De l’esprit des Lois – Montesquieu

LIVRE HUITIÈME de l’Esprit des Lois, Montesquieu:

De la corruption des principes des trois gouvernements CHAPITRE PREMIER Idée générale de ce livre

La corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle des principes.

CHAPITRE II De la corruption du principe de la démocratie

Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats : on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n’ont plus de poids : on n’a donc plus d’égards pour les sénateurs, et par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas du respect pour les vieillards, on n’en aura pas non plus pour les pères : les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres pas plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage : la gêne du commandement fatiguera, comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves, n’auront de soumission pour

personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu. On voit dans le Banquet de Xénophon une peinture bien naïve d’une république où le peuple a abusé de l’égalité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi il est content de lui. « Je suis content de moi, dit Charmidès, à cause de ma pauvreté. Quand j’étais riche, j’étais obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j’étais plus en état de recevoir du mal d’eux que de leur en faire ; la république me demandait toujours quelque nouvelle somme ; je ne pouvais m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité ; personne ne me menace, je menace les autres ; je puis m’en aller ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs places, et me cèdent le pas. Je suis un roi, j’étais un esclave ; je « payais un tribut à la république, aujourd’hui elle me nourrit ; je ne crains plus de perdre, j’espère d’acquérir. » Le peuple tombe dans ce malheur lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne. La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics ; et, comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusements du luxe. Mais, avec sa paresse et son luxe, il n’y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui. Il ne faudra pas s’étonner si l’on voit les suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au peuple sans retirer encore plus de lui ; mais, pour retirer de lui, il faut renverser l’État. Plus il paraîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable : un seul tyran s’élève ; et le peuple perd tout, jusqu’aux avantages de sa corruption. La démocratie a donc deux excès à éviter : l’esprit d’inégalité, qui la mène à l’aristocratie ou au gouvernement d’un seul ; et l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, comme le despotisme d’un seul finit par la conquête.

Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C’est qu’ils s’étaient plus attachés à l’éloquence qu’à l’art militaire ; outre qu’il y avait dans le cœur de tous les Grecs une haine implacable contre ceux qui renversaient le gouvernement républicain : ce qui fait que l’anarchie dégénéra en anéantissement, au lieu de se changer en tyrannie. Mais Syracuse, qui se trouva placée au milieu d’un grand nombre de petites oligarchies changées en tyrannie ; Syracuse, qui avait un sénat dont il n’est presque jamais fait mention dans l’histoire, essuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville, toujours dans la licence ou dans l’oppression, également travaillée par sa liberté et par sa servitude, recevant toujours l’une et l’autre comme une tempête, et, malgré sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangère, avait dans son sein un peuple immense, qui n’eut jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran ou de l’être lui-même.

CHAPITRE III De l’esprit d’égalité extrême

Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d’égalité l’est-il de l’esprit d’égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que tout le monde commande ou que personne ne soit commandé, mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à n’avoir point de maîtres, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres. Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité ; mais ils n’y sauraient rester. La société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois. Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l’est pas, que dans la première on n’est égal que comme citoyen, et que dans l’autre on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître. La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême qu’auprès de la servitude.

CHAPITRE IV Cause particulière de la corruption du peuple Les grands succès, surtout ceux auxquels le peuple contribue beaucoup, lui donnent un tel orgueil qu’il n’est plus possible de le conduire. Jaloux des magistrats, il le devient de la magistrature ; ennemi de ceux qui gouvernent, il l’est bientôt de la constitution. C’est ainsi que la victoire de Salamine sur les Perses corrompit la république d’Athènes ; c’est ainsi que la défaite des Athéniens perdit la république de Syracuse. Celle de Marseille n’éprouva jamais ces grands passages de l’abaissement à la grandeur : aussi se gouverna-t-elle toujours avec sagesse ; aussi conserva-t-elle ses principes.

