De l’esprit des Lois – Montesquieu

LIVRE DIX-NEUVIÈME Des lois dans le rapport qu’elles ont avec les principes qui forment l’esprit général, les mœurs et les manières d’une nation CHAPITRE PREMIER Du sujet de ce livre Cette matière est d’une grande étendue. Dans cette foule d’idées qui se présente à mon esprit, je serai plus attentif à l’ordre des choses qu’aux choses mêmes. Il faut que j’écarte à droite et à gauche, que je perce, et que je me fasse jour.

CHAPITRE II Combien, pour les meilleures lois, il est nécessaire que les esprits soient préparés

Rien ne parut plus insupportable aux Germains que le tribunal de Varus. Celui que Justinien érigea chez les Laziens pour faire le procès au meurtrier de leur roi leur parut une chose horrible et barbare. Mithridate, haranguant contre les Romains, leur reproche surtout les formalités de leur justice. Les Parthes ne purent supporter ce roi qui, ayant été élevé à Rome, se rendit affable et accessible à tout le monde. La liberté même a paru insupportable des peuples qui n’étaient pas accoutumés à en jouir. C’est ainsi qu’un air pur est quelquefois nuisible à ceux qui ont vécu dans des pays marécageux. Un Vénitien, nommé Balbi, étant au Pégu, fut introduit chez le roi. Quand celui-ci apprit qu’il n’y avait point de roi à Venise, il fit un si grand éclat de rire qu’une toux le prit, et qu’il eut beaucoup de peine à parler à ses courtisans. Quel est le législateur qui pourrait proposer le gouvernement populaire à des peuples pareils ?

CHAPITRE III De la tyrannie Il y a deux sortes de tyrannie : une réelle, qui consiste dans la violence du gouvernement ; et une d’opinion, qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de penser d’une nation. Dion dit qu’Auguste voulut se faire appeler Romulus ; mais qu’ayant appris que le peuple craignait qu’il ne voulût se faire roi, il changea de dessein. Les premiers Romains ne voulaient point de roi, parce qu’ils n’en pouvaient souffrir la puissance ; les Romains d’alors ne voulaient point de roi, pour n’en point souffrir les manières. Car, quoique César, les triumvirs, Auguste, fussent de véritables rois, ils avaient gardé tout l’extérieur de l’égalité, et leur vie privée contenait une espèce d’opposition avec le faste des rois d’alors ; et, quand ils ne voulaient point de roi, cela signifiait qu’ils voulaient garder leurs manières et ne pas prendre celles des peuples d’Afrique et d’Orient. Dion nous dit que le peuple romain était indigné contre Auguste, à cause de certaines lois trop dures qu’il avait faites, mais que, sitôt qu’il eut fait revenir le comédien Pylade, que les factions avaient chassé de la ville, le mécontentement cessa. Un peuple pareil sentait plus vivement la tyrannie lorsqu’on chassait un baladin que lorsqu’on lui ôtait toutes ses lois.

CHAPITRE IV Ce que c’est que l’esprit général

Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte. À mesure que, dans chaque nation, une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cèdent d’autant. La nature et le climat dominent presque seuls sur les sauvages ; les manières gouvernent les Chinois ; les lois tyrannisent le Japon ; les mœurs donnaient autrefois le ton dans

Lacédémone les maximes du gouvernement et les mœurs anciennes le donnaient dans Rome.

CHAPITRE V Combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une nation

S’il y avait dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées ; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d’honneur, il ne faudrait point chercher à gêner par des lois ses manières, pour ne point gêner ses vertus. Si en général le caractère est bon, qu’importe de quelques défauts qui s’y trouvent ? On y pourrait contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs et borner leur luxe : mais qui sait si on n’y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation et une politesse qui attire chez elle les étrangers ? C’est au législateur à suivre l’esprit de la nation lorsqu’il n’est pas contraire aux principes du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, et en suivant notre génie naturel. Qu’on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l’État n’y gagnera rien ni pour le dedans ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.

CHAPITRE VI Qu’il ne faut pas tout corriger

Qu’on nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme d’une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d’offenser, et propre à nous faire manquer à tous les égards ; cette même vivacité est corrigée par la politesse qu’elle nous procure,

en nous inspirant du goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes. Qu’on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes jointes à notre peu de malice font que les lois qui gêneraient l’humeur sociable parmi nous ne seraient point convenables.

CHAPITRE VII Des Athéniens et des Lacédémoniens

Les Athéniens, continuait ce gentilhomme, étaient un peuple qui avait quelque rapport avec le nôtre. Il mettait de la gaieté dans les affaires ; un trait de raillerie lui plaisait sur la tribune comme sur le théâtre. Cette vivacité qu’il mettait dans les conseils, il la portait dans l’exécution. Le caractère des Lacédémoniens était grave, sérieux, sec, taciturne. On n’aurait pas plus tiré parti d’un Athénien en l’ennuyant que d’un Lacédémonien en le divertissant.

CHAPITRE VIII Effets de l’humeur sociable Plus les peuples se communiquent, plus ils changent aisément de

manières, parce que chacun est plus un spectacle pour un autre ; on voit mieux les singularités des individus. Le climat, qui fait qu’une nation aime à se communiquer, fait aussi qu’elle aime à changer ; et ce qui fait qu’une nation aime à changer fait aussi qu’elle se forme le goût. La société des femmes gâte les mœurs et forme le goût : l’envie de plaire plus que les autres établit les parures, et l’envie de plaire plus que soi-même établit les modes. Les modes sont un objet important : à force de se rendre l’esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce.

