Histoire d’un crime de Victor Hugo

Lisez gratuitement l’œuvre de Victor Hugo : Histoire d’un crime.

Chapitre 1

I. Sécurité
Le 1er décembre 1851, Charras haussa les épaules et déchargea ses pistolets. Au fait, croire à un coup d’Etat possible, cela devenait humiliant. L’hypothèse d’une violence illégale de la part de M. Louis Bonaparte s’évanouissait devant un sé- rieux examen. La grosse affaire du moment était évidemment l’élection Devinck ; il était clair que le gouvernement ne songeait qu’à cela. Quant à un attentat contre la République et contre le peuple, est-ce que quelqu’un pouvait avoir une telle préméditation ? Où était l’homme capable d’un tel rêve ? Pour une tragédie il faut un acteur, et ici, certes, l’acteur manquait. Violer le droit, supprimer l’Assemblée, abolir la Constitution, étrangler la République, terrasser la nation, salir le drapeau, déshonorer l’armée, prostituer le clergé et la magistrature, réussir, triompher, gou- verner, administrer, exiler, bannir, déporter, ruiner, assassiner, régner, avec des complicités telles que la loi finit par ressembler au lit d’une fille publique, quoi ! toutes ces énormités seraient faites ! et par qui ? par un colosse ? non ! par un nain. On en venait à rire. On ne disait plus : quel crime ! mais : quelle farce ! Car, en- fin, on réfléchissait. Les forfaits veulent de la stature. De certains crimes sont trop hauts pour de certaines mains. Pour faire un 18 brumaire, il faut avoir dans son passé Arcole et dans son avenir Austerlitz. Etre un grand bandit n’est pas donné au premier venu. On se disait : – Qu’est-ce que c’est que ce fils d’Hortense ? Il a derrière lui Strasbourg au lieu d’Arcole, et Boulogne au lieu d’Austerlitz ; c’est un français né hollandais et naturalisé suisse ; c’est un Bonaparte mâtiné de Ve- rhuell ; il n’est célèbre que par la naïveté de sa pose impériale ; et qui arrache- rait une plume à son aigle risquerait d’avoir dans la main une plume d’oie. Ce Bonaparte-là n’a pas cours dans l’armée ; c’est une effigie contrefaite, moins or que plomb ; et, certes, les soldats français ne nous rendront pas en rébellions, en atrocités, en massacres, en attentats, en trahisons, la monnaie de ce faux Napo- léon. S’il essayait une coquinerie, il avorterait. Pas un régiment ne bougerait. Mais d’ailleurs pourquoi essayerait-il ? Sans doute, il a des côtés louches ; mais pour- quoi le supposer absolument scélérat ? De si extrêmes attentats le dépassent ; il en est matériellement incapable ; pourquoi l’en supposer capable moralement ? Ne s’est-il pas lié sur l’honneur ? N’a-t-il pas dit : Personne en Europe ne doute de ma parole ? Ne craignons rien. – Sur quoi l’on pouvait répliquer : Les crimes sont faits grandement ou petitement ; dans le premier cas, on est César ; dans le second cas, on est Mandrin. César passe le Rubicon, Mandrin enjambe l’égout. – Mais les hommes sages intervenaient : Ne nous donnons pas le tort des conjec- tures offensantes. Cet homme a été exilé et malheureux ; l’exil éclaire, le malheur corrige.

Louis Bonaparte de son côté protestait énergiquement. Les faits à sa décharge abondaient. Pourquoi ne serait-il pas de bonne foi ? Il avait pris de remarquables engagements. Vers la fin d’octobre 1848, étant candidat à la présidence, il était allé voir rue de la Tour d’Auvergne, n° 37, quelqu’un à qui il avait dit : – Je viens m’ex- pliquer avec vous. On me calomnie. Est-ce que je vous fais l’effet d’un insensé ? On suppose que je voudrais recommencer Napoléon ? Il y a deux hommes qu’une grande ambition peut se proposer pour modèles : Napoléon et Washington. L’un est un homme de génie, l’autre est un homme de vertu. Il est absurde de se dire : je serai un homme de génie ; il est honnête de se dire : je serai un homme de vertu. Qu’est-ce qui dépend de nous ? Qu’est-ce que nous pouvons par notre volonté ? Etre un génie ? Non. Etre une probité ? Oui. Avoir du génie n’est pas un but pos- sible ; avoir de la probité en est un. Et que pourrais-je recommencer de Napo- léon ? une seule chose. Un crime. La belle ambition ! Pourquoi me supposer fou ? La République étant donnée, je ne suis pas un grand homme, je ne copierai pas Napoléon ; mais je suis un honnête homme, j’imiterai Washington. Mon nom, le nom de Bonaparte, sera sur deux pages de l’Histoire de France : dans la première, il y aura le crime et la gloire, dans la seconde, il y aura la probité et l’honneur. Et la seconde vaudra peut-être la première. Pourquoi ? parce que si Napoléon est plus grand, Washington est meilleur. Entre le héros coupable et le bon citoyen, je choisis le bon citoyen. Telle est mon ambition.