CHAPITRE V De la corruption du principe de l’aristocratie L’aristocratie se corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient

arbitraire : il ne peut y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent ni dans ceux qui sont gouvernés. Quand les familles régnantes observent les lois, c’est une monarchie qui a plusieurs monarques, et qui est très bonne par sa nature ; presque tous ces monarques sont liés par les lois. Mais quand elles ne les observent pas, c’est un État despotique qui a plusieurs despotes. Dans ce cas, la république ne subsiste qu’à l’égard des nobles, et entre eux seulement. Elle est dans le corps qui gouverne, et l’État despotique est dans le corps qui est gouverné : ce qui fait les doux corps du monde les plus désunis. L’extrême corruption est lorsque les nobles deviennent héréditaires ; ils ne peuvent plus guère avoir de modération. S’ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand, mais leur sûreté diminue ; s’ils sont en plus grand nombre, leur pouvoir est moindre, et leur sûreté plus grande : en sorte que le pouvoir va croissant, et la sûreté diminuant, jusqu’au despote, sur la tête duquel est l’excès du pouvoir et du danger. Le grand nombre des nobles dans l’aristocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent ; mais comme il y aura peu

de vertu, on tombera dans un esprit de nonchalance, de paresse, d’abandon, qui fera que l’État n’aura plus de force ni de ressort. Une aristocratie peut maintenir la force de son principe, si les lois sont telles qu’elles fassent plus sentir aux nobles les périls et les fatigues du commandement que ses délices, et si l’État est dans une telle situation qu’il ait quelque chose à redouter, et que la sûreté vienne du dedans, et l’incertitude du dehors. Comme une certaine confiance fait la gloire et la sûreté d’une monarchie, il faut au contraire qu’une république redoute quelque chose. La crainte des Perses maintint les lois chez les Grecs. Carthage et Rome s’intimidèrent l’une l’autre, et s’affermirent. Chose singulière ! plus ces États ont de sûreté, plus, comme des eaux trop tranquilles, ils sont sujets à se corrompre.

CHAPITRE VI De la corruption du principe de la monarchie Comme les démocraties se perdent lorsque le peuple dépouille le

sénat, les magistrats et les juges de leurs fonctions, les monarchies se corrompent lorsqu’on ôte peu à peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes. Dans le premier cas, on va au despotisme de tous ; dans l’autre, au despotisme d’un seul. « Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Soüi, dit un auteur chinois, c’est qu’au lieu de se borner, comme les anciens, à une inspection générale, seule digne du souverain, les princes « voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes. » L’auteur chinois nous donne ici la cause de la corruption de presque toutes les monarchies. La monarchie se perd lorsqu’un prince croit qu’il montre plus sa puissance en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant ; lorsqu’il ôte les fonctions naturelles des uns pour les donner arbitrairement à d’autres ; et lorsqu’il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés. La monarchie se perd lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne.

Enfin elle se perd lorsqu’un prince méconnaît son autorité, sa situation, l’amour de ses peuples, et lorsqu’il ne sent pas bien qu’un monarque doit se juger en sûreté, comme un despote doit se croire en péril.

CHAPITRE VII Continuation du même sujet

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque les premières dignités sont les marques de la première servitude ; lorsqu’on ôte aux grands le respect des peuples, et qu’on les rend de vils instruments du pouvoir arbitraire. Il se corrompt encore plus lorsque l’honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l’on peut être à la fois couvert d’infamie et de dignités. Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en sévérité ; lorsqu’il met, comme les empereurs romains, une tête de Méduse sur sa poitrine ; lorsqu’il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisait donner à ses statues. Le principe de la monarchie se corrompt lorsque des âmes singulièrement lâches tirent vanité de la grandeur que pourrait avoir leur servitude, et qu’elles croient que ce qui fait que l’on doit tout au prince fait que l’on ne doit rien à sa patrie. Mais, s’il est vrai (ce que l’on a vu dans tous les temps) qu’à mesure que le pouvoir du monarque devient immense sa sûreté diminue, corrompre ce pouvoir jusqu’à le faire changer de nature, n’est-ce pas un crime de lèse-majesté contre lui ?

