VI Problème général de la raison pure.
C’est avoir déjà beaucoup gagné que de pouvoir ra-
mener une foule de recherches sous la formule d’un
UDique problème. Par là, en effet, non-seulement nous
facilitons notre propre travail, en le déterminant avec
précision, mais il devient aisé à quiconque veut le con-
trôler, de juger si nous avons ou non rempli notre des-
sein. Or le véritable problème de la raison pure est
renfermé dans cette question : Comment des jugements
iyrUhétiques à priori sont-ils possibles?
Si la métaphysique est restée jusqu’ici dans un état
d’incertitude et de contradiction, la cause en est simple-
ment que cette question, peut-être même la différence
^es jugements analytiques et des jugements synthétiques,
ne s’est pas présentée plus tôt aux esprits. C’est de la
solution de ce problème ou de l’impossibilité démontrée
«de le résoudre que dépend le salut ou la ruine de la méta-
physique. David Hume est de tous les philosophes celui
^ui s’en est le plus approché, mais il est loin de l’avoir
conçu avec assez de précision et dans toute sa généra-
lité. S’arrêtant uniquement à la proposition synthétique
4e la liaison de l’effet avec sa cause {prindpium causali-
Mis\ il crut pouvoir conclure que ce principe est tout
à fait impossible à priori. Il résulte de son raisonnement
que tout ce qu’on nomme métaphysique n’est qu’une pure
opinion consistant à attribuer à une vue soi-disant ration-
nelle ce qui, en réalité, ne nous est connu que par l’ex-
64 CRITIQUE DE LA RAISON PURE
périence et tire de l’habitude l’apparence de la nécessité.
H n’aurait jamais avancé une pareille assertion, qui dé-
truit toute philosophie pure, s’il avait eu devant les yeux
notre problème dans toute sa généralité ; car il aurait
bien vu que, d’après son raisonnement, il ne pourrait y
avoir non plus de mathématiques pures, puisqu’elles con-
tiennent certainement des propositions synthétiques à
prion, et son bon sens aurait reculé devant cette consé-
quence.
La solution du précédent problème suppose la possi-
bilité d’un usage pur de la raison dans l’établissement et
le développement de toutes les sciences qui contiennent
une connaissance théorétique à priori de certains objets,
c’est-à-dire qu’elle suppose elle-même une réponse à ces-
questions :
Comment les mathématiques pures sont-elles possibles?
Comment la physique pure est-elle possible ?
Puisque ces sciences existent réellement, il est tout
simple que l’on se demande comment elles sont possibles;
car il est prouvé par leur réalité même qu’elles doivent
être possibles *. Mais pour la métaphysique^ comme elle
a toujours suivi jusqu’ici une voie détestable, et comme^
on ne peut dire qu’aucune des tentatives qui ont été faites
jusqu’à présent pour atteindre son but essentiel ait réel-
- On mettra peut-être en doute la réalité de la physique pure ; mais-
pour peu que Pon fasse attention aux diverses propositions qui s’offrent
au début de la physique proprement dite (de la physique empirique>
comme le principe de la permanence de la même quantité de matière,
ou celui de Pinertie, ou celui de Pégalité de Paction et de la réac-,
tion, etc., on se convaincra bientôt que ces propositions constituent une
physica pura (ou rationaUs)^ qui mériterait bien d’être exposée séparé-
ment, comme une science spéciale, dans toute son étendue, si large ou.
si étroite qu’elle soit
INTRODUCTION 65
lement réussi, il est bien permis à chacun de douter de
sa possibilité.
Cependant cette espèce de connaissance peut aussi en un
certain sens être considérée comme donnée, et la métaphy-
sique est bien réelle, sinon à titre de science, du moins à
titre de disposition naturelle ^ {metaphysica naturalis). En-
effet la raison humaine, poussée par ses propres besoins, et
sans que la vanité de beaucoup savoir y soit pour rien, s’é-
lève irrésistiblement jusqu’à ces questions qui ne peuvent
être résolues par aucun usage expérimental de la raison ni
par aucun des principes qui en émanent. C’est ainsi qu’une
sorte de métaphysique se forme réellement chez tous les
hommes, dès que leur raison est assez mûre pour s’élever à
la spéculation ; cette métaphysique-là a toujours existé et
existera toujours. Il y a donc lieu de poser ici cette ques-
tion : comment la métaphysique est-elle possible à titre de
disposition naturelle? c’est-à-dire comment naissent de la
nature de l’intelligence humaine en général ces questions
que la raison pure s’adresse et que ses propres besoins la
poussent à résoudre aussi bien qu’elle le peut ?