CHAPITRE IX De la vanité et de l’orgueil des nations La vanité est un aussi bon ressort pour un gouvernement que l’orgueil en est un dangereux. Il n’y a pour cela qu’à se représenter d’un côté les biens sans nombre qui résultent de la vanité : de là le luxe, l’industrie, les arts, les modes, la politesse, le goût ; et d’un autre côté les maux infinis qui naissent de l’orgueil de certaines nations : la paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, la destruction des nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains, et de la leur même. La paresse est l’effet de l’orgueil ; le travail est une suite de la vanité : l’orgueil d’un Espagnol le portera à ne pas travailler ; la vanité d’un Français le portera à savoir travailler mieux que les autres. Toute nation paresseuse est grave ; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent. Examinez toutes les nations, et vous verrez que dans la plupart la gravité, l’orgueil et la paresse marchent du même pas. Les peuples d’Achim sont fiers et paresseux ; ceux qui n’ont point d’esclaves en louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas, et porter deux pintes de riz : ils se croiraient déshonorés s’ils les portaient eux-mêmes. Il y a plusieurs endroits de la terre où l’on se laisse croître les ongles pour marquer que l’on ne travaille point. Les femmes des Indes croient qu’il est honteux pour elles d’apprendre à lire : c’est l’affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des cantiques dans les pagodes. Dans une caste, elles ne filent point ; dans une autre, elles ne font que des paniers et des nattes, elles ne doivent pas même piler le riz ; dans d’autres, il ne faut pas qu’elles aillent quérir de l’eau. L’orgueil y a établi ses règles, et il les fait suivre. Il n’est pas nécessaire de dire que les qualités morales ont des effets différents selon qu’elles sont unies à d’autres : ainsi l’orgueil, joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, etc., produisit chez les Romains les effets que l’on sait.

CHAPITRE X Du caractère des Espagnols et de celui des Chinois Les divers caractères des nations sont mêlés de vertus et de vices, de bonnes et de mauvaises qualités. Les heureux mélanges sont ceux dont il résulte de grands biens ; et souvent on ne les soupçonnerait pas : il y en a dont il résulte de grands maux, et qu’on ne soupçonnerait pas non plus. La bonne foi des Espagnols a été fameuse dans tous les temps. Justin nous parle de leur fidélité à garder les dépôts ; ils ont souvent souffert la mort pour les tenir secrets. Cette fidélité qu’ils avaient autrefois, ils l’ont encore aujourd’hui. Toutes les nations qui commercent à Cadix confient leur fortune aux Espagnols ; elles ne s’en sont jamais repenties. Mais cette qualité admirable, jointe à leur paresse, forme un mélange dont il résulte des effets qui leur sont pernicieux : les peuples de l’Europe font, sous leurs yeux, tout le commerce de leur monarchie. Le caractère des Chinois forme un autre mélange, qui est en contraste avec le caractère des Espagnols. Leur vie précaire fait qu’ils ont une activité prodigieuse, et un désir si excessif du gain, qu’aucune nation commerçante ne peut se fier à eux. Cette infidélité reconnue leur a conservé le commerce du Japon ; aucun négociant d’Europe n’a osé entreprendre de le faire sous leur nom, quelque facilité qu’il y eût eu à l’entreprendre par leurs provinces maritimes du nord.

CHAPITRE XI Réflexion

Je n’ai point dit ceci pour diminuer rien de la distance infinie qu’il y a entre les vices et les vertus : à Dieu ne plaise ! J’ai seulement voulu faire comprendre que tous les vices politiques ne sont pas des vices moraux, et que tous les vices moraux ne sont pas des vices politiques ; et c’est ce que ne doivent point ignorer ceux qui font des lois qui choquent l’esprit général.

CHAPITRE XII Des manières et des mœurs dans l’État despotique C’est une maxime capitale qu’il ne faut jamais changer les mœurs et les manières dans l’État despotique : rien ne serait plus promptement suivi d’une révolution. C’est que dans ces États il n’y a point de lois, pour ainsi dire ; il n’y a que des mœurs et des manières ; et si vous renversez cela, vous renversez tout. Les lois sont établies, les mœurs sont inspirées ; celles-ci tiennent plus à l’esprit général, celles-là tiennent plus à une institution particulière : or il est aussi dangereux, et plus, de renverser l’esprit général que de changer une institution particulière. On se communique moins dans les pays où chacun, et comme supérieur, et comme inférieur, exerce et souffre un pouvoir arbitraire, que dans ceux où la liberté règne dans toutes les conditions. On y change donc moins de manières et de mœurs ; les manières plus fixes approchent plus des lois : ainsi il faut qu’un prince ou un législateur y choque moins les mœurs et les manières que dans aucun pays du monde. Les femmes y sont ordinairement renfermées, et n’ont point de ton à donner. Dans les autres pays où elles vivent avec les hommes, l’envie qu’elles ont de plaire, et le désir que l’on a de leur plaire aussi, font que l’on change continuellement de manières. Les deux sexes se gâtent, ils perdent l’un et l’autre leur qualité distinctive et essentielle ; il se met un arbitraire dans ce qui était absolu, et les manières changent tous les jours.

