Chronique du règne de Charles IX

Chapitre 3LES JEUNES COURTISANS

 

En venant à Paris, Mergy espérait êtrepuissamment recommandé à l’amiral Coligny, et obtenir du servicedans l’armée qui allait, disait-on, combattre en Flandre sous lesordres de ce grand capitaine. Il se flattait que des amis de sonpère, pour lesquels il apportait des lettres, appuieraient sesdémarches et lui serviraient d’introducteurs à la cour de Charleset auprès de l’Amiral, qui avait aussi une espèce de cour. Mergysavait que son frère jouissait de quelque crédit, mais il étaitencore fort indécis s’il devait ou non le rechercher. L’abjurationde George de Mergy l’avait presque entièrement séparé de safamille, pour laquelle il n’était guère plus qu’un étranger. Cen’était pas le seul exemple d’une famille désunie par la différencedes opinions religieuses. Depuis longtemps le père de George avaitdéfendu que le nom de l’apostat fût prononcé en sa présence, et ilavait appuyé sa rigueur par ce passage de l’Évangile : Sivotre œil droit vous donne un sujet de scandale, arrachez-le.Bien que le jeune Bernard ne partageât pas, à beaucoup près, cetteinflexibilité, cependant le changement de son frère lui paraissaitune tache honteuse pour l’honneur de sa famille, et nécessairementles sentiments de tendresse fraternelle devaient avoir souffert decette opinion.

Avant de prendre un parti sur la conduitequ’il devait tenir à son égard, avant même de rendre ses lettres derecommandation, il pensa qu’il fallait aviser aux moyens de remplirsa bourse vide, et, dans cette intention, il sortit de sonhôtellerie pour aller chez un orfèvre du pont Saint-Michel, quidevait à sa famille une somme qu’il avait charge de réclamer.

À l’entrée du pont, il rencontra quelquesjeunes gens vêtus avec beaucoup d’élégance, et qui, se tenant parle bras, barraient presque entièrement le passage étroit quelaissaient sur le pont la multitude de boutiques et d’échoppes quis’élevaient comme deux murs parallèles et dérobaient complètementla vue de la rivière aux passants. Derrière ces messieursmarchaient leurs laquais, chacun portant à la main, dans lefourreau, une de ces longues épées à deux tranchants que l’onappelait des duels, et un poignard dont la coquille était si large,qu’elle servait au besoin de bouclier. Sans doute le poids de cesarmes paraissait trop lourd à ces jeunes gentilshommes, oupeut-être étaient-ils bien aisés de montrer à tout le monde qu’ilsavaient des laquais richement habillés.

Ils semblaient en belle humeur, du moins à enjuger par leurs éclats de rire continuels. Si une femme bien misepassait auprès d’eux, ils la saluaient avec un mélange de politesseet d’impertinence ; tandis que plusieurs de ces étourdisprenaient plaisir à coudoyer rudement de graves bourgeois enmanteaux noirs, qui se retiraient en murmurant tout bas milleimprécations contre l’insolence des gens de cour. Un seul de latroupe marchait la tête baissée, et semblait ne prendre aucune partà leurs divertissements.

– Dieu me damne ! George, s’écria unde ces jeunes gens en le frappant sur l’épaule, tu deviensfurieusement maussade. Il y a un gros quart d’heure que tu n’asouvert la bouche. As-tu donc envie de te faire chartreux ?

Le nom de George fit tressaillir Mergy, maisil n’entendit pas la réponse de la personne que l’on avait appeléede ce nom.

– Je gage cent pistoles, reprit lepremier, qu’il est encore amoureux de quelque dragon de vertu.Pauvre ami ! je te plains ; c’est avoir du malheur que derencontrer une cruelle à Paris.

– Va-t’en chez le magicien Rudbeck, ditun autre, il te donnera un philtre pour te faire aimer.

– Peut-être, dit un troisième, peut-êtreque notre ami le capitaine est amoureux d’une religieuse. Cesdiables de huguenots, convertis ou non, en veulent aux épouses dubon Dieu.

Une voix, que Mergy reconnut à l’instant,répondit avec tristesse :

– Parbleu ! je serais moins tristes’il ne s’agissait que d’amourettes ; mais, ajouta-t-il plusbas, de Pons, que j’avais chargé d’une lettre pour mon père, estrevenu, et m’a rapporté qu’il persistait à ne plus vouloir entendreparler de moi.

