DE l’usage pur de LA RAISON 365
ce jugement ne découle pas de jugements déjà donnés^
par lesquels un tout autre objet est conçu, et pour cela
je cherche dans l’entendement l’assertion de cette con-
clusion, afin de voir si elle ne rentre pas sous certaines
conditions et sous une règle générale fixée par lui. Si je
trouve la condition que je cherche et que l’objet de la
conclusion se laisse subsumer sous la condition donnée,
cette conclusion est alors tirée d’une règle qui s^appUque
aussi à d’autres objets de la connaissance. Par où l’on voit
que la raison dans le raisonnement cherche à ramener
à un très-petit nombre de principes (de conditions géné-
rales) la grande variété des connaissances de l’entende-
ment et à y opérer ainsi la plus haute unité.
De l’usage par de la raison
Peut-on isoler la raison? c’est-à-dire est-elle une
source propre de concepts et de jugements qui ne vien-
nent que d’elle, et se rapporte-t-elle ainsi à des objets ;
ou bien n’est-elle qu’une faculté subalterne, servant à
imprimer à des connaissances données une certaine
forme, la forme logique, et se bornant à coordonner entre
elles les connaissances de l’entendement ou à ramener
des règles inférieures à des règles plus élevées (dont la
condition renferme dans sa sphère celle des précédentes)^
autant qu’on le peut faire en les comparant entre elles?
Telle est la question dont nous avons à nous occuper
ici préalablement. Dans le fait, la diversité des règles et
l’unité des principes, voilà ce qu’exige la raison pour
mettre l’entendement parfaitement d’accord avec lui-
366 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
même, de même que l’entendement soumet à des con-
cepts la diversité des intuitions et par là les relie entre
elles. Mais un tel principe ne prescrit point de loi aux
objets et il n’explique nullement comment on peut en
général les connaître et les déterminer comme tels ; il
n’est qu’une loi subjective de cette économie dans l’usage
des richesses de notre entendement, qui consiste à en
ramener généralement tous les concepts, par la compa-
raison, au plus petit nombre possible, sans se croire au-
torisé pour cela à exiger des objets mêmes une unité si
bien faite pour la commodité et l’extension de notre en-
tendement et à attribuer à cette maxime une valeur
objective. En un mot, la question est de savoir si la rai-
son en soi, c’est-à-dire la raison pure, contient à priori
des principes et des règles synthétiques, et en quoi con-
sistent ces principes.
Le procédé formel et logique de la raison dans le rai-
sonnement nous fournit déjà une indication suffisante
pour trouver le fondement sur lequel repose le principe
transcendental de cette faculté dans la connaissance syn-
thétique que nous devons à la raison pure.
D^ahord le raisonnement ne consiste pas à ramener
à certaines règles des intuitions (comme fait l’entende-
ment avec ses catégories), mais des concepts et des ju-
gements. Si donc la raison pure se rapporte aussi à des
objets, elle n’a point de rapport immédiat avec eux ou
avec l’intuition que nous en avons, mais seulement avec
l’entendement et ses jugements, lesquels s’appliquent im-
médiatement aux sens et à leur intuition pour en déter-
miner l’objet. L’unité de la raison n’est donc pas celle
d’une expérience possible ; elle est essentiellement dis-
tincte de celle-ci, qui est l’unité de l’entendement. Le
DE l’usage pur de LA RAISON â67
principe qui veut que tout ce qui arrive ait une cause
n’est point du tout connu et prescrit par la raison. Il
rend possible l’unité de l’expérience , et il n’emprunte
rien à la raison, qui, sans ce rapport à une expérience
possible, n’aurait pu avec de simples concepts prescrire
une unité synthétique de ce s^nre.
En second lieu, la raison dans son usage logique
cherche la condition générale de son jugement (de la
conclusion), et le raisonnement n’est lui-même autre
chose qu’un jugement que nous formons en subsumant
sa condition sous une règle générale (la majeure). Or,
comme cette règle doit être soumise à son tour à la
même tentative de la part de la raison, et qu’il faut aussi
chercher (au moyen d’un prosyllogisme) la condition de
la condition, et ainsi de suite aussi loin qu’il est possible
de remonter, on voit que le principe propre de la raison
en général dans son usage logique est de trouver pour
la connaissance conditionnelle de l’entendement l’élément
inconditionnel qui doit en accomplir l’unité.