CHAPITRE XIII Des manières chez les Chinois Mais c’est à la Chine que les manières sont indestructibles. Outre

que les femmes y sont absolument séparées des hommes, on enseigne dans les écoles les manières comme les mœurs. On connaît un lettré à la façon aisée dont il fait la révérence. Ces choses, une fois données en préceptes, et par de graves docteurs, s’y fixent comme des principes de morale, et ne changent plus.

CHAPITRE XIV Quels sont les moyens naturels de changer les mœurs et les manières d’une nation Nous avons dit que les lois étaient des institutions particulières et précises du législateur, les mœurs et les manières des institutions de la nation en général. De là il suit que, lorsque l’on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois : cela paraîtrait trop tyrannique, il vaut mieux les changer par d’autres mœurs et d’autres manières. Ainsi, lorsqu’un prince veut faire de grands changements dans sa nation, il faut qu’il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, et qu’il change par les manières ce qui est établi par les manières ; et c’est une très mauvaise politique de changer par les lois ce qui doit être changé par les manières. La loi qui obligeait les Moscovites à se faire couper la barbe et les habits, et la violence de Pierre Ier, qui faisait tailler jusqu’aux genoux les longues robes de ceux qui entraient dans les villes, étaient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes : ce sont les peines ; il y en a pour faire changer les manières : ce sont les exemples. La facilité et la promptitude avec laquelle cette nation s’est policée a bien montré que ce prince avait trop mauvaise opinion d’elle, et que ces peuples n’étaient pas des bêtes, comme il le disait. Les moyens violents qu’il employa étaient inutiles, il serait arrivé tout de même à son but par la douceur. Il éprouva lui-même la facilité de ces changements. Les femmes étaient renfermées, et en quelque façon esclaves ; il les appela à la cour, il les fit habiller à l’allemande, il leur envoyait des étoffes. Ce sexe goûta d’abord une façon de vivre qui flattait si fort son goût, sa vanité et ses passions, et la fit goûter aux hommes. Ce qui rendit le changement plus aisé, c’est que les mœurs d’alors étaient étrangères au climat, et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre Ier, donnant les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe, trouva des facilités qu’il n’attendait pas lui-même. L’empire du climat est le premier de tous les empires. Il n’avait donc pas besoin de lois pour changer les mœurs et

les manières de sa nation : il lui eût suffi d’inspirer d’autres mœurs et d’autres manières. En général, les peuples sont très attachés à leurs coutumes ; les leur ôter violemment, c’est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes. Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n’est pas un pur acte de puissance ; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort.

CHAPITRE XV Influence du gouvernement domestique sur la politique Ce changement des mœurs des femmes influera sans doute

beaucoup dans le gouvernement de Moscovie. Tout est extrêmement lié : le despotisme du prince s’unit naturellement avec la servitude des femmes ; la liberté des femmes, avec l’esprit de la monarchie.

CHAPITRE XVI Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes

Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n’ont point établis, ou n’ont pas pu, ou n’ont pas voulu établir. Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l’homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l’extérieure. Quelquefois, dans un État, ces choses se confondent. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs et les manières ; et les législateurs de là Chine en firent de même. Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone et de Chine confondirent les lois, les mœurs et les manières : c’est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs.

Les législateurs de la Chine avaient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup ; que chacun sentit à tous les instants qu’il devait beaucoup aux autres ; qu’il n’y avait point de citoyen qui ne dépendit, à quelque égard, d’un autre citoyen. Ils donnèrent donc aux règles de la civilité la plus grande étendue. Ainsi, chez les peuples chinois, on vit les gens de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d’une condition relevée ; moyen très propre à inspirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix et le bon ordre, et à ôter tous les vices qui viennent d’un esprit dur. En effet, s’affranchir des règles de la civilité, n’est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l’aise ? La civilité vaut mieux, à cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s’empêcher de se corrompre. Lycurgue, dont les institutions étaient dures, n’eut point la civilité pour objet, lorsqu’il forma les manières : il eut en vue cet esprit belliqueux qu’il voulait donner à son peuple. Des gens toujours corrigeant ou toujours corrigés, qui instruisaient toujours et étaient toujours instruits, également simples et rigides, exerçaient plutôt entre eux des vertus qu’ils n’avaient des égards.

CHAPITRE XVII

Propriété particulière au gouvernement de la Chine Les législateurs de la Chine firent plus : ils confondirent la religion, les mœurs et les manières ; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce que l’on appela les rites. Ce fut dans l’observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettrés les enseignèrent, les magistrats les prêchèrent. Et, comme ils enveloppaient toutes les petites actions de la vie, lorsqu’on trouva moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée.

Deux choses ont pu aisément graver les rites dans le cœur et l’esprit des Chinois : l’une, leur manière d’écrire extrêmement composée, qui a fait que, pendant une très grande partie de la vie, l’esprit a été uniquement occupé de ces rites, parce qu’il a fallu apprendre à lire dans les livres et pour les livres qui les contenaient ; l’autre, que les préceptes des rites n’ayant rien de spirituel, mais simplement des règles d’une pratique commune, il est plus aisé d’en convaincre et d’en frapper les esprits que d’une chose intellectuelle. Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites, gouvernèrent par la force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui n’est pas dans leur pouvoir, qui est de donner des mœurs. Les supplices retrancheront bien de la société un citoyen qui, ayant perdu ses mœurs, viole les lois ; mais, si tout le monde a perdu ses mœurs, les rétabliront- ils ? Les supplices arrêteront bien plusieurs conséquences du mal général, mais ils ne corrigeront pas ce mal. Aussi, quand on abandonna les principes du gouvernement chinois, quand la morale y fut perdue, l’État tomba-t-il dans l’anarchie, et on vit des révolutions.

