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LA FILOUTERIE CONSIDÉRÉE COMME SCIENCEEXACTE

 

Hé ! filoutons, filoutons, Le chat et le violon.

Depuis que le monde a commencé, il y a eu deuxJérémie. L’un a écrit une Jérémiade sur l’usure, et s’appelaJérémie Bentham. Il a été fort admiré de M. John Neal[54], et fut un grand homme dans un petitgenre. L’autre a donné son nom à la plus importante des sciencesexactes et fut un grand homme dans un grand genre – je puisdire : dans le plus grand des genres.

La filouterie – ou l’idée abstraite expriméepar le verbe filouter est assez claire. Cependant le fait,l’action, la chose est quelque peu difficile à définir. Nouspouvons toutefois arriver à une conception passable du sujet, endéfinissant, non la chose elle-même, mais l’homme, comme un animalqui filoute. Si Platon avait songé à cela, il se fut épargnél’affront du poulet déplumé.

On demandait fort pertinemment à Platonpourquoi un poulet déplumé, ou ce qui revient très clairement aumême, « un bipède sans plumes » ne serait pas, selon sapropre définition, un homme ? Mais je n’ai pas à craindre dem’entendre poser une semblable question. L’homme est un animal quifiloute, et il n’y a pas d’autre animal qui filoute que l’homme.Une cage entière de poulets déplumés n’entamerait pas madéfinition.

Ce qui constitue l’essence, la nature, leprincipe de la filouterie est, de fait, un caractère toutparticulier à l’espèce de créatures qui portent jaquettes etpantalons. Une corneille dérobe, un renard escroque, une belettefriponne ; un homme filoute. Filouter est sa destinée.« L’homme a été fait pour pleurer », dit le poète. Maisnon ; il a été fait pour filouter. C’est là son but, sonobjet, sa fin. C’est pour cela, que lorsqu’un homme a étéfilouté, on dit qu’il est refait.

La filouterie, bien analysée, est un composé,dont les ingrédients sont : la minutie, l’intérêt, lapersévérance, l’ingéniosité, l’audace, la nonchalance,l’originalité, l’impertinence et la grimace.

Minutie. – Notre filou estméticuleux. Il opère sur une petite échelle. Son affaire, c’est ledétail ; il lui faut de l’argent comptant ou un papier bien enrègle. Si par hasard il est tenté de se lancer dans quelque grandespéculation, alors il perd aussitôt ses traits distinctifs, etdevient ce que l’on appelle « un financier. » Ce derniermot implique tout ce qui constitue la filouterie, excepté que lefinancier travaille en grand. Un filou peut donc être regardé commeun banquier in petto – et une opération financière, commeune filouterie à Brobdignag. L’un est à l’autre ce qu’Homère est àFlaccus, – un mastodonte à une souris, la queue d’une comète àcelle d’un cochon.

Intérêt. – Notre filou est uniquementguidé par l’intérêt. Il dédaigne la filouterie pour le puramour de la filouterie. Il a toujours un objet envue ; – sa poche – et la vôtre. Il est toujours à l’affûtd’une chance décisive. Il ne voit que le nombre un. Vous êtes lenombre deux, vous devez prendre garde à vous.

Persévérance. – Notre filou estpersévérant. Il ne se laisse pas facilement décourager. La terrelui manquât-elle sous les pieds, il ne s’en inquiète pas, ilpoursuit imperturbablement son but, et

« Ut canis a corio nunquamabsterrebitur uncto[55] »,

ainsi ne laissera-t-il jamais aller sapartie.

Ingéniosité. – Notre filou estingénieux. Il a la bosse de la constructivité. Il saisit bien unplan. Il sait inventer et circonvenir. Si Alexandre n’avait pas étéAlexandre, il eût voulu être Diogène. S’il n’était pas un filou, ilserait fabricant de souricières brevetées, ou pêcheur de truites àla ligne.

Audace. – Notre filou est audacieux.C’est un homme hardi. Il porte la guerre en pleine Afrique. Ilemporte tout d’assaut. Il ne craindrait pas les poignards deFrei-Herren. Avec, un peu plus de prudence, Dick Turpin aurait faitun excellent filou ; Daniel O’Connel, avec un peu moins deblague ; et Charles XII, avec une livre ou deux de cervelle deplus dans la tête.