– Ton père est de la vieille roche, ditun des jeunes gens ; c’est un de ces vieux huguenots quivoulurent prendre Amboise.

En cet instant, le capitaine George, ayanttourné la tête par hasard, aperçut Mergy. Poussant un cri desurprise, il s’élança vers lui les bras ouverts. Mergy n’hésita pasun instant ; il lui tendit les bras et le serra contre sonsein. Peut-être, si la rencontre eût été moins imprévue, eût-ilessayé de s’armer d’indifférence ; mais la surprise rendit àla nature tous ses droits. Dès ce moment ils se revirent comme desamis qui se retrouvent après un long voyage.

Après les embrassades et les premièresquestions, le capitaine George se tourna vers ses amis, dontquelques-uns s’étaient arrêtés à contempler cette scène.

– Messieurs, dit-il, vous voyez cetterencontre inattendue. Pardonnez-moi si je vous quitte pour allerentretenir un frère que je n’ai pas vu depuis plus de sept ans.

– Parbleu ! nous n’entendons pas quetu nous quittes aujourd’hui. Le dîner est commandé, il faut que tuen sois.

Celui qui parlait ainsi le saisit en mêmetemps par son manteau.

– Béville a raison, dit un autre, et nousne te laisserons point aller.

– Eh, mordieu ! reprit Béville, queton frère vienne dîner avec nous. Au lieu d’un bon compagnon, nousen aurons deux.

– Excusez-moi, dit alors Mergy, mais j’aiplusieurs affaires à terminer aujourd’hui. J’ai des lettres àremettre…

– Vous les remettrez demain.

– Il est nécessaire qu’elles soientrendues aujourd’hui… et… ajouta Mergy en souriant et un peuhonteux, je vous avouerai que je suis sans argent, et qu’il fautque j’en aille chercher.

– Ah ! par ma foi, l’excuse estbonne ! s’écrièrent-ils tous à la fois. Nous ne souffrironspas que vous refusiez de dîner avec d’honnêtes chrétiens commenous, pour aller emprunter à des juifs.

– Tenez, mon cher ami, dit Béville, ensecouant avec affectation une longue bourse de soie passée dans saceinture, faites état de moi comme de votre trésorier. Lepasse-dix[19] m’a bientraité depuis une quinzaine.

– Allons ! allons ! ne nousarrêtons pas et allons dîner au More, reprirent tous lesjeunes gens.

Le capitaine regardait son frère encoreindécis.

– Bah ! tu auras bien le temps deremettre les lettres. Pour de l’argent, j’en ai ; ainsi viensavec nous. Tu vas faire connaissance avec la vie de Paris.

Mergy se laissa entraîner. Son frère leprésenta à tous ses amis l’un après l’autre : le baron deVaudreuil, le chevalier de Rheincy, le vicomte de Béville, etc. Ilsaccablèrent de caresses le nouveau-venu, qui fut obligé de leurdonner l’accolade à tous l’un après l’autre. Béville l’embrassa ledernier.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, Dieume damne ! camarade, je sens odeur d’hérétique. Je gage machaîne d’or contre une pistole que vous êtes de la religion.

– Il est vrai, Monsieur, et je ne suispas si bon religieux que je devrais.

– Voyez si je ne distingue pas unhuguenot entre mille ! Ventre de loup ! comme messieursles parpaillots[20] prennentun air sérieux quand ils parlent de leur religion.

– Il me semble qu’on ne devrait jamaisparler en plaisantant d’un pareil sujet.

– Mr de Mergy a raison, dit le baronde Vaudreuil ; et vous, Béville, il vous arrivera malheur pourvos mauvaises railleries des choses sacrées.

– Voyez un peu cette mine de saint, ditBéville à Mergy ; c’est le plus fieffé libertin de nous tous,et pourtant il s’avise de temps en temps de nous prêcher.

– Laissez-moi pour ce que je suis,Béville, dit Vaudreuil. Si je suis libertin, c’est que je ne puisdompter la chair ; mais du moins je respecte ce qui estrespectable.

– Pour moi, je respecte beaucoup… mamère ; c’est la seule honnête femme que j’aie connue. Ausurplus, mon brave, catholiques, huguenots, papistes, juifs ouTurcs, ce m’est tout un ; je me soucie de leurs querellescomme d’un éperon cassé.

– Impie ! murmura Vaudreuil.

