LIVRE ONZIÈME de l’Esprit des Lois, Montesquieu:
Des lois qui forment la liberté politique, dans son rapport avec la constitution CHAPITRE PREMIER Idée généraleJe distingue les lois qui forment la liberté politique, dans son rapport avec la constitution, d’avec celles qui la forment dans son rapport avec
le citoyen. Les premières seront le sujet de ce livre-ci ; je traiterai des secondes dans le livre suivant.
CHAPITRE IIDiverses significations données au mot de liberté Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l’ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avaient donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui à qui ils devaient obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, et de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilège de n’être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois. Certain peuple a longtemps pris la liberté pour l’usage de porter une longue barbe. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du gouvernement républicain l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l’ont placée dans la monarchie. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations ; et comme, dans une république, on n’a pas toujours devant les yeux, et d’une manière si présente, les instruments des maux dont on se plaint, et que même les lois paraissent y parler plus et les exécuteurs de la loi y parler moins, on la place ordinairement dans les républiques, et on l’a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple paraît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.
CHAPITRE III Ce que c’est que la libertéIl est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu’il veut ; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.
CHAPITRE IV Continuation du même sujet La démocratie et l’aristocratie ne sont point des États libres par leurnature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les États modérés : elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir ; mais c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.
CHAPITRE V De l’objet des États divers Quoique tous les États aient en général un même objet, quiest de se maintenir, chaque État en a pourtant un qui lui est particulier. L’agrandissement était l’objet de Rome ; la guerre, celui de Lacédémone ; la religion, celui des lois judaïques ; le commerce, celui de Marseille ; la tranquillité publique, celui de la Chine ; la navigation, celui des lois des Rhodiens ; la liberté naturelle, l’objet de la police des sauvages ; en général, les délices du prince, celui des États despotiques ; sa gloire et celle de l’État, celui des monarchies ; l’indépendance de chaque particulier est l’objet des lois de Pologne, et ce qui en résulte, l’oppression de tous.
Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S’ils sont tous bons, la liberté y paraîtra comme dans un miroir. Pour découvrir la liberté politique dans la constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l’a trouvée, pourquoi la chercher ?
CHAPITRE VI De la constitution d’Angleterre Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissancelégislative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger ; et l’autre, simplement la puissance exécutrice de l’État. La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.
Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. Dans la plupart des royaumes d’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme. Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi violents que le gouvernement des Turcs : témoin les inquisiteurs d’État, et le tronc où tout délateur peut, à tous les moments, jeter avec un billet son accusation. Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces républiques. Le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’État par ses volontés générales ; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières. Toute la puissance y est une ; et, quoiqu’il n’y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince despotique, on le sent à chaque instant. Aussi les princes qui ont voulu se rendre despotiques ont- ils toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures ; et plusieurs rois d’Europe, toutes les grandes charges de leur État. Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques d’Italie ne répond pas précisément au despotisme de l’Asie. La multitude des magistrats adoucit quelquefois la magistrature ; tous les nobles ne concourent pas toujours aux mêmes desseins : on y forme divers tribunaux qui se tempèrent. Ainsi, à Venise, le grand conseil a la législation ; le pregadi, l’exécution ; les quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est que ces tribunaux différents sont formés par des magistrats du même corps ; ce qui ne fait guère qu’une même puissance.
La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple, dans certains temps de l’année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert. De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un certain état, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n’a point continuellement des juges devant les yeux ; et l’on craint la magistrature, et non pas les magistrats. Il faut même que dans les grandes accusations le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges ; ou, du moins, qu’il en puisse récuser un si grand nombre que ceux qui restent soient censés être de son choix. Les deux autres pouvoirs pourraient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps permanents, parce qu’ils ne s’exercent sur aucun particulier, n’étant, l’un, que la volonté générale de l’État, et l’autre, que l’exécution de cette volonté générale. Mais, si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugements doivent l’être à un tel point qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi. S’ils étaient une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société sans savoir précisément les engagements que l’on y contracte. Il faut même que les juges soient de la condition de l’accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence. Si la puissance législative laisse à l’exécutrice le droit d’emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n’y a plus de liberté, à moins qu’ils ne soient arrêtés pour répondre sans délai à une accusation que la loi a rendue capitale ; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu’ils ne sont soumis qu’à la puissance de la loi. Mais si la puissance législative se croyait en danger par quelque conjuration secrète contre l’État, ou quelque intelligence avec les ennemis du dehors, elle pourrait, pour un temps court et limité, permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects, qui ne perdraient leur liberté pour un temps que pour la conserver pour toujours.
Et c’est le seul moyen conforme à la raison de suppléer à la tyrannique magistrature des éphores, et aux inquisiteurs d’État de Venise, qui sont aussi despotiques. Comme dans un État libre tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative ; mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par lui-même. L’on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes, et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation, mais il convient que dans chaque lieu principal les habitants se choisissent un représentant. Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre : ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie. Il n’est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les diètes d’Allemagne. Il est vrai que de cette manière la parole des députés serait plus l’expression de la voix de la nation ; mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres ; et, dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice. Quand les députés, dit très bien M. Sidney, représentent un corps de peuple comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis : c’est autre chose lorsqu’ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre. Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant, excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse qu’ils sont réputés n’avoir point de volonté propre. Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution ; chose dont il est entièrement
incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants ; ce qui est très à sa portée. Car, s’il y a peu de gens qui connaissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir en général si celui qu’il choisit est plus éclairé que la plupart des autres. Le corps représentant ne doit pas être choisi non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu’il ne ferait pas bien, mais pour faire des lois, ou pour voir si l’on a bien exécuté celles qu’il a faites, chose qu’il peut très bien faire, et qu’il n’y a même que lui qui puisse bien faire. Il y a toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs ; mais s’ils étaient confondus parmi le peuple, et s’ils n’y avaient qu’une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage, et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux. La part qu’ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages qu’ils ont dans l’État : ce qui arrivera s’ils forment un corps qui ait droit d’arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d’arrêter les leurs. Ainsi la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles, et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part et des vues et des intérêts séparés. Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n’en reste que deux ; et, comme elles ont besoin d’une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à produire cet effet. Le corps des nobles doit être héréditaire. Il l’est premièrement par sa nature ; et d’ailleurs il faut qu’il ait un très grand intérêt à conserver ses prérogatives, odieuses par elles-mêmes, et qui, dans un État libre, doivent toujours être en danger. Mais, comme une puissance héréditaire pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut que dans les choses où l’on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la levée de l’argent, elle n’ait de part à la législation que par sa faculté d’empêcher, et non par sa faculté de statuer. J’appelle faculté de statuer le droit d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre. J’appelle faculté d’empêcher
le droit de rendre nulle une résolution prise par quelque autre : ce qui était la puissance des tribuns de Rome. Et quoique celui qui a la faculté d’empêcher puisse avoir aussi le droit d’approuver, pour lors cette approbation n’est autre chose qu’une déclaration qu’il ne fait point d’usage de sa faculté d’empêcher, et dérive de cette faculté. La puissance exécutrice doit être entre les mains d’un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d’une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs ; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative est souvent mieux ordonné par plusieurs que par un seul. Que s’il n’y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies ; les mêmes personnes ayant quelquefois et pouvant toujours avoir part à l’une et à l’autre. Si le corps législatif était un temps considérable sans être assemblé, il n’y aurait plus de liberté. Car il arriverait de deux choses l’une : ou qu’il n’y aurait plus de résolution législative, et l’État tomberait dans l’anarchie ; ou que ces résolutions seraient prises par la puissance exécutrice, et elle deviendrait absolue. Il serait inutile que le corps législatif fût toujours assemblé. Cela serait incommode pour les représentants, et d’ailleurs occuperait trop la puissance exécutrice, qui ne penserait point à exécuter, mais à défendre ses prérogatives et le droit qu’elle a d’exécuter. De plus, si le corps législatif était continuellement assemblé, il pourrait arriver que l’on ne ferait que suppléer de nouveaux députés à la place de ceux qui mourraient ; et dans ce cas, si le corps était une fois corrompu, le mal serait sans remède. Lorsque divers corps législatifs se succèdent les uns aux autres, le peuple, qui a mauvaise opinion du corps législatif actuel, porte avec raison ses espérances sur celui qui viendra après ; mais, si c’était toujours le même corps, le peuple, le voyant une fois corrompu, n’espérerait plus rien de ses lois : il deviendrait furieux, ou tomberait dans l’indolence. Le corps législatif ne doit point s’assembler lui-même : car un corps n’est censé avoir de volonté que lorsqu’il est assemblé ; et, s’il ne s’assemblait pas unanimement, on ne saurait dire quelle partie serait véritablement le corps législatif ; celle qui serait assemblée, ou celle qui
ne le serait pas. Que s’il avait droit de se proroger lui-même, il pourrait arriver qu’il ne se prorogerait jamais ; ce qui serait dangereux dans le cas où il voudrait attenter contre la puissance exécutrice. D’ailleurs, il y a des temps plus convenables les uns que les autres pour l’assemblée du corps législatif : il faut donc que ce soit la puissance exécutrice qui règle le temps de la tenue et de la durée de ces assemblées, par rapport aux circonstances qu’elle connaît. Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté d’arrêter la puissance exécutrice ; car l’exécution ayant ses limites par sa nature, il est inutile de la borner ; outre que la puissance exécutrice s’exerce toujours sur des choses momentanées. Et la puissance des tribuns de Rome était vicieuse, en ce qu’elle arrêtait non seulement la législation, mais même l’exécution : ce qui causait de grands maux. Mais si, dans un État libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d’arrêter la puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d’examiner de quelle manière les lois qu’elle a faites ont été exécutées ; et c’est l’avantage qu’ace gouvernement sur celui de Crète et de Lacédémone, où les cosmes et les éphores ne rendaient point compte de leur administration. Mais, quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit point avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu’étant nécessaire à l’État pour que le corps législatif n’y devienne pas tyrannique, dès le moment qu’il serait accusé ou jugé, il n’y aurait plus de liberté. Dans ces cas l’État ne serait point une monarchie, mais une république non libre. Mais comme celui qui exécute ne peut rien exécuter mal sans avoir des conseillers méchants et qui haïssent les lois comme ministres, quoiqu’elles les favorisent comme hommes, ceux-ci peuvent être recherchés et punis. Et c’est l’avantage de ce gouvernement sur celui de Gnide, où la loi ne permettant point d’appeler en jugement les amymones, même après leur administration,
le peuple ne pouvait jamais se faire rendre raison des injustices qu’on lui avait faites. Quoique en général la puissance de juger ne doive être unie à aucune partie de la législative, cela est sujet à trois exceptions fondées sur l’intérêt particulier de celui qui doit être jugé. Les grands sont toujours exposés à l’envie ; et, s’ils étaient jugés par le peuple, ils pourraient être en danger, et ne jouiraient pas du privilège qu’a le moindre des citoyens dans un État libre, d’être jugé par ses pairs. Il faut donc que les nobles soient appelés, non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation, mais devant cette partie du corps législatif qui est composée de nobles. Il pourrait arriver que la loi, qui est en même temps clairvoyante et aveugle, serait, en de certains cas, trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. C’est donc la partie du corps législatif que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l’est encore dans celle-ci ; c’est à son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi même, en prononçant moins rigoureusement qu’elle. Il pourrait encore arriver que quelque citoyen, dans les affaires publiques, violerait les droits du peuple, et ferait des crimes que les magistrats établis ne sauraient ou ne voudraient pas punir. Mais, en général, la puissance législative ne peut pas juger ; et elle le peut encore moins dans ce cas particulier, où elle représente la partie intéressée, qui est le peuple. Elle ne peut donc être qu’accusatrice. Mais devant qui accusera-t-elle ? Ira-t-elle s’abaisser devant les tribunaux de la loi, qui lui sont inférieurs, et d’ailleurs composés de gens qui, étant peuple comme elle, seraient entraînés par l’autorité d’un si grand accusateur ? Non : il faut, pour conserver la dignité du peuple et la sûreté du particulier, que la partie législative du peuple accuse devant la partie législative des nobles, laquelle n’a ni les mêmes intérêts qu’elle ni les mêmes passions. C’est l’avantage qu’a ce gouvernement sur la plupart des républiques anciennes, où il y avait cet abus, que le peuple était en même temps juge et accusateur. La puissance exécutrice, comme nous avons dit, doit prendre part à la législation par sa faculté d’empêcher ; sans quoi, elle sera bientôt