Nonchalance. – Notre filou estnonchalant. Il n’est pas du tout nerveux. Il n’a jamais eude nerfs. Il ne sait pas ce que c’est que l’émoi. On peut le mettrehors de la maison par la porte, mais non hors de lui-même. Il estfroid – froid comme un concombre. Il est calme – « calme commeun sourire de Lady Bury ». Il est souple – souple comme unvieux gant, ou les demoiselles de l’ancienne Baïes.

Originalité. – Notre filou estoriginal – consciencieusement original. Ses pensées sont bien àlui. Il dédaignerait d’employer celles d’un autre. Il a en aversionles trucs éventés. Il rendrait plutôt une bourse, j’en suis sûr,s’il découvrait qu’il la doit à une filouterie qui ne soit pasoriginale.

Impertinence. – Notre filou estimpertinent. Il fait le crâne. Il met les poings sur les rognons.Il fourre ses mains dans les poches de son pantalon. Il ricane àvotre barbe. Il marche sur vos cors. Il mange votre dîner, il boitvotre vin, il vous emprunte votre argent, il vous tire le nez, ildonne des coups de pied à votre chienne, et il embrasse votrefemme.

Grimace. – Le vrai filou terminetoutes ses opérations par une grimace. Mais personne ne la voit quelui. Il grimace, lorsque sa tâche du jour est remplie – quand sesdivers travaux sont accomplis – le soir dans sa chambre, etuniquement pour son amusement particulier. Il arrive chez lui. Ilferme sa porte. Il se déshabille. Il éteint sa chandelle. Il se metau lit. Il étend sa tête sur l’oreiller. Après quoi, notre filoufait sa grimace. Ce n’est pas une hypothèse. Rien de plusnaturel. Je raisonne à priori, et dis qu’un filou neserait pas un filou sans sa grimace.

On peut faire remonter l’origine de lafilouterie à l’enfance de la race humaine. Adam fut peut-être lepremier filou. En tout cas, nous pouvons suivre les traces de cettescience jusqu’à une très haute antiquité. Il est vrai que lesmodernes l’ont amenée à un degré de perfection que n’auraientjamais rêvée les têtes dures de nos ancêtres. Sans m’arrêter àparler des « vieilles scies », je me contenterai deprésenter un résumé de quelques-uns « des cas les plusmodernes. »

Voici une excellente filouterie. Une maîtressede maison a besoin d’un sofa. Elle va visiter plusieurs magasins demeubles. Elle arrive enfin dans un magasin bien assorti. À laporte, un individu poli et ayant la langue bien pendue l’accoste etl’invite à entrer. Elle trouve un sofa qui fait parfaitement sonaffaire ; elle en demande le prix, et se trouve surprise etenchantée à la fois d’entendre articuler une somme de vingt pourcent au moins au dessous de son attente. Elle se hâte de conclurele marché, prend une facture et un reçu, laisse son adresse, enpriant d’envoyer l’article à la maison le plus tôt possible, et seretire pendant que le marchand se confond en révérences et ensalutations. La nuit vient, et point de sofa. Le jour suivant sepasse, et toujours rien. Un domestique va s’enquérir des causes dece retard. On n’a connaissance d’aucun marché. Il n’y a point eu desofa de vendu, point d’argent de reçu – excepté par le filou, qui afort bien joué le rôle du marchand.

Nos magasins de meubles sont abandonnés sanssurveillance à la merci du premier venu ; ce qui donne toutefacilité pour des tours de cette espèce. Les passants entrent,regardent les marchandises, et partent sans qu’on les ait remarquésni vus. Si quelqu’un désire faire une acquisition, ou s’enquérir duprix d’un article, une cloche est là sous la main, et cetteprécaution paraît amplement suffisante.