De 1848 à 1851 trois années s’étaient écoulées. On avait longtemps soupçonné Louis Bonaparte ; mais le soupçon prolongé déconcerte l’intelligence et s’use par sa durée inutile. Louis Bonaparte avait eu des ministres doubles, comme Magne et Rouher ; mais il avait eu aussi des ministres simples, comme Léon Faucher et Odilon Barrot ; ces derniers affirmaient qu’il était probe et sincère. On l’avait vu se frapper la poitrine devant la porte de Ham ; sa sœur de lait, Mme Hortense Cornu, écrivait à Mieroslawsky : Je suis bonne républicaine et je réponds de lui ; son ami de Peauger, homme loyal, disait : Louis Bonaparte est incapable d’une trahison . Louis Bonaparte n’avait-il pas écrit le livre du Paupérisme ? Dans les cercles intimes de l’Elysée, le comte Potocki était républicain, et le comte d’Orsay était libéral ; Louis Bonaparte disait à Potocki : Je suis un homme de démocratie , et à d’Orsay : Je suis un homme de liberté . Le marquis du Hallays était contre le coup d’Etat, et la mar- quise du Hallays était pour. Louis Bonaparte disait au marquis : Ne craignez rien (il est vrai qu’il disait à la marquise : Soyez tranquille). L’Assemblée, après avoir montré çà et là quelques velléités d’inquiétude, s’était remise et calmée. On avait le général Neumayer « qui était sûr », et qui, de Lyon où il était, marcherait sur Pa- ris. Changarnier s’écriait : Représentants du peuple , délibérez en paix . Lui-même, Louis Bonaparte, avait prononcé ces paroles fameuses : Je verrais un ennemi de mon pays dans quiconque voudrait changer par la force ce qui est établi par la loi
. Et d’ailleurs, la force, c’était l’armée ; l’armée avait des chefs, des chefs aimés et victorieux : Lamoricière, Changarnier, Cavaignac, Le Flô, Bedeau, Charras ; se figurait-on l’armée d’Afrique arrêtant les généraux d’Afrique ? Le vendredi 28 no- vembre 1851, Louis Bonaparte avait dit à Michel (de Bourges) : – Je voudrais le mal que je ne le pourrais pas . Hier jeudi , j’ai invité à ma table cinq des colonels de la garnison de Paris ; je me suis passé la fantaisie de les interroger chacun à part ; tous les cinq m’ont déclaré que jamais l’armée ne se prêterait à un coup de force et n’at- tenterait à l’inviolabilité de l’Assemblée . Vous pouvez dire ceci à vos amis . – Et il souriait , disait Michel (de Bourges) rassuré, et moi aussi j’ai souri . A la suite de cela, Michel (de Bourges) disait à la tribune : C’est mon homme . Dans ce même mois de novembre, sur la plainte en calomnie du président de la République, un journal satirique était condamné à l’amende et à la prison pour une caricature re- présentant un tir, et Louis Bonaparte ayant la Constitution pour cible. Le ministre de l’intérieur, de Thorigny, ayant déclaré dans le conseil, devant le président, que jamais un dépositaire du pouvoir ne devait violer la loi, qu’autrement il serait… – Un malhonnête homme , avait dit le président. Toutes ces paroles et tous ces faits avaient la notoriété publique. L’impossibilité matérielle et morale du coup d’Etat frappait tous les yeux. Attenter à l’Assemblée nationale ! arrêter les représentants ! quelle folie ! On vient de le voir, Charras, qui s’était longtemps tenu sur ses gardes, renonçait à toute précaution. La sécurité était complète et unanime. Nous étions bien, dans l’Assemblée, quelques-uns qui gardaient un certain doute et qui ho- chaient parfois la tête ; mais nous passions pour imbéciles.

II. Paris dort, coup de sonnette
Le 2 décembre 1851, le représentant Versigny, de la Haute-Saône, qui demeurait à Paris, rue Léonie, n° 4, dormait. Il dormait profondément ; il avait travaillé une partie de la nuit. Versigny était un jeune homme de trente-deux ans, à la figure douce et blonde, très vaillant esprit, et tourné vers les études sociales et écono- miques. Il avait passé les premières heures de la nuit dans l’étude d’un livre de Bastiat qu’il annotait, puis, laissant le livre ouvert sur sa table, il s’était endormi. Tout à coup, il fut éveillé en sursaut par un brusque coup de sonnette. Il se dressa sur son séant. C’était le petit jour. Il était environ sept heures du matin. Ne devinant pas quel pouvait être le motif d’une visite si matinale, et supposant que c’était quelqu’un qui se trompait de porte, il se recoucha, et il allait se rendor- mir, quand un second coup de sonnette, plus significatif encore que le premier, le réveilla décidément. Il se leva en chemise, et alla ouvrir.

Michel (de Bourges) et Théodore Bac entrèrent. Michel (de Bourges) était le voi- sin de Versigny. Il demeurait rue de Milan, n° 16.

Théodore Bac et Michel étaient pâles et semblaient vivement agités.

  • Versigny, dit Michel, habillez-vous tout de suite. On vient d’arrêter Baune.
  • Bah ! s’écria Versigny, est-ce que c’est l’affaire Mauguin qui recommence ?
  • C’est mieux que cela, reprit Michel. La femme et la fille de Baune sont venues chez moi il y a une demi-heure. Elles m’ont fait éveiller. Baune a été arrêté dans son lit à six heures du matin.
  • Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Versigny. On sonna de nouveau.
  • Voici qui va probablement nous le dire, répondit Michel (de Bourges).

Versigny alla ouvrir. C’était le représentant Pierre Lefranc. Il apportait en effet le mot de l’énigme.

  • Savez-vous ce qui se passe ? dit-il.
  • Oui, répondit Michel, Baune est en prison.
  • C’est la République qui est prisonnière, dit Pierre Lefranc. Avez-vous lu les affiches ?
  • Non.

Pierre Lefranc leur expliqua que les murs se couvraient en ce moment d’af- fiches, que les curieux se pressaient pour les lire, qu’il s’était approché de l’une d’elles au coin de sa rue, et que le coup était fait.

  • Le coup ! s’écria Michel, dites le crime.

Pierre Lefranc ajouta qu’il y avait trois affiches, un décret et deux proclamations, toutes trois sur papier blanc, et collées les unes contre les autres.

Le décret était en très gros caractères.

L’ancien constituant Laissac, logé, comme Michel (de Bourges), dans le voi- sinage (4, cité Gaillard), survint. Il apportait les mêmes nouvelles et annonçait d’autres arrestations faites dans la nuit.

I1 n’y avait pas une minute à perdre.

On alla prévenir Yvan, le secrétaire de l’Assemblée nommé par la gauche, qui demeurait rue Boursault.

Il fallait se réunir, il fallait avertir et convoquer sur-le-champ les représentants républicains restés libres. Versigny dit : Je vais chercher Victor Hugo.

Il était huit heures du matin, j’étais éveillé, je travaillais dans mon lit. Mon do- mestique entra, et me dit avec un certain air effrayé :

  • Il y a là un représentant du peuple qui veut parler à monsieur.
  • Qui ?
  • Monsieur Versigny.
  • Faites entrer.

