Éloge de M. le Président de Montesquieu par d’Alembert (Mis à la tête du cinquième volume de l’Encyclopédie).
L’intérêt que les bons citoyens prennent à l’Encyclopédie, et le grand nombre de gens de lettres qui lui consacrent leurs travaux, semblent nous permettre de la regarder comme un des monuments les plus propres à être dépositaires des sentiments de la patrie, et des hommages qu’elle doit aux hommes célèbres qui l’ont honorée. Persuadés néanmoins que M. de Montesquieu était en droit d’attendre d’autres panégyristes que nous, et que la douleur publique eût mérité des interprètes plus éloquents, nous eussions renfermé au-dedans de nous-mêmes nos justes regrets et notre respect pour sa mémoire ; mais l’aveu de ce que nous lui devons nous est trop précieux pour en laisser le soin à d’autres. Bienfaiteur de l’humanité par ses écrits, il a daigné l’être aussi de cet ouvrage ; et notre reconnaissance ne veut tracer que quelques lignes au pied de sa statue. Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, ancien président à mortier au parlement de Bordeaux, de l’Académie française, de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Prusse, et de la Société royale de Londres, naquit au château de la Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1680, d’une famille noble de Guienne. Son trisaïeul, Jean de Secondat, maître d’hôtel de Henri II, roi de Navarre, et ensuite de Jeanne, fille de ce roi, qui épousa Antoine de Bourbon, acquit la terre de Montesquieu, d’une somme de 10 000 livres, que cette princesse lui donna par un acte authentique, en récompense de sa probité et de ses services. Henri III, roi de Navarre, depuis Henri IV, roi de France, érigea en baronnie le titre de Montesquieu en faveur de Jacob de Secondat, fils de Jean, d’abord gentilhomme ordinaire de la chambre de ce prince et ensuite maître de camp du régiment de Châtillon. Jean-Gaston de Secondat, son second fils, ayant épousé la fille du président du parlement de Bordeaux, acquit dans cette compagnie une charge de président à mortier. Il eut plusieurs enfants,
dont un entra dans le service, s’y distingua et le quitta de fort bonne heure ; ce fut le père de Charles de Secondat, auteur de l’Esprit des lois. Ces détails paraîtront peut-être déplacés à la tête de l’éloge d’un philosophe, dont le nom a si peu besoin d’ancêtres ; mais n’envions point à leur mémoire l’éclat que ce nom répand sur elle. Les succès de l’enfance, présage quelquefois si trompeur, ne le furent point dans Charles de Secondat : il annonça de bonne heure ce qu’il devait être, et son père donna tous ses soins à cultiver ce génie naissant, objet de son espérance et de sa tendresse. Dès l’âge de vingt ans, le jeune Montesquieu préparait déjà les matériaux de l’Esprit des lois, par un extrait raisonné des immenses volumes qui composent le corps du droit civil. Ainsi autrefois Newton avait jeté, dès sa première jeunesse, les fondements des ouvrages qui l’ont rendu immortel. Cependant l’étude de la jurisprudence, quoique moins aride pour M. de Montesquieu que pour la plupart de ceux qui s’y livrent, parce qu’il la cultivait en philosophe, ne suffisait pas à l’étendue et à l’activité de son génie. Il approfondissait, dans le même temps, des matières encore plus importantes et plus délicates, et les discutait dans le silence avec la sagesse, la décence et l’équité qu’il a depuis montrées dans ses ouvrages. Un oncle paternel, président à mortier au parlement de Bordeaux, juge éclairé et citoyen vertueux, l’oracle de sa compagnie et de sa province, ayant perdu un fils unique, et voulant conserver, dans son cœur, l’esprit d’élévation qu’il avait tâché d’y répandre, laissa ses biens et sa charge à M. de Montesquieu. Il était conseiller au parlement de Bordeaux depuis le 24 février 1714, et fut reçu président à mortier le 13 juillet 1716. Quelques années après, en 1722, pendant la minorité du roi, sa compagnie le chargea de présenter des remontrances à l’occasion d’un nouvel impôt. Placé entre le trône et le peuple, il remplit, en sujet respectueux et en magistrat plein de courage, l’emploi si noble et si peu envié de faire parvenir au souverain le cri des malheureux, et la misère publique, représentée avec autant d’habileté que de force, obtint la justice qu’elle demandait. Ce succès, il est vrai, par malheur pour l’État bien plus que pour lui, fut aussi passager que s’il eût été injuste ; à peine la voix des peuples eut-elle cessé de se faire entendre, que l’impôt supprimé fut remplacé par un autre ; mais le citoyen avait fait son devoir.