Autre filouterie fort respectable. Un individubien mis entre dans une boutique ; il y fait une emplette dela valeur d’un dollar. Mais à son grand regret, il s’aperçoit qu’ila laissé son portefeuille dans la poche d’un autre habit. Il ditdonc au boutiquier : « Cela ne fait rien, mon chermonsieur ; vous m’obligerez en envoyant le paquet à la maison.Mais attendez. Je crois bien qu’il n’y a pas à la maison de monnaieinférieure à une pièce de cinq dollars. Vous pouvez donc envoyeravec le paquet quatre dollars pour le change. » – « Trèsbien, monsieur, » répond le boutiquier, concevant aussitôt unegrande idée de la haute délicatesse de sa pratique. « J’enconnais, » se dit-il à lui-même, « qui auraient mis lamarchandise sous leur bras, et seraient partis en promettant derevenir payer le dollar en passant dans l’après-midi. »

Il envoie un garçon avec le paquet et lamonnaie. En chemin, tout à fait accidentellement, celui-ci estrencontré par l’acheteur, qui s’écrie :

« Ah ! c’est mon paquet, n’est-cepas ? – Je croyais qu’il était depuis longtemps à la maison.Allez, allez ! Ma femme, mistress Trotter, vousdonnera les cinq dollars – je lui ai laissé des instructions à ceteffet. Mais vous pourriez aussi bien me donner la monnaie – j’auraibesoin de quelque argent pour la poste. Très bien ! Un, deux…cette pièce est-elle bonne ? – trois, quatre – Parfaitementbien ! Dites à Mme Trotter que vous m’avez rencontré etmaintenant allez et ne vous amusez pas en chemin. »

Le garçon ne s’amuse pas du tout – mais ilperd beaucoup de temps avant de revenir de sa commission. Pas plusde Mme Trotter que sur la main. Il se console toutefois en sedisant qu’après tout il n’a pas été assez sot pour laisser lesmarchandises sans l’argent ; il rentre à la boutique l’airfort satisfait de lui-même, et ne peut s’empêcher de se sentirblessé et indigné quand son maître lui demande ce qu’il a fait dela monnaie.

Voici une filouterie tout à fait simple. Unvaisseau est sur le point de mettre à la voile. Un individu à l’airofficiel se présente au capitaine avec une facture des frais deville extraordinairement modérée. Enchanté de s’en tirer à si boncompte, et ne sachant auquel entendre, le capitaine s’acquitte entoute hâte. Au bout d’un quart d’heure, une seconde facture, etcelle-ci moins raisonnable, lui est présentée par un autre individuqui lui a bientôt fait comprendre que le premier receveur était unfilou, et la première recette une filouterie.

En voici une autre à peu près semblable.

Un bateau à vapeur est sur le point delarguer. Un voyageur, son porte-manteau à la main, accourt detoutes ses forces du côté de l’embarcadère. Tout à coup, ils’arrête tout court, et ramasse avec une grande agitation quelquechose sur le sol. C’est un portefeuille. « Qui a perdu unportefeuille ? » se met-il à crier. Personne ne peutassurer avoir perdu son portefeuille ; mais l’émotion estvive, quand on apprend que la trouvaille est de valeur. Le bateau,cependant, ne peut attendre.

« Le temps et la marée n’attendentpersonne, » crie le capitaine.

« Pour l’amour de Dieu, encore quelquesminutes ! » dit l’auteur de la trouvaille ;« le vrai propriétaire va se présenter. »

« On ne peut attendre ! »réplique le capitaine ; « larguez, entendezvous ! »

« Que vais-je donc faire ? »demande l’homme, en grande peine. « Je vais quitter le payspour quelques années, et je ne puis en conscience garder cettesomme énorme en ma possession. – Pardon, monsieur, (s’adressant àun gentilhomme sur la rive) mais vous m’avez l’air d’un honnêtehomme. Voulez-vous me rendre le service de vous charger de ceportefeuille – je vois que je puis me fier à vous – et de le fairepublier ? Les billets, vous le voyez, montent à une somme fortconsidérable. Le propriétaire, sans aucun doute, tiendra à vousrécompenser de votre peine. »

« Moi ? – non, vous ! C’estvous qui l’avez trouvé. »

« Oui, si vous y tenez. – Je veux bienaccepter un léger retour – uniquement pour faire taire vosscrupules. Voyons – ces billets sont tous des billets de mille –Dieu me bénisse ! un millier de dollars serait trop –cinquante seulement, c’est bien assez ! »

« Larguez ! » dit lecapitaine.