dépouillée de ses prérogatives. Mais si la puissance législative prend part à l’exécution, la puissance exécutrice sera également perdue. Si le monarque prenait part à la législation par la faculté de statuer, il n’y aurait plus de liberté. Mais comme il faut pourtant qu’il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu’il y prenne part par la faculté d’empêcher. Ce qui fut cause que le gouvernement changea à Rome, c’est que le sénat, qui avait une partie de la puissance exécutrice, et les magistrats qui avaient l’autre, n’avaient pas, comme le peuple, la faculté d’empêcher. Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative. Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais, comme par le mouvement nécessaire des choses elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert. La puissance exécutrice ne faisant partie de la législative que par sa faculté d’empêcher, elle ne saurait entrer dans le débat des affaires. Il n’est pas même nécessaire qu’elle propose, parce que, pouvant toujours désapprouver les résolutions, elle peut rejeter les décisions des propositions qu’elle aurait voulu qu’on n’eût pas faites. Dans quelques républiques anciennes, où le peuple en corps avait le débat des affaires, il était naturel que la puissance exécutrice les proposât et les débattit avec lui ; sans quoi, il y aurait eu, dans les résolutions, une confusion étrange. Si la puissance exécutrice statue sur la levée des deniers publics autrement que par son consentement, il n’y aura plus de liberté, parce qu’elle deviendra législative dans le point le plus important de la législation. Si la puissance législative statue, non pas d’année en année, mais pour toujours, sur la levée des deniers publics, elle court risque de perdre sa liberté, parce que la puissance exécutrice ne dépendra plus d’elle, et quand on tient un pareil droit pour toujours, il est assez indifférent qu’on le tienne de soi ou d’un autre. Il en est de même si
elle statue, non pas d’année en année, mais pour toujours, sur les forces de terre et de mer qu’elle doit confier à la puissance exécutrice. Pour que celui qui exécute ne puisse pas opprimer, il faut que les armées qu’on lui confie soient peuple, et aient le même esprit que le peuple, comme cela fut à Rome jusqu’au temps de Marius. Et, pour que cela soit ainsi, il n’y a que deux moyens : ou que ceux que l’on emploie dans l’armée aient assez de bien pour répondre de leur conduite aux autres citoyens, et qu’ils ne soient enrôlés que pour un an, comme il se pratiquait à Rome ; ou, si on a un corps de troupes permanent, et où les soldats soient une des plus viles parties de la nation, il faut que la puissance législative puisse le casser sitôt qu’elle le désire ; que les soldats habitent avec les citoyens, et qu’il n’y ait ni camp séparé, ni casernes, ni places de guerre. L’armée étant une fois établie, elle ne doit point dépendre immédiatement du corps législatif, mais de la puissance exécutrice ; et cela par la nature de la chose, son fait consistant plus en action qu’en délibération. Il est dans la manière de penser des hommes que l’on fasse plus de cas du courage que de la timidité, de l’activité que de la prudence, de la force que des conseils. L’armée méprisera toujours un sénat, et respectera ses officiers. Elle ne fera point cas des ordres qui lui seront envoyés de la part d’un corps composé de gens qu’elle croira timides, et indignes par là de lui commander. Ainsi, sitôt que l’armée dépendra uniquement du corps législatif, le gouvernement deviendra militaire. Et si le contraire est jamais arrivé, c’est l’effet de quelques circonstances extraordinaires ; c’est que l’armée y est toujours séparée ; c’est qu’elle est composée de plusieurs corps qui dépendent chacun de leur province particulière ; c’est que les villes capitales sont des places excellentes, qui se défendent par leur situation seule, où il n’y a point de troupes. La Hollande est encore plus en sûreté que Venise : elle submergerait les troupes révoltées, elle les ferait mourir de faim. Elles ne sont point dans les villes qui pourraient leur donner la subsistance ; cette subsistance est donc précaire. Que si, dans le cas où l’armée est gouvernée par le corps législatif, des circonstances particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire, on tombera dans d’autres inconvénients : de deux choses
l’une : ou il faudra que l’armée détruise le gouvernement, ou que le gouvernement affaiblisse l’armée. Et cet affaiblissement aura une cause bien fatale : il naîtra de la faiblesse même du gouvernement. Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglais ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois. Comme toutes les choses humaines ont une fin, l’État dont nous parlons perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. Il périra lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l’exécutrice. Ce n’est point à moi à examiner si les Anglais jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffit de dire qu’elle est établie par leurs lois, et je n’en cherche pas davantage. Je ne prétends point par là ravaler les autres gouvernements, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modérée. Comment dirais-je cela, moi qui crois que l’excès même de la raison n’est pas toujours désirable, et que les hommes s’accommodent presque toujours mieux des milieux que des extrémités ? Harrington, dans son Oceana, a aussi examiné quel était le plus haut point de liberté où la constitution d’un État peut être portée. Mais on peut dire de lui qu’il n’a cherché cette liberté qu’après l’avoir méconnue et qu’il a bâti Chalcédoine ayant le rivage de Byzance devant les yeux.
CHAPITRE VII Des monarchies que nous connaissonsLes monarchies que nous connaissons n’ont pas, comme celle dont nous venons de parler, la liberté pour leur objet direct ; elles ne tendent qu’à la gloire des citoyens, de l’État et du prince. Mais de cette gloire il résulte un esprit de liberté qui, dans ces États, peut faire d’aussi grandes choses, et peut-être contribuer autant au bonheur que la liberté même.
Les trois pouvoirs n’y sont point distribués et fondus sur le modèle de la constitution dont nous avons parlé. Ils ont chacun une distribution particulière, selon laquelle ils approchent plus ou moins de la liberté politique ; et s’ils n’en approchaient pas, la monarchie dégénérerait en despotisme.
CHAPITRE VIII Pourquoi les anciens n’avaient pas une idée bien claire de la monarchie Les anciens ne connaissaient point le gouvernement fondé sur uncorps de noblesse, et encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentants d’une nation. Les républiques de Grèce et d’Italie étaient des villes qui avaient chacune leur gouvernement, et qui assemblaient leurs citoyens dans leurs murailles. Avant que les Romains eussent englouti toutes les républiques, il n’y avait presque point de roi nulle part, en Italie, Gaule, Espagne, Allemagne : tout cela était de petits peuples ou de petites républiques ; l’Afrique même était soumise à une grande ; l’Asie Mineure était occupée par les colonies grecques. Il n’y avait donc point d’exemple de députés de villes, ni d’assemblées d’État : il fallait aller jusqu’en Perse pour trouver le gouvernement d’un seul. Il est vrai qu’il y avait des républiques fédératives ; plusieurs villes envoyaient des députés à une assemblée. Mais je dis qu’il n’y avait point de monarchie sur ce modèle-là. Voici comment se forma le premier plan des monarchies que nous connaissons. Les nations germaniques qui conquirent l’empire romain étaient, comme l’on sait, très libres. On n’a qu’à voir là- dessus Tacite, Sur les Mœurs des Germains. Les conquérants se répandirent dans le pays ; ils habitaient les campagnes, et peu les villes. Quand ils étaient en Germanie, toute la nation pouvait s’assembler. Lorsqu’ils furent dispersés dans la conquête, ils ne le purent plus. Il fallait pourtant que la nation délibérât sur ses affaires, comme elle avait fait avant la conquête : elle le fit par des représentants. Voilà l’origine du gouvernement gothique parmi nous. Il fut d’abord mêlé de l’aristocratie et de la monarchie. Il avait cet inconvénient que le
bas peuple y était esclave : c’était un bon gouvernement qui avait en soi la capacité de devenir meilleur. La coutume vint d’accorder des lettres d’affranchissement ; et bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l’Europe dans le temps qu’il y subsista. Et il est admirable que la corruption du gouvernement d’un peuple conquérant ait formé la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer.