Mais cette maxime logique ne peut être un principe
de la raison pure, qu’autant qu’on admet qu’avec le con-
ditionnel est donnée aussi (c’est-à-dire contenue dans
l’objet et dans sa liaison) toute la série des conditions
subordonnées, laquelle, par conséquent, est elle-même
inconditionnelle.
Or un tel principe de la raison pure est évidemment
synthétique; car le conditionnel se rapporte bien analy-
tiquement à une condition, mais non pas à l’incondition-
nel, n en doit dériver aussi diverses propositions synthé-
tiques, dont l’entendement pur ne sait rien, puisqu’il n’a
affaire qu’à des objets d’expérience possible, dont la con-
naissance et la synthèse sont toujoms conditionnelles.
368 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
Mais, dès que nous avons réellement atteint l’incondi-
tionnel, nous pouvons l’examiner en particulier dans
toutes les déterminations qui le distinguent de tout con-
ditionnel, et par conséquent il doit donner matière à
plusieurs propositions synthétiques à priori.
Les propositions fondamentales qui dérivent de ce
principe suprême de la raison pure sont transcendantes
par rapport à tous les phénomènes, c’est-à-dire qu’il est
impossible de tirer jamais de ce principe un usage empi-
rique qui lui soit adéquat. Il est donc bien différent de
tous les principes de l’entendement (dont l’usage est par-
faitement immanent^ puisqu’ils n’ont d’autre thème que
la possibilité de l’expérience). Ce principe, que la série
des conditions (dans la synthèse des phénomènes ou même
de la pensée des choses en général) s’élève jusqu’à l’incon-
ditionnel, a-t-il une valeur objective, et quelles sont les
conséquences qui en dérivent relativement à l’usage em-
pirique de l’entendement ? Ou ne serait-il pas plus vrai
de dire qu’il n’y a aucun principe rationnel de ce genre
ayant une valeur objective, mais simplement une pres-
cription logique qui veut qu’en remontant à des condi-
tions toujours plus élevées, nous nous rapprochions de
l’intégrité de ces conditions, et que nous portions ainsi
notre connaissance à la plus haute unité possible pour
nous ? N’est-ce point par l’effet d’un malentendu que nous
prenons ce besoin de la raison pour un principe transcen-
dental de la raison pure, imposant témérairement cette
intégrité absolue à la série des conditions dans les objets
mêmes? Et s’il en est ainsi, quelles sont les fausses in-
terprétations et les illusions qui peuvent se glisser dans
les raisonnements dont la majeure est tirée de la raison
pure (et est peut-être plutôt une pétition qu’un postulat),
DES CONCEPTS DE LÀ RAISON PURE 369
et qui s’élèvent de l’expérience à ses conditions ? Voilà ce
que nous avons à examiner dans la dialectique transcen-
dentale, qu’il s’agit maintenant de dériver de ses sources,
lesquelles sont profondément cachées dans la raison hu-
maine. Nous la diviserons en deux parties principales,
dont la première traitera des concepts transcendants de
la raison pure, et la seconde dé ses raisonnements trans-
cendants et dialectiques.
LIVRE PREMIER
Des concepts de la raison pure
A quelque résultat qu’on puisse arriver sur la possi-
bilité des concepts qui dérivent de la raison pure, ces
concepts ne sont pas seulement réfléchis, mais conclus.
Les concepts de l’entendement sont aussi à priori, c’est-
à-dire antérieurs à l’expérience, qu’ils servent à consti-
tuer; mais ils ne contiennent rien de plus que l’unité de la
réflexion sur les phénomènes, en tant que ceux-ci doivent
nécessairement faire partie d’une connaissance empirique
possible. La connaissance et la détermination d’un objet
ne sont possibles que par eux. Ils fournissent donc la
première matière des conclusions, et il n’y a point avant
eux de concepts à priori des objets, d’où ils puissent être
conclus. Aussi leur réalité objective se fonde-t-elle uni-
quement sur ce que, constituant la forme intellectuelle
de toute expérience, on doit toujours pouvoir en mon-
trer l’application dans l’expérience.