Comme dans toutes les tentatives faites jusqu’ici pour
résoudre ces questions naturelles, par exemple celle de
savoir si le monde a eu un commencement ou s’il existe
de toute éternité, on a toujours rencontré d’inévitables
contradictions, on ne saurait se contenter de oette simple
disposition à la métaphysique dont nous venons de parler^
c’est-à-dire se reposer sans examen (1) sur cette seule
faculté de la raison pure qui ne manque pas de produire
une certaine métaphysique (bonne ou mauvaise) ; mais^
- NaPuranlage,
(!) Ces mots sans examen ne sont pas dans le texte, mais ils sont
conformes à la pensée de Eant et la rendent plus claire. J. B.
I. 5
66 CRITIQUE DE LA RAISON PURE
il doit être possible d’arriver, sur les objets des questioi
métaphysiques, à une certitude, soit de connaissance, so
d’ignorance, c’est-à-dire de décider si la raison pui
peut ou ne peut pas porter quelque jugement à lei
égard, et par conséquent d’étendre avec confiance so
domaine, ou de lui fixer des limites précises et sûre
Cette dernière question, qui découle du problème génér;
précédemment posé, revient à celle-ci: comment la méh
physique est-elle possible à titre de science?
La critique de la raison finit donc nécessairement pj
conduire à la science ; au contraire l’usage dogmatique d
la raison sans critique ne conduit qu’à des assertions sai
fondement, auxquelles on en peut opposer d’autres toi
aussi vraisemblables, c’est-à-dire, en un mot, saisce^ticism
Aussi cette science ne peut-elle avoir une étendue bie
effrayante, car elle n’a point à s’occuper des objets de 1
raison, dont la variété est infinie, mais de la raison ell(
même, ou des problèmes qui sortent de son sein et qui li
sont imposés, non par la nature des choses, fort différente
d’elle-même, mais par sa propre nature. Dès qu’elle a ^
pris d’abord à connaître parfaitement sa puissance relat
vement aux objets qui peuvent se présenter à elle dai
l’expérience , il devient alors facile de déterminer d’ut
manière complète et certaine l’étendue et les limites d
l’usage qu’on en peut tenter en dehors de toute expérienc
On peut donc et l’on doit considérer comme no
avenues toutes les tentatives faites jusqu’ici pour cong
tituer dogmatiquement la métaphysique. En effet, i
qu’il y a d’analytique dans telle ou telle doctrine de i
genre, c’est-à-dire la simple décomposition des concep
qui résident à priori dans notre raison ne représente qi
les préliminaires de la métaphysique, et nullement ‘.
INTRODUCTION 67
véritable but de cette science, qui est d’étendre synthé-
tiquement nos connaissances à priori. Elle est impropre
à ce but, puisqu’elle ne fait que montrer ce qui est con-
tenu dans ces concepts, et non pas comment nous y ar-
rivons à priori^ et que, par suite, elle ne nous apprend pas
h, en déterminer la légitime application aux objets de
toute connaissance en général. D n’y a pas besoin d’ail-
leurs de beaucoup d’abnégation pour renoncer à toutes
les prétentions de l’ancienne métaphysique : les contra-
dictions de la raison avec elle même, contradictions qu’il
est impossible de nier et tout aussi impossible d’éviter
dans la méthode dogmatique, l’ont depuis longtemps dis-
créditée. Ce qu’il faudra plutôt, c’est une grande fermeté
pour ne pas se laisser détourner, soit par les difficultés
intérieures, soit par les résistances extérieures, d’une
entreprise qui a pour but de fait fleurir et fructifier, sui-
vant une méthode nouvelle et entièrement opposée à celle
qui a été suivie jusqu’à présent, une science indispensable
à. la raison humaine, une science dont on peut bien couper
tous les rejetons poussés jusqu’ici, mais dont on ne saurait
extirper les racines.
VII
làk et division d’une science spéciale appelée critique de
la raison pure.