Et il fit le signe de la croix sur sa bouche,en se cachant toutefois du mieux qu’il put avec son mouchoir.

– Il faut que tu saches, Bernard, dit lecapitaine George, que tu ne trouveras guère parmi nous dedisputeurs comme notre savant maître Théobald Wolfsteinius. Nousfaisons peu de cas des conversations théologiques, et nousemployons mieux notre temps, Dieu merci.

– Peut-être, répondit Mergy avec un peud’aigreur, peut-être aurait il été préférable pour toi que tueusses écouté attentivement les doctes dissertations du digneministre que tu viens de nommer.

– Trêve sur ce sujet, petit frère ;plus tard je t’en reparlerai peut-être : je sais que tu as demoi une opinion… N’importe… Nous ne sommes pas ici pour parler deces sortes de choses… Je crois que je suis un honnête homme, et tule verras sans doute un jour… Brisons-là, il ne faut pensermaintenant qu’à nous amuser.

Il passa la main sur son front comme pourchasser une idée pénible.

– Cher frère ! dit tout bas Mergy enlui serrant la main.

George répondit par un autre serrement demain, et tous deux s’empressèrent de rejoindre leurs compagnons,qui les précédaient de quelques pas.

En passant devant le Louvre, d’où sortaientnombre de personnes richement habillées, le capitaine et ses amissaluaient ou embrassaient presque tous les seigneurs qu’ilsrencontraient. Ils présentaient en même temps le jeune Mergy, qui,de cette manière, fit connaissance en un instant avec une infinitéde personnages célèbres à cette époque. En même temps il apprenaitleurs sobriquets (car alors chaque homme marquant avait le sien),ainsi que les histoires scandaleuses qui se débitaient sur leurcompte.

– Voyez-vous, lui disait-on, ceconseiller si pâle et si jaune ? C’est messire Petrus definibus, en français Pierre Séguier, qui, dans tout ce qu’ilentreprend, se démène tant et si bien, qu’il arrive toujours à sesfins. Voici le petit capitaine Brûle-bancs, Thoré deMontmorency ; voici l’archevêque deBouteilles[21] , qui se tient assez droit sur samule, attendu qu’il n’a pas encore dîné. Voici un des héros devotre parti, le brave comte de La Rochefoucauld, surnommél’ennemi des choux. Dans la dernière guerre, il a faitcribler d’arquebusades un malheureux carré de choux que sa mauvaisevue lui faisait prendre pour des lansquenets.

En moins d’un quart d’heure Mergy sut le nomdes amants de presque toutes les dames de la cour, et le nombre deduels auxquels leur beauté avait donné lieu. Il vît que laréputation d’une dame était en proportion des morts qu’elle avaitcausées ; ainsi, madame de Courtavel, dont l’amant en piedavait tué deux de ses rivaux, était en bien plus grand renom que lapauvre comtesse de Pomerande, qui n’avait donné lieu qu’à un petitduel et une blessure légère.

Une femme d’une riche taille, montée sur unemule blanche conduite par un écuyer, et suivie de deux laquais,attira l’attention de Mergy ; ses habits étaient à la mode laplus nouvelle, et tout roides à force de broderies. Autant que l’onen pouvait juger, elle devait être jolie. On sait qu’à cette époqueles dames ne sortaient que le visage couvert d’un masque ; lesien était de velours noir : on voyait, ou plutôt on devinait,d’après ce qui paraissait par les ouvertures des yeux, qu’elledevait avoir la peau d’une blancheur éblouissante et les yeux d’unbleu foncé.

Elle ralentit le pas de sa mule en passantdevant les jeunes gens ; et même elle sembla regarder avecquelque attention Mergy, dont la figure lui était inconnue. Sur sonpassage on voyait toutes les plumes des chapeaux balayer la terre,et elle inclinait la tête avec grâce pour rendre les nombreuxsaluts que lui adressait la haie d’admirateurs qu’elle traversait.Comme elle s’éloignait, un léger souffle de vent souleva le bas desa longue robe de satin et laissa voir, comme un éclair, un petitsoulier de velours blanc et quelques pouces d’un bas de soierose.

– Quelle est cette dame que tout le mondesalue ? demanda Mergy avec curiosité.

– Déjà amoureux ! s’écria Béville.Au reste, elle n’en fait jamais d’autres ; huguenots etpapistes, tous sont amoureux de la comtesse Diane de Turgis.