CHAPITRE XVIII Conséquence du chapitre précédent Il résulte de là que la Chine ne perd point ses lois par la conquête.

Les manières, les mœurs, les lois, la religion, y étant la même chose, on ne peut changer tout cela à la fois. Et, comme il faut que le vainqueur ou le vaincu change, il a toujours fallu à la Chine que ce fût le vainqueur : car ses mœurs n’étant point ses manières ; ses manières, ses lois ; ses lois, sa religion, il a été plus aisé qu’il se pliât peu à peu au peuple vaincu que le peuple vaincu à lui. Il suit encore de là une chose bien triste : c’est qu’il n’est presque pas possible que le christianisme s’établisse jamais à la Chine. Les vœux de virginité, les assemblées des femmes dans les églises, leur communication nécessaire avec les ministres de la religion, leur participation aux sacrements, la confession auriculaire, l’extrême- onction, le mariage d’une seule femme : tout cela renverse les mœurs et les manières du pays, et frappe encore du même coup sur la religion et sur les lois.

La religion chrétienne, par l’établissement de la charité, par un culte public, par la participation aux mêmes sacrements, semble demander que tout s’unisse : les rites des Chinois semblent ordonner que tout se sépare. Et, comme on a vu que cette séparation tient en général à l’esprit du despotisme, on trouvera dans ceci une des raisons qui font que le gouvernement monarchique et tout gouvernement modéré s’allient mieux avec la religion chrétienne.

CHAPITRE XIX

Comment s’est faite cette union de la religion, des lois, des mœurs et des manières chez les Chinois Les législateurs de la Chine eurent pour principal objet du gouvernement la tranquillité de l’empire. La subordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée, ils crurent devoir inspirer le respect pour les pères ; et ils rassemblèrent toutes leurs forces pour cela : ils établirent une infinité de rites et de cérémonies pour les honorer pendant leur vie et après leur mort. Il était impossible de tant honorer les pères morts sans être porté à les honorer vivants. Les cérémonies pour les pères morts avaient plus de rapport à la religion : celles pour les pères vivants avaient plus de rapport aux lois, aux mœurs et aux manières ; mais ce n’étaient que les parties d’un même code, et ce code était très étendu. Le respect pour les pères était nécessairement lié avec tout ce qui représentait les pères, les vieillards, les maîtres, les magistrats, l’empereur. Ce respect pour les pères supposait un retour d’amour pour les enfants ; et par conséquent, le même retour des vieillards aux jeunes gens, des magistrats à ceux qui leur étaient soumis, de l’empereur à ses sujets. Tout cela formait les rites, et ces rites l’esprit général de la nation. On va sentir le rapport que peuvent avoir avec la constitution fondamentale de la Chine les choses qui paraissent les plus indifférentes. Cet empire est formé sur l’idée du gouvernement d’une famille. Si vous diminuez l’autorité paternelle, ou même si vous retranchez les cérémonies qui expriment le respect que l’on a pour elle,

vous affaiblissez le respect pour les magistrats, qu’on regarde comme des pères ; les magistrats n’auront plus le même soin pour les peuples, qu’ils doivent considérer comme des enfants ; ce rapport d’amour qui est entre le prince et les sujets se perdra aussi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l’État. Il est fort indifférent en soi que tous les matins une belle-fille se lève pour aller rendre tels et tels devoirs à sa belle-mère ; mais, si l’on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent sans cesse à un sentiment qu’il est nécessaire d’imprimer dans tous les cœurs, et qui va de tous les cœurs former l’esprit qui gouverne l’empire, l’on verra qu’il est nécessaire qu’une telle ou une telle action particulière se fasse.

CHAPITRE XX Explication d’un paradoxe sur les Chinois Ce qu’il y a de singulier, c’est que les Chinois, dont la vie est

entièrement dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paraît surtout dans le commerce, qui n’a jamais pu leur inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui achète doit porter sa propre balance : chaque marchand en ayant trois, une forte pour acheter, une légère pour vendre, et une juste pour ceux qui sont sur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction. Les législateurs de la Chine ont eu deux objets : ils ont voulu que le peuple fût soumis et tranquille, et qu’il fût laborieux et industrieux. Par la nature du climat et du terrain, il a une vie précaire ; on n’y est assuré de sa vie qu’à force d’industrie et de travail. Quand tout le monde obéit, et que tout le monde travaille, l’État est dans une heureuse situation. C’est la nécessité, et peut-être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain ; et les lois n’ont pas songé à l’arrêter. Tout a été défendu, quand il a été question d’acquérir par violence ; tout a été permis quand il s’est agi d’obtenir par artifice ou par industrie. Ne comparons donc pas la morale des Chinois avec celle de l’Europe. Chacun, à la Chine, a dû être attentif à ce qui lui était utile ; si le fripon a veillé à ses intérêts, celui qui est dupe devait penser aux siens. À Lacédémone, il était permis de voler ; à la Chine, il est permis de tromper.