- 24
870 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
Mais l’expression même de concept rationnel * indique
d’avance que ce concept ne se renferme point dans les
limites de l’expérience ; car il désigne une connaissance
dont toute connaissance empirique n’est qu’une partie
(une connaissance qui peut-être représente l’ensemble de
l’expérience possible ou de sa synthèse empirique), et à
laquelle jamais l’expérience réelle n’est parfaitement adé-
quate, bien qu’elle en fasse toujours partie. Les concepts
de la raison servent à comprendre ^, comme ceux de l’en-
tendement à entendre ^ (les perceptions). Eu renfermant
l’inconditionnel, ils désignent une chose sous laquelle
rentre toute expérience, mais qui n’est jamais elle-même
un objet d’expérience ; une chose à laquelle conduit la
raison dans les conclusions qu’elle tire de l’expérience,
et d’après laquelle elle estime et mesure le degré de son
usage empirique, mais qui ne forme jamais un membre
de la synthèse empirique. Si cependant ces concepts ont
une valeur objective, ils peuvent être nommés conceptm
ratiocinaii (concepts rigoureusement conclus) ; dans le cas
contraire, ils ont au moins une apparence subreptice de
conclusion, et peuvent être appelés conceptus ratiocinantes
(concepts sophistiques). Mais, comme ce point ne peut être
décidé que dans le chapitre des raisonnements dialecti-
ques de la raison pure, nous ne saurions encore le prendre
ici en considération. En attendant, de même que nous avons
nommé catégories les concepts purs de l’entendement, nous
désignerons sous un nom nouveau les concepts de la rai-
son pure : nous les appellerons idées transcendentaUs ;
nous allons expliquer et justifier cette dénomination.
‘ Vernunfthegriff. — * Zum Begreifen. — * Zum Verstehen.
DES IDÉES EN GÉNÉRAL 371
PREMIÈRPJ SECTION
Oea lcli(^CB en §fé>iié)ral
Malgré la grande richesse de nos langues, le philo-
sophe se voit souvent embarrassé pour trouver une ex-
pression qui convienne exactement à sa pensée, et faute de
cette expression, il ne peut se rendre intelligible ni aux
autres ni à lui-même. Forger de nouveaux mots est une
prétention à s’ériger en législateur de la langue qui est rare-
ment bien accueillie. Avant d’en venir à ce moyen douteux,
il est plus sage de chercher si quelque langue morte et
savante ne présenterait pas l’idée en question avec l’ex-
pression qui lui convient; et, dans le cas où l’antique
usage de cette expression serait devenu incertain par
la faute de son auteur, il vaut encore mieux s’en servir
en revenant au sens qui lui est propre (dût-on laisser
douteuse la question de savoir si ce sens était bien celui
qu’on lui donnait), que de tout perdre en se rendant inin-
telligible.
Si donc, pour exprimer un certain concept, qu’il im-
porte de distinguer de tout autre concept analogue, il
ne se trouve qu’un seul mot dont l’acception reçue con-
vienne exactement à ce concept, il est sage de ne pas le
prodiguer, ou de ne pas l’employer seulement comme
synonyme pour varier ses expressions, mais de lui con-
server soigneusement sa signification particulière; autre-
ment, l’expression n’ayant pas suffisamment occupé l’at-
tention et se perdant dans une foule d’autres de sens
très-diflférents, il arrive tout naturellement que la pen-
sée, qu’elle aurait pu seule conserver, se perd avec elle.
372 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
PJaton se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit
bien qu’il entendait par là quelque chose qui non-^seule-
ment ne dérive pas des sens, mais dépasse même les
concepts de l’entendement dont s’est occupé Aristote,
puisque l’on ne saurait rien trouver dans l’expérience qui
y corresponde. Les idées sont pour lui les types des
choses mêmes, et non pas de simples clefs pour des ex-
périences possibles, comme les catégories. Dans son opi-
nion, elles dérivent de la raison suprême, d’où elles ont
passé dans la raison humaine ; mais cette dernière se
trouve actuellement déchue de son état primitif, et ce
n’est qu’avec peine qu’au moyen de la réminiscence (qui
s’appelle la philosophie) elle peut rappeler ses anciennes
idées, aujourd’hui fort obscurcies. Je ne veux pas m’en-
gager ici dans une recherche littéraire pour déterminer
le sens que le subhme philosophe attachait à son ex-
pression. Je remarque seulement que, soit dans le lan-
gage ordinaire, soit dans les écrits, il n’est pas rare d’ar-
river par le rapprochement des pensées qu’un auteur a
voulu exprimer sur son objet, à le comprendre mieux
qu’il ne s’est compris lui-même, faute d’avoir suffisam-
ment déterminé son idée et pour avoir été conduit ainsi
à parler ou même à penser contrairement à son but.
