310 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
prérogative logique de convenir en propre à quelque
chose, il n’y a rien autre chose à en faire, et l’on n’en
peut tirer aucune conséquence, puisqu’aucun objet au-
quel s’applique l’usage du concept n’est déterminé par
là, et que par conséquent on ne sait pas si en général il
signifie quelque chose. Quant au concept de cause (si je
faisais abstraction du temps, où une chose succède à une
autre suivant une règle), je ne trouverais dans la pure
catégorie rien de plus sinon qu’il y a quelque chose d’où
l’on peut conclure à l’existence d’une autre chose, et
alors non-seulement la cause et l’effet ne pourraient plus
être distingués l’un de l’autre, mais encore, comme ce
pouvoir de conclure exige bientôt des conditions dont je
ne saurais rien, le concept n’aurait pas de détermination
qui lui permit de s’adapter à quelque objet. Le prétendu
principe : tout ce qui est contingent a une cause, se pré-
sente, il est vrai, avec assez de gravité, comme s’il por-
tait en lui-même sa dignité. Mais quand je vous de-
mande ce que vous entendez par contingent et que vous
me répondez : c’est ce dont la non-existence est pos-
sible, je voudrais bien savoir à quoi vous prétendez re-
connaître cette possibiUté de la non-existence, si vous ne
vous représentez pas une succession dans la série des
phénomènes et dans cette succession une existence suc-
cédant à la non-existence (ou réciproquement), c’est-à-
dire un changement ; car de dire que la non-existence
d’une chose n’est pas contradictoh-e en soi, c’est faire
tristement appel à une condition logique qui est sans
doute nécessaire au concept, mais qui est tout à fait in-
suffisante relativement à la possibilité réelle. – C’est ainsi
que je puis bien supprimer par la pensée toutes les subs-
tances existantes, sans avoir le droit d’en conclure la
PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 311
contingence objective de leur existence, c’est-à-dire la
possibilité de leur non-existence en soi. Pour ce qui est
du concept de la communauté, il est facile de comprendre
qae, comme les pures catégories de la substance, aussi
bien que de la causalité, ne permettent aucune défini-
tion qui détermine l’objet, la causalité réciproque dans
la relation des substances entre elles (commercium) n’en
est pas plus susceptible. Personne n’a encore pu définir
la possibilité, l’existence, et la nécessité, que par une tau-
tologie manifeste, toutes les fois qu’on a voulu en puiser
la définition dans l’entendement pur. Car de substituer
la possibilité logique du concept (laquelle résulte de ce
qu’il ne se contredit pas lui-même), à la possibilité trans-
cendentale des choses (qui résulte de ce qu’un objet cor-
respond au concept), c’est là une illusion qui ne peut trom-
per et satisfaire que des esprits sans perspicacité* — (a).
- c En un mot, tous ces concepts ne peuvent être justifiés par rien,
et leur possibilité réelle ne peut être démontrée, si Voû fait abstraction
de toute intuition sensible (la seule espèce d’intuition que nous ayons),
et il ne reste plus alors que la possibilité logique, c’est-à-dire que le
concept (la pensée) est possible, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit :
la question est de savoir s’il se rapporte à un objet et si par conséquent
il signifie quelque chose. »
La note qu’on vient de lire a été ajoutée par Eant dans la seconde
édition. Dans la première, après l’alinéa auquel elle correspond, se pla-
çait celui-ci, qui a été supprimé dans la seconde : J. B.
(a) Il y a quelque chose d’étrange, et même de paradoxal, à parler d’un
concept qui doit avoir une signification, mais qui ne serait susceptible d’au-
cune définition. Mais c’est là un caractère commun avec les catégories : les
catégories ne peuvent avoir une signification déterminée et un rapport à
un objet qu’au moyen de la condition sensible universelle, et cette condi-
31 s ÂXALTTIQCS TRAHSCEKDEXTALE
n soit de là iocoDtestablemeat que Fosage des €<m-
cepts purs de renteDdement ne peut jamais être tram»-
cendeiUal^ mais qu’il est toujours empirique, qae les j^in-
dpes de reDiendement pur ne peuvent jamais se rapp(Nrter
aux choses en général (considérés indépendamment de la
manière dont nous pouvons les percevoir), mais seulement
aux objets des sens et suivant les conditions générales
d’une expérience possible.