CHAPITRE XXI Comment les lois doivent être relatives aux mœurs et aux manières Il n’y a que des institutions singulières qui confondent ainsi des choses naturellement séparées, les lois, les mœurs et les manières : mais, quoiqu’elles soient séparées, elles ne laissent pas d’avoir entre elles de grands rapports. On demanda à Solon si les lois qu’il avait données aux Athéniens étaient les meilleures. « Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu’ils pouvaient souffrir. » Belle parole, qui devrait être entendue de tous les législateurs. Quand la sagesse divine dit au peuple juif : « Je vous ai donné des préceptes qui ne sont « pas bons », cela signifie qu’ils n’avaient qu’une bonté relative ; ce qui est l’éponge de toutes les difficultés que l’on peut faire sur les lois de Moïse.

CHAPITRE XXII Continuation du même sujet Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples.

Platon dit que Rhadamanthe, qui gouvernait un peuple extrêmement religieux, expédiait tous les procès avec célérité, déférant seulement le serment sur chaque chef. « Mais, dit le même Platon, quand un peuple n’est pas religieux, on ne peut faire usage du serment que dans les occasions où celui qui jure est sans intérêt comme un juge et des témoins. »

CHAPITRE XXIII Comment les lois suivent les mœurs

Dans le temps que les mœurs des Romains étaient pures, il n’y avait point de loi particulière contre le péculat. Quand ce crime commença à paraître, il fut trouvé si infâme que d’être condamné à restituer ce qu’on avait pris fut regardé comme une grande peine, témoin le jugement de L. Scipion.

CHAPITRE XXIV Continuation du même sujet Les lois qui donnent la tutelle à la mère ont plus d’attention à la conservation de la personne du pupille ; celles qui la donnent au plus proche héritier ont plus d’attention à la conservation des biens. Chez les peuples dont les mœurs sont corrompues, il vaut mieux donner la tutelle à la mère. Chez ceux où les lois doivent avoir de la confiance dans les mœurs des citoyens, on donne la tutelle à l’héritier des biens, ou à la mère, et quelquefois à tous les deux. Si l’on réfléchit sur les lois romaines, on trouvera que leur esprit est conforme à ce que je dis. Dans le temps où l’on fit la loi des Douze Tables, les mœurs à Rome étaient admirables. On déféra la tutelle au plus proche parent du pupille, pensant que celui-là devait avoir la charge de la tutelle, qui pouvait avoir la charge de la succession. On ne crut point la vie du pupille en danger, quoiqu’elle fût mise entre les mains de celui il qui sa mort devait être utile. Mais lorsque les mœurs changèrent à Rome, on vit les législateurs changer aussi de façon de penser. « Si, dans la substitution « pupillaire, disent Caïus et Justinien le testateur craint que le « substitué ne dresse des embûches au pupille, il peut laisser à découvert la substitution vulgaire, et mettre la pupillaire dans « une partie du testament qu’on ne pourra ouvrir qu’après un certain temps. » Voilà des craintes et des précautions inconnues aux premiers Romains.

CHAPITRE XXV Continuation du même sujet La loi romaine donnait la liberté de se faire des dons avant le

mariage ; après le mariage, elle ne le permettait plus. Cela était fondé sur les mœurs des Romains, qui n’étaient portés au mariage que par la frugalité, la simplicité et la modestie, mais qui pouvaient se laisser séduire par les soins domestiques, les complaisances et le bonheur de toute une vie. La loi des Wisigoths voulait que l’époux ne pût donner à celle qu’il devait épouser au de la du dixième de ses biens, et qu’il ne pût

rien donner la première année de son mariage. Cela venait encore des mœurs du pays : les législateurs voulaient arrêter cette jactance espagnole, uniquement portée à faire des libéralités excessives dans une action d’éclat. Les Romains, par leurs lois, arrêtèrent quelques inconvénients de l’empire du monde le plus durable, qui est celui de la vertu les Espagnols, par les leurs, voulaient empêcher les mauvais effets de la tyrannie du monde la plus fragile, qui est celle de la beauté.

CHAPITRE XXVI Continuation du même sujet

La loi de Théodose et de Valentinien tira les causes de répudiation des anciennes mœurs et des manières des Romains. Elle mit au nombre de ses causes l’action d’un mari qui châtierait sa femme d’une manière indigne d’une personne ingénue. Cette cause fut omise dans les lois suivantes : c’est que les mœurs avaient changé à cet égard ; les usages d’Orient avaient pris la place de ceux d’Europe. Le premier eunuque de l’impératrice femme de Justinien II la menaça, dit l’histoire, de ce châtiment dont on punit les enfants dans les écoles. Il n’y a que des mœurs établies ou des mœurs qui cherchent à s’établir qui puissent faire imaginer une pareille chose. Nous avons vu comment les lois suivent les mœurs ; voyons à présent comment les mœurs suivent les lois.

CHAPITRE XXVII

Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d’une nation Les coutumes d’un peuple esclave sont une partie de sa servitude ; celles d’un peuple libre sont une partie de sa liberté. J’ai parlé, au livre XI, d’un peuple libre ; j’ai donné les principes de sa constitution : voyons les effets qui ont dû suivre, le caractère qui a pu s’en former et les manières qui en résultent.