Il fut reçu, le 3 avril 1716, dans l’académie de Bordeaux, qui ne faisait que de naître. Le goût pour la musique et pour les ouvrages de pur agrément, avait d’abord rassemblé les membres qui la formaient. M. de Montesquieu crut, avec raison, que l’ardeur naissante et les talents de ses confrères pourraient s’exercer encore avec plus d’avantage sur les objets de la physique. Il était persuadé que la nature, si digne d’être observée partout, trouvait aussi partout des yeux dignes de la voir : qu’au contraire les ouvrages de goût ne souffrant point de médiocrité, et la capitale étant en ce genre le centre des lumières et des secours, il était trop difficile de rassembler loin d’elle un assez grand nombre d’écrivains distingués. Il regardait les sociétés de bel esprit, si étrangement multipliées dans nos provinces, comme une espèce, ou plutôt comme une ombre de luxe littéraire, qui nuit à l’opulence réelle sans même en offrir l’apparence. Heureusement M. le duc de la Force, par un prix qu’il venait de fonder à Bordeaux, avait secondé des vues si éclairées et si justes. On jugea qu’une expérience bien faite serait préférable à un discours faible ou à un mauvais poème, et Bordeaux eut une académie des sciences M. de Montesquieu, nullement empressé de se montrer au public, semblait attendre, selon l’expression d’un grand génie, un âge mûr pour écrire. Ce ne fut qu’en 1721, c’est- à-dire âgé de trente-deux ans, qu’il mit au jour les Lettres persanes. Le Siamois des Amusements sérieux et comiques pouvait lui en avoir fourni l’idée, mais il surpassa son modèle. La peinture des mœurs orientales, réelles ou supposées, de l’orgueil et du flegme de l’amour asiatique, n’est que le moindre objet de ces lettres ; elle n’y sert, pour ainsi dire, que de prétexte à une satire fine de nos mœurs et à des matières importantes que l’auteur approfondit en paraissant glisser sur elles. Dans cette espèce de tableau mouvant, Usbek expose surtout, avec autant de légèreté que d’énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous ses yeux pénétrants : notre habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles, et de tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos conversations si bruyantes et si frivoles ; notre ennui dans le sein du plaisir même ; nos préjugés et nos actions en contradiction continuelle avec nos lumières ; tant d’amour pour la gloire, joint à tant de respect pour l’idole de la faveur ; nos courtisans si rampants et si vains ; notre politesse extérieure, et notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux ; la bizarrerie de nos goûts, qui n’a
rien au-dessus d’elle que l’empressement de l’Europe à les adopter ; notre dédain barbare pour deux des plus respectables occupations d’un citoyen, le commerce et la magistrature ; nos disputes littéraires si vives et si inutiles ; notre fureur d’écrire avant que de penser, et de juger avant que de connaître. À cette peinture vive, mais sans fiel, il oppose dans l’apologue des Troglodytes le tableau d’un peuple vertueux, devenu sage par le malheur : morceau digne du Portique. Ailleurs, il montre la philosophie longtemps étouffée, reparaissant tout à coup, regagnant par ses progrès le temps qu’elle a perdu ; pénétrant jusque chez les Russes à la voix d’un génie qui l’appelle ; tandis que, chez d’autres peuples de l’Europe, la superstition, semblable à une atmosphère épaisse, empêche la lumière qui les environne de toutes parts d’arriver jusqu’à eux. Enfin, par les principes qu’il établit sur la nature des gouvernements anciens et modernes, il présente le germe de ces idées lumineuses développées depuis par l’auteur dans son grand ouvrage. Ces différents ouvrages, privés aujourd’hui des grâces de la nouveauté qu’ils avaient dans la naissance des Lettres personnes, y conserveront toujours le mérite du caractère original qu’on a su leur donner, mérite d’autant plus réel, qu’il vient ici du génie seul de l’écrivain, et non du voile étranger dont il s’est couvert : car Usbek a pris durant son séjour en France, non seulement une connaissance si parfaite de nos mœurs, mais une si forte teinture de nos manières, que son style fait souvent oublier son pays. Ce léger défaut de vraisemblance peut n’être pas sans dessein et sans adresse ; en relevant nos ridicules et nos vices, il a voulu sans doute aussi rendre justice à nos avantages. Il a senti toute la faveur d’un éloge direct, et il nous a plus finement loués, en prenant si souvent notre ton pour médire plus agréablement de nous. Malgré le succès de cet ouvrage, M. de Montesquieu ne s’en était pas déclaré ouvertement l’auteur. Peut-être croyait-il échapper plus aisément par ce moyen à la satire littéraire, qui épargne plus volontiers les écrits anonymes, parce que c’est toujours la personne, et non l’ouvrage, qui est le but de ses traits. Peut-être craignait-il d’être attaqué sur le prétendu contraste des Lettres persannes avec l’austérité de sa place : espèce de reproche, disait-il, que les critiques ne manquent jamais de faire, parce qu’il ne demande aucun effort
