A propos de William Shakespeare de Victor Hugo

Voici A propos de William Shakespeare du célèbre Victor Hugo

A propos de William Shakespeare
Victor Hugo

William Shakespeare naquit à Stratford−sur−Avon, dans une maison sous les tuiles de laquelle était cachée une profession de foi catholique commençant par ces mots : Moi John Shakespeare. John était le père de William. La maison, située dans la ruelle Henley Street, était humble, la chambre où Shakespeare vint au monde était misérable ; des murs blanchis à la chaux, des solives noires s’entrecoupant en croix, au fond une assez large fenêtre avec de petites vitres où l’on peut lire aujourd’hui, parmi d’autres noms, le nom de Walter Scott.

Ce logis pauvre abritait une famille déchue. Le père de William Shakespeare avait été alderman; son aïeul avait été bailli. Shake−speare signifie secoue−lance ; la famille en avait le blason, un bras tenant une lance , armes parlantes confirmées, dit−on, par la reine Élisabeth en 1595, et visibles, à l’heure où nous écrivons, sur le tombeau de Shakespeare dans l’église de Stratford−sur−Avon. On est peu d’accord sur l’orthographe du mot Shake−speare comme nom de famille, on l’écrit diversement Shakspere, Shakespare, Shakespeare, Shakspeare ; le dix−huitième siècle l’écrivait habituellement Shakespear; le traducteur actuel a adopté l’orthographe Shakespeare, comme la seule exacte, et donne pour cela des raisons sans réplique.

Cette famille Shakespeare avait quelque vice originel, probablement son catholicisme, qui la fit tomber. Peu après la naissance de William, l’alderman Shakespeare n’était plus que le boucher John. William Shakespeare débuta dans un abattoir. A quinze ans, les manches retroussées dans la boucherie de son père, il tuait des moutons et des veaux « avec pompe », dit Aubray. A dix−huit ans il se maria. Entre l’abattoir et le mariage, il fit un quatrain. Ce quatrain, dirigé contre les villages des environs, est son début dans la poésie. Il y déclare que Hillbrough est illustre par ses revenants et Bidford par ses ivrognes. Il fit ce quatrain étant ivre lui−même, à la belle étoile, sous un pommier resté célèbre dans le pays à cause de ce Songe d’une nuit d’été. Dans cette nuit et dans ce songe où il y avait des garçons et des filles, dans cette ivresse et sous ce pommier, il trouva jolie une paysanne, Anne Hathaway. La noce suivit. Il épousa cette Anne Hathaway, plus âgée que lui de huit ans, en eut une fille, puis deux jumeaux fille et garçon, et la quitta ; et cette femme, disparue de toute la vie de Shakespeare, ne revient plus que dans son testament où il lui lègue le moins bon de ses deux lits, « ayant probablement, dit un biographe, employé le meilleur avec d’autres ». Shakespeare, comme La Fontaine, ne fit que traverser le mariage. Sa femme mise de côté, il fut maître d’école, puis clerc chez un procureur, puis braconnier. Ce braconnage a été utile plus tard pour faire dire que Shakespeare a été voleur. Un jour, braconnant, il fut pris dans le parc de sir Thomas Lucy. On le jeta en prison. On lui fit son procès.
Aprement poursuivi, il se sauva à Londres. Il se mit, pour vivre, à garder les chevaux à la porte des théâtres. Plaute avait tourné une meule de moulin. Cette industrie de garder les chevaux aux portes existait encore à Londres au siècle dernier, et cela faisait une sorte de petite tribu ou de corps de métier qu’on nommait les Shakespeare’s boys .