L’analytique transcendentale a donc cet important
tion ne peut être fournie par la catégorie pore, puisque ceUe-ci ne peut
contenir que la fonction logique qui consiste à ramener la dirersité sous
un concept. Or cette fonction, c’est-à-dire la forme du concept toute
seule, ne saurait nous faire connaître et distinguer Pobjet qui s’y rap-
porte, puisqu’il y est précisément fait abstraction de la condition sen-
sible sous laquelle en général des objets s’y peuTent rapporter. Aussi
les catégories ont-elles besoin, outre le pur concept de l’entendement,
de déterminations qui permettent de les appliquer à la sensibilité en
général (de schèmes) ; sans quoi elles ne sont pas des concepts par les-
quels un objet serait connu et distingué des antres, mais seulement au-
tant de manières de penser un objet pour des intuitions possibles et de
lui donner sa signification (sous une condition encore exigée) suivant
quelque fonction de l’entendement, c’est-à-dire de le définir: elles-mêmes
par conséquent ne peuvent pas être définies. On ne saurait définir, sans
tourner dans un cercle, les fonctions logiques des jugements en général :
unité et pluralité, affirmation et négation, sujet et prédicat, puisque la
définition devrait être elle-même un jugement, et que par conséquent
elle devrait déjà renfermer ces fonctions. Mais les catégories pures ne
sont rien autre chose que les représentations des choses en général, en
tant que ce qu’il y a de divers dans leur intuition doit être pensé au
moyen de l’une ou de l’autre de ces fonctions logiques : la grandeur est
la détermination qui ne peut être conçue que par un jugement ayant la
quantité (judicium commune) ; la résdité, celle qui ne peut être conçue
que par un jugement aifirmatif ; la substance, ce qui, relativement à l’in-
tuition, doit être le dernier sujet de toutes les autres déterminations.
Quant à savoir quelles sont les choses relativement auxquelles on doit se
servir de telle fonction plutôt que telle autre, c’est ce qui reste ici tout
à fait indéterminé ; par conséquent, sans la condition de l’intuition sen-
sible dont elles contiennent la synthèse, les catégories n’ont aucun rap-
port à im objet. Elles n’en peuvent donc définir aucun, et elles n’ont
donc point par elles-mêmes la valeur de concepts objectifs.
PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 313
résultat de montrer que l’entendement ne peut faire à
priori autre chose que d’anticiper la forme d’une expé-
rience possible en général, et que ce qui n’est pas phé-
nomène ne pouvant être un objet d’expérience, il ne peut
jamais dépasser les bornes de la sensibilité, en dehors
desquelles il n’y a plus pour nous d’objets donnés. Ses
principes sont simplement des principes de l’exposition
des phénomènes, et le titre orgueilleux d’ontologie dont
se pare la science qui prétend donner, dans une doctrine
systématique, des connaissances synthétiques à priori des
choses en général (par exemple le principe de la causalité),
doit faire place au titre modeste d’analytique de l’enten-
dement pur.
La pensée est l’acte qui consiste à rapporter à un objet
irne intuition donnée. Si la nature de cette intuition n’est
donnée d’aucune manière, l’objet est alors simplement trans-
cendental, et le concept de l’entendement n’a qu’un usage
transcendental, c’est-à-dire qu’il n’exprime autre chose que
Punité de la pensée de quelque chose de divers en général.