– C’est une des beautés de la cour,ajouta George, une des plus dangereuses Circés pour nos jeunesgalants. Mais, peste ! ce n’est pas une citadelle facile àprendre.

– Combien compte-t-elle de duels ?demanda en riant Mergy.

– Oh ! elle ne compte que parvingtaines, répondit le baron de Vaudreuil ; mais le bon,c’est qu’elle a voulu se battre elle-même : elle a envoyé uncartel[22] dans les formes à une dame de lacour, qui avait pris le pas sur elle.

– Quel conte ! s’écria Mergy.

– Ce ne serait pas la première, ditGeorge, qui se fût battue de notre temps : elle a envoyé uncartel bien en règle et en bon style à la Sainte-Foix, l’appelantau combat à mort, à l’épée et au poignard, et en chemise, commeferait un duelliste raffiné[23].

– J’aurais bien voulu être le secondd’une de ces dames pour les voir toutes deux en chemise, dit lechevalier de Rheincy.

– Et le duel eut lieu ? demandaMergy.

– Non, répondit George ; on lesraccommoda.

– Ce fut lui qui les raccommoda, ditVaudreuil ; il était alors l’amant de la Sainte-Foix.

– Fi donc ! pas plus que toi, ditGeorge d’un ton fort discret.

– La Turgis est comme Vaudreuil, ditBéville ; elle fait un salmigondis[24] dela religion et des mœurs du temps : elle veut se battre enduel, ce qui est, je crois, un péché mortel, et elle entend deuxmesses par jour.

– Laisse-moi donc tranquille avec mamesse ! s’écria Vaudreuil.

– Oui, elle va à la messe, repritRheincy, mais c’est pour s’y faire voir sans masque.

– C’est pour cela, je crois, que tant defemmes vont à la messe, observa Mergy, enchanté de trouver uneoccasion de railler la religion qu’il ne professait pas.

– Et au prêche, dit Béville. Quand lesermon est fini, on éteint les lumières, et alors il se passe debelles choses. Par la mort ! cela me donne furieusement enviede me faire luthérien.

– Et vous croyez à ces contesabsurdes ? reprit Mergy d’un ton de mépris.

– Si je les crois ! Le petitFerrand, que nous connaissons tous, allait au prêche d’Orléans pourvoir la femme d’un notaire, une femme superbe, ma foi ! il mefaisait venir l’eau à la bouche rien qu’en m’en parlant. Il nepouvait la voir que là ; heureusement qu’un de ses amis,huguenot, lui avait dit le mot de passe : il entrait auprêche, et, dans l’obscurité, je vous laisse à penser si notrecamarade employait son temps.

– Cela est impossible, dit sèchementMergy.

– Impossible ! etpourquoi ?

– Parce que jamais un protestant n’auraitla bassesse d’amener un papiste dans un prêche.

Cette réponse fut suivie de grands éclats derire.

– Ah ! ah ! dit le baron deVaudreuil, vous croyez que, parce qu’un homme est huguenot, il nepeut être ni voleur, ni traître, ni commissionnaire degalanteries ?

– Il tombe de la lune ! s’écriaRheincy.

– Moi, dit Béville, si j’avais à faireremettre un poulet[25] à unehuguenote, je m’adresserais à son ministre.

– C’est, sans doute, répondit Mergy, quevous êtes habitué à donner de semblables commissions à vosprêtres ?

– Nos prêtres… dit Vaudreuil rougissantde colère.

– Finissez ces ennuyeuses discussions,interrompit George, remarquant « l’offensante aigreur dechaque repartie » ; laissons là les cafards de toutes lessectes. Je propose que le premier qui prononcera le mot dehuguenot, de papiste, de protestant, de catholique, soit mis àl’amende.

– Approuvé ! s’écria Béville ;il sera tenu de nous régaler de bon vin de Cahors à l’hôtellerie oùnous allons dîner.

Il y eut un moment de silence.

– Depuis la mort de ce pauvre Lannoy, tuédevant Orléans, la Turgis n’a pas d’amant connu, dit George, qui nevoulait pas laisser ses amis sur des idées théologiques.

– Qui oserait affirmer qu’une femme deParis n’a pas d’amant ? s’écria Béville ; ce qui est sûr,c’est que Comminges la serre de bien près.

– C’est pour cela que le petit Navarettea lâché prise, dit Vaudreuil ; il a craint un si terriblerival.

– Comminges fait donc le jaloux ?demanda le capitaine.