Versigny entra et me dit la chose. Je sautai à bas du lit.

Il me fit part du rendez-vous chez l’ancien constituant Laissac.

  • Allez vite prévenir d’autres représentants, lui dis-je. Il me quitta.

III. Ce qui s’était passé dans la nuit
Avant les fatales journées de juin 1848, l’Esplanade des Invalides était divisée en huit vastes boulingrins entourés de garde-fous en bois, enfermés entre deux mas- sifs d’arbres, séparés par une rue perpendiculaire au portail des Invalides. Cette rue était coupée par trois rues parallèles à la Seine. Il y avait là de larges gazons où les enfants venaient jouer. Le milieu des huit boulingrins était marqué par un pié- destal qui avait porté sous l’empire le lion de bronze de Saint-Marc pris à Venise ; sous la restauration, une figure de Louis XVIII en marbre blanc, et sous Louis- Philippe un buste en plâtre de Lafayette. Le palais de l’Assemblée constituante ayant été presque atteint par une colonne d’insurgés le 22 juin 1848, et les ca- sernes manquant aux environs, le général Cavaignac fit construire, à trois cents pas du palais législatif, dans les boulingrins des Invalides, plusieurs rangées de longues baraques, sous lesquelles le gazon disparut. Ces baraques, où l’on pouvait loger trois ou quatre mille hommes, reçurent des troupes destinées spécialement à défendre l’Assemblée nationale.

Au 1er décembre 1851, les deux régiments casernés dans les baraques de l’Es- planade étaient le 6e et le 42e de ligne ; le 6e, commandé par le colonel Degarda- rens de Boisse, fameux avant le Deux-Décembre ; le 42e, par le colonel Espinasse, fameux depuis.

La garde nocturne ordinaire du palais de l’Assemblée était composée d’un ba- taillon d’infanterie et de trente soldats d’artillerie avec un capitaine. Le ministère

de la guerre envoyait en outre quelques cavaliers destinés à faire le service d’or- donnances. Deux obusiers et six pièces de canon, avec leurs caissons, étaient ran- gés dans une petite cour carrée située à droite de la cour d’honneur, et qu’on ap- pelait la cour des canons. Le chef du bataillon commandait cette petite garnison sous les ordres du commandant militaire du palais placé lui-même sous la direc- tion immédiate des questeurs. A la nuit tombée, on verrouillait les grilles et les portes, on posait les sentinelles, on donnait les consignes, et le palais était fermé comme une citadelle. Le mot d’ordre était le même que celui de la place de Paris.

Les consignes spéciales rédigées par les questeurs interdisaient l’entrée d’au- cune force armée autre que la troupe de service.

Dans la nuit du 1er au 2 décembre, le palais législatif était gardé par un bataillon du 42e.

La séance du 1er décembre, fort paisible et consacrée à l’examen de la loi muni- cipale, avait fini tard, et s’était terminée par un scrutin à la tribune. Au moment où
M. Baze, l’un des questeurs, montait à la tribune pour déposer son vote, un repré- sentant appartenant à ce qu’on appelait « les bancs élyséens », s’approcha de lui et lui dit tout bas : C’est cette nuit qu’on vous enlève . On recevait tous les jours de ces avertissements, et on avait fini, nous l’avons expliqué plus haut, par n’y plus prendre garde. Cependant, immédiatement après la séance, les questeurs firent appeler le commissaire spécial de police de l’Assemblée. Le président Dupin était présent. Le commissaire interrogé déclara que les rapports de ses agents étaient « au calme plat », ce fut son expression, et qu’il n’y avait, certes, rien à craindre pour cette nuit. Et comme les questeurs insistaient : « Bah ! »dit le président Du- pin, et il s’en alla.

Dans la même journée du 1er décembre, vers trois heures du soir, comme le beau-père du général Le Flô traversait le boulevard devant Tortoni, quelqu’un avait passé rapidement près de lui et lui avait jeté dans l’oreille ce mot signifi- catif : onze heures – minuit . On s’en émut peu à la questure et quelques-uns en rirent, c’était l’habitude prise. Cependant le général Le Flô ne voulut pas se cou- cher avant que l’heure indiquée fût passée et resta dans les bureaux de la questure jusque vers une heure du matin. Le service sténographique de l’Assemblée était fait à l’extérieur par quatre commissionnaires attachés au Moniteur , et chargés de porter à l’imprimerie la copie des sténographes et de rapporter les épreuves au palais de l’Assemblée où M. Hippolyte Prévost les corrigeait. M. Hippolyte Prévost, chef du service sténographique, et logé en cette qualité au palais législatif, était en même temps rédacteur du feuilleton musical du Moniteur . Le 1er décembre il était allé voir à l’Opéra-Comique la première représentation d’une pièce nouvelle, il ne rentra qu’après minuit. Le quatrième commissionnaire du Moniteur l’atten- dait avec l’épreuve du dernier feuillet de la séance. M. Prévost corrigea l’épreuve, et le commissionnaire s’en alla. Il était en ce moment-là un peu plus d’une heure, la tranquillité était profonde ; excepté la garde, tout dormait dans le palais.

Ce fut vers ce moment de la nuit qu’un incident singulier se produisit. Le capi- taine adjudant-major du bataillon de garde à l’Assemblée vint trouver le chef de bataillon, et lui dit : – Le colonel me fait demander. – Et il ajouta, selon le règlement militaire : – Me permettez-vous d’y aller ? – Le commandant s’étonna. – Allez ! dit-il avec quelque humeur, mais le colonel a tort de déranger un officier de service. – Un des soldats de garde entendit, sans comprendre le sens de ces paroles, le com- mandant se promenant de long en large répéter à plusieurs reprises : Que diable peut-il lui vouloir ?

Une demi-heure après, l’adjudant-major revint. – Eh bien, demanda le com- mandant, que vous voulait le colonel ? – Rien, répondit l’adjudant, il avait à me donner des ordres de service pour demain. Une partie de la nuit s’écoula. Vers quatre heures du matin, l’adjudant-major revint près du chef de bataillon : – Mon commandant, dit-il, le colonel me fait demander. – Encore ! s’écria le comman- dant, ceci devient étrange ; allez-y pourtant.