CHAPITRE IX Manière de penser d’AristoteL’embarras d’Aristote paraît visiblement quand il traite de la monarchie. Il en établit cinq espèces : il ne les distingue pas par la forme de la constitution, mais par des choses d’accident, comme les vertus ou les vices du prince ; ou par des choses étrangères, comme l’usurpation de la tyrannie, ou la succession de la tyrannie. Aristote met au rang des monarchies et l’empire des Perses et le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que l’un était un État despotique, et l’autre une république ? Les anciens, qui ne connaissaient pas la distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d’un seul, ne pouvaient se faire une idée juste de la monarchie.
CHAPITRE X Manière de penser des autres politiquesPour tempérer le gouvernement d’un seul, Arribas, roi d’Épire, n’imagina qu’une république. Les Molosses, ne sachant comment borner le même pouvoir, firent deux rois : par là on affaiblissait l’État plus que le commandement ; on voulait des rivaux, et on avait des ennemis. Deux rois n’étaient tolérables qu’à Lacédémone : ils n’y formaient pas la constitution, mais ils étaient une partie de la constitution.
CHAPITRE XI Des rois des temps héroïques chez les Grecs Chez les Grecs, dans les temps héroïques, il s’établit une espèce de monarchie qui ne subsista pas. Ceux qui avaient inventé des arts, fait la guerre pour le peuple, assemblé des hommes dispersés, ou qui leur avaient donné des terres, obtenaient le royaume pour eux et le transmettaient à leurs enfants. Ils étaient rois, prêtres et juges. C’est une des cinq espèces de monarchies dont nous parle Aristote ; et c’est la seule qui puisse réveiller l’idée de la constitution monarchique. Mais le plan de cette constitution est opposé à celui de nos monarchies d’aujourd’hui. Les trois pouvoirs y étaient distribués de manière que le peuple y avait la puissance législative ; et le roi la puissance exécutrice, avec la puissance de juger ; au lieu que, dans les monarchies que nous connaissons, le prince a la puissance exécutrice et la législative, ou du moins une partie de la législative ; mais il ne juge pas. Dans le gouvernement des rois des temps héroïques les trois pouvoirs étaient mal distribués. Ces monarchies ne pouvaient subsister ; car, dès que le peuple avait la législation, il pouvait, au moindre caprice, anéantir la royauté, comme il fit partout. Chez un peuple libre, et qui avait le pouvoir législatif ; chez un peuple renfermé dans une ville, où tout ce qu’il y a d’odieux devient plus odieux encore, le chef-d’œuvre de la législation est de savoir bien placer la puissance de juger. Mais elle ne le pouvait être plus mal que dans les mains de celui qui avait déjà la puissance exécutrice. Dès ce moment le monarque devenait terrible. Mais en même temps, comme il n’avait pas la législation, il ne pouvait pas se défendre contre la législation ; il avait trop de pouvoir, et il n’en avait pas assez. On n’avait pas encore découvert que la vraie fonction du prince était d’établir des juges, et non pas de juger lui-même. La politique contraire rendit le gouvernement d’un seul insupportable. Tous ces rois furent chassés. Les Grecs n’imaginèrent point la vraie distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d’un seul ; ils ne l’imaginèrent que dans le gouvernement de plusieurs, et ils appelèrent cette sorte de constitution, police.
CHAPITRE XII Du gouvernement des rois de Rome, et comment les pouvoirs y furent distribués Le gouvernement des rois de Rome avait quelque rapport à celui des rois des temps héroïques chez les Grecs. Il tomba, comme les autres, par son vice général, quoique en lui-même et dans sa nature particulière il fût très bon. Pour faire connaître ce gouvernement, je distinguerai celui des cinq premiers rois, celui de Servius Tullius, et celui de Tarquin. La couronne était élective, et sous les cinq premiers rois, le sénat out la plus grande part à l’élection. Après la mort du roi, le sénat examinait si l’on garderait la forme du gouvernement qui était établie. S’il jugeait à propos de la garder, il nommait un magistrat, tiré de son corps, qui élisait un roi : le sénat devait approuver l’élection ; le peuple, la confirmer ; les auspices, la garantir. Si une de ces trois conditions manquait, il fallait faire une autre élection. La constitution était monarchique, aristocratique et populaire ; et telle fut l’harmonie du pouvoir qu’on ne vit ni jalousie ni dispute dans les premiers règnes. Le roi commandait les armées, et avait l’intendance des sacrifices ; il avait la puissance de juger les affaires civiles et criminelles ; il convoquait le sénat ; il assemblait le peuple ; il lui portait de certaines affaires, et réglait les autres avec le sénat. Le sénat avait une grande autorité. Les rois prenaient souvent des sénateurs pour juger avec eux ; ils ne portaient point d’affaires au peuple qu’elles n’eussent été délibérées dans le sénat. Le peuple avait le droit d’élire les magistrats, de consentir aux nouvelles lois, et, lorsque le roi le permettait, celui de déclarer la guerre et de faire la paix. Il n’avait point la puissance de juger. Quand Tullus Hostilius renvoya le jugement d’Horace au peuple, il eut des raisons particulières, que l’on trouve dans Denys d’Halicarnasse. La constitution changea sous Servius Tullius. Le sénat n’eut point de part à son élection : il se fit proclamer par le peuple. Il se dépouilla des jugements civils, et ne se réserva que les criminels ; il porta directement au peuple toutes les affaires : il le soulagea des taxes, et en
mit tout le fardeau sur les patriciens. Ainsi à mesure qu’il affaiblissait la puissance royale et l’autorité du sénat, il augmentait le pouvoir du peuple. Tarquin ne se fit élire ni par le sénat ni par le peuple. Il regarda Servius Tullius comme un usurpateur, et prit la couronne comme un droit héréditaire ; il extermina la plupart des sénateurs ; il ne consulta plus ceux qui restaient, et ne les appela pas même à ses jugements. Sa puissance augmenta ; mais ce qu’il y avait d’odieux dans cette puissance devint plus odieux encore : il usurpa le pouvoir du peuple ; il fit des lois sans lui ; il en fit même contre lui. Il aurait réuni les trois pouvoirs dans sa personne ; mais le peuple se souvint un moment qu’il était législateur, et Tarquin ne fut plus7.