Platon voyait très-bien que notre faculté de connaître
sent un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler des
phénomènes pour les lier synthétiquement et les lire
ainsi dans l’expérience, et que notre raison s’élève natu-
rellement à des connaissances trop hautes pour qu’un ob-
jet, donné par l’expérience, puisse jamais y correspondre,
mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont pas
pour cela de pures chimères.
Platon trouvait surtout ses idées dans tout ce qui est
DES IDÉES EN GÉNÉRAL 373
pratique * c est-à-dire dans ce qui repose sur la liberté,
laquelle, de son côté, est soumise à des connaissances
qui sont proprement un produit de la raison. Celui qui
voudrait puiser dans l’expérience les concepts de la vertu,
ou (comme beaucoup Pont fait réellement) donner pour
type à la connaissance ce qui, en tous cas, ne peut servir
que d’exemple ou de moyen imparfait d’explication, celui-
là ferait de la vertu une chose équivoque, variable sui-
vant les temps et les circonstances, et incapable de four-
nir aucune règle. Au contraire chacun s’aperçoit que, si
on lui présente un certain homme comme le modèle de
la vertu, il trouve dans son propre esprit le véritable
original auquel il compare ce prétendu modèle et d’après
lequel il le juge lui-même. Or c’est là l’idée de la vertu ;
et si l’on en peut trouver des exemples dans les objets
possibles de l’expérience (ou des preuves qui montrent
que ce qu’exige le concept de la raison est praticable
dans une certaine mesure), ce n’est pas là qu’il en
faut chercher le type. De ce qu’un homme n’agit jamais
d’une manière adéquate à ce que contient la pure idée
de la vertu, il ne s’en suit nullement que cette idée soit
quelque chose de chimérique. En effet tout jugement sur
la valeur morale ou le manque de valeur morale des ac-
- Il étendait aussi, il est vrai, sa théorie aux connaissances spécula-
tives, pourvu seulement qu’elles fussent pures et données tout à fait à
jpriori, et même aux mathématiques, quoique celles-ci n’aient leur objet
que dans l’expérience possible. Mais je ne puis le suivre en cela, pas
plus que dans la déduction mystique de ces idées ou dans les exagéra-
tions par lesqueUes il tn faisait en quelque sorte des hypostases * ; et
pourtant le langage sublime dont il se servait dans ce cas, est suscep-
tible d’une interprétation plus modérée et conforme à la nature des
•choses.
‘ Dadurch er aie gleichsam hypostasirte.
374 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
tions n’est possible qu’au moyen de cette idée; par con-
séquent elle sert nécessairement de fondement à tout pro-
grès vers la perfection morale, si loin d’ailleurs que nous
en soyons retenus par les obstacles que nous rencontrons
dans la nature humaine et dont il est impossible de dé-
terminer le degré.
La république de Platon est devenue proverbiale
comme exemple frappant d’une perfection imaginaire^
qui ne peut avoir son siège que dans le cerveau d’un
penseur oisif, et Brucker trouve ridicule cette assertion
du philosophe, que jamais un prince ne gouvernera
bien s’il ne participe aux idées. Mais il vaudrait mieux
s’attacher davantage à cette pensée, et (là où cet excellent
homme nous laisse sans secours) faire de nouveaux efforts
pour la mettre en lumière, que de la rejeter comme inu-
tile sous ce très-misérable et très-fâcheux prétexte
qu’elle est impraticable. Une constitution ayant pour
but la liberté humaine la plus grande possible^ en la fon-
dant sur des lois qui permettent à la liberté de chacun
de s’accorder avec celle de tous les autres (je ne parle
pas du plus grand bonheur possible, car il en découlera
naturellement), c’est là au moins une idée nécessaire, qui
doit servir de principe non-seulement au premier plan
d’une constitution politique, mais encore à toutes les lois,
et où il faut d’abord faire abstraction de tous les obsta-
cles actuels, lesquels résultent peut-être bien moins iné-
vitabljement de la nature humaine que du mépris des
vraies idées en matière de législation. En effet il ne peut
rien y avoir de plus préjudiciable et de plus indigne
d’un philosophe que d’en appeler, comme on le fait vul-
gairement, à une expérience soi-disant contraire; car
cette expérience n’aurait jamais existé si l’on avait su
DES IDÉES EN GÉNÉRAL 375
consulter les idées en temps opportun et si, à leur place,
des préjugés grossiers, justement parce qu’ils venaient
de l’expérience, n’avaient pas rendu tout bon dessein inu-
tile. Plus la législation et le gouvernement seraient con-
formes à ces idées, plus les peines deviendraient rares,
et il est tout à fait raisonnable de penser (avec Platon) que,
dans une constitution parfaite, elles ne seraient plus du
tout nécessaires. Quoique cette dernière chose^ne puisse
jamais se réaliser, ce n’en est pas moins une idée juste
que celle qui pose ce maximum comme le type qu’on doit
avoir en vue pour rapprocher toujours davantage la
constitution légale des hommes de la plus grande per-
fection possible. En eflfet personne ne peut et ne doit
déterminer quel est le plus haut degré où doive s’arrê-
ter l’humanité, et par conséquent combien grande est la
distance qui doit nécessairement subsister entre l’idée et
sa réalisation ; car la liberté peut toujours dépasser les
bornes assignées.