Le Londres du XVIe siècle était déjà une ville démesurée. Cheapside était la grande rue. Saint−Paul, qui est un dôme, était une flèche. La peste était à Londres presque à demeure et chez elle, comme à Constantinople. Il est vrai qu’il n’y avait pas loin de Henri VIII à un sultan. L’incendie, encore comme à Constantinopie, était fréquent à Londres, à cause des quartiers populaires bâtis tout en bois. Il n’y avait dans les rues qu’un carrosse, le carrosse de Sa Majesté. Les moeurs étaient dures et presque farouches. Une grande dame était levée à six heures et couchée à neuf. Lady Geraldine Kildare, chantée par lord Surrey, déjeunait d’une livre de lard et d’un pot de bière. Les reines, femmes de Henri VIII, se tricotaient des mitaines volontiers de bonne grosse laine rouge. Dans ce Londres−là, la duchesse de Suffolk soignait elle−même son poulailler et, troussée à mi−jambe, jetait le grain aux canards dans sa basse−cour. Dîner à midi, c’était dîner tard. Les joies du grand monde étaient d’aller jouer à la main chaude chez lord Leicester. Anne Boleyn y avait joué. Elle s’était agenouillée, les yeux bandés, pour ce jeu, s’essayant, sans le savoir, à la posture de l’échafaud. Cette même Anne Boleyn, destinée au trône, d’où elle devait aller plus loin, était éblouie quand sa mère lui achetait trois chemises de toile, à six pence l’aune, et lui promettait, pour danser au bal du duc de Norfolk, une paire de souliers neufs valant cinq schellings.

Sous Élisabeth, en dépit des puritains très en colère, il y avait à Londres huit troupes de comédiens, ceux de Hewington Butts, la compagnie du comte de Pembroke, les serviteurs de lord Strange, la troupe du lord−chambellan, la troupe du lord−amiral, les associés de Blackfriars, les Enfants de Saint−Paul, et, au premier rang, les Montreurs d’ours. Lord Southampton allait au spectacle tous les soirs. Presque tous les théâtres étaient situés sur le bord de la Tamise, ce qui fit augmenter le nombre des passeurs. Les salles étaient de deux espèces ; les unes, simples cours d’hôtelleries, ouvertes, un tréteau adossé à un mur, pas de plafond, des rangées de bancs posés sur le sol, pour loges les croisées de l’auberge, on y jouait en plein jour et en plein air ; le principal de ces théâtres était le Globe ; les autres, des sortes de halles fermées, éclairées de lampes, on y jouait le soir ; la plus hantée était Blackfriars. Le meilleur acteur de lord Pembroke se nommait Henslowe ; le meilleur acteur de Blackfriars se nommait Burbage. Le Globe était situé sur le Bank Side. Cela résulte d’une note du Stationer’s Hall en date du 26 novembre 1607. His malesty’s servants playing usually at the Globe on the Bank Side . Les décors étaient simples. Deux épées croisées, quelquefois deux lattes, signifiaient une bataille; la chemise par−dessus l’habit signifiait un chevalier ; la jupe de la ménagère des comédiens sur un manche à balai signifiait un palefroi caparaçonné. Un théâtre riche, qui fit faire son inventaire en 1598, possédait « des membres de maures, un dragon, un grand cheval avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siège de Londres et une bouche d’enfer ». Un autre avait « un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles avec la devise ICH DIEN, plus six diables, et le pape sur sa mule ». Un acteur barbouillé de plâtre et immobile signifiait une muraille; s’il écartait les doigts, c’est que la muraille avait des lézardes. Un homme chargé d’un fagot, suivi d’un chien et portant une lanterne, signifiait la lune; la lanterne figurait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scène de clair de lune, devenue fameuse par le Songe d’une nuit d’été, sans se douter que c’est une sinistre indication de Dante. Voir l’Enfer , chant XX. Le vestiaire de ces théâtres, où les comédiens s’habillaient pêle−mêle, était un recoin séparé de la scène par une loque quelconque tendue sur une corde. Le vestiaire de Blackfriars était fermé d’une ancienne tapisserie de corps et métiers représentant l’atelier d’un ferron; par les trous de cette cloison flottante en lambeaux, le public voyait les acteurs se rougir les joues avec de la brique pilée ou se faire des moustaches avec un bouchon brûlé à la chandelle. De temps en temps, par l’entrebâillement de la tapisserie, on voyait passer une face grimée en morisque, épiant si le moment d’entrer en scène était venu, ou le menton glabre d’un comédien jouant les rôles de femme. Glabri histriones , dit Plaute. Dans ces théâtres abondaient les gentilshommes, les écoliers, les soldats et les matelots. On représentait là la tragédie de lord Buckhurst, Gorboduc ou Ferrex et Porrex, la mère Bombic, de Lily, où l’on entendait les moineaux crier « phip phip », le Libertin , imitation du Convivado de piedra qui faisait son tour d’Europe, Felix and Philomena , comédie à la mode, jouée d’abord à Greenwich devant la « Reine Bess », Promos et Cassandra , comédie dédiée par l’auteur George Whetstone à William Fletwood, recorder de Londres, le Tamerlan et le Juif de Malte de Christophe Marlowe, des interludes et des pièces de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Lodge et de Thomas Kid, enfin des comédies gothiques; car, de même que la France a l’Avocat Pathelin , l’Angleterre a l’Aiguille de ma commère Gurton . Tandis que les acteurs gesticulaient et déclamaient, les gentilshommes et les officiers, avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d’or, debout ou accroupis sur le théâtre, tournant le dos, hautains et à leur aise au milieu des comédiens gênés, riaient, criaient, tenaient des brelans, se jetaient les cartes à la tête, ou jouaient au post and pair ; et en bas, dans l’ombre, sur le pavé, parmi les pots de bière et les pipes, on entrevoyait « les puants » (le peuple). Ce fut par ce théâtre−là que Shakespeare entra dans le drame. De gardeur de chevaux il devint pasteur d’hommes.