CHAPITRE XIII Réflexions générales sur l’état de Rome après l’expulsion des roisOn ne peut jamais quitter les Romains ; c’est ainsi qu’encore aujourd’hui, dans leur capitale, on laisse les nouveaux palais pour aller chercher des ruines ; c’est ainsi que l’œil qui s’est reposé sur l’émail des prairies aime à voir les rochers et les montagnes. Les familles patriciennes avaient eu, de tout temps, de grandes prérogatives. Ces distinctions, grandes sous les rois, devinrent bien plus importantes après leur expulsion. Cela causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les abaisser. Les contestations frappaient sur la constitution sans affaiblir le gouvernement : car, pourvu que les magistratures conservassent leur autorité, il était assez indifférent de quelle famille étaient les magistrats. Une monarchie élective, comme était Rome, suppose nécessairement un corps aristocratique puissant qui la soutienne ; sans quoi elle se change d’abord en tyrannie ou en État populaire : mais un État populaire n’a pas besoin de cette distinction des familles pour se maintenir. C’est ce qui lit que les patriciens, qui étaient des parties nécessaires de la constitution du temps des rois, en devinrent une partie superflue du temps des consuls : le peuple put les abaisser sans se détruire lui-même, et changer la constitution sans la corrompre.
Quand Servius Tullius eut avili les patriciens, Rome dut tomber des mains des rois dans celles du peuple. Mais le peuple, en abaissant les patriciens, ne dut point craindre de retomber dans celles des rois. Un État peut changer de deux manières, ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu’elle se corrompt. S’il a conservé ses principes, et que la constitution change, c’est qu’elle se corrige ; s’il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c’est qu’elle se corrompt. Rome, après l’expulsion des rois, devait être une démocratie. Le peuple avait déjà la puissance législative : c’était son suffrage unanime qui avait chassé les rois ; et, s’il ne persistait pas dans cette volonté, les Tarquins pouvaient à tous les instants revenir. Prétendre qu’il eût voulu les chasser pour tomber dans l’esclavage de quelques familles, cela n’était pas raisonnable. La situation des choses demandait donc que Rome fût une démocratie ; et cependant elle ne l’était pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux, et que les lois inclinassent vers la démocratie. Souvent les États fleurissent plus dans le passage insensible d’une constitution à une autre, qu’ils ne le faisaient dans l’une ou l’autre de ces constitutions. C’est pour lors que tous les ressorts du gouvernement sont tendus ; que tous les citoyens ont des prétentions ; qu’on s’attaque ou qu’on se caresse, et qu’il y a une noble émulation entre ceux qui défendent la constitution qui décline, et ceux qui mettent en avant celle qui prévaut.
CHAPITRE XIV Comment la distribution des trois pouvoirscommença à changer après l’expulsion des rois Quatre choses choquaient principalement la liberté de Rome. Les patriciens obtenaient seuls tous les emplois sacrés, politiques, civils et militaires ; on avait attaché au consulat un pouvoir exorbitant ; on faisait des outrages au peuple ; enfin on ne lui laissait presque aucune influence dans les suffrages. Ce furent ces quatre abus que le peuple corrigea.
1° Il fit établir qu’il y aurait des magistratures où les plébéiens pourraient prétendre ; et il obtint peu à peu qu’il aurait part à toutes, excepté à celle d’entre-roi. 2° On décomposa le consulat, et on en forma plusieurs magistratures. On créa des préteurs à qui on donna la puissance de juger les affaires privées ; on nomma des questeurs pour faire juger les crimes publics on établit des édiles à qui on donna la police ; on fit des trésoriers qui eurent l’administration des deniers publics ; enfin, par la création des censeurs on ôta aux consuls cette partie de la puissance législative qui règle les mœurs des citoyens et la police momentanée des divers corps de l’État. Les principales prérogatives qui leur restèrent furent de présider aux grands états du peuple, d’assembler le sénat, et de commander les armées. 3° Les lois sacrées établirent des tribuns qui pouvaient à tous les instants arrêter les entreprises des patriciens, et n’empêchaient pas seulement les injures particulières, mais encore les générales. 4° Enfin les plébéiens augmentèrent leur influence dans les décisions publiques. Le peuple romain était divisé de trois manières : par centuries, par curies et par tribus ; et quand il donnait son suffrage, il était assemblé et formé d’une de ces trois manières. Dans la première, les patriciens, les principaux, les gens riches, le sénat, ce qui était à peu près la même chose, avaient presque toute l’autorité ; dans la seconde, ils en avaient moins ; dans la troisième, encore moins. La division par centuries était plutôt une division de cens et de moyens qu’une division de personnes. Tout le peuple était partage en cent quatre-vingt-treize centuries, qui avaient chacune une voix. Les patriciens et les principaux formaient les quatre-vingt-dix-huit premières centuries ; le reste des citoyens était répandu dans les quatre- vingt-quinze autres. Les patriciens étaient donc, dans cette division, les maîtres des suffrages. Dans la division par curies, les patriciens n’avaient pas les mêmes avantages : ils en avaient pourtant. Il fallait consulter les auspices, dont les patriciens étaient les maîtres ; on n’y pouvait faire de proposition au peuple qui n’eût été auparavant portée au sénat et approuvée par un sénatus-consulte. Mais dans la division par tribus il n’était question
ni d’auspices, ni de sénatus-consulte, et les patriciens n’y étaient pas admis. Or, le peuple chercha toujours à faire par curies les assemblées qu’on avait coutume de faire par centuries, et à faire par tribus les assemblées qui se faisaient par curies : ce qui fit passer les affaires des mains des patriciens dans celles des plébéiens. Ainsi, quand les plébéiens eurent obtenu le droit de juger les patriciens, ce qui commença lors de l’affaire de Coriolan, les plébéiens voulurent les juger assemblés par tribus, et non par centuries ; et lorsqu’on établit en faveur du peuple les nouvelles magistratures de tribuns et d’édiles, le peuple obtint qu’il s’assemblerait par curies pour les nommer ; et quand sa puissance fut affermie, il obtint qu’ils seraient nommés dans une assemblée par tribus.