d’esprit. Mais son secret était découvert, et déjà le public le montrait à l’Académie française. L’évènement fit voir combien le silence de M. de Montesquieu avait été sage. Usbek s’exprime quelquefois assez librement, non sur le fond du christianisme, mais sur des matières que trop de personnes affectent de confondre avec le christianisme même : sur l’esprit de persécution dont tant de chrétiens ont été animés ; sur les usurpations temporelles de la puissance ecclésiastique ; sur la multiplication excessive des monastères, qui enlèvent des sujets à l’État sans donner à Dieu des adorateurs ; sur quelques opinions qu’on a vainement tenté d’ériger en dogmes ; sur nos disputes de religion, toujours violentes et souvent funestes. S’il paraît toucher ailleurs à des questions plus délicates, et qui intéressent de plus près la religion chrétienne, ses réflexions, appréciées avec justesse, sont en effet très favorables à la révélation, puisqu’il se borne à montrer combien la raison humaine, abandonnée à elle-même, est peu éclairée sur ces objets. Enfin parmi les véritables lettres de M. de Montesquieu, l’imprimeur étranger en avait inséré quelques-unes d’une autre main, et il eût fallu du moins, avant que de condamner l’auteur, démêler ce qui lui appartenait en propre. Sans égard à ces considérations, d’un côté la haine sous le nom de zèle, de l’autre le zèle sans discernement ou sans lumières se soulèvent et se réunissent contre les Lettres persanes. Des délateurs, espèce d’hommes dangereuse et lâche, que même dans un gouvernement sage on a quelquefois le malheur d’écouter, alarmèrent par un extrait infidèle, la piété du ministre. M. de Montesquieu, par le conseil de ses amis, soutenu de la voix publique, s’étant présenté pour la place de l’Académie française, vacante par la mort de M. de Sacy, le ministre écrivit à cette compagnie que Sa Majesté ne donnerait jamais son agrément à l’auteur des Lettres persanes ; qu’il n’avait point lu ce livre ; mais que des personnes en qui il avait confiance lui en avaient fait connaître le poison et le danger. M. de Montesquieu sentit le coup qu’une pareille accusation pouvait porter à sa personne, à sa famille, à la tranquillité de sa vie. Il n’attachait pas assez de prix aux honneurs littéraires, ni pour les rechercher avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand ils se présentaient à lui, ni enfin pour en regarder la simple privation comme un malheur ; mais l’exclusion perpétuelle, et surtout les motifs de l’exclusion, lui paraissaient une injure. Il vit le
ministre, lui déclara que, pour des raisons particulières, il n’avouait point les Lettres persanes, mais qu’il était encore plus éloigné de désavouer un ouvrage dont il croyait n’avoir point à rougir, et qu’il devait être jugé d’après une lecture, et non sur une délation : le ministre prit enfin le parti par où il aurait dû commencer ; il lut le livre, aima l’auteur, et apprit à mieux placer sa confiance. L’Académie française ne fut pas privée d’un de ses plus beaux ornements, et la France eut le bonheur de conserver un sujet que la superstition ou la calomnie étaient prèles à lui faire perdre : car M. de Montesquieu avait déclaré au gouvernement, qu’après l’espèce d’outrage qu’on allait lui faire, il irait chercher, chez les étrangers qui lui tendraient les bras, la société, le repos et peut-être les récompenses qu’il aurait dû espérer dans son pays. La nation eût déploré cette perte et la honte en serait pourtant retombée sur elle. Feu M. le maréchal d’Estrées, alors directeur de l’Académie française, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux et d’une âme vraiment élevée ; il ne craignit ni d’abuser de son crédit ni de le compromettre : il soutint son ami et justifia Socrate. Ce trait de courage, si précieux aux lettres, si digne aujourd’hui d’avoir des imitateurs, et si honorable à la mémoire de M. le maréchal d’Estrées, n’aurait pas dû être