Au moyen d’une catégorie pure, où l’on fait abstraction de
toute condition de l’intuition sensible, c’est-à-dire de la
seule intuition qui soit possible pour nous, on ne détermine
donc aucun objet, mais on exprime, suivant divers modes^
la pensée d’un objet en général. Il faut encore, pour faire
usage d’un concept, une fonction du jugement : celle par
laquelle un objet lui est subsumé, par conséquent la con-
dition au moins formelle sous laquelle quelque chose peut
être donné dans l’intuition. Si cette condition du juge-
ment (le schème) manque, toute subsomption est impos-
sible, puisque rien n’est plus donné qui puisse être
subsumé sous le concept. L’usage purement transcenden-
tal des catégories n’est donc pas dans le fait un usage.
sa ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
et il n’a point d’objet déterminé, ni même d’objet déter-
minable quant à la forme. H suit de là que la catégorie
pure ne suffit pas non plus à former aucun principe
synthétique à priori, que les principes de l’entendement
pur n’ont qu’un usage empirique §t jamais un usage
transcendental, et que, en dehors du champ de l’expé-
rience possible, il ne peut y avoir de principes synthéti*
ques à priori.
Il peut donc être sage de s’exprimer ainsi : les caté*
gories pures, sans les « conditions formelles de la sensi^
bilité, ont une signification purement transcendentalcr
mais elles n’ont pas d’usage transcendental, cet usage
étant impossible en soi, puisque toutes les conditions
d’un usage quelconque (dans les jugements) leur man-^
quent, à savoir les conditions formelles de la subsomption
de quelque objet possible sous ces concepts. Comme
(à titre de catégories pures) elles ne doivent pas avoir
d’usage empirique, et qu’elles n’en peuvent pas avoir de
transcendental, il suit qu’elles n’ont aucun usage quand
on les isole de toute sensibilité, c’est-à-dire qu’elles ne
peuvent être appliquées à aucun objet possible; elles sont
plutôt la forme pure de l’usage de l’entendement relative-
ment aux objets en général et à la pensée, sans qu’on
puisse par leur seul moyen penser ou déterminer quelque
objet.
n y a cependant ici au fond une illusion qull est dif-
ficile d’éviter (a). Les catégories ne tirent pas leur origine
(a) Ce passage jusqu’à Palinéa qui commence ainsi : Si je retranche
toute pensée, etc., a remplacé dans la seconde édition celui que voici r
■ On appelle phénomènes des manifestations que nous concevons
comme des objets en vertu de l’unité, des catégories. Que si j’admets
des choses qui soient simplement des objets de l’entendement, et qui
PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 315
de ]a sensibilité, comme les formes de VintuUion^ l’espace
et le temps; elles semblent donc autoriser une applica-
tion qui s’étende au delà de tous les objets des sens.
Mais, d’un autre côté, elles ne sont que des formes de la
pourtant paissent être données, en cette qualité, à l’intuition, non pas, il
est yrai, à l’intuition sensible, mais à une sorte d’intuition intellectuelle
(cofom intuitu intéllectuaU)^ ces choses s’appelleraient des noumenes
(ifitelUgiUlia).
On devrait penser que le concept des phénomènes, limité par l’esthé-
tique transcendentale, donne déjà par lui-même la réalité objective des
noumenes, et justifie la divjsion des objets en phénomènes et noumènesy
par conséquent aussi du monde en monde sensible et monde intelligible
(mundtM sensibtjis et intelligihilis)^ en ce sens que la différence ne porte
pas simplement sur la forme logique de la connaissance obscure ou
claire d’une seule et même chose, mais sur la manière dont les objets
peuvent être donnés originairement à notre connaissance et d’après la-
quelle ils se distinguent eux-mêmes essentiellement les uns des autres.