L’adjudant-major avait, entre autres fonctions, celle de donner les consignes, et par conséquent de les lever.

Dès que l’adjudant-major fut sorti, le chef de bataillon, inquiet, pensa qu’il était de son devoir d’avertir le commandant militaire du palais. Il monta à l’ap- partement du commandant qui s’appelait le lieutenant-colonel Niol ; le colonel Niol était couché ; les gens de service avaient regagné leurs chambres dans les combles ; le chef de bataillon, tâtonnant dans les corridors, nouveau dans les pa- lais, connaissant peu les êtres, sonna à une porte qui lui sembla celle du com- mandant militaire. On ne vint pas ; la porte ne s’ouvrit point ; le chef de bataillon redescendit sans avoir pu parler à personne.

De son côté, l’adjudant-major rentra au palais, mais le chef de bataillon ne le revit pas. L’adjudant resta près de la grille de la place de Bourgogne, enveloppé dans son manteau, et se promenant dans la cour comme quelqu’un qui attend.

A l’instant où cinq heures sonnaient à la grande horloge du dôme, les troupes qui dormaient dans le camp baraqué des Invalides furent réveillées brusquement. L’ordre fut donné à voix basse dans les chambrées de prendre les armes en silence. Peu après, deux régiments, le sac au dos, se dirigeaient vers le palais de l’Assem- blée. C’était le 6e et le 42e. A ce même coup de cinq heures, sur tous les points de Paris à la fois, l’infanterie sortait partout et sans bruit de toutes les casernes, les colonels en tête. Les aides de camp et les officiers d’ordonnance de Louis Bona- parte, disséminés dans tous les casernements, présidaient à la prise d’armes. On ne mit la cavalerie en mouvement que trois quarts d’heure après l’infanterie, de peur que le pas des chevaux sur le pavé ne réveillât trop tôt Paris endormi.

M. de Persigny, qui avait apporté de l’Elysée au camp des Invalides l’ordre de prise d’armes, marchait en tête du 42e, à côté du colonel Espinasse. On a raconté dans l’armée, car aujourd’hui, blasé qu’on est sur ces faits douloureux pour l’hon- neur, on les y raconte avec une sorte de sombre indifférence, on a raconté qu’au moment de sortir avec son régiment, un des colonels, on pourrait le nommer, avait hésité, et que l’homme de l’Elysée, tirant alors de sa poche un paquet ca- cheté, lui avait dit : – Colonel, j’en conviens, nous entrons dans un grand hasard. Voici sous ce pli, que je suis chargé de vous remettre, cent mille francs en billets de banque pour les éventualités . – Le pli fut accepté, et le régiment partit.

Le soir du 2 décembre, ce colonel disait à une femme : – J’ai gagné ce matin cent mille francs et mes épaulettes de général. – La femme le chassa.

Xavier Durieu, qui nous a raconté la chose, a eu plus tard la curiosité de voir cette femme. Elle lui a confirmé le fait. Certes ! elle avait chassé ce misérable : un soldat, traître à son drapeau, oser venir chez elle ! Elle ! recevoir un tel homme ! Non ! elle n’en était pas là ! – Et, disait Xavier Durieu, elle a ajouté : Moi , je ne suis qu’une fille publique !

Un autre mystère s’accomplissait à la préfecture de police.

Les habitants attardés de la Cité qui rentraient chez eux à une heure avancée de la nuit, remarquaient un grand nombre de fiacres arrêtés sur divers points, par groupes épars, aux alentours de la rue de Jérusalem.

Dés la veille, à onze heures du soir, on avait consigné dans l’intérieur de la pré- fecture, sous prétexte de l’arrivée des réfugiés de Gênes et de Londres à Paris, les brigades de sûreté et les huit cents sergents de ville. A trois heures du matin, un ordre de convocation avait été envoyé à domicile aux quarante-huit commissaires de police de Paris et de la banlieue et aux officiers de paix. Une heure après, tous arrivaient. On les fit entrer dans des chambres séparées et on les isola les uns des autres le plus possible.

A cinq heures, des coups de sonnette partirent du cabinet du préfet ; le préfet Maupas appela les commissaires de police l’un après l’autre dans son cabinet, leur révéla le projet, et leur distribua à chacun sa part du crime. Aucun ne refusa ; quelques-uns remercièrent.

Il s’agissait de saisir chez eux soixante-huit démocrates influents dans leurs quartiers et redoutés par l’Elysée comme chefs possibles de barricades. Il fallait, attentat plus audacieux encore, arrêter dans leur maison seize représentants du peuple. On choisit pour cette dernière tâche, parmi les commissaires de police, ceux de ces magistrats qui parurent les plus aptes à devenir des bandits. On par- tagea à ceux-ci les représentants. Chacun eut le sien. Le sieur Courteille eut Char- ras, le sieur Desgranges eut Nadaud, le sieur Hubaut aîné eut M. Thiers et le sieur Hubaut jeune le général Bedeau. On donna le général Changarnier à Leras et le général Cavaignac à Colin. Le sieur Dourlens eut le représentant Valentin, le sieur Benoist le représentant Miot, le sieur Allard le représentant Cholat. Le sieur Barlet eut M. Roger (du Nord) ; le général Lamoricière échut au commissaire Blanchet. Le commissaire Gronfier eut le représentant Greppo et le commissaire Boudrot le re- présentant Lagrange. On distribua aussi les questeurs : M. Baze au sieur Primorin, et le général Le Flô au sieur Bertoglio.

Des mandats d’amener avec les noms des représentants avaient été dressés dans le cabinet même du préfet. On n’avait laissé en blanc que les noms des com- missaires. On les remplit au moment du départ. Outre la force armée qui devait les assister, on régla que chaque commissaire serait accompagné de deux escouades, l’une de sergents de ville, l’autre d’agents en bourgeois. Ainsi que le préfet Mau- pas l’avait dit à M. Bonaparte, le capitaine de la garde républicaine Baudinet fut adjoint au commissaire Leras pour l’arrestation du général Changarnier.