oublié dans son éloge. M. de Montesquieu fut reçu le 24 janvier 1728. Son discours est un des meilleurs qu’on ait prononcés dans une pareille occasion : le mérite en est d’autant plus grand, que les récipiendaires, gênés jusqu’alors par ces formules et ces éloges d’usage auxquels une espèce de prescription les assujettit, n’avaient encore osé franchir ce cercle pour traiter d’autres sujets, ou n’avaient point pensé du moins à les y renfermer. Dans cet état même de contrainte, il eut l’avantage de réussir. Entre plusieurs traits dont brille son discours, on reconnaîtra l’écrivain qui pense au seul portrait du cardinal de Richelieu, qui apprit à la France le secret de ses forces, et à l’Espagne celui de sa faiblesse ; qui ôta à l’Allemagne ses chaînes, et lui en donna de nouvelles. Il faut admirer M. de Montesquieu d’avoir su vaincre la difficulté de son sujet, et pardonner à ceux qui n’ont pas eu le même succès. Le nouvel académicien était d’autant plus digne de ce titre qu’il avait, peu de temps auparavant, renoncé à tout autre travail pour se livrer entièrement à son génie et à son goût. Quelque importante que
fût la place qu’il occupait, avec quelques lumières et quelque intégrité qu’il en eût rempli les devoirs, il sentait qu’il y avait des objets plus dignes d’occuper ses talents ; qu’un citoyen est redevable à sa nation et à l’humanité de tout le bien qu’il peut leur faire, et qu’il serait plus utile à l’un et à l’autre en les éclairant par ses écrits, qu’il ne pourrait l’être en discutant quelques contestations particulières dans l’obscurité. Toutes ces réflexions le décidèrent à vendre sa charge. Il cessa d’être magistrat, il ne fut plus qu’homme de lettres. Mais pour se rendre utile, par ses ouvrages, aux différentes nations, il était nécessaire qu’il les connût. Ce fut dans cette vue qu’il entreprit de voyager. Son but était d’examiner partout le physique et le moral ; d’étudier les lois et la constitution de chaque pays ; de visiter les savants, les écrivains, les artistes célèbres ; de chercher surtout ces hommes rares et singuliers dont le commerce a suppléé quelquefois à plusieurs années d’observations et de séjour. M. de Montesquieu eût pu dire comme Démocrite : « Je n’ai rien oublié pour m’instruire, j’ai quitté mon pays et parcouru l’univers pour mieux connaître la vérité, j’ai vu tous les personnages illustres de mon temps. » Mais il y eut cette différence entre le Démocrite français et celui d’Abdère, que le premier voyageait pour instruire les hommes, et le second pour s’en moquer. Il alla d’abord à Vienne, où il vit souvent le célèbre prince Eugène. Ce héros si funeste à la France (à laquelle il aurait pu être si utile), après avoir balancé la fortune de Louis XIV et humilié la fierté ottomane, vivait sans faste durant la paix, aimant et cultivant les lettres dans une cour où elles sont peu en honneur, et donnant à ses maîtres l’exemple de les protéger. M. de Montesquieu crut entrevoir, dans ses discours, quelques restes d’intérêt pour son ancienne patrie. Le prince Eugène en laissait voir surtout, autant que le peut faire un ennemi, sur les suites funestes de cette division intestine qui trouble depuis si longtemps l’Église de France : l’homme d’État en prévoyait la durée et les effets, et les prédit au philosophe. M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contrée opulente et fertile, habitée par une nation fière et généreuse, le fléau de ses tyrans et l’appui de ses souverains. Comme peu de personnes connaissent bien ce pays, il a écrit avec soin cette partie de ses voyages. D’Allemagne, il passa en Italie. Il vit à Venise le fameux Law, à qui il ne restait de sa grandeur passée que des projets destinés à
mourir dans sa tête, et un diamant qu’il engageait pour jouer aux jeux de hasard. Un jour, la conversation roulait sur le fameux système que Law avait inventé, époque de malheurs et de fortunes, et surtout d’une dépravation remarquable dans nos mœurs. Comme le Parlement de Paris, dépositaire immédiat des lois dans les temps de minorité, avait fait éprouver au ministre écossais quelque résistance dans cette occasion, M. de Montesquieu lui demanda pourquoi on n’avait pas essayé de vaincre cette résistance par un moyen presque toujours infaillible en Angleterre, par le grand mobile des actions des hommes, en un mot, par l’argent. –Ce ne sont point, répondit Law, des génies aussi ardents et aussi généreux que mes compatriotes, mais ils sont beaucoup plus incorruptibles. Nous