CHAPITRE VIII Danger de la corruption du principe du gouvernement monarchique

L’inconvénient n’est pas lorsque l’État passe d’un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, comme de la république à la

monarchie, ou de la monarchie à la république ; mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme. La plupart des peuples d’Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir, si, par une grande conquête, le despotisme s’établissait à un certain point, il n’y aurait pas de mœurs ni de climat qui tinssent ; et, dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres.

CHAPITRE IX

Combien la noblesse est portée à défendre le trône La noblesse anglaise s’ensevelit avec Charles Ier sous les débris du trône ; et, avant cela, lorsque Philippe II fit entendre aux oreilles des Français le mot de liberté, la couronne fut toujours soutenue par cette noblesse qui tient à honneur d’obéir à un roi, mais qui regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple. On a vu la maison d’Autriche travailler sans relâche à opprimer la noblesse hongroise. Elle ignorait de quel prix elle lui serait quelque jour. Elle cherchait chez ces peuples de l’argent qui n’y était pas ; elle ne voyait pas des hommes qui y étaient. Lorsque tant de princes partageaient entre eux ses États, toutes les pièces de sa monarchie, immobiles et sans action, tombaient, pour ainsi dire, les unes sur les autres ; il n’y avait de vie que dans cette noblesse qui s’indigna, oublia tout pour combattre, et crut qu’il était de sa gloire de périr et de pardonner

CHAPITRE X De la corruption du principe du gouvernement despotique

Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce qu’il est corrompu par sa nature. Les autres gouvernements périssent, parce que des accidents particuliers en violent le principe : celui-ci périt par son vice intérieur, lorsque quelques causes

accidentelles n’empêchent point son principe de se corrompre. Il ne se maintient donc que quand des circonstances, tirées du climat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple, le forcent à suivre quelque ordre, et à souffrir quelque règle. Ces choses forcent sa nature sans la changer : sa férocité reste ; elle est pour quelque temps apprivoisée.

CHAPITRE XI Effets naturels de la bonté et de la corruption des principes Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus,

les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre l’État ; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l’effet des bonnes : la force du principe entraîne tout. Les Crétois, pour tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, employaient un moyen bien singulier : c’était celui de l’insurrection. Une partie des citoyens se soulevait, mettait en fuite les magistrats, et les obligeait de rentrer dans la condition privée. Cela était censé fait en conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissait la sédition pour empêcher l’abus du pouvoir, semblait devoir renverser quelque république que ce fût. Elle ne détruisit pas celle de Crète ; voici pourquoi : Lorsque les anciens voulaient parler d’un peuple qui avait le plus grand amour pour la patrie, ils citaient les Crétois. La patrie, disait Platon, nom si tendre aux Crétois ! Ils l’appelaient d’un nom qui exprime l’amour d’une mère pour ses enfants, Or l’amour de la patrie corrige tout. Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvénients qui en résultent font bien voir que le seul peuple de Crète était en état d’employer avec succès un pareil remède. Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gouvernement. « Ce furent les Lacédémoniens et les Crétois, dit Platon, qui ouvrirent ces académies fameuses qui leur firent tenir dans le monde un rang si distingué. La pudeur s’alarma d’abord ; mais elle céda à l’utilité

publique. » Du temps de Platon, ces institutions étaient admirables ; elles se rapportaient à un grand objet, qui était l’art militaire. Mais lorsque les Grecs n’eurent plus de vertu, elles détruisirent l’art militaire même : on ne descendit plus sur l’arène pour se former, mais pour se corrompre. Plutarque nous dit que de son temps les Romains pensaient que ces jeux avaient été la principale cause de la servitude où étaient tombés les Grecs. C’était, au contraire, la servitude des Grecs qui avait corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque, les parcs où l’on combattait à nu et les jeux de la lutte rendaient les jeunes gens lâches, les portaient à un amour infâme, et n’en faisaient que des baladins ; mais du temps d’Épaminondas l’exercice de la lutte faisait gagner aux Thébains la bataille de Leuctres. Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l’État n’a point perdu ses principes ; et, comme disait Épicure en parlant des richesses : « Ce n’est point la liqueur qui est corrompue, c’est le vase. »