Je ne dis point que le climat n’ait produit, en grande partie, les lois, les manières dans cette nation ; mais je dis que les mœurs et les manières de cette nation devraient avoir un grand rapport à ses lois. Comme il y aurait dans cet État deux pouvoirs visibles, la puissance législative et l’exécutrice, et que tout citoyen y aurait sa volonté propre, et ferait valoir à son gré son indépendance, la plupart des gens auraient plus d’affection pour une de ces puissances que pour l’autre : le grand nombre n’ayant pas ordinairement assez d’équité ni de sens pour les affectionner également toutes les deux. Et, comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourrait donner de grandes espérances et jamais de craintes, tous ceux qui obtiendraient d’elle seraient portés à se tourner de son côté, et elle pourrait être attaquée par tous ceux qui n’en espéreraient rien. Toutes les passions y étant libres, la haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue : et si cela était autrement, l’État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n’a point de passions, parce qu’il n’a point de force. La haine qui serait entre les deux partis durerait, parce qu’elle serait toujours impuissante. Ces partis étant composés d’hommes libres, si l’un prenait trop le dessus, l’effet de ta liberté ferait que celui-ci serait abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendraient relever l’autre. Comme chaque particulier, toujours indépendant, suivrait beaucoup ses caprices et ses fantaisies, on changerait souvent de parti ; on en abandonnerait un, où l’on laisserait tous ses amis, pour se lier à un autre, dans lequel on trouverait tous ses ennemis ; et souvent, dans cette nation, on pourrait oublier les lois de l’amitié et celles de la haine. Le monarque serait dans le cas des particuliers ; et, contre les maximes ordinaires de la prudence, il serait souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l’auraient le plus choqué, et de disgracier ceux qui l’auraient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix. On craint de voir échapper un bien que l’on sent, que l’on ne connaît guère, et qu’on peut nous déguiser ; et la crainte grossit toujours les

objets. Le peuple serait inquiet sur sa situation, et croirait être en danger dans les moments même les plus sûrs. D’autant mieux que ceux qui s’opposeraient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne pouvant avouer les motifs intéressés de leur opposition, ils augmenteraient les terreurs du peuple, qui ne saurait jamais au juste s’il serait en danger ou non. Mais cela même contribuerait à lui faire éviter les vrais périls où il pourrait dans la suite être exposé. Mais le corps législatif ayant la confiance du peuple, et étant plus éclairé que lui, il pourrait le faire revenir des mauvaises impressions qu’on lui aurait données et calmer ses mouvements. C’est le grand avantage qu’aurait ce gouvernement sur les démocraties anciennes, dans lesquelles le peuple avait une puissance immédiate ; car lorsque les orateurs l’agitaient, ces agitations avaient toujours leur effet. Ainsi quand les terreurs imprimées n’auraient point d’objet certain, elles ne produiraient que de vaines clameurs et des injures, et elles auraient même ce bon effet qu’elles tendraient tous les ressorts du gouvernement, et rendraient tous les citoyens attentifs. Mais, si elles naissaient à l’occasion du renversement des lois fondamentales, elles seraient sourdes, funestes, atroces, et produiraient des catastrophes. Bientôt on verrait un calme affreux, pendant lequel tout se réunirait contre la puissance violatrice des lois. Si, dans le cas où les inquiétudes n’ont pas d’objet certain, quelque puissance étrangère menaçait l’État, et le mettait en danger de sa fortune et de sa gloire, pour lors, les petits intérêts cédant aux plus grands, tout se réunirait en faveur de la puissance exécutrice. Que si les disputes étaient formées à l’occasion de la violation des lois fondamentales, et qu’une puissance étrangère parût, il y aurait une révolution qui ne changerait pas la forme du gouvernement ni sa constitution : car les révolutions que forme la liberté ne sont qu’une confirmation de la liberté. Une nation libre peut avoir un libérateur ; une nation subjuguée ne peut avoir qu’un autre oppresseur. Car tout homme qui a assez de force pour chasser celui qui est déjà le maître absolu dans un État, en a assez pour le devenir lui-même.

Comme, pour jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire qu’il pense, et que, pour la conserver, il faut encore que chacun puisse dire ce qu’il pense, un citoyen, dans cet État, dirait et écrirait tout ce que les lois ne lui ont pas défendu expressément de dire ou d’écrire. Cette nation, toujours échauffée, pourrait plus aisément être conduite par ses passions que par la raison, qui ne produit jamais de grands effets sur l’esprit des hommes ; et il serait assez facile à ceux qui la gouverneraient de lui faire faire des entreprises contre ses véritables intérêts. Cette nation aimerait prodigieusement sa liberté, parce que cette liberté serait vraie ; et il pourrait arriver que, pour la défendre, elle sacrifierait son bien, son aisance, ses intérêts ; qu’elle se chargerait des impôts les plus durs, et tels que le prince le plus absolu n’oserait les faire supporter à ses sujets. Mais, comme elle aurait une connaissance certaine de la nécessité de s’y soumettre, qu’elle paierait dans l’espérance bien fondée de ne payer plus, les charges y seraient plus pesantes que le sentiment de ces charges : au lieu qu’il y a des États où le sentiment est infiniment au- dessus du mal. Elle aurait un crédit sûr, parce qu’elle emprunterait à elle-même, et se paierait elle-même. Il pourrait arriver qu’elle entreprendrait au- dessus de ses forces naturelles, et ferait valoir contre ses ennemis d’immenses richesses de fiction, que la confiance et la nature de son gouvernement rendraient réelles. Pour conserver sa liberté, elle emprunterait de ses sujets, et ses sujets, qui verraient que son crédit serait perdu si elle était conquise, auraient un nouveau motif de faire des efforts pour défendre sa liberté. Si cette nation habitait une île, elle ne serait pas conquérante, parce que des conquêtes séparées l’affaibliraient. Si le terrain de cette île était bon, elle le serait encore moins, parce qu’elle n’aurait pas besoin de la guerre pour s’enrichir. Et, comme aucun citoyen ne dépendrait d’un autre citoyen, chacun ferait plus de cas de sa liberté que de la gloire de quelques citoyens ou d’un seul. Là on regarderait les hommes de guerre comme des gens d’un métier qui peut être utile et souvent dangereux, comme des gens dont les services sont laborieux pour la nation même ; et les qualités civiles y seraient plus considérées.