ajouterons, sans aucun préjugé de vanité nationale, qu’un corps, libre pour quelques instants, doit mieux résister à la corruption que celui qui l’est toujours : le premier, en vendant sa liberté, la perd ; le second ne fait pour ainsi dire que la prêter et l’exerce même en l’engageant. Ainsi, les circonstances et la nature du gouvernement font les vices et les vertus des nations. Un autre personnage non moins fameux que M. de Montesquieu vit encore plus souvent à Venise, fut le comte de Bonneval. Cet homme si connu par ses aventures, qui n’étaient pas encore à leur terme, et flatté de converser avec un juge digne de l’entendre, lui faisait avec plaisir le détail singulier de sa vie, le récit des actions militaires où il s’était trouvé, le portrait des généraux et des ministres qu’il avait connus. M. de Montesquieu se rappelait souvent ces conversations et en racontait différents traits à ses amis. Il alla de Venise à Rome. Dans cette ancienne capitale du monde, qui l’est encore à certains égards, il s’appliqua surtout à examiner ce qui la distingue aujourd’hui le plus : les ouvrages des Raphaël, des Titien et des Michel-Ange. Il n’avait point fait une étude particulière des beaux- arts, mais l’expression dont brillent les chefs-d’œuvre en ce genre saisit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature, il la reconnaît quand elle est imitée, comme un portrait ressemblant frappe tous ceux à qui l’original est familier. Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que pour les artistes ! Après avoir parcouru l’Italie ; M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin, et il ne lui
resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnait pas encore. Il s’arrêta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut l’industrie humaine animée par l’amour de la liberté. Enfin il se rendit en Angleterre où il demeura deux ans. Digne de voir et d’entretenir les plus grands hommes, il n’eut à regretter que de n’avoir pas fait plus tôt ce voyage : Locke et Newton étaient morts. Mais il eut souvent l’honneur de faire sa cour à leur protectrice, la célèbre reine d’Angleterre, qui cultivait la philosophie sur le trône et qui goûta, comme elle le devait, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la nation, qui n’avait pas besoin, sur cela, de prendre le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer et à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s’instruisit avec eux de la nature du gouvernement, et parvint à le bien connaître. Nous parlons ici d’après les témoignages publics que lui en ont rendus les Anglais eux-mêmes, si peu disposés à reconnaître en nous aucune supériorité. Comme il n’avait rien examiné ni avec la prévention d’un enthousiaste ni avec l’austérité d’un cynique, il n’avait remporté de ses voyages ni un dédain outrageant pour les étrangers ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. Il résultait de ses observations que l’Allemagne était faite pour y voyager, l’Italie pour y séjourner, l’Angleterre pour y penser, et la France pour y vivre. De retour enfin dans sa patrie, M. de Montesquieu se retira pendant deux ans à sa terre de la Brède. Il y jouit en paix de cette solitude que le spectacle et le tumulte du monde servent à rendre plus agréable : il vécut avec lui-même, après en être sorti longtemps, et, ce qui nous intéresse le plus, il mit la dernière main à son ouvrage Sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qui parut en 1734. Les empires, ainsi que les hommes, doivent croître, dépérir et s’éteindre. Mais cette révolution nécessaire a souvent des causes cachées, que la nuit des temps nous dérobe, et que le mystère ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus, sur ce point, à l’histoire moderne que l’histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins, à cet égard, quelque exception. Elle présente une politique raisonnée, un système suivi d’agrandissement, qui ne permet pas d’attribuer la fortune de ce peuple à des ressorts obscurs et subalternes. Les causes