CHAPITRE XII Continuation sur le même sujet

On prenait à Rome les juges dans l’ordre des sénateurs. Les Gracques transportèrent cette prérogative aux chevaliers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers ; Sylla aux sénateurs seuls ; Cotta, aux sénateurs, aux chevaliers et aux trésoriers de l’épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers et de centurions. Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent qu’en ôtant la corruption, et en rappelant les principes : toute autre correction est, ou inutile, ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugements purent être sans abus entre les mains des sénateurs ; mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu’on transportât les jugements, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l’épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, à quelque autre corps que ce fût, on était toujours mal. Les chevaliers n’avaient pas plus de vertu que

les sénateurs, les trésoriers de l’épargne pas plus que les chevaliers, et ceux-ci aussi peu que les centurions. Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu’il aurait part aux magistratures patriciennes, il était naturel de penser que ses flatteurs allaient être les arbitres du gouvernement. Non : l’on vit ce peuple qui rendait les magistratures communes aux plébéiens élire toujours des patriciens. Parce qu’il était vertueux, il était magnanime ; parce qu’il était libre, il dédaignait le pouvoir. Mais lorsqu’il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagements ; jusqu’à ce qu’enfin, devenu son propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la liberté, pour tomber dans la faiblesse de la licence.

CHAPITRE XIII Effet du serment chez un peuple vertueux Il n’y a point eu de peuple, dit Tite-Live, où la dissolution se soit

plus tard introduite que chez les Romains, et où la modération et la pauvreté aient été plus longtemps honorées. Le serment eut tant de force chez ce peuple que rien ne l’attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l’observer ce qu’il n’aurait jamais fait pour la gloire ni pour la patrie. Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une armée dans la ville contre les Èques et les Volsques, les tribuns s’y opposèrent. « Eh bien, dit-il, que tous ceux qui ont fait serment au consul de « l’année précédente marchent sous mes enseignes. » En vain les tribuns s’écrièrent-ils qu’on n’était plus lié par ce serment ; que, quand on l’avait fait, Quintius était un homme privé, le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêlaient de le conduire ; il n’écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns. Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-Sacré, il se sentit retenir par le serment qu’il avait fait aux consuls de les suivre à la guerre. Il forma le dessein de les tuer : on lui fit entendre que le serment n’en subsisterait pas moins. On peut juger de l’idée qu’il avait de la violation du serment, par le crime qu’il voulait commettre. Après la bataille de Cannes, le peuple, effrayé, voulut se retirer en Sicile ; Scipion lui fit jurer qu’il resterait à Rome : la crainte de violer

leur serment surmonta toute autre crainte. Rome était un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête : la religion et les mœurs.

CHAPITRE XIV Comment le plus petit changement dans la constitution entraîne la ruine des principes Aristote nous parle de la république de Cartilage comme d’une

république très bien réglée. Polybe nous dit qu’à la seconde guerre punique il y avait à Carthage cet inconvénient, que le sénat avait perdu presque toute son autorité. Tite-Live nous apprend que lorsqu’Annibal retourna à Carthage, il trouva que les magistrats et les principaux citoyens détournaient à leur profit les revenus publics et abusaient de leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba donc avec l’autorité du sénat ; tout coula du même principe. On connaît les prodiges de la censure chez les Romains. Il y eut un temps où elle devint pesante ; mais on la soutint, parce qu’il y avait plus de luxe que de corruption. Claudius l’affaiblit ; et, par cet affaiblissement, la corruption devint encore plus grande que le luxe ; et la censure s’abolit, pour ainsi dire, d’elle-même. Troublée, demandée, reprise, quittée, elle fut entièrement interrompue jusqu’au temps où elle devint inutile, je veux dire les règnes d’Auguste et de Claude.