« Mais je n’ai pas la monnaie de cent, eten somme, vous feriez mieux…. »

« Larguez ! » dit lecapitaine.

« Attendez donc ! » crie legentilhomme qui vient d’examiner pendant la dernière minute sonpropre portefeuille. « Attendez donc ! J’ai votreaffaire. Voici un billet de cinquante sur la banque du NorthAmerica. – donnez-moi le portefeuille. »

Le toujours très consciencieux auteur de latrouvaille prend le billet de cinquante avec une répugnancemarquée, et jette au gentilhomme le portefeuille, pendant que lesteamboat fume et siffle en s’ébranlant. Une demi-heure après sondépart, le gentilhomme s’aperçoit que « les valeursconsidérables » ne sont que des billets faux, et toutel’histoire une pure filouterie.

Voici une filouterie hardie. Un champ defoire, ou quelque chose d’analogue doit se tenir dans un endroit oùl’on n’a accès que par un pont libre. Un filou s’installe sur cepont, et informe respectueusement tous les passants de la nouvelleloi qui vient d’établir un droit de péage d’un centime par têted’homme, de deux centimes par tête de cheval ou d’âne, et ainsi desuite… Quelques-uns grondent, mais tous se soumettent, et le filourentre chez lui plus riche de quelque cinquante ou soixante dollarsbien gagnés. Il n’y a rien de plus fatigant que de percevoir undroit de péage sur une grande foule.

Une habile filouterie est celle-ci. L’ami d’unfilou garde une promesse de paiement, remplie et signée en dueforme sur billet ordinaire imprimé à l’encre rouge. Le filou seprocure une ou deux douzaines de ces billets en blanc, et chaquejour en trempe un dans sa soupe, le présente à son chien qui sauteaprès, et finit par le lui donner en bonne bouche. Letemps de l’échéance arrivant, le filou et son chien vont trouverl’ami, et l’engagement devient le sujet de la discussion. L’amitire le billet de son secrétaire, et fait le geste de le présenterau filou, quand le chien saute sur le billet et le dévore. Le filouest non seulement surpris, mais vexé et furieux de la conduiteabsurde de son chien, et proteste qu’il est prêt à faire honneur àson obligation – aussitôt qu’on pourra en fournir une preuveévidente.

Voici une filouterie assez mesquine. Une dameest insultée dans la rue par le compère d’un filou. Le filoului-même vole au secours de la dame, et, après avoir rossé son amid’importance, insiste pour accompagner la dame jusqu’à sa porte. Ils’incline, la main sur son cœur, et lui dit très respectueusementadieu. La dame invite son sauveur à la suivre, disant qu’elle va leprésenter à son grand frère et à son papa. Le sauveur soupire etdécline l’invitation. « N’y a-t-il donc aucun moyen,murmure-t-elle, de vous prouver ma reconnaissance ? »

« Si, madame, il y en a un. Veuillez êtreassez bonne pour me prêter une couple de shillings. »

Dans la première émotion du moment, la damesonge à disparaître sur-le-champ. Après y avoir pensé deux fois,cependant, elle ouvre sa bourse et s’exécute. C’est là, dis-je, unefilouterie mesquine – car il faut que la moitié de la sommeempruntée soit payée au monsieur qui a eu la peine d’insulter ladame, et d’être rossé par dessus le marché pour l’avoirinsultée.

Autre filouterie mesquine, mais toujoursscientifique. Le filou s’approche du comptoir d’une taverne etdemande deux cordes de tabac. On les lui donne, quand tout à coupaprès les avoir rapidement examinées, il se met à dire :

« Ce tabac n’est pas de mon goût.Reprenez-le et donnez-moi à la place un verre de grog. »

Le grog servi et avalé, le filou gagne laporte pour s’en aller. Mais la voix du tavernierl’arrête :

« Je crois, monsieur, que vous avezoublié de payer votre grog. »

« Payer mon grog ! – Ne vous ai-jepas donné le tabac en retour ? Que vous faut-il deplus ? »

« Mais, s’il vous plaît, monsieur je neme souviens pas que vous ayez payé le tabac. »

« Que voulez-vous dire par là,coquin ? – Ne vous ai-je pas rendu votre tabac ?Attendez-vous que je vous paie ce que je n’ai pas pris ?

