quelque chose de siméprisant que la comtesse en fut accablée. Elle s’était placéeau-devant de lui. Il la repoussa, et durement. Mais elle saisit unpan de son pourpoint, et elle se traînait à genoux après lui.

– Laissez-moi ! s’écria-t-il.Voulez-vous me livrer vous-même aux poignards des assassins !La maîtresse d’un huguenot peut racheter ses péchés en offrant àson Dieu le sang de son amant.

– Arrête, Bernard, je t’en supplie !ce n’est que ton salut que je veux. Vis pour moi, cher ange !Sauve-toi, au nom de notre amour !… Consens à prononcer unseul mot, et, je le jure, tu seras sauvé.

– Qui ? moi, prendre une religiond’assassins et de bandits ! Saints martyrs de l’Évangile, jevais vous rejoindre !

Et il se dégagea si impétueusement que lacomtesse tomba rudement sur le parquet. Il allait ouvrir la portepour sortir, quand Diane, se relevant avec l’agilité d’une jeunetigresse, s’élança sur lui, et le serra dans ses bras d’uneétreinte plus forte que celle d’un homme robuste.

– Bernard ! s’écria-t-elle horsd’elle-même et les larmes aux yeux, je t’aime mieux ainsi que si tute faisais catholique !

Et, l’entraînant sur le lit de repos, elle s’ylaissa tomber avec lui, en le couvrant de baisers et de larmes.

– Reste ici, mon seul amour ; resteavec moi, mon brave Bernard, disait-elle en le serrant etl’enveloppant de son corps comme un serpent qui se roule autour desa proie. Ils ne viendront pas te chercher ici, jusque dans mesbras ; et il faudra me tuer pour parvenir jusqu’à ton sein.Pardonne-moi, cher amour ; je n’ai pu t’avertir plus tôt dudanger qui te menaçait. J’étais liée par un serment terrible. Maisje te sauverai, ou je périrai avec toi.

En ce moment, on frappa rudement à la porte dela rue. La comtesse poussa un cri perçant, et Mergy s’étant dégagéde son étreinte, sans quitter son manteau roulé autour de son brasgauche, se sentit alors si fort et si résolu, qu’il n’eût pashésité à se jeter tête baissée au milieu de cent massacreurs, s’ilsse fussent présentés à lui.

Dans presque toutes les maisons de Paris, il yavait à la porte d’entrée une petite ouverture carrée, avec ungrillage de fer très serré, de manière que les habitants de lamaison pussent par avance reconnaître s’il y aurait sûreté pour euxà ouvrir. Souvent même des portes massives en chêne, garnies degros clous et de bandes de fer, ne rassuraient pas encore les gensprécautionnés, et qui ne voulaient pas se rendre avant un siège enrègle. Des meurtrières étroites étaient en conséquence ménagées desdeux côtés de la porte, et de là, sans être aperçu, on pouvait toutà son aise canarder les assaillants.

Un vieil écuyer de confiance de la comtesse,ayant examiné par un semblable grillage la personne qui seprésentait, et lui ayant fait subir un interrogatoire convenable,revint dire à sa maîtresse que le capitaine George de Mergydemandait instamment à être introduit. La crainte cessa et la portes’ouvrit.

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