CHAPITRE XV Moyens très efficaces pour la conservation des trois principes

Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu’on aura lu les quatre chapitres suivants.

CHAPITRE XVI Propriétés distinctives de la république

Il est de la nature d’une république qu’elle n’ait qu’un petit territoire ; sans cela elle ne peut guère subsister. Dans une grande

république, il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits : il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d’un citoyen ; les intérêts se particularisent ; un homme sent d’abord qu’il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa patrie ; et bientôt, qu’il peut être seul grand sur les ruines de sa patrie. Dans une grande république, le bien commun est sacrifié à mille considérations : il est subordonné à des exceptions ; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen ; les abus y sont moins étendus, et par conséquent moins protégés. Ce qui fit subsister si longtemps Lacédémone, c’est qu’après toutes ses guerres elle resta toujours avec son territoire. Le seul but de Lacédémone était la liberté ; le seul avantage de sa liberté, c’était la gloire. Ce fut l’esprit des républiques grecques de se contenter de leurs terres comme de leurs lois. Athènes prit de l’ambition, et en donna à Lacédémone ; mais ce fut plutôt pour commander à des peuples libres que pour gouverner des esclaves ; plutôt pour être la tête de l’union que pour la rompre. Tout fut perdu lorsqu’une monarchie s’éleva : gouvernement dont l’esprit est plus tourné vers l’agrandissement. Sans des circonstances particulières, il est difficile que tout autre gouvernement que le républicain puisse subsister dans une seule ville. Un prince d’un si petit État chercherait naturellement à opprimer, parce qu’il aurait une grande puissance, et peu de moyens pour en jouir ou pour la faire respecter : il foulerait donc beaucoup ses peuples. D’un autre côté, un tel prince serait aisément opprimé par une force étrangère, ou même par une force domestique : le peuple pourrait à tous les instants s’assembler et se réunir contre lui. Or, quand un prince d’une ville est chassé de sa ville, le procès est fini : s’il a plusieurs villes, le procès n’est que commencé.

CHAPITRE XVII Propriétés distinctives de la monarchie

Un État monarchique doit être d’une grandeur médiocre. S’il était petit, il se formerait en république ; s’il était fort étendu, les principaux

de l’État, grands par eux-mêmes, n’étant point sous les yeux du prince, ayant leur cour hors de sa cour, assurés d’ailleurs contre les exécutions promptes par les lois et par les mœurs, pourraient cesser d’obéir ; ils ne craindraient pas une punition trop lente et trop éloignée. Aussi Charlemagne eut-il à peine fondé son empire qu’il fallut le diviser : soit que les gouverneurs des provinces n’obéissent pas, soit que, pour les faire mieux obéir, il fût nécessaire de partager l’empire en plusieurs royaumes. Après la mort d’Alexandre, son empire fut partagé. Comment ces grands de Grèce et de Macédoine, libres, ou du moins chefs des conquérants répandus dans cette vaste conquête, auraient-ils pu obéir ? Après la mort d’Attila, son empire fut dissous : tant de rois, qui n’étaient plus contenus, ne pouvaient point reprendre des chaînes. Le prompt établissement du pouvoir sans bornes est le remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution : nouveau malheur après celui de l’agrandissement. Les fleuves courent se mêler dans la mer : les monarchies vont se perdre dans le despotisme.