Vers cinq heures et demie, on fit approcher les fiacres préparés qui attendaient, et tous partirent, chacun avec ses instructions.

Pendant ce temps-là, dans un autre coin de Paris, Vieille rue du Temple, dans cet antique hôtel Soubise dont on a fait l’Imprimerie royale, aujourd’hui Impri- merie nationale, une autre partie de l’attentat se construisait.

Vers une heure du matin, un passant qui gagnait la Vieille rue du Temple par la rue des Vieilles-Haudriettes remarqua, à l’angle de ces deux rues, plusieurs longues et hautes fenêtres vivement éclairées. C’étaient les fenêtres des ateliers de l’Imprimerie nationale. Il tourna à droite et entra dans la Vieille rue du Temple ; un moment après, il passa devant la demi-lune rentrante où s’ouvre le portail de l’Imprimerie ; la grande porte était fermée ; deux factionnaires gardaient la porte bâtarde latérale. Par cette petite porte qui était entre-baîllée, le passant regarda dans la cour de l’imprimerie et la vit pleine de soldats. Les soldats ne parlaient pas, on n’entendait aucun bruit, mais on voyait reluire les bayonnettes. Surpris, le passant s’approcha. Un des factionnaires le repoussa rudement et lui cria : Au large !

Comme les sergents de ville à la préfecture de police, les ouvriers avaient été retenus à l’Imprimerie nationale pour un travail de nuit ; en même temps que M. Hippolyte Prévost rentrait au palais législatif, le directeur de l’Imprimerie natio- nale rentrait à l’Imprimerie, revenant, lui aussi, de l’Opéra-Comique, où il était allé voir la pièce nouvelle, qui était de son frère, M. de Saint-Georges. A peine ren- tré, le directeur, auquel il était venu un ordre de l’Elysée dans la journée, prit une paire de pistolets de poche et descendit dans le vestibule qui communique par un perron de quelques marches avec la cour de l’Imprimerie. Peu après, la porte de la rue s’ouvrit, un fiacre entra, un homme qui portait un grand portefeuille en des- cendit. Le directeur alla au-devant de cet homme et lui dit : – C’est vous, monsieur de Béville ? – Oui, dit l’homme.

On remisa le fiacre, on installa à l’écurie les chevaux, et l’on enferma le cocher dans une salle basse ; on lui donna à boire et on lui mit une bourse dans la main. Les bouteilles de vin et les louis d’or, c’est le fond de ce genre de politique. Le cocher but et s’endormit. On verrouilla la porte de la salle basse.

La grande porte de la cour de l’Imprimerie était à peine fermée qu’elle se rou- vrit, donna passage à des hommes armés qui entrèrent en silence, puis se referma. C’était une compagnie de gendarmerie mobile, la 4e du 1er bataillon, comman- dée par un capitaine appelé La Roche d’Oisy. Comme on pourra le remarquer par la suite, pour toutes les expéditions délicates, les hommes du coup d’Etat eurent soin d’employer la gendarmerie mobile et la garde républicaine, c’est-à-dire deux corps presque entièrement composés d’anciens gardes municipaux ayant au cœur la rancune de Février.

Le capitaine La Roche d’Oisy apportait une lettre du ministre de la guerre qui le mettait, lui et sa troupe, à la disposition du directeur de l’Imprimerie nationale. On chargea les armes sans dire une parole, on posa des factionnaires dans les ateliers, dans les corridors, aux portes, aux fenêtres, partout, deux à la porte de la rue. Le capitaine demanda quelle consigne il devait donner aux soldats. – Rien de plus simple , dit l’homme qui était venu dans le fiacre ; quiconque essaiera de sortir ou d’ouvrir une croisée , fusillé .

Cet homme, qui était en effet M. de Béville, officier d’ordonnance de M. Bo- naparte, se retira avec le directeur dans le grand cabinet du premier étage, pièce solitaire qui donne sur le jardin ; là il communiqua au directeur ce qu’il appor- tait, le décret de dissolution de l’Assemblée, l’appel à l’armée, l’appel au peuple, le décret de convocation des électeurs ; plus la proclamation du préfet Maupas et sa lettre aux commissaires de police. Les quatre premières pièces étaient entière- ment écrites de la main du président. On y remarquait çà et là quelques ratures.

Les ouvriers attendaient. On plaça chacun d’eux entre deux gendarmes, avec défense de prononcer une parole, puis on distribua dans l’atelier les pièces à im- primer, coupées en très petits morceaux de façon que pas un ouvrier ne pût lire une phrase entière. Le directeur déclara qu’il leur donnait une heure pour impri- mer le tout. Les divers tronçons furent rapportés ensuite au colonel Béville qui les rapprocha et corrigea les épreuves. Le tirage se fit avec les mêmes précau- tions, chaque presse entre eux soldats. Quelque diligence qu’on y mît, ce travail dura deux heures, les gendarmes surveillant les ouvriers, Béville surveillant Saint- Georges.

Quand ce fut fini, il se fit une chose suspecte et qui ressemble fort à une tra- hison de la trahison. A traître traître et demi. Ce genre de crime est sujet à cet accident. Béville et Saint-Georges, les deux affidés entre les mains desquels était le secret du coup d’Etat, c’est-à-dire la tête du président, ce secret qui ne devait à aucun prix transpirer avant l’heure sous peine de voir tout avorter, eurent l’idée de le confier tout de suite à deux cents hommes « pour se rendre compte de l’effet », comme l’ex-colonel Béville l’a dit plus tard, un peu naïvement. Ils lurent les mysté- rieux documents tout frais imprimés aux gendarmes mobiles rangés dans la cour. Ces anciens gardes municipaux applaudirent. S’ils eussent hué, on se demande ce qu’auraient fait les deux essayeurs du coup d’Etat. Peut-être M. Bonaparte se fût-il réveillé de son rêve à Vincennes.

On mit en liberté le cocher, on attela le fiacre, et à quatre heures du matin l’of- ficier d’ordonnance et le directeur de l’Imprimerie nationale, désormais deux cri- minels, arrivèrent à la préfecture de police avec les ballots de décrets. Là les flé- trissures commencèrent pour eux, le préfet Maupas leur prit la main.