CHAPITRE XV Comment, dans l’état florissant de la république, Rome perdit tout à coup sa libertéDans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux- ci demandèrent que l’on donnât des lois fixes, afin que les jugements ne fussent plus l’effet d’une volonté capricieuse ou d’un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesça. Pour composer ces lois, on nomma des décemvirs. On crut qu’on devait leur accorder un grand pouvoir, parce qu’ils avaient à donner des lois à des partis qui étaient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats ; et, dans les comices, ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L’une leur donnait le droit d’assembler le sénat ; l’autre celui d’assembler le peuple : mais ils ne convoquèrent ni le sénat ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance législative, toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçait ses vexations, Rome était indignée du pouvoir qu’il avait usurpé ; quand les décemvirs exercèrent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu’elle avait donné.
Mais quel était ce système de tyrannie, produit par des gens qui n’avaient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connaissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ces temps-là, avaient besoin au-dedans de la lâcheté des citoyens pour qu’ils se laissassent gouverner, et de leur courage au-dehors pour les défendre ? Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son père à la pudeur et à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé ; tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avait été confiée à des tyrans ridicules. Le peuple romain, plus qu’un autre, s’émouvait par les spectacles : celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté ; le débiteur qui parut sur la place couvert de plaies fit changer la forme de la république ; la vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole ; la robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.
CHAPITRE XVI De la puissance législative dans la république romaineOn n’avait point de droits à se disputer sous les décemvirs ; mais, quand la liberté revint, on vit les jalousies renaître : tant qu’il resta quelques privilèges aux patriciens, les plébéiens les leur ôtèrent. Il y aurait eu peu de mal si les plébéiens s’étaient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, et s’ils ne les avaient pas offensés dans leur qualité même de citoyen. Lorsque le peuple était assemblé par curies ou par centuries, il était composé de sénateurs, de patriciens et de plébéiens. Dans les disputes, les plébéiens gagnèrent ce point que seuls, sans les patriciens et sans le sénat, ils pourraient faire des lois qu’on appela plébiscites ; et les comices où on les fit s’appelèrent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas où les patriciens n’eurent point de part à la puissance législative, et où ils furent soumis à la puissance législative d’un autre corps de l’État : ce fut un délire de la liberté. Le peuple, pour établir la démocratie, choqua
les principes mêmes de la démocratie. Il semblait qu’une puissance aussi exorbitante aurait dû anéantir l’autorité du sénat ; mais Rome avait des institutions admirables. Elle en avait deux surtout : par l’une, la puissance législative du peuple était réglée ; par l’autre, elle était bornée. Les censeurs, et avant eux les consuls, formaient et créaient, pour ainsi dire, tous les cinq ans, le corps du peuple ; ils exerçaient la législation sur le corps même qui avait la puissance législative. « Tiberius Gracchus, censeur, dit Cicéron, transféra les affranchis dans les tribus de la ville, non par la force de son éloquence, mais par une parole et par un geste ; et, s’il ne l’eût pas fait, cette république, qu’aujourd’hui nous soutenons à peine, nous ne l’aurions plus. » D’un côté, le sénat avait le pouvoir d’ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d’un dictateur, devant lequel le souverain baissait la tête, et les lois les plus populaires restaient dans le silence.
CHAPITRE XVIIDe la puissance exécutrice dans la même république Si le peuple fut jaloux de sa puissance législative, il le fut moins de sa puissance exécutrice. Il la laissa presque tout entière au sénat et aux consuls, et il ne se réserva guère que le droit d’élire les magistrats, et de confirmer les actes du sénat et des généraux. Rome, dont la passion était de commander, dont l’ambition était de tout soumettre, qui avait toujours usurpé, qui usurpait encore, avait continuellement de grandes affaires ; ses ennemis conjuraient contre elle, ou elle conjurait contre ses ennemis. Obligée de se conduire d’un côté avec un courage héroïque, et de l’autre avec une sagesse consommée, l’état des choses demandait que le sénat eût la direction des affaires. Le peuple disputait au sénat toutes les branches de la puissance législative, parce qu’il était jaloux de sa liberté ; il ne lui disputait point les branches de la puissance exécutrice, parce qu’il était jaloux de sa gloire. La part que le sénat prenait à la puissance exécutrice était si grande, que Polybe dit que les étrangers pensaient tous que Rome était
une aristocratie. Le sénat disposait des deniers publics et donnait les revenus à ferme ; il était l’arbitre des affaires des alliés ; il décidait de la guerre et de la paix, et dirigeait à cet égard les consuls ; il fixait le nombre des troupes romaines et des troupes alliées, distribuait les provinces et les armées aux consuls ou aux préteurs ; et, l’an du commandement expiré, il pouvait leur donner un successeur ; il décernait les triomphes ; il recevait des ambassades, et en envoyait ; il nommait les rois, les récompensait, les punissait, les jugeait, leur donnait ou leur faisait perdre le titre d’alliés du peuple romain. Les consuls faisaient la levée des troupes qu’ils devaient mener à la guerre ; ils commandaient les armées de terre ou de mer, disposaient des alliés ; ils avaient dans les provinces toute la puissance de la république ; ils donnaient la paix aux peuples vaincus, leur en imposaient les conditions, ou les renvoyaient au sénat. Dans les premiers temps, lorsque le peuple prenait quelque part aux affaires de la guerre et de la paix, il exerçait plutôt sa puissance législative que sa puissance exécutrice ; il ne faisait guère que confirmer ce que les rois, et après eux les consuls ou le sénat, avaient fait. Bien loin que le peuple fût l’arbitre de la guerre, nous voyons que les consuls ou le sénat la faisaient souvent malgré l’opposition de ses tribuns. Mais, dans l’ivresse des prospérités, il augmenta sa puissance exécutrice. Ainsi il créa lui-même les tribuns des légions, que les généraux avaient nommés jusqu’alors ; et, quelque temps avant la première guerre punique, il régla qu’il aurait seul le droit de déclarer la guerre.