– Il est jaloux comme un tigre, réponditBéville, et il prétend tuer tous ceux qui oseront aimer la bellecomtesse ; de sorte que, pour ne pas rester sans amant, ellesera obligée de prendre Comminges.

– Quel est donc cet hommeredoutable ? demanda Mergy, qui éprouvait une vive curiosité,sans pouvoir s’en rendre compte, pour tout ce qui regardait de prèsou de loin la comtesse de Turgis.

– C’est, lui répondit Rheincy, un de nosplus fameux raffinés ; et comme vous venez de la province, jeveux bien vous expliquer le beau langage. Un raffiné est un galanthomme dans la perfection, un homme qui se bat quand le manteau d’unautre touche le sien, quand on crache à quatre pieds de lui, oupour tout autre motif aussi légitime.

– Comminges, dit Vaudreuil, mena un jourun homme au Pré-aux-Clercs[26]  ;ils ôtent leurs pourpoints et tirent l’épée.

« – N’es-tu pas Berny d’Auvergne ?demanda Comminges.

« – Point du tout, répond l’autre ;je m’appelle Villequier, et je suis de Normandie.

« – Tant pis, repartit Comminges, je t’aipris pour un autre ; mais, puisque je t’ai appelé, il fautnous battre.

« Et il le tua bravement.

Chacun cita quelque trait de l’adresse ou del’humeur querelleuse de Comminges. La matière était riche, et cetteconversation les mena jusque hors de la ville, à l’auberge duMore, située au milieu d’un jardin, près du lieu où l’onbâtissait le château des Tuileries, commencé en 1564. Plusieursgentilshommes de la connaissance de George et de ses amis s’yrencontrèrent, et l’on se mit à table en nombreuse compagnie.

Mergy, qui était assis à côté du baron deVaudreuil, observa qu’en se mettant à table il faisait le signe dela croix et récitait à voix basse et les yeux fermés cettesingulière prière :

Laus Deo, pax vivis, salutem defunctis, et beata visceravirginis Mariœ quœ portaverunt Æterni Patris Filium !

– Savez-vous le latin, monsieur lebaron ? lui demanda Mergy.

– Vous avez entendu ma prière ?

– Oui, mais je vous avoue que je ne l’aipas comprise.

– À vous dire le vrai, je ne sais pas lelatin et je ne sais pas trop ce que cette prière veut dire ;mais je la tiens d’une de mes tantes qui s’en est toujours bientrouvée, et, depuis que je m’en sers, je n’en ai vu que de bonseffets.

– J’imagine que c’est un latincatholique, et par conséquent nous autres huguenots nous ne pouvonsle comprendre !

– À l’amende ! à l’amende !s’écrièrent à la fois Béville et le capitaine George.

Mergy s’exécuta de bonne grâce, et l’oncouvrit la table de nouvelles bouteilles qui ne tardèrent pas àmettre la compagnie en belle humeur.

La conversation devint bientôt plus bruyante,et Mergy profita du tumulte pour causer avec son frère sans faireattention à ce qui se passait autour d’eux.

Ils furent tirés de leur aparté à la fin dusecond service par le bruit d’une violente dispute qui venait des’élever entre deux des convives.

– Cela est faux ! s’écriait lechevalier de Rheincy.

– Faux ! dit Vaudreuil.

Et sa figure, naturellement pâle, devint commecelle d’un cadavre.

– C’est la plus vertueuse, la plus chastedes femmes, continua le chevalier.

Vaudreuil sourit amèrement et leva lesépaules. Tous les yeux étaient fixés sur les acteurs de cettescène, et chacun paraissait vouloir attendre, dans une neutralitésilencieuse, le résultat de la querelle.

– De quoi s’agit-il, Messieurs, etpourquoi ce tapage ? demanda le capitaine, prêt, selon sonordinaire, à s’opposer à toute infraction à la paix.

– C’est notre ami le chevalier, répondittranquillement Béville, qui veut que la Sillery, sa maîtresse, soitchaste, tandis que notre ami de Vaudreuil prétend qu’elle ne l’estpas et qu’il en sait quelque chose.

Un éclat de rire général qui s’éleva aussitôtaugmenta la fureur de Rheincy, qui regardait avec des yeuxenflammés de rage et Vaudreuil et Béville.

– Je pourrais montrer de ses lettres, ditVaudreuil.

– Je t’en défie ! s’écria lechevalier.