de la grandeur romaine se trouvent donc dans l’histoire, et c’est au philosophe à les y découvrir. D’ailleurs, il n’en est pas des systèmes dans cette étude comme dans celle de la physique. Ceux-ci sont presque toujours précipités, parce qu’une observation nouvelle et imprévue peut les renverser en un instant ; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l’histoire ancienne d’un pays, si on ne rassemble pas toujours tous les matériaux qu’on peut désirer, on ne saurait du moins espérer d’en avoir un jour davantage. L’étude réfléchie de l’histoire, étude si importante et si difficile, consiste à combiner, de la manière la plus parfaite, ces matériaux défectueux : tel serait le mérite d’un architecte qui, sur des ruines savantes, tracerait, de la manière la plus vraisemblable, le plan d’un édifice antique, en suppléant, par le génie et par d’heureuses conjectures, à des restes informes et tronqués. C’est sous ce point de vue qu’il faut envisager l’ouvrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l’amour de la liberté, du travail et de la patrie qu’on leur inspirait dès l’enfance ; dans ces dissensions intestines, qui donnaient du ressort aux esprits, et qui cessaient tout à coup à la vue de l’ennemi ; dans cette constance après le malheur, qui ne désespérait jamais de la république ; dans le principe où ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu’après des victoires ; dans l’honneur du triomphe, sujet d’émulation pour les généraux ; dans la protection qu’ils accordaient aux peuples révoltés contre leurs rois ; dans l’excellente politique de laisser aux vaincus leurs dieux et leurs coutumes ; dans celle de n’avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l’un jusqu’à ce qu’ils eussent anéanti l’autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l’agrandissement même de l’État, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires ; dans les guerres éloignées qui, forçant les citoyens à une trop longue absence, leur faisaient perdre insensiblement l’esprit républicain ; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations, et qui ne fit plus du peuple romain qu’une espèce de monstre à plusieurs têtes ; dans la corruption introduite par le luxe de l’Asie ; dans les proscriptions de Sylla, qui avilirent l’esprit de la nation, et l’esclavage ; dans la nécessité où les Romains se trouvèrent à souffrir des maîtres, lorsque leur liberté leur fut devenue à charge ; dans l’obligation où ils furent de changer de maximes en changeant
de gouvernement ; dans cette suite de monstres qui régnèrent, presque sans interruption, depuis Tibère jusqu’à Nerva, et depuis Commode jusqu’à Constantin ; enfin, dans la translation et le partage de l’empire, qui périt d’abord en Occident par la puissance des barbares, et qui, après avoir langui plusieurs siècles en Orient sous des empereurs imbéciles ou féroces, s’anéantit insensiblement, comme ces fleuves qui disparaissent dans les sables. Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu pour développer un tableau si intéressant et si vaste. Comme l’auteur ne s’appesantit point sur les détails et ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a su renfermer en très peu d’espace un grand nombre d’objets distinctement aperçus et rapidement présentés, sans fatigue pour le lecteur. En laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser : et il aurait pu intituler son livre : Histoire romaine à l’usage des hommes d’État et des philosophes. Quelque réputation que M. de Montesquieu se fût acquise par ce dernier voyage et par ceux qui l’avaient précédé, il n’avait fait que se frayer le chemin à une plus grande entreprise, à celle qui doit immortaliser son nom et le rendre respectable aux siècles futurs. Il en avait dès longtemps formé le dessein ; il en médita pendant vingt ans l’exécution ; ou pour parler plus exactement, toute sa vie en avait été la méditation continuelle. D’abord il s’était fait en quelque façon étranger dans son propre pays, afin de le mieux connaître. Il avait ensuite parcouru toute l’Europe et profondément étudié les différents peuples qui l’habitent. L’île fameuse qui se glorifie tant de ses lois et qui en profite si mal avait été pour lui dans ce long voyage ce que l’île de Crète fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avait su s’instruire sans tout approuver. Enfin il avait, si on peut parler ainsi, interrogé et jugé les nations et les hommes célèbres qui n’existent plus aujourd’hui que dans les annales du monde. Ce fut ainsi qu’il s’éleva par degrés au plus beau titre qu’un sage puisse mériter, celui de législateur des nations. S’il était animé par l’importance de la matière, il était effrayé en même temps par son étendue : il l’abandonna et y revint à plusieurs reprises. Il sentit plus d’une fois, comme il l’avoue lui-même, tomber « les mains paternelles ». Encouragé enfin par ses amis, il ramassa toutes ses forces et donna l’Esprit des lois.