CHAPITRE XVIII De la puissance de juger dans le gouvernement de RomeLa puissance de juger fut donnée au peuple, au sénat, aux magistrats, à de certains juges. Il faut voir comment elle fut distribuée. Je commence par les affaires civiles. Les consuls jugèrent après les rois comme les préteurs jugèrent après les consuls. Servius Tullius s’était dépouillé du jugement des affaires civiles, les consuls ne les jugèrent pas non plus, si ce n’est dans
des cas très rares, que l’on appela pour cette raison extraordinaires. Ils se contentèrent de nommer les juges, et de former les tribunaux qui devaient juger. Il paraît, par le discours d’Appius Claudius dans Denys d’Halicarnasse, que, dès l’an de Rome 259, ceci était regardé comme une coutume établie chez les Romains ; et ce n’est pas la faire remonter bien haut que de la rapporter à Servius Tullius. Chaque année le préteur formait une liste ou tableau de ceux qu’il choisissait pour faire la fonction de juges pendant l’année de sa magistrature. On en prenait le nombre suffisant pour chaque affaire. Cela se pratique à peu près de même en Angleterre. Et ce qui était très favorable à la liberté, c’est que le préteur prenait les juges du consentement des parties. Le grand nombre des récusations que l’on peut faire aujourd’hui en Angleterre revient à peu près à cet usage. Ces juges ne décidaient que des questions de fait : par exemple, si une somme avait été payée on non, si une action avait été commise ou non. Mais, pour les questions de droit, comme elles demandaient une certaine capacité, elles étaient portées au tribunal des centumvirs. Les rois se réservèrent le jugement des affaires criminelles, et les consuls leur succédèrent en cela. Ce fut en conséquence de cette autorité que le consul Brutus fit mourir ses enfants et tous ceux qui avaient conjuré pour les Tarquins. Ce pouvoir était exorbitant. Les consuls ayant déjà la puissance militaire, ils en portaient l’exercice même dans les affaires de la ville ; et leurs procédés, dépouillés des formes de la justice, étaient des actions violentes plutôt que des jugements. Cela fit faire la loi Valérienne, qui permit d’appeler au peuple de toutes les ordonnances des consuls qui mettraient en péril la vie d’un citoyen. Les consuls ne purent plus prononcer une peine capitale contre un citoyen romain que par la volonté du peuple. On voit, dans la première conjuration pour le retour des Tarquins, que le consul Brutus juge les coupables ; dans la seconde, on assemble le sénat et les comices pour juger. Les lois qu’on appela sacrées donnèrent aux plébéiens des tribuns qui formèrent un corps qui eut d’abord des prétentions immenses. Ou ne sait quelle fut plus grande, ou dans les plébéiens la lâche hardiesse de demander, ou dans le sénat la condescendance et la facilité d’accorder. La loi Valérienne avait permis les appels au peuple, c’est-
à-dire au peuple composé de sénateurs, de patriciens et de plébéiens. Les plébéiens établirent que ce serait devant eux que les appellations seraient portées. Bientôt on mit en question si les plébéiens pourraient juger un patricien : cela fut le sujet d’une dispute que l’affaire de Coriolan fit naître, et qui finit avec cette affaire. Coriolan, accusé par les tribuns devant le peuple, soutenait, contre l’esprit de la Valérienne, qu’étant patricien il ne pouvait être jugé que par les consuls ; les plébéiens, contre l’esprit de la même loi, prétendirent qu’il ne devait être jugé que par eux seuls ; et ils le jugèrent. La loi des Douze Tables modifia ceci. Elle ordonna qu’on ne pourrait décider de la vie d’un citoyen que dans les grands états du peuple . Ainsi, le corps des plébéiens, ou, ce qui est la même chose, les comices par tribus, ne jugèrent plus que les crimes dont la peine n’était qu’une amende pécuniaire. Il fallait une loi pour infliger une peine capitale ; pour condamner à une peine pécuniaire, il ne fallait qu’un plébiscite. Cette disposition de la loi des Douze Tables fut très sage. Elle forma une conciliation admirable entre le corps des plébéiens et le sénat. Car, comme la compétence des uns et des autres dépendit de la grandeur de la peine et de la nature du crime, il fallut qu’ils se concertassent ensemble. La loi Valérienne ôta tout ce qui restait à Rome du gouvernement qui avait du rapport à celui des rois grecs des temps héroïques. Les consuls se trouvèrent sans pouvoir pour la punition des crimes. Quoique tous les crimes soient publics, il faut pourtant distinguer ceux qui intéressent plus les citoyens entre eux, de ceux qui intéressent plus l’État dans le rapport qu’il a avec un citoyen. Les premiers sont appelés privés ; les seconds sont les crimes publics. Le peuple jugea lui-même les crimes publics ; et, à l’égard des privés, il nomma pour chaque crime, par une commission particulière, un questeur pour en faire la poursuite. C’était souvent un des magistrats, quelquefois un homme privé, que le peuple choisissait. On l’appelait questeur du parricide. Il en est fait mention dans la loi des Douze Tables. Le questeur nommait ce qu’on appelait le juge de la question, qui tirait au sort les juges, formait le tribunal, et présidait sous lui au jugement.
Il est bon de faire remarquer ici la part que prenait le sénat dans la nomination du questeur, afin que l’on voie comment les puissances étaient à cet égard balancées. Quelquefois le sénat faisait élire un dictateur pour faire la fonction du questeur ; quelquefois il ordonnait que le peuple serait convoqué par un tribun, pour qu’il nommât un questeur : enfin le peuple nommait quelquefois un magistrat pour faire son rapport au sénat sur un certain crime, et lui demander qu’il donnât un questeur, comme on voit dans le jugement de Lucius Scipion dans Tite-Live. L’an de Rome 604, quelques-unes de ces commissions furent rendues permanentes. On divisa peu à peu toutes les matières criminelles en diverses parties, qu’on appela des questions perpétuelles. On créa divers préteurs et on attribua à chacun d’eux quelqu’une de ces questions. On leur donna pour un an la puissance de juger les crimes qui en dépendaient ; et ensuite ils allaient gouverner leur province. À Cartilage, le sénat des cent était composé de juges qui étaient pour la vie. Mais à Rome les préteurs étaient annuels ; et les juges n’étaient pas même pour un an, puisqu’on les prenait pour chaque affaire. On a vu dans le chapitre vi de ce livre combien, dans de certains gouvernements, cette disposition était favorable à la liberté. Les juges furent pris dans l’ordre des sénateurs, jusqu’au temps des Gracques. Tiberius Gracchus fit ordonner qu’on les prendrait dans celui des chevaliers : changement si considérable que le tribun se vanta d’avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l’ordre des sénateurs. Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu’ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. À Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice et une partie de la puissance de juger, c’était un grand pouvoir qu’il fallait balancer par un autre. Le sénat avait bien une partie de la puissance exécutrice ; il avait quelque branche de la puissance législative ; mais cela ne suffisait pas pour contrebalancer le peuple. Il fallait qu’il eût part à la puissance de juger ; et il y avait part lorsque les juges étaient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques privèrent les sénateurs de la puissance de juger, le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquèrent donc la liberté de la
constitution, pour favoriser la liberté du citoyen : mais celle-ci se perdit avec celle-là. Il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avait à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissait le peuple au sénat, et la chaîne de la constitution fut rompue. Il y avait même des raisons particulières qui devaient empêcher de transporter les jugements aux chevaliers. La constitution de Rome était fondée sur ce principe, que ceux-là devaient être soldats qui avaient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les chevaliers, comme les plus riches, formaient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice ; il fallut lever une autre cavalerie : Marius prit toute sorte de gens dans les légions, et la république fut perdue. De plus, les chevaliers étaient les traitants de la république ; ils étaient avides, ils semaient les malheurs dans les malheurs, et faisaient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il aurait fallu qu’ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois françaises : elles ont stipulé avec les gens d’affaires avec la méfiance que l’on garde à des ennemis. Lorsqu’à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n’y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats. On trouve une peinture bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de Dion. « Mutius Scevola, dit Diodore, voulut rappeler les anciennes mœurs, et vivre de son bien propre avec frugalité et intégrité. Car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les traitants qui avaient pour lors les jugements à Rome, ils avaient rempli la province de toutes sortes de crimes. Mais Scevola fit justice des publicains, et fit mener en prison ceux qui y traînaient les autres. » Dion nous dit que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n’était pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé, à son retour, d’avoir reçu des présents, et fut condamné à une amende. Il fit sur-le-champ cession de biens. Son innocence parut en ce que l’on lui trouva beaucoup moins de bien qu’on ne l’accusait d’en avoir volé, et il montrait les titres de sa propriété. Il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.