En effet, quand les sens nous représentent simplement quelque chose
tel qu’il apparaît, il faut pourtant que ce quelque chose soit aussi une
chose en soi, l’objet d’une intuition non sensible, c’est-à-dire de l’en-
tendement ; c’est-à-dire qu’il doit y avoir une connaissance possible où
Von. ne trouve plus aucune sensibilité, et qui seule ait une réalité abso-
lument objective, en ce sens que les objets nous seraient représentés
par elle tels quHîs sont, tandis que, au contraire, dans l’usage empi-
rique de notre entendement, les choses ne sont connues que comme elles
apparaissent. Il y aurait donc, outre l’usage empirique des catégories
(lequel est limité aux conditions sensibles) un usage pur et ayant pour-
tant une valeur objective, et nous ne pourrions affirmer ce que nous
avons avancé jusqu’ici, que nos connaissances purement intellectuelles
ne sont en général rien autre chose que des principes servant à l’expo-
sition du phénomène, et qui même ne vont pas à priori au delà de la
possibilité formelle du phénomène : ici en effet s’ouvrirait devant nous
un tout autre champ ; un monde en quelque sorte serait conçu dans l’es-
prit (peut-être même perçu) qui pourrait occuper notre entendement
pur non moins sérieusement que l’autre et même beaucoup plus noble-
ment.
Toutes nos représentations sont dans le fait rapportées à quelque
objet par l’entendement, et comme les phénomènes ne sont rien que
des représentations, l’entendement les rapporte à quelque chose, comme
à un objet de l’intuition sensible ; mais ce quelque chose n’est sous ce
rapport que l’objet transcendental. Or par là il faut entendre quelque
chose zz X, dont noiA ne savons rien du tout et dont en général (d’aprè»
316 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
pensée, exprimant simplement la faculté logique d’unir à
priori dans une conscience les éléments divers donnés
dans l’intuition, et c’est pourquoi, si on leur retire la
seule intuition qui nous soit possible, elles ont encore
la constitiition actaelle de notre entendement) nons ne ponvons rien sa-
voir, mais qai ne fait que servir, comme corrélatif de Fonité de l’aper-
ception, à Tunité des éléments divers dans Pintoition sensible, à cette
nnité an moyen de laquelle l’entendement onit ces éléments en on con-
cept d’objet. Cet objet transcendental ne peut nullement se séparer des
données sensibles, pnisqu’alors il ne resterait plus rien qui servît à le
concevoir. H n’est donc pas un objet de la connaissance en soi, mais
seulement la représentation des phénomènes sous le concept d’un objet
en général déterminable par ce qu’il y a en eux de divers.
C’est précisément pour cette raison que les catégories ne représen-
tent aucun objet particulier, donné à l’entendement seul, mais qu’elles
servent uniquement à déterminer l’objet transcendental (le concept de
quelque chose en général) par ce qui est donné dans la sensibilité, afin
de faire connaître ainsi empiriquement des phénomènes sons des con-
cepts d’objets.
Pour ce qui est de la raison pour laquelle, n’étant pas encore satisfait
du substratum de la sensibilité, on a attribué des noumènes aux phéno-
mènes, voici simplement sur quoi elle repose. La sensibilité ou son
champ, le champ des phénomènes, est limité par l’entendement de telle
sorte qu’il ne s’étend pas aux choses en soi, mais seulement à la ma-
nière dont les choses nous apparaissent en vertu de notre condition
subjective. Tel était le résultat de toute l’esthétique transcende ntale, et
il suit aussi naturellement du concept d’un phénomène en général que
quelque chose lui doit correspondre qui ne soit pas en soi un phéno-
mène, puisque le phénomène n’est rien en soi et qu’il ne peut être en
dehors de notre mode de représentation. Par conséquent, si l’on veut
éviter un cercle perpétuel, le mot phénomène indique déjà une relation
à quelque chose dont, à la vérité, la représentation immédiate est sen-
sible, mais qui doit être quelque chose en soi, même indépendamment
de cette constitution de notre sensibilité (sur laquelle se fonde la forme
de notre intuition), c’est-à-dire un objet indépendant de notre sensi-
bilité.