Mais ce n’est pas seulement dans les choses où la rai-
son humaine montre une véritable causalité et où les
idées sont des causes efficientes (des actions et de leurs
objets), c’est-à-dire dans les choses morales, c’est aussi
dans la nature même que Platon voit avec raison des
preuves évidentes de cette vérité, que les choses doivent
leur origine à des idées. Une plante, un animal, l’ordon-
nance régulière du monde (sans doute aussi l’ordre en-
tier de la nature) montrent clairement que tout cela n’est
possible que d’après des idées. A la vérité, aucune créa-
ture individuelle, dans les conditions individuelles de son
existence, n’est adéquate à l’idée de la plus grande per-
fection de son espèce (de même que l’homme ne peut
reproduire qu’imparfaitement l’idée de l’humanité, qu’il
876 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
porte dans son âme comme le modèle de ses actions),
mais chacune de ces idées n’en est pas moins déterminée
immuablement et complètement dans l’intelligence su-
prême; elles sont les causes originaires des choses, mais
seul l’ensemble des choses qu’elles relient dans le monde
leur est parfaitement adéquat. A part ce qu’il peut j^
avoir d’exagéré dans l’expression, c’est une tentative
digne de respect et qui mérite d’être imitée, que cet essor
de l’esprit du philosophe pour s’élever de la contempla-
tion de la copie que lui offre l’ordre physique du monde
à cet ordre architectonique qui se règle sur des fins,
c’est-à-dire sur des idées. Mais, pour ce qui est des prin-
cipes de la morale, de la législation et de la religion, où
les idées rendent possible l’expérience elle-même (du
bien), quoiqu’elles n’y puissent jamais être entièrement
exprimées, cette tentative a un mérite tout particulier,
qu’on ne méconnaît que par ce qu’on en juge d’après
ces mêmes règles empiriques qui doivent perdre toute
leur valeur de principes en face des idées. En effet, si,
à l’égard de la nature, c’est l’expérience qui nous donne
la règle et qui est la source de la vérité, à l’égard des
lois morales, c’est l’expérience (hélas!) qui est la mère
de l’apparence, et c’est se tromper grossièrement que de
tirer de ce qui se fait les lois de ce qui doit se faire^ ou
de vouloir les y restreindre.
Mais, au heu de nous livrer à ces considérations qui,
convenablement présentées, font en réalité la vraie gloire
du philosophe, occupons-nous à présent d’un travail beau-
coup moins brillant, mais qui n’est pourtant pas non plus
sans mérite. Il s’agit de déblayer et d’affermir le sol qui
doit porter le majestueux édifice de la morale ; car en le
fouillant avec bonne intention, mais inutilement, pour y
DES IDÉES EN GÉNÉRAL 377
trouver des trésors, la raison y a creusé bien des trous
de taupe qui menacent la solidité de cet édifice.
L’usage transcendental de la raison pure, ses principes
et ses idées, voilà donc ce que nous sommes obligés
de connaître exactement pour pouvoir déterminer
l’influence de la raison pure et en apprécier la valeur.