– Eh bien ! dit Vaudreuil avec unricanement très méchant, je vais lire une de ses lettres à cesmessieurs. Ils connaissent peut-être son écriture aussi bien quemoi, car je n’ai pas la prétention d’être seul honoré de sesbillets et de ses bonnes grâces. Voici un billet que j’ai reçud’elle aujourd’hui même.

Et il parut fouiller dans sa poche comme pouren tirer une lettre.

– Tu mens par ta gorge !

La table était trop large pour que la main dubaron pût toucher son adversaire, assis en face de lui.

– Je te ferai avaler le démenti jusqu’àce qu’il t’étouffe ! s’écria-t-il.

Et il accompagna cette phrase d’une bouteillequ’il lui jeta à la tête. Rheincy évita le coup, et, renversant sachaise dans sa précipitation, il courut à la muraille pourdécrocher son épée qu’il y avait suspendue.

Tous se levèrent, quelques-uns pours’entremettre dans la querelle, la plupart pour éviter d’en êtretrop près.

– Arrêtez, fous que vous êtes !s’écria George en se mettant devant le baron, qui se trouvait leplus près de lui. Deux amis doivent-ils se battre pour unemisérable femmelette ?

– Une bouteille jetée à la tête vaut unsoufflet, dit froidement Béville. Allons, chevalier, mon ami,flamberge[27] auvent !

– Franc jeu ! franc jeu !faites place ! s’écrièrent presque tous les convives.

– Holà ! Jeannot, ferme la porte,dit nonchalamment l’hôte du More, habitué à voir desscènes semblables ; si les archers passaient, cela pourraitinterrompre ces gentilshommes et nuire à la maison.

– Vous battrez-vous dans une salle àmanger comme des lansquenets[28]ivres ? poursuivit George, qui voulait gagner du temps ;attendez au moins à demain.

– À demain, soit, dit Rheincy.

Et il fit le mouvement de remettre son épéedans le fourreau.

– Il a peur, notre petit chevalier, ditVaudreuil.

Aussitôt Rheincy, écartant tous ceux qui setrouvaient sur son passage, s’élança sur son ennemi. Tous deuxs’attaquèrent avec fureur ; mais Vaudreuil avait eu le tempsde rouler avec soin une serviette autour de son bras gauche, et ils’en servait avec adresse pour parer les coups detaille[29]  ; tandis que Rheincy, quiavait négligé une semblable précaution, reçut une blessure à lamain gauche dès les premières passes. Cependant il ne laissait pasde combattre avec courage, appelant son laquais et lui demandantson poignard. Béville arrêta le laquais, prétendant que Vaudreuiln’ayant pas de poignard, son adversaire ne devait pas en avoir nonplus. Quelques amis du chevalier réclamèrent ; des parolesfort aigres furent échangées, et sans doute le duel se fût changéen une escarmouche, si Vaudreuil n’y eût mis fin en renversant sonadversaire frappé d’un coup dangereux à la poitrine. Il mitpromptement le pied sur l’épée de Rheincy pour l’empêcher de laramasser, et leva la sienne pour lui donner le coup de grâce. Leslois du duel permettaient cette atrocité.

– Un ennemi désarmé ! s’écriaGeorge.

Et il lui arracha son épée.

La blessure du chevalier n’était pas mortelle,mais il perdait beaucoup de sang. On le pansa du mieux qu’on putavec des serviettes, pendant qu’avec un rire forcé il disait entreses dents que l’affaire n’était pas finie.

Bientôt parurent un moine et un chirurgien,qui se disputèrent quelque temps le blessé. Le chirurgien cependanteut la préférence, et, ayant fait transporter son patient au bordde la Seine, il le conduisit dans un bateau jusqu’à sonlogement.

Tandis que les valets emportaient lesserviettes ensanglantées et lavaient le pavé rougi, d’autresmettaient de nouvelles bouteilles sur la table. Pour Vaudreuil,après avoir soigneusement essuyé son épée, il la remit au fourreau,fit le signe de la croix, puis, avec un imperturbable sang-froid,il tira de sa poche une lettre, réclama le silence, et lut lapremière ligne, qui excita de grands éclats de rire :

« Mon chéri, cet ennuyeux chevalier, quim’obsède… »

– Sortons d’ici, dit Mergy à son frèreavec une expression de dégoût.

Le capitaine le suivit. La lettre occupaitl’attention générale, et leur absence ne fut pas remarquée.

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