Or de là résulte le concept d’un noumene, c’est-à-dire un concept
qui n’est nullement positif et qui n’indique pas une connaissance déter-
minée de quelque objet, mais seulement la pensée de quelque chose en
général, abstraction faite de toute forme de l’intuition sensible. Pour
qu’un noumènc signifie un objet véritable, distinct de tous les phéno-
mènes, il ne suffit pas que j »* affranchisse ma pensée de toutes les con-
PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 317
moins de sens que ces formes sensibles pures : par celles-
ci du moins un objet est donné, tandis qu’une manière
propre à notre entendement de lier le divers ne signifie
plus absolument rien si l’on n’y ajoute l’intuition dans
laquelle seule ce divers peut être donné. — Pourtant, quand
nous désignons certains objets sous le nom de phéno-
mènes, d’êtres sensibles (phœnomena), en distinguant la
manière dont nous les percevons de leur nature en soi,
il est déjà dans notre idée d’opposer en quelque sorte à
ces phénomènes ou ces mêmes objets envisagés au point de
vue de cette nature en soi, bien que nous ne les percevions
pas à ce point de vue, ou d’autres choses possibles qui ne
sont nullement des objets de nos sens, et, en les consi-
ditions de l’intuition sensible; il faut encore que je sois fondé à ad-
mettre une autre espèce d’intuition que cette intuition sensible, sous la-
quelle un objet de ce genre puisse être donné ; car autrement ma pen-
sée serait vide, encore qu’elle n’impliquât aucune contradiction. Nous
n’avons pas pu, il est vrai, démontrer plus haut que l’intuition sensible
est la seule intuition possible en général ; nous avons simplement dé-
montré qu’elle est la seule possible pour nous ; mais nous n’avons pas
pu démontrer non plus qu’une autre espèce d’intuition encore est pos-
sible, et, bien que notre pensée puisse faire abstraction de la sensibi-
lité, il s’agit toujours de savoir si ce ne serait pas là une simple forme
d’un concept, ou si après cette séparation il reste encore un objet.
L’objet auquel je rapporte le phénomène en général est l’objet trans-
cendental, c’est-à-dire la pensée tout à fait indéterminée de quelque
chose en général. Cet objet ne peut pas s’appeler noumhne^ car je ne
sais pas ce qu’il est en soi, et je n’en ai aucun concept, sinon celui de
l’objet d’une intuition sensible en général, qui par conséquent est le
même pour tous les phénomènes. Il n’y a point de catégorie qui me le
fasse concevoir, car les catégories ne s’appliquent qu’à l’intuition sen-
sible, qu’elles ramènent à un concept d’objet en général. Un us^ge pur
de la catégorie est, il est vrai, possible, c’est-à-dire sans contradiction ;
mais il n’a aucune valeur objective, puisqu’elle ne se rapporte à aucune
intuition qui puisse en recevoir l’unité d’objet; car la catégorie est une
simple fonction de la pensée par laquelle aucun objet ne m’est donné,
mais par laquelle seulement est pensé ce qui peut être donné dans l’in-
tuition. 9
318 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
dorant ainsi comme des objets simplement conçus par
l’entendement, de les distinguer des premiers par le
nom d’êtres intelligibles (noumena). Or on demande si
les concepts purs de notre entendement ne pourraient
avoir un sens par rapport à ces derniers et e» être une
sorte de connaissance.
Mais il se présente aussitôt ici une équivoque qui
peut occasionner une grave erreur. Quand l’entende-
ment appelle simplement phénomène un objet considéré
sous un rapport, et qu’il se fait en même temps, en dehors de
ce rapport, une représentation d’un objet en soi, il se per-
suade qu’il peut aussi se faire des concepts de ce genre
d’objets, et que, puisqu’il n’en fournit pas d’autres que
les catégories, l’objet, au moins dans ce dernier sens,
doit pouvoir être pensé au moyen de ces concepts purs
de l’entendement. Il est ainsi conduit à prendre le con-
cept entièrement indéterminé d’un être intelligible conçu
comme quelque chose de tout à fait en dehors de notre
sensibilité, pour le concept déterminé d’un être que nous
pourrions connaître de quelque manière par l’entende-
ment.
Si par noumène nous entendons une chose en tant
qu’elle n’est pas un objet de notre intuition sensible, en fai-
sant abstraction de notre manière de la percevoir, cette
chose est alors un noumène dans le sens négatif. Mais
si nous entendons par là Vobjet d’une intuition non sensi-
ble, nous admettons un mode particulier d’intuition, à
savoir l’intuition intellectuelle, mais qui n’est point le
nôtre et dont nous nç pouvons pas même apercevoir la
possibilité; ce serait alors le noumène dans le sens positif.