CHAPITRE XVIII Que la monarchie d’Espagne était dans un cas particulier

Qu’on ne cite point l’exemple de l’Espagne : elle prouve plutôt ce que je dis. Pour garder l’Amérique, elle fit ce que le despotisme même ne fait pas : elle en détruisit les habitants. Il fallut, pour conserver sa colonie qu’elle la tint dans la dépendance de sa subsistance même. Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas ; et sitôt qu’elle l’eut abandonné, ses embarras augmentèrent. D’un côté, les Wallons ne voulaient pas être gouvernés par les Espagnols ; et de l’autre, les soldats espagnols ne voulaient pas obéir aux officiers wallons. Elle ne se maintint dans l’Italie qu’à force de l’enrichir et de se ruiner ; car ceux qui auraient voulu se défaire du roi d’Espagne n’étaient pas, pour cela, d’humeur à renoncer à son argent.

CHAPITRE XIX Propriétés distinctives du gouvernement despotique Un grand empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont envoyées ; que la crainte empêche la négligence du gouverneur ou du magistrat éloigné ; que la loi soit dans une seule tête ; et qu’elle change sans cesse, comme les accidents, qui se multiplient toujours dans l’État à proportion de sa grandeur.

CHAPITRE XX Conséquence des chapitres précédents

Que si la propriété naturelle des petits États est d’être gouvernés en république, celle des médiocres d’être soumis à un monarque, celle des grands empires d’être dominés par un despote, il suit que, pour conserver les principes du gouvernement établi, il faut maintenir l’État dans la grandeur qu’il avait déjà ; et que cet État changera d’esprit à mesure qu’on rétrécira ou qu’on étendra ses limites.

CHAPITRE XXI De l’empire de la Chine Avant de finir ce livre, je répondrai à une objection qu’on peut faire

sur tout ce que j’ai dit jusqu’ici. Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine comme d’un gouvernement admirable qui môle ensemble, dans son principe, la crainte, l’honneur et la vertu. J’ai donc posé une distinction vaine lorsque j’ai établi les principes des trois gouvernements. J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton. De plus, il s’en faut beaucoup que nos commerçants nous donnent l’idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages des mandarins. Je prends encore à témoin le grand homme milord Anson.

D’ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que l’empereur fit faire à des princes du sang néophytes, qui lui avaient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, et des injures faites à la nature humaine, avec règle, c’est-à-dire de sang-froid. Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du même P. Parennin, sur le gouvernement de la Chine. Après des questions et des réponses très sensées, le merveilleux s’est évanoui. Ne pourrait-il pas se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d’ordre ; qu’ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d’un seul, par lequel ils sont gouvernés eux- mêmes, et qu’ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes ; parce que, n’y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu’ils peuvent tout faire que de persuader aux peuples qu’ils peuvent tout souffrir ? Enfin il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu’il devrait l’être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges. Le climat de la Chine est tel, qu’il favorise prodigieusement la propagation de l’espèce humaine. Les femmes y sont d’une fécondité si grande que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n’y arrête point le progrès de la propagation. Le prince n’y peut pas dire, comme Pharaon : « Opprimons-les avec sagesse ». Il serait plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n’eût qu’une tête. Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, et triomphera de la tyrannie. La Chine, comme tous les pays où croit le riz, est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre. Il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs : la plupart sont d’abord exterminées ; d’autres se grossissent, et sont exterminées encore. Mais dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône.

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d’abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que dans d’autres pays on revient si difficilement des abus, c’est qu’ils n’y ont pas des effets sensibles : le prince n’y est pas averti d’une manière prompte et éclatante, comme il l’est à la Chine. Il ne sentira point, comme nos princes, que, s’il gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci : il saura que si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire et la vie. Comme, malgré les expositions d’enfants, le peuple augmente toujours à la Chine, il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : cela demande une grande attention de la part du gouvernement. Il est à tous les instants intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d’être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu’un gouvernement domestique. Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme ; mais ce qui est joint avec le despotisme n’a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s’enchaîner : il s’arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore. La Chine est donc un État despotique dont le principe est la crainte. Peut-être que dans les premières dynasties l’empire n’étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit. Mais aujourd’hui cela n’est pas.

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