Des bandes d’afficheurs, embauchés pour cette occasion, partirent dans toutes les directions, emportant les décrets et les proclamations. C’était précisément l’heure où le palais de l’Assemblée nationale était investi. Il y a, rue de l’Université, une porte du palais qui est l’ancienne entrée du palais Bourbon et à laquelle abou-tit l’avenue qui mène à l’hôtel du président de l’Assemblée ; cette porte, appelée porte de la présidence, était, selon l’usage, gardée par un factionnaire. Depuis un certain temps l’adjudant-major, mandé deux fois dans la nuit par le colonel Espi- nasse, se tenait immobile en silence près de cette sentinelle. Cinq minutes après avoir quitté les baraques des Invalides, le 42e de ligne, suivi à quelque distance du 6e qui avait pris par la rue de Bourgogne, débouchait rue de l’Université. Le régi- ment, dit un témoin oculaire, marcha comme on marche dans la chambre d’un malade. Il arriva à pas de loup devant la porte de la présidence. Cette embuscade venait surprendre la loi.

Le factionnaire, voyant venir la troupe, se mit en arrêt ; à l’instant où il allait crier qui vive, l’adjudant-major lui saisit le bras, et, en sa qualité d’officier chargé de lever les consignes, lui ordonna de livrer passage au 42e ; en même temps il commanda au portier ébahi d’ouvrir. La porte tourna sur ses gonds ; les soldats se répandirent dans l’avenue ; Persigny entra et dit : C’est fait.

L’Assemblée nationale était envahie.

Au bruit des pas, le commandant Meunier accourut. – Commandant, lui cria le colonel Espinasse, je viens relever votre bataillon. Le commandant pâlit ; il mur- mura à voix basse : je vois ce que c’est, et son œil resta un moment fixé à terre. Puis tout à coup il porta rapidement la main à ses épaules et arracha ses épaulettes ; il tira son épée, la cassa sur son genou, jeta les deux tronçons sur le pavé, et, tout tremblant de désespoir, il cria d’une voix terrible à son colonel : – Colonel, vous déshonorez le numéro du régiment !

  • C’est bon ! c’est bon ! dit Espinasse.

On laissa ouverte cette porte de la présidence, mais toutes les autres entrées restèrent fermées. On releva tous les postes, on changea toutes les sentinelles, le bataillon de garde fut renvoyé au camp des Invalides, les soldats firent les fais- ceaux dans l’avenue et dans la cour d’honneur ; le 42e, toujours en silence, oc- cupa les portes du dehors, les portes du dedans, les cours, les salles, les galeries, les corridors, les couloirs ; tout le inonde dormait toujours dans le palais.

Bientôt arrivèrent deux de ces petits coupés appelés quarante-sous et deux fiacres, escortés de deux détachements de garde républicaine et de chasseurs de Vin- cennes et de plusieurs escouades d’hommes de police. Les commissaires Berto- glio et Primorin descendirent des deux coupés.

Comme ces voitures arrivaient, on vit paraître à la grille de la place de Bour- gogne un personnage chauve, jeune encore. Ce personnage avait toute la tour- nure d’un homme du monde qui sort de l’Opéra, et il en venait en effet, après avoir passé par une caverne, il est vrai ; il arrivait de l’Elysée. C’était M. de Morny. Il regarda un instant les soldats faire les faisceaux, puis poussa jusqu’à la porte de la présidence. Là il échangea avec M. de Persigny quelques paroles. Un quart d’heure plus tard, accompagné de deux cent cinquante chasseurs de Vincennes, il s’emparait du ministère de l’intérieur, surprenait dans son lit M. de Thorigny ef- faré, et lui remettait à bout portant une lettre de remerciement de M. Bonaparte. Quelques jours auparavant le candide M. de Thorigny, dont nous avons déjà cité les paroles ingénues, disait dans un groupe près duquel passait M. de Morny : – Comme ces montagnards calomnient le président ! pour violer son serment, pour faire un coup d’Etat, il faudrait qu’il fût un misérable . – Réveillé brusquement au milieu de la nuit, et relevé de sa faction de ministre comme les sentinelles de l’As- semblée, le bonhomme, tout ahuri et se frottant les yeux, balbutia : Eh , mais ! le président est donc un … ? – Oui , dit Morny avec un éclat de rire.

Celui qui écrit ces lignes a connu Morny. Morny et Waleswski avaient dans la quasi famille régnante la position, l’un de bâtard royal, l’autre de bâtard impérial. Qu’était-ce que Morny ? Disons-le. Un important gai, un intrigant, mais point aus- tère, ami de Romieu et souteneur de Guizot, ayant les manières du monde et les mœurs de la roulette, content de lui, spirituel, combinant une certaine libéralité d’idées avec l’acceptation. des crimes utiles, trouvant moyen de faire un gracieux sourire avec de vilaines dents, menant la vie de plaisir, dissipé, mais concentré, laid, de bonne humeur, féroce, bien mis, intrépide, laissant volontiers sous les verrous un frère prisonnier, et prêt à risquer sa tête pour un frère empereur, ayant la même mère que Louis Bonaparte, et, comme Louis Bonaparte, un père quel- conque, pouvant s’appeler Beauharnais, pouvant s’appeler Flahaut, et s’appelant Morny, poussant la littérature jusqu’au vaudeville et la politique jusqu’à la tragé- die, viveur tueur, ayant toute la frivolité conciliable avec l’assassinat, pouvant être esquissé par Marivaux, à la condition d’être ressaisi par Tacite, aucune conscience, une élégance irréprochable, infâme et aimable, au besoin parfaitement duc ; tel était ce malfaiteur.

Il n’était pas encore six heures du matin. Les troupes commençaient à se masser place de la Concorde, où Leroy-Saint-Arnaud, à cheval, les passait en revue.