De tout cela résulte l’idée d’une science spéciale qui
^M P^ut s’appeler critique de la raison pure (a). En effet, la
\i I (a) La première édition portait : t Qui puisse servir à la critique de
68 CRITIQUE DE LA RAISON PURE
raison est la faculté qui nous fournit les principes de la
connaissance à priori. La raison pure est donc celle qui
contient les principes au moyen desquels nous connais-
sons quelque chose absolument à priori. Un organum de
la raison pure serait un ensemble de tous les principes
d’après lesquels toutes les connaissances pures àpri&ri
peuvent être acquises et réellement constituées. Une ap-
plication détaillée de cet organum fournirait un système
de la raison pure. Mais, comme ce serait beaucoup de-
mander que d’exiger un tel système, et comme c’est en-
core une question de savoir si, en général, une extension
de notre raison est possible ici, et dans quels cas elle est
possible, nous pouvons regarder comme la propédeutiqite
du système de la raison pure une science qui se bornerait
à examiner cette faculté, ses sources et ses limites. Cette
science ne devrait pas porter le nom de doctrine, mais
de critique de la raison pure. Son utilité, au point de
9
vue de la spéculation, ne serait réellement que négative:
elle ne servirait pas à étendre notre raison, mais à l’é-
clairer et à la préserver de toute erreur, ce qui est déjà
beaucoup. J’appelle transcendentalé toute connaissance
qui ne porte point en général sur les objets, mais sur
notre manière de les connaître, en*tant que cela est pos-
sible à priori. Un système de concepts de ce genre serait
une philosophie transcendentalé. Mais ce serait encore
la raison pure, > et à cette première phrase elle ajoutait les suivantes,
qui ont disparu dans la seconde édition : c Toute connaissance où ne se
mêle rien d’étranger s’appelle ‘pure. Mais, en particulier, une connais-
sance est dite absolument pure, quand aucune expérience ou aucune
sensation ne s’y mêle, et que, par conséquent, elle est possible tout à
fait à priori. Or la raison est la faculté »
INTRODUCTION 69
trop pour commencer. En effet, une pareille science de-,
yant embrasser à là fois toute la connaissance analytique
^t toute la connaissance synthétique à priori^ serait beau-
<îoup trop étendue pour le but que nous nous proposons,
puisque nous n’avons besoin de pousser notre analyse
qu’autant qu’elle est indispensablement nécessaire pour
reconnaître les principes de la synthèse à priori^ la seule
«hose dont nous ayons à nous occuper. Telle est notre
unique recherche, et elle ne mérite pas proprement le
nom de doctrine, mais celui seulement de critique trans-
cendentale, puisqu’elle n’a pas pour but d’étendre
nos connaissances, mais de les rectifier et de nous fournir
une pierre de touche qui nous permette de reconnaître
la valeur ou l’illégitimité de toutes les connaissances à
friori. Cette critique sert donc à préparer, s’il y a lieu,
un organum, ou au moins, à défaut de cet organum, un
canon, d’après lequel, en tous cas, pourrait être exposé
plus tard, tant analytiquement que synthétiquement, le
système complet de la philosophie de la raison pure, que
ce système consiste à en étendre ou seulement à en li-
miter la connaissance. Car, que ce système soit possible,
et même qu’il ne soit pas tellement vaste qu’on ne puisse
espérer de le construire entièrement, c’est ce qu’il est
aisé de reconnaître d’avance en remarquant qu’il n’a pas
pour objet la nature des choses, qui est inépuisable, mais
l’entendement, qui juge de la nature des choses, et en-
<;ore l’entendement considéré au point de vue de la con-
naissance à priori. Les richesses qu’il renferme ne sau-
raient nous demeurer cachées, puisque nous n’avons pas
besoin de les chercher hors de nous; et, selon toute ap-
parence, elles sont assez peu étendues pour que nous
puissions les embrasser tout entières et les apprécier à
70 CRITIQUE DE LA RAISON PURE
leur juste valeur. Il ne faut pas non plus (a) chercher
ici une critique des livres et des systèmes de la raison
pure, mais celle de la faculté même de la raison pure.
Il n’y a que cette critique qui puisse nous fournir une
pierre de touche infaillible pour apprécier la valeur des
ouvrages philosophiques, anciens çt modernes; autre-
ment l’historien et le critique, dépourvus de toute auto-
rité, ne font qu’opposer aux vaines assertions des autres
des assertions qui ne sont pas moins vaines.