« Mais, monsieur, » dit le marchand, nesachant plus que dire, « mais, monsieur… »

« Il n’y a pas de mais qui tienne,monsieur, » interrompt le filou, faisant semblant d’entrer dans unegrande colère, et fermant la porte avec violence derrière lui,« il n’y a pas de mais qui tienne, nous connaissons vos toursd’escamotage. »

Voici encore une très habile filouterie, quise recommande surtout par sa simplicité. Une bourse a étéperdue ; et celui qui l’a perdue fait insérer dans lesjournaux du jour un avertissement accompagné d’une description trèsdétaillée.

Aussitôt notre filou de copier les détails del’avertissement, en changeant l’en-tête, la phraséologie générale,et l’adresse. Par exemple, l’original, long et verbeux, porte ceten-tête : « Un portefeuille perdu ! » et inviteà déposer l’argent, quand on l’aura trouvé, au n° 1 de TomStreet.

La copie est brève ; elle porte en têtece seul mot « perdu » et indique le n° 2 ou le n° 3 deHarry ou Dick Street, comme l’endroit où l’on peut voir lepropriétaire. Cette copie est insérée au moins dans cinq ou sixjournaux du jour, de telle sorte qu’elle ne paraisse que peud’heures après l’original. Dût-elle tomber sous les yeux de celuiqui a perdu la bourse, c’est à peine s’il pourrait se douterqu’elle a quelque rapport avec son infortune. Mais naturellement,il y a cinq ou six chances contre une que celui qui l’aura trouvéese présente à l’adresse donnée par le filou plutôt qu’à celle dulégitime propriétaire. Le filou paie la récompense, met l’argentdans sa poche et file.

Voici une filouterie qui a beaucoup d’analogieavec la précédente. Une dame du grand ton a laissé glisserdans la rue une bague de diamant d’un prix exceptionnel. Elle offreà celui qui la retrouvera quarante ou cinquante dollars derécompense – elle fait dans son annonce une description détailléede la pierre et de sa monture, et déclare qu’elle paierainstantanément la récompense promise à celui qui larapportera au n° tant, dans telle avenue, sans lui poser la moindrequestion. Un jour ou deux après, la dame étant absente de sonlogis, on sonne au n° tant dans l’avenue indiquée. Une servanteparaît ; l’inconnu demande la dame de la maison ; enapprenant qu’elle est absente, il s’étonne et manifeste le pluspoignant regret. C’est une affaire d’importance qui concernepersonnellement la maîtresse du logis. En effet il a eu la bonnefortune de trouver sa bague de diamant. Mais peut-être fera-t-ilbien de revenir une autrefois. « Pas du tout ! » ditla servante : « pas du tout ! » disent en chœurla sœur et la belle-sœur de la dame qu’on a appelées sur lesentrefaites. L’identité de la bague est bruyamment constatée, larécompense payée, et l’homme de détaler au plus vite. La damerentre, et manifeste à sa sœur et à sa belle-sœur quelquemécontentement de ce qu’elles aient payé quarante ou cinquantedollars un fac-simile de sa bague – un fac-simile fait de vraisimilor et d’un infâme strass.

Mais comme les filouteries n’ont pas de fin,cet essai ne finirait jamais, si je voulais seulement indiquer lesvariétés et les formes infinies dont cette science est susceptible.Il faut cependant conclure, et je ne saurais mieux le faire, qu’enracontant sommairement une filouterie fort décente et assez bienétudiée dont notre ville a été dernièrement le théâtre, et quis’est reproduite depuis avec succès dans d’autres localités de plusen plus florissantes de l’Union.