Les commissaires de police Bertoglio et Primorin firent mettre en bataille deux compagnies sous la voûte du grand escalier de la questure, mais ne montèrent pas par là. Ils s’étaient fait accompagner d’agents de police qui connaissaient les recoins les plus secrets du palais Bourbon. Ils prirent par les couloirs.

Le général Le Flô était logé dans le pavillon habité par M. de Feuchères du temps de M. le duc de Bourbon. Le général Le Flô avait chez lui cette nuit-là sa sœur et son beau-frère, qui étaient venus lui faire visite à Paris et qui couchaient dans une chambre dont la porte donnait sur un des corridors du palais. Le commissaire Ber- toglio heurta à cette porte, se la fit ouvrir, et se rua brusquement lui et ses agents dans cette chambre où une femme était couchée. Le beau-frère du général se jeta à bas du lit, et cria au questeur qui dormait dans une pièce voisine : Adolphe, on force les portes, le palais est plein de soldats, lève-toi ! Le général ouvrit les yeux, il vit le commissaire Bertoglio debout devant son lit.

Il se dressa sur son séant.

  • Général, dit le commissaire, je viens remplir un devoir.
  • Je comprends, dit le général Le Flô, vous êtes un traître.

Le commissaire, balbutiant les mots de « complot contre la sûreté de l’Etat », déploya un mandat d’amener. Le général, sans prononcer une parole, frappa cet infâme papier d’un revers de main.

Puis il s’habilla, et revêtit son grand uniforme de Constantine et de Médéa, s’imaginant dans sa loyale illusion militaire qu’il y avait encore pour les soldats qu’il allait trouver sur son passage des généraux d’Afrique. Il n’y avait plus que des généraux de guet-apens. Sa femme l’embrassait ; son fils, enfant de sept ans, en chemise et pleurant, disait au commissaire de police : Grâce, monsieur Bona- parte !

Le général, en serrant sa femme dans ses bras, lui murmura à l’oreille :

  • Il y a des pièces dans la cour, tâche de taire tirer un coup de canon !

Le commissaire et les agents l’emmenèrent. Il dédaignait ces hommes de police et ne leur parlait pas ; mais quand il fut dans la cour, quand il vit des soldats, quand il reconnut le colonel Espinasse, son cœur militaire et breton se souleva.

  • Colonel Espinasse, dit-il, vous êtes un infâme, et j’espère vivre assez pour ar- racher de votre habit vos boutons d’uniforme !

L’ex-colonel Espinasse baissa la tête et bégaya : Je ne vous connais pas.

Un chef de bataillon agita son épée en criant : Nous en avons assez des généraux avocats ! Quelques soldats croisèrent la bayonnette contre le prisonnier désarmé ; trois sergents de ville le poussèrent dans un fiacre, et un sous-lieutenant s’appro- chant de la voiture, regardant en face cet homme qui, s’il était citoyen, était son représentant, et s’il était soldat, était son général, lui jeta cette hideuse parole : Canaille !

De son côté le commissaire Primorin avait fait un détour pour surprendre plus sûrement l’autre questeur, M. Baze.

L’appartement de M. Baze avait une porte sur un couloir communiquant à la salle de l’Assemblée. C’est à cette porte que le sieur Primorin frappa. – Qui est là ? demanda une servante qui s’habillait. – Commissaire de police, répondit Pri- morin. La servante, croyant que c’était le commissaire de police de l’Assemblée, ouvrit.

En ce moment, M. Baze, qui avait entendu du bruit et qui venait de s’éveiller, passait une robe de chambre et criait : N’ouvrez pas.

Il achevait à peine qu’un homme en bourgeois et trois sergents de ville en uni- forme faisaient irruption dans sa chambre. L’homme, entr’ouvrant son habit et montrant sa ceinture tricolore, dit à M. Baze : – Reconnaissez-vous ceci ? – Vous êtes un misérable, répondit le questeur.

Les agents mirent la main sur M. Baze. – Vous ne m’emmènerez pas ! dit-il ; vous commissaire de police, vous qui êtes magistrat et qui savez ce que vous faites, vous attentez à la représentation nationale, vous violez la loi, vous êtes un criminel ! – Une lutte s’engagea, corps à corps, de quatre contre un, Madame Baze et ses deux petites filles jetant des cris, la servante repoussée par les sergents de ville à coups de poing. – Vous êtes des brigands ! criait M. Baze. Ils l’emportèrent en l’air sur

les bras, se débattant, nu, sa robe de chambre en lambeaux, le corps couvert de contusions, le poignet déchiré et saignant.

L’escalier, le rez-de-chaussée, la cour, étaient pleins de soldats, la bayonnette au fusil et l’arme au pied. Le questeur s’adressa à eux : – On arrête vos représen- tants ! Vous n’avez pas reçu vos armes pour briser les lois ! Un sergent avait une croix toute neuve : – Est-ce pour cela qu’on vous a donné la croix ? – Le sergent ré- pondit : Nous ne connaissons qu’un maître. – Je remarque votre numéro, reprit M. Baze, vous êtes un régiment déshonoré. Les soldats écoutaient dans une attitude morne et semblaient encore endormis. Le commissaire Primorin leur disait : – Ne répondez pas ! cela ne vous regarde pas ! On. porta le questeur à travers les cours au corps de garde de la Porte Noire.

C’est le nom qu’on donne à la petite porte pratiquée sous la voûte en face de la caisse de l’Assemblée et qui s’ouvre vis-à-vis la rue de Lille sur la rue de Bour- gogne.

On mit plusieurs factionnaires à la porte du corps de garde et en haut du petit perron qui y conduit, et on laissa là M. Baze sous la garde de trois sergents de ville. Quelques soldats sans armes, en veste, allaient et venaient. Le questeur les interpellait au nom de l’honneur militaire. – Ne répondez pas, disaient les sergents de ville aux soldats.

Les deux petites filles de M. Baze l’avaient suivi des yeux avec épouvante ; quand elles l’eurent perdu de vue, la plus petite éclata en sanglots. – Ma sœur, dit l’aînée qui avait sept ans, faisons notre prière. Et les deux enfants, joignant les mains, se mirent à genoux.