Cette nation, que la paix et la liberté rendraient aisée, affranchie des préjugés destructeurs, serait portée à devenir commerçante. Si elle avait quelqu’une de ces marchandises primitives qui servent faire de ces choses auxquelles la main de l’ouvrier donne un grand prix, elle pourrait faire des établissements propres à se procurer la jouissance de ce don du ciel dans toute son étendue. Si cette nation était située vers le nord, et qu’elle eût un grand nombre de denrées superflues, comme elle manquerait aussi d’un grand nombre de marchandises que son climat lui refuserait, elle ferait un commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du midi ; et, choisissant les États qu’elle favoriserait d’un commerce avantageux, elle ferait des traités réciproquement utiles avec la nation qu’elle aurait choisie. Dans un État où d’un côté l’opulence serait extrême, et de l’autre les impôts excessifs, on ne pourrait guère vivre sans industrie avec une fortune bornée. Bien des gens, sous prétexte de voyage ou de santé, s’exileraient de chez eux, et iraient chercher l’abondance dans les pays de la servitude même. Une nation commerçante a un nombre prodigieux de petits intérêts particuliers ; elle peut donc choquer et être choquée d’une infinité de manières. Celle-ci deviendrait souverainement jalouse ; et elle s’affligerait plus de la prospérité des autres qu’elle ne jouirait de la sienne. Et ses lois, d’ailleurs douces et faciles, pourraient être si rigides à l’égard du commerce et de la navigation qu’on ferait chez elle, qu’elle semblerait ne négocier qu’avec des ennemis. Si cette nation envoyait au loin des colonies, elle le ferait plus pour étendre son domaine que sa domination. Comme on aime à établir ailleurs ce qu’on trouve établi chez soi, elle donnerait aux peuples de ses colonies la forme de son gouvernement propre ; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verrait se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu’elle enverrait habiter. Il pourrait être qu’elle aurait autrefois subjugué une nation voisine, qui, par sa situation, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donnerait de la jalousie ; ainsi, quoiqu’elle lui eût donné ses propres

lois, elle la tiendrait dans une grande dépendance ; de façon que les citoyens y seraient libres, et que l’État lui-même serait esclave. L’État conquis aurait un très bon gouvernement civil, mais il serait accablé par le droit des gens ; et on lui imposerait des lois de nation à nation, qui seraient telles que sa prospérité ne serait que précaire et seulement en dépôt pour un maître. La nation dominante habitant une grande île, et étant en possession d’un grand commerce, aurait toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer ; et comme la conservation de sa liberté demanderait qu’elle n’eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle aurait besoin d’une armée de mer qui la garantit des invasions ; et sa marine serait supérieure à celle de toutes les autres puissances, qui, ayant besoin d’employer leurs finances pour la guerre de terre, n’en auraient plus assez pour la guerre de mer. L’empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l’ont possédé une fierté naturelle, parce que, se sentant capables d’insulter partout, ils croient que leur pouvoir n’a pas plus de bornes que l’Océan. Cette nation pourrait avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car, comme elle n’emploierait pas sa puissance à conquérir, on rechercherait plus son amitié, et l’on craindrait plus sa haine que l’inconstance de son gouvernement et son agitation intérieure ne sembleraient le permettre. Ainsi, ce serait le destin de la puissance exécutrice d’être presque toujours inquiétée au-dedans, et respectée au-dehors. S’il arrivait que cette nation devint en quelques occasions le centre des négociations de l’Europe, elle y porterait un peu plus de probité et de bonne foi que les autres, parce que ses ministres étant souvent obligés de justifier leur conduite devant un conseil populaire, leurs négociations ne pourraient être secrètes, et ils seraient forcés d’être, à cet égard, un peu plus honnêtes gens. De plus, comme ils seraient en quelque façon garants des évènements qu’une conduite détournée pourrait faire naître, le plus sûr pour eux serait de prendre le plus droit chemin. Si les nobles avaient eu dans de certains temps un pouvoir immodéré dans la nation, et que le monarque eût trouvé le moyen de les abaisser en élevant le peuple, le point de l’extrême servitude aurait été entre