Tel était le théâtre vers 1580, à Londres, sous « la grande reine » ; il n’était pas beaucoup moins misérable, un siècle plus tard, à Paris, sous « le grand roi »; et Molière, à son début, dut, comme Shakespeare, faire ménage avec d’assez tristes salles. Il y a, dans les archives de la Comédie−Française, un manuscrit inédit de quatre cents pages, relié en parchemin et noué d’une bande de cuir blanc. C’est le journal de Lagrange, camarade de Molière. Lagrange décrit ainsi le théâtre où la troupe de Molière jouait par ordre du sieur de Rataban, surintendant des bâtiments du roi: « … Trois poutres, des charpentes pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine. » Ailleurs, en date du dimanche 15 mars 1671, il dit: « La troupe a résolu de faire un grand plafond qui règne par toute la salle, qui, jusqu’au dit jour 15, n’avait été couverte que d’une grande toile bleue suspendue avec des cordages. » Quant à l’éclairage et au chauffage de cette salle, particulièrement à l’occasion des frais extraordinaires qu’entraîna la Psyché , qui était de Molière et de Corneille, on lit ceci: « Chandelles, trente livres; concierge, à cause du feu, trois livres. » C’étaient là les salles que « le grand règne » mettait à la disposition de Molière. Ces encouragements aux lettres n’appauvrissaient pas Louis XIV au point de le priver du plaisir de donner, par exemple, en une seule fois, deux cent mille livres à Lavardin et deux cent mille livres à d’Épernon; deux cent mille livres, plus le régiment de France, au comte de Médavid; quatre cent mille livres à l’évêque de Noyon, parce que cet évêque était Clermont−Tonnerre, qui est une maison qui a deux brevets de comte et pair de France, un pour Clermont et un pour Tonnerre ; cinq cent mille livres au duc de Vivonne, et sept cent mille livres au duc de Quintin−Lorges, plus huit cent mille livres à Mgr Clément de Bavière, prince−évêque de Liège. Ajoutons qu’il donna mille livres de pension à Molière. On trouve sur le registre de Lagrange, au mois d’avril 1663, cette mention : « Vers le même temps, M. de Molière reçut une pension du roi en qualité de bel esprit, et a été couché sur l’état pour la somme de mille livres. » Plus tard, quand Molière fut mort, et enterré à Saint−Joseph, « aide de la paroisse Saint−Eustache », le roi poussa la protection jusqu’à permettre que sa tombe fût « élevée d’un pied hors de terre ».

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