La théorie de la sensibilité est donc en même temps
celle des noumènes dans le sens négatif, c’est-à-dire de
PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 319
choses que l’entendement doit concevoir en dehors de ce
rapport à notre mode d’intuition, par conséquent comme
choses en soi et non plus simplement comme phénomènes,
mais en comprenant qu’il ne peut faire aucun usage de
ses catégories dans cette manière de les envisager sépa-
rément, puisqu’elles n’ont de sens que par rapport à
l’unité des intuitions dans l’espace et dans le temps, et
qu’elles ne peuvent déterminer à priori cette unité au
moyen des concepts généraux de liaison qu’en vertu de
l’idéalité de l’espace et du temps. Là où ne peut se
trouver cette unité de temps, dans le noumène par consé-
quent, là cesse absolument tout usage et même toute si-
gnification des catégories; car la possibilité des choses
qui doivent répondre aux catégories ne se laisse pas
apercevoir. Je ne puis mieux faire à cet égard que de
renvoyer à ce que j’ai dit au commencement de la remar-
que générale sur le précédent chapitre. On ne saurait dé-
montrer la possibilité d’une chose en disant que le concept
<Ie cette chose n’implique point contradiction; il faut
pour cela s’appuyer sur une intuition qui lui corresponde.
Si donc nous voulions appliquer les catégories à des objets
qui ne sont pas considérés comme phénomènes, il faudrait
que nous leur donnassions pour fondement une autre in-
tuition que l’intuition sensible, et alors l’objet serait un
noumène A^lù^U sens positif , Or comme une telle intuition,
je veux dire l’intuition intellectuelle, est tout à fait en
dehors de notre faculté de connaître, l’usage des caté-
gories ne peut en aucune façon s’étendre au delà des
bornes des objets de l’expérience. Il y a bien sans doute
des êtres intelligibles correspondant aux êtres sensibles,
il peut même y avoir des êtres intelligibles qui n’aient
aucun rapport à notre faculté d’intuition sensible; mais
320 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
nos concepts intellectuels, en tant que simples formes de
la pensée pour notre intuition sensible, ne s’y appliquent
en aucune façon. Ce que nous appelons noumène ne doit
donc être entendu que dans le sens négatif.
Si je retranche d’une connaissance empirique toute
pensée (formée au moyen des catégories), il ne reste au-
cune connaissance d’un objet; car par la simple intuition
rien n’est pensé, et de ce que ma sensibilité est ainsi
affectée, il ne s’ensuit aucun rapport de cette représenta-
tion à quelque objet. Que si au contraire je supprime
toute intuition, il reste encore la forme de la pensée,
c’est-à-dire la manière d’assigner un objet aux éléments
divers d’une intuition possible. Les catégories ont donc
beaucoup plus de portée que l’intuition sensible, puis-
qu’elles pensent des objets en général sans égard à la
manière particulière dont ils peuvent être donnés (par
la sensibilité). Mais elles ne déterminent pas pour cela
une plus grande sphère d’objets, puisqu’on ne saurait
admettre que des objets de ce nouveau genre puissent
nous être donnés, sans présupposer comme possible une
autre espèce d’intuition que l’intuition sensible, ce à quoi
nous ne sommes nullement ‘autorisés.
J’appelle problématique un concept qui ne renferme
pas de contradiction, mais qui, comme limitation de con-
cepts donnés, se rattache à d’autres connaissances dont
la réalité objective ne peut être connue d’aucune façon.
Le concept d’un noumène^ c’est-à-dire d’une chose qui
doit être conçue, non comme objet des sens, mais comme
chose en soi (uniquement par l’entendement pur), n’est
nullement contradictoire ; car on ne peut affirmer que la
sensibilité soit la seule espèce d’intuition possible. En
outre, ce concept est nécessaire pour que l’on n’étende