Le commissaire Primorin se rua avec sa nuée d’agents dans le cabinet du ques- teur. Il fit main basse sur tout. Les premiers papiers qu’il aperçut au milieu de la table et qu’il saisit furent ces fameux décrets préparés pour le cas où l’Assemblée aurait voté la proposition des questeurs. Tous les tiroirs furent ouverts et fouillés. Ce bouleversement des papiers de M. Baze, que le commissaire de police appelait
« visite domiciliaire », dura plus d’une heure.

On avait apporté à M. Baze ses vêtements, il s’était habillé. Quand la « visite domiciliaire »fut finie, on le fit sortir du corps de garde. Il y avait un fiacre dans la cour, M. Baze y monta, et les trois sergents de ville avec lui. Le fiacre, pour gagner la porte de la présidence, passa par la cour d’honneur, puis par la cour des canons ;

le jour paraissait. M. Baze regarda dans cette cour pour voir si les canons y étaient encore. Il vit les caissons rangés en ordre, les timons relevés ; les places des six canons et des deux obusiers étaient vides.

Dans l’avenue de la présidence, la fiacre s’arrêta un instant. Deux haies de sol- dats, le bras droit appuyé sur le coude de la bayonnette, bordaient les trottoirs de l’avenue. Au pied d’un arbre étaient groupés trois hommes, le colonel Espinasse que M. Baze connaissait et reconnut, une façon de lieutenant-colonel qui avait au cou un ruban orange et noir, et un chef d’escadron de lanciers, tous le sabre à la main et se concertant. Les vitres du fiacre étaient levées ; M. Baze voulut les baisser pour interpeller ces hommes ; les sergents de ville lui saisirent le bras. Sur- vint le commissaire Primorin ; il allait remonter dans le petit coupé à deux places qui l’avait amené. – Monsieur Baze, dit-il avec cette courtoisie de chiourme que les agents du coup d’Etat mêlaient volontiers à leur crime, vous êtes mal avec ces trois hommes dans ce fiacre, vous êtes gêné, montez avec moi. – Laissez-moi, dit le prisonnier, avec ces trois hommes je suis gêné, avec vous je serais souillé.

Une escorte d’infanterie se rangea des deux côtés du fiacre. Le colonel Espi- nasse cria au cocher : – Allez par le quai d’Orsay et au pas jusqu’à ce que vous rencontriez l’escorte de cavalerie ; quand les cavaliers prendront la conduite, les fantassins reviendront. – On partit.

Comme le fiacre tournait le quai d’Orsay, un piquet du 7e lanciers arrivait à toute bride : c’était l’escorte. Les cavaliers entourèrent le fiacre et l’on prit le galop.

Nul incident dans le trajet. Çà et là, au trot des chevaux, des fenêtres s’ouvraient, des têtes passaient, et le prisonnier, qui avait enfin réussi à baisser une vitre, en- tendait des voix effarées dire : – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le fiacre s’arrêta. – Où sommes-nous ? demanda M. Baze. – A Mazas, dit un ser- gent de ville.

Le questeur fut conduit au greffe. Au moment où il entrait, il en vit sortir Baune et Nadaud qu’on emmenait. Une table était au milieu, où vint s’asseoir le com- missaire Primorin qui avait suivi le fiacre dans son coupé. Pendant que le com- missaire écrivait, M. Baze remarqua sur la table un papier, qui était évidemment une note d’écrou, où étaient écrits dans l’ordre suivant les noms qu’on va lire : Lamoricière, Charras, Cavaignac, Changarnier, Le Flô, Thiers, Bedeau, Roger (du Nord). – C’était probablement l’ordre dans lequel ces représentants étaient arrivés à la prison.

Quand le sieur Primorin eut terminé ce qu’il écrivait :

  • Maintenant, dit M. Baze, vous allez recevoir ma protestation et la joindre à votre procès-verbal. – Ce n’est pas un procès-verbal, objecta le commissaire, c’est un simple ordre d’envoi. – J’entends écrire ma protestation sur-le-champ, répliqua
    M. Baze. – Vous aurez le temps dans votre cellule, dit avec un sourire un homme qui se tenait debout près de la table. M. Baze se retourna : – Qui êtes-vous ? Je suis le directeur de la prison, dit l’homme. – En ce cas, reprit M. Baze, je vous plains, car vous connaissez le crime que vous commettez. L’homme pâlit et balbu- tia quelques mots inintelligibles. Le commissaire se levait ; M. Baze prit vivement son fauteuil, s’assit à la table, et dit au sieur Primorin : – Vous êtes officier pu- blic, je vous requiers de joindre ma protestation au procès-verbal. – Eh bien ! soit, dit le commissaire. M. Baze écrivit la protestation que voici : « Je soussigné, Jean- Didier Baze, représentant du peuple et questeur de l’Assemblée nationale, enlevé violemment de mon domicile au palais de l’Assemblée nationale et conduit dans cette prison par une force armée à laquelle il m’a été impossible de résister, dé- clare protester au nom de l’Assemblée nationale et en mon nom contre l’attentat à la représentation nationale commis sur mes collègues et sur moi.
    »Fait à Mazas, le 2 décembre 1851, à huit heures du matin. « BAZE. »Pendant que ceci se passait à Mazas, les soldats riaient et buvaient dans la cour de l’Assemblée. Ils faisaient du café dans des marmites. Ils avaient allumé dans la cour des feux énormes ; les flammes, poussées par le vent, touchaient par moments les murs de la salle. Un employé supérieur de la questure, officier de la garde nationale, M. Ramon de la Croisette, se risqua à leur dire : Vous allez mettre le feu au palais. Un soldat lui donna un coup de poing.

Quatre des pièces prises à la cour des canons furent mises en batterie contre l’Assemblée, deux sur la place de Bourgogne tournées vers la grille, deux sur le pont de la Concorde tournées vers le grand perron.

En marge de cette instructive histoire, mettons un fait : ce 42e de ligne était le même régiment qui avait arrêté Louis Bonaparte à Boulogne. En 1840, ce régiment prêta main-forte à la loi contre le conspirateur ; en 1851, il prêta main-forte au conspirateur contre la loi. Beautés de l’obéissance passive.

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