le moment de l’abaissement des grands et celui où le peuple aurait commencé à sentir son pouvoir. Il pourrait être que cette nation ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en aurait en plusieurs occasions conservé le style : de manière que, sur le fond d’un gouvernement libre, on verrait souvent la forme d’un gouvernement absolu. À l’égard de la religion, comme dans cet État chaque citoyen aurait sa volonté propre, et serait par conséquent conduit par ses propres lumières, ou ses fantaisies, il arriverait, ou que chacun aurait beaucoup d’indifférence pour toutes sortes de religions, de quelque espèce qu’elles fussent, moyennant quoi tout le monde serait porté à embrasser la religion dominante ; ou que l’on serait zélé pour la religion en général, moyennant quoi les sectes se multiplieraient. Il ne serait pas impossible qu’il y eût dans cette nation des gens qui n’auraient point de religion, et qui ne voudraient pas cependant souffrir qu’on les obligeât à changer celle qu’ils auraient, s’ils en avaient une : car ils sentiraient d’abord que la vie et les biens ne sont pas plus à eux que leur manière de penser ; et que qui peut ravir l’un peut encore mieux ôter l’autre. Si, parmi les différentes religions, il y en avait une à rétablissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l’esclavage, elle y serait odieuse, parce que, comme nous jugeons des choses par les liaisons et les accessoires que nous y mettons, celle-ci ne se présenterait jamais à l’esprit avec l’idée de liberté. Les lois contre ceux qui professeraient cette religion ne seraient point sanguinaires : car la liberté n’imagine point ces sortes de peines ; mais elles seraient si réprimantes, qu’elles feraient tout le mal qui peut se faire de sang-froid. Il pourrait arriver de mille manières que le clergé aurait si peu de crédit que les autres citoyens en auraient davantage. Ainsi, au lieu de se séparer, il aimerait mieux supporter les mêmes charges que les laïques, et ne faire à cet égard qu’un même corps ; mais, comme il chercherait toujours à s’attirer le respect du peuple, il se distinguerait par une vie plus retirée, une conduite plus réservée et des mœurs plus pures. Ce clergé ne pouvant pas protéger la religion, ni être protégé par elle, sans force pour contraindre, chercherait à persuader : on verrait

sortir de sa plume de très bons ouvrages, pour prouver la révélation et la providence du grand Être. Il pourrait arriver qu’on éluderait ses assemblées, et qu’on ne voudrait pas lui permettre de corriger ses abus mêmes ; et que, par un délire de la liberté, on aimerait mieux laisser sa réforme imparfaite que de souffrir qu’il fût réformateur. Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seraient plus fixes qu’ailleurs ; mais, d’un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s’approcheraient plus du peuple : les rangs seraient donc plus séparés, et les personnes plus confondues. Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, et se refait tous les jours, auraient plus d’égard pour ceux qui leur sont utiles que pour ceux qui les divertissent ; ainsi, on y verrait peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit. On n’y estimerait guère les hommes par des talents ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles ; et de ce genre il n’y en a que deux : les richesses et le mérite personnel. Il y aurait un luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels ; et l’on ne chercherait guère dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis. On y jouirait d’un grand superflu, et cependant les choses frivoles y seraient proscrites : ainsi, plusieurs ayant plus de bien que d’occasions de dépense, l’emploieraient d’une manière bizarre ; et dans cette nation il y aurait plus d’esprit que de goût. Comme on serait toujours occupé de ses intérêts, on n’aurait point cette politesse qui est fondée sur l’oisiveté ; et réellement on n’en aurait pas le temps. L’époque de la politesse des Romains est la même que celle de l’établissement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement absolu produit l’oisiveté, et l’oisiveté fait naître la politesse. Plus y a de gens dans une nation qui ont besoin d’avoir des ménagements entre eux et de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c’est plus la politesse des mœurs que celle des manières qui doit nous distinguer des peuples barbares. Dans une nation où tout homme, à sa manière, prendrait part à l’administration de l’État, les femmes ne devraient guère vivre avec

les hommes. Elles seraient donc modestes, c’est-à-dire timides ; cette timidité ferait leur vertu : tandis que les hommes, sans galanterie, se jetteraient dans une débauche qui leur laisserait toute leur liberté et leur loisir. Les lois n’y étant pas faites pour un particulier plus que pour un autre, chacun se regarderait comme monarque ; et les hommes, dans cette nation, seraient plutôt des confédérés que des concitoyens. Si le climat avait donné à bien des gens un esprit inquiet et des vues étendues, dans un pays où la constitution donnerait à tout le monde une part au gouvernement et des intérêts politiques, on parlerait beaucoup de politique ; on verrait des gens qui passeraient leur vie à calculer des évènements qui, vu la nature des choses et le caprice de la fortune, c’est-à-dire des hommes, ne sont guère soumis au calcul. Dans une nation libre, il est très souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal ; il suffit qu’ils raisonnent : de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements. De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu’on raisonne bien ou mal ; il suffit qu’on raisonne pour que le principe du gouvernement soit choqué. Bien des gens qui ne se soucieraient de plaire à personne s’abandonneraient à leur humeur. La plupart, avec de l’esprit, seraient tourmentés par leur esprit même : dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils seraient malheureux avec tant de sujets de ne l’être pas. Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation serait fière ; car la fierté des rois n’est fondée que sur leur indépendance. Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines. Mais ces hommes si fiers, vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveraient souvent au milieu de gens inconnus ; ils seraient timides, et l’on verrait en eux, la plupart du temps, un mélange bizarre de mauvaise honte et de fierté. Le caractère de la nation paraîtrait surtout dans leurs ouvrages d’esprit, dans lesquels on verrait des gens recueillis, et qui auraient pensé tout seuls. La société nous apprend à sentir les ridicules ; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Les écrits satiriques seraient sanglants ;

et l’on verrait bien des Juvénal chez eux, avant d’avoir trouvé un Horace. Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu’ils n’ont pas la liberté de la dire ; dans les États extrêmement libres, ils trahissent la vérité à cause de leur liberté même, qui produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction qu’il le serait d’un despote. Leurs poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l’invention qu’une certaine délicatesse que donne le goût ; on y trouverait quelque chose qui approcherait plus de la force de Michel- Ange que de la grâce de Raphaël.

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