« Les Italiens, dit encore Diodore, achetaient en Sicile des troupes d’esclaves pour labourer leurs champs et avoir soin de leurs troupeaux ; ils leur refusaient la nourriture. Ces malheureux étaient obligés d’aller voler sur les grands chemins, armés de lances et de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d’eux. Toute la province fut dévastée, et les gens du pays ne pouvaient dire avoir en propre que ce qui était dans l’enceinte des villes. Il n’y avait ni proconsul ni préteur qui pût ou voulût s’opposer à ce désordre, et qui osât punir ces esclaves, parce qu’ils appartenaient aux chevaliers, qui avaient à Rome les jugements. » Ce fut pourtant une des causes de la guerre des esclaves. Je ne dirai qu’un mot : une profession qui n’a ni ne peut avoir d’objet que le gain ; une profession qui demandait toujours, et à qui on ne demandait rien ; une profession sourde et inexorable, qui appauvrissait les richesses et la misère même, ne devait point avoir à Rome les jugements.
CHAPITRE XIX Du gouvernement des provinces romaines C’est ainsi que les trois pouvoirs furent distribués dans la ville ;mais il s’en faut bien qu’ils le fussent de même dans les provinces. La liberté était dans le centre, et la tyrannie aux extrémités. Pendant que Rome ne domina que dans l’Italie, les peuples furent gouvernés comme des confédérés : on suivait les lois de chaque république. Mais lorsqu’elle conquit plus loin, que le sénat n’eut pas immédiatement l’œil sur les provinces, que les magistrats qui étaient à Rome ne purent plus gouverner l’empire, il fallut envoyer des préteurs et des proconsuls. Pour lors, cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu’on envoyait avaient une puissance qui réunissait celle de toutes les magistratures romaines ; que dis-je ? celle même du sénat, celle même du peuple. C’étaient des magistrats despotiques, qui convenaient beaucoup à l’éloignement des lieux où ils étaient envoyés. Ils exerçaient les trois pouvoirs ; ils étaient, si j’ose me servir de ce terme, les pachas de la république. Nous avons dit ailleurs que les mêmes citoyens, dans la république, avaient, par la nature des choses, les emplois civils et militaires. Cela
fait qu’une république qui conquiert ne peut guère communiquer son gouvernement, et régir l’État conquis selon la forme de sa constitution. En effet, le magistrat qu’elle envoie pour gouverner, ayant la puissance exécutrice civile et militaire, il faut bien qu’il ait aussi la puissance législative ; car qui est-ce qui ferait des lois sans lui ? Il faut aussi qu’il ait la puissance de juger ; car qui est-ce qui jugerait indépendamment de lui ? Il faut donc que le gouverneur qu’elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces romaines. Une monarchie peut plus aisément communiquer son gouvernement, parce que les officiers qu’elle envoie ont, les uns la puissance exécutrice civile, et les autres la puissance exécutrice militaire : ce qui n’entraîne pas après soi le despotisme. C’était un privilège d’une grande conséquence pour un citoyen romain, de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela, il aurait été soumis dans les provinces au pouvoir arbitraire d’un proconsul ou d’un propréteur. La ville ne sentait point la tyrannie, qui ne s’exerçait que sur les nations assujetties. Ainsi, dans le monde romain, comme à Lacédémone, ceux qui étaient libres étaient extrêmement libres, et ceux qui étaient esclaves étaient extrêmement esclaves. Pendant que les citoyens payaient des tributs, ils étaient levés avec une équité très grande. On suivait l’établissement de Servius. Tullius, qui avait distribué tous les citoyens en six classes, selon l’ordre de leurs richesses, et fixé la part de l’impôt à proportion de celle que chacun avait dans le gouvernement. Il arrivait de là qu’on souffrait la grandeur du tribut à cause de la grandeur du crédit ; et que l’on se consolait de la petitesse du crédit par la petitesse du tribut. Il y avait encore une chose admirable : c’est que la division de Servius Tullius par classes étant pour ainsi dire le principe fondamental de la constitution, il arrivait que l’équité, dans la levée des tributs, tenait au principe fondamental du gouvernement, et ne pouvait être ôtée qu’avec lui. Mais, pendant que la ville payait les tributs sans peine, ou n’en payait point du tout, les provinces étaient désolées par les chevaliers, qui étaient les traitants de la république. Nous avons parlé de leurs vexations, et toute l’histoire en est pleine.
« Toute l’Asie m’attend comme son libérateur, disait Mithridate, tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des proconsuls, les exactions des gens d’affaires, et les calomnies des « jugements. » Voilà ce qui fit que la force des provinces n’ajouta rien à la force de la république, et ne fit au contraire que l’affaiblir. Voilà ce qui fit que les provinces regardèrent la perte de la liberté de Rome comme l’époque de l’établissement de la leur.
CHAPITRE XX Fin de ce livre Je voudrais rechercher, dans tous les gouvernements modérés quenous connaissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là les degrés de liberté dont chacun d’eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet qu’on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser.