Cependant, avant de quitter cette introduction, je sup-
plie ceux qui ont la philosophie à cœur (ce qui dit plus
qu’on ne semble le croire ordinairement), je les supplie,
s’ils se trouvent convaincus par ce que je viens de dire
et par ce qui suit, de prendre sous leur protection l’ex-
pression â’iclée ramenée à sou sens primitif, afin qu’on ne
la confonde plus désormais avec les autres expressions
dont on a coutume de se servir pour désigner indis-
tinctement les divers modes de représentation, au grand
préjudice de la science. Il y a pourtant assez d’expres-
sions parfaitement appropriées aux diflerentes espèces de
représentations, pour que nous n’ayons pas besoin, quand
nous voulons exprimer l’une, d’empiéter sur le domaine
d’une autre. En voici une échelle graduée. Le terme gé-
nérique est la représentation ^ en général {rejorœsentatio).
La représentation avec conscience est la perception ^
{perceptio). Une perception qui se rapporte simplement
au sujet, comme modification de son état, est une sen-
sation ^ (sensaiio) ; une perception objective est une con-
naissance ^ {cogniiio). La connaissance à son tour est ou
intuition ^ ou concept * (intuitus vel conceptus). La pre-
mière se rapporte immédiatement à l’objet et elle est
singulière; le second ne s’y rapporte que médiatement, au
‘ Vorstellung. — * Perception est le mot même qie Kant emploie ici.
‘ Empfindung. — * Erkenntnisz. — * Anschauung. — • Begriff.
378 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
moyen d’un signe qui peut être commun à plusieurs
choses. Le concept est ou empirique ou pur; et le con-
cept pur, en tant qu’il a uniquement son origine dans
l’entendement (et non dans une image pure de la sensi-
bilité) s’appelle notion (notio ^). Un concept formé de no-
tions qui dépassent la possibilité de l’expérience est une
idée \ c’est-à-dire un concept rationnel ^. Quand on est
une fois accoutumé à ces distinctions, on ne peut plus
supporter d’entendre appeler idée la représentation de la
couleur rouge; elle n’est môme pas une notion (un con-
cept de l’entendement.)
DEUXIÈiME SECTION
Des idées tranecendentales
L’analytique transcendentale nous a montré comment
la forme purement logique de notre connaissance peut
contenir la source de concepts purs à priori, qui repré-
sentent des objets antérieurement à toute expérience, ou
plutôt qui expriment une unité synthétique sans laquelle
serait impossible toute connaissance empirique des objets.
La forme des jugements (convertie en concept de la syn-
thèse des intuitions) a produit des catégories qui dirigent
tout usage de l’entendement dans l’expérience. Nous pou-
vons espérer de même que la forme des raisonnements^
- Kant donne ici. dans son texte même, l’expression latine que j’ai
mise entre parenthèses. - C’est le mot même dont Kant se sert.
‘ Vermmftbegriff.
DES IDÉES TRANSCENDENTALES 379
appliquée à l’unité synthétique des intuitions suivant la
règle des catégories, contiendra aussi la source de con-
cepts particuliers à priori^ que nous nommerons concepts
purs de la raison ou idées transcendentales^ et qui déter-
mineront d’après des principes l’usage de l’entendement
dans l’ensemble de l’expérience tout entière.
La fonction de la raison dans ses raisonnements ré-
side dans l’universalité de la connaissance par concepts,
et le raisonnement, n’est lui-même qu’un jugement, qui
est déterminé à priori dans toute l’étendue de sa condi-
tion. Cette proposition : Caïus est mortel, je pourrais
aussi la tirer simplement de l’expérience par le moyen
de l’entendement. Mais je cherche un concept contenant
la condition sous laquelle est donné le prédicat (l’asser-
tion en général) de ce jugement (c’est-à-dire ici le con-
cept de l’homme); et, après avoir subsumé sous cette
condition prise dans toute son extension (tous les hommes
sont mortels), je détermine en conséquence la connais-
sance de mon objet (Caïus est mortel).
Nous restreignons donc, dans la conclusion d’un rai-
sonnement, un prédicat à un certain objet, après l’avoir
préalablement conçu, en la majeure, dans toute son ex-
tension sous une certaine condition, et c’est cette entière
extension dans la quantité d’une condition de ce genre-
qui s’appelle V universalité (universalitas), A cette univer-
salité correspond, dans la synthèse des intuitions, la tota-
lité ^ (universitas) des conditions. Le concept rationnel
transcendental n’est donc que celui de la totalité des con-
ditions d’un conditionnel donné. Or, comme seul V incon-
ditionnel rend possible la totalité des conditions, et que
‘ Die Allheit oder Totàlitàt.