La philosophie transcendentale (J) est l’idée d’une
science dont la critique de la raison pure doit esquisser
tout le plan d’une façon architectonique, c’est-à-dire par
principes, de manière à nous assurer pleinement de la
perfection et de la solidité de toutes les pièces qui doivent
composer l’édifice. Elle est le système de tous les prin-
cipes de la raison pure(^). Si la critique ne porte pas
déjà elle-même le titre de philosophie transcendentale,
cela vient simplement de ce que, pour être un système
complet, il lui faudrait renfermer aussi une analyse
détaillée de toute la connaissance humaine à priori. Or
notre critique est sans doute tenue de mettre elle-taême
sous les yeux du lecteur un dénombrement complet de-
tous les concepts fondamentaux qui constituent cette^
connaissance pure; mais elle s’abstient avec raison d^
soumettre ces concepts mêmes à une analyse détaillée, ou
de faire une revue complète de tous ceux qui en dérivent.
D’une part, en effet, cette analyse, qui est loin de pré-
(a) Tout le reste de cet alinéa est une addition de la seconde édition.
(b) C’est ici que, dans la première édition, commençait la seconde
partie de l’Introduction, sous ce titre : Division de la philosophie trans-
cendentaîe.
(c) Addition de la seconde édition.
INTRODUCTION 71
seDter la difficulté de la synthèse, détournerait la critique
de son but, qui n’est autre que cette synthèse même ;
et, d’autre part, il serait contraire à l’unité du plan de
s’engager à offrir tout entières une analyse et une déduc-
tion qui ne sont point du tout nécessaires relativement au
but qu’on se propose. Cette perfection dans l’analyse des
concepts à prwri primitifs, ainsi que dans le recensement
de tous ceux qui peuvent ensuite en dériver, est d’ailleurs
chose facile à obtenir, pourvu qu’ils aient été d’abord
exposés en détail à titre de principes de la synthèse,
et que rien ne manque par rapport à ce but essentiel.
Tout ce qui constitue la philosophie transcendentale
appartient donc à la critique de la raison pure, et cette
critique représente l’idée complète de la philosophie
transcendentale, mais non pas cette science même. Elle
ne s’avance en eflfet dans l’analyse qu’autant qu’il est
nécessaire pour juger parfaitement la connaissance syn-
thétique à priori.
Le principal soin à prendre dans la division d’une
pareille science, c’est de n’admettre aucun concept qui
contienne quelque élément empirique, ou de faire en sorte
que la connaissance à priori soit parfaitement pure. C’est
pourquoi, bien que les principes suprêmes de la moralité
et les concepts fondamentaux de cet ordre de connais-
sances soient à priori, ils n’appai’tiennent cependant pas
à la philosophie transcendentale ; car, si les concepts du
plaisir et de la peine, des désirs et des inclinatioûs, etc.,
qui tous sont d’origine empirique, ne servent point de
- fondement à leurs prescriptions, du moins entrent-ils né-
cessairement avec eux dans l’exposition du système de
la moralité pure, soit comme obstacles que le concept du
devoir ordonne de surmonter, soit comme penchants qu’il
72 CRITIQUE DE LA RAISON PURE
- défend de prendre pour mobiles {a). La philosophie trans-
cendentale n’est donc que celle de la raison pure spécu-
lative. Ett eflfet, tout ce qui est pratique, en tant qu’il
s’appuie sur des mobiles, se rapporte à des sentiments
dont les sources sont empiriques.
Si l’on veut diviser cette science d’après le point de
vue universel d’un système en général, elle devra con-
tenir V une théorie élémentaire^ de la raison pure, et
2″ » une méthodologie^ à.^ cette même raison. Chacune de
ces parties capitales a nécessairement ses subdivisions,
mais il n’est pas besoin d’en exposer ici les principes. Il
suffit, ce semble, dans une Introduction, de remarquer
qu’il y a deux souches de la connaissance humaine, qui
viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue
de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement, la pre-
mière par laquelle les objets nous sont donnés^ la seconde
par laquelle ils sont pensés. La sensibilité appartient à la
philosophie transcendentale, en tant qu’elle contient des
représentations à priori^ qui constituent la condition sous
laquelle des objets nous sont donnés. La théorie trans-
cendentale de la sensibilité doit former la première partie
de la science élémentaire, puisque les conditions sous
lesquelles seules les objets de la connaissance sont don-
nés, précèdent nécessairement celles sous lesquelles ils
sont pensés.
(a) Il y avait simplement dans la première édition : « Car les concepts
du plaisir et de la peine, des désirs et des inclinations, de Parbitre, etc.,
qui tous sont d’origine empirique, y sont nécessairement présupposés. >
‘ EUmentarUhre, Théorie des éléments. — ‘ Methoderilehre, Théorie
de la méthode.