Un homme entre deux âges arrive dans uneville, venant on ne sait d’où. Il paraît remarquablement précis,cauteleux, posé, réfléchi dans ses démarches. Sa tenue estscrupuleusement irréprochable, mais simple et sans ostentation. Ilporte une cravate blanche, une ample redingote, qui ne vise qu’auconfort, de sérieuses chaussures à épaisses semelles, et despantalons sans sous-pied. Il a tout l’air, en réalité, d’un aisé,économe, exact et respectable homme d’affaires – l’hommed’affaires par excellence, un de ces hommes durs et âpresà l’extérieur, mais doux à l’intérieur, tels que nous en voyonsdans la haute comédie – personnages dont les paroles sont autantd’engagements, et qui sont connus pour répandre d’une main lesguinées en charités, tandis que de l’autre, quand il s’agit detransaction commerciale, ils se font escompter jusqu’à la dernièrefraction d’un farthing.

Il fait beaucoup de bruit pour découvrir unepension à son gré. Il déteste les enfants. Il est accoutumé à latranquillité. Ses habitudes sont méthodiques – il s’établirait depréférence dans une petite famille respectable, et ayant de pieusesinclinations. Les conditions ne sont pas une question – iln’insiste que sur un point : c’est qu’on lui présentera saquittance le premier de chaque mois (on est alors au deux du mois),et lorsqu’enfin il a trouvé ce qu’il lui faut, il prie sapropriétaire de ne pas oublier ses instructions sur ce point, delui envoyer sa facture et son reçu à dix heures précises lepremier jour de chaque mois, et jamais le second sousaucun prétexte.

Ces arrangements pris, notre homme d’affairesloue un bureau dans un quartier plutôt respectable que fashionablede la ville. Il ne méprise rien tant que les prétentions.« Quand il y a tant de montre, » dit-il, « il est rarequ’il y ait quelque chose de solide dessous, » – observation quifait une si profonde impression sur l’esprit de sa propriétaire,qu’elle l’écrit au crayon en guise de memorandum dans sa grandeBible de famille, sur la large marge des Proverbes de Salomon.

Puis il fait faire des annonces dans le genrede celle qui suit, dans les principales maisons de publicité à sixpennies – celles à un sou, il les dédaigne comme peu respectables,et comme se faisant payer leurs annonces à l’avance. Un des pointsde la profession de foi de notre homme d’affaires, c’est que rienne doit se payer avant d’être fait.

DEMANDE. – Les soussignés, sur le point decommencer des opérations d’affaires très étendues dans cette ville,réclament les services de trois ou quatre secrétaires intelligentset compétents, à qui il sera fait de larges appointements. On exigeles meilleures recommandations, plus encore pour l’honnêteté quepour la capacité. Comme les affaires en question impliquent dehautes responsabilités, et que des sommes considérables doiventnécessairement passer par les mains de ces employés, il a sembléopportun de demander à chacun des secrétaires engagés un dépôt decinquante dollars. Inutile donc de se présenter, si l’on ne peutverser cette somme entre les mains des soussignés, ni fournir lestémoignages de moralité les plus satisfaisants. On préférerait desjeunes gens ayant de pieuses inclinations. On pourra se présenterentre dix et onze heures du matin, et entre quatre et cinq del’après-midi, chez Messieurs

Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Co. n° 110,Dog Street.

Au 31 du mois, cette annonce avait amené àl’office de MM. Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Compagnie, quinzeou vingt jeunes gens ayant de pieuses inclinations. Mais notrehomme d’affaires n’est pas pressé de conclure avec l’un ou avecl’autre – un homme d’affaires ne se presse jamais – et ce n’estqu’après le plus sévère examen des pieuses inclinations de chacundes postulants que ses services sont agréés, et les cinquantedollars reçus, uniquement à titre de sage précaution, sous larespectable signature de MM. Bogs, Logs, Frogs et Compagnie.Le matin du premier jour du mois suivant, la propriétaire neprésente pas sa quittance selon sa promesse – grave négligence pourlaquelle le respectable chef de la maison qui finit en Ogsl’aurait sans doute sévèrement réprimandée, s’il avait pu selaisser entraîner à rester dans la ville un ou deux jours de plusdans ce dessein.

Quoi qu’il en soit, les constables ont unmauvais quart d’heure à passer, bien des pas à faire en tout sens,et tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de déclarer que l’hommed’affaires, était dans toute la force du terme, un « hen kneehigh », locution que quelques personnes traduisent par N.E.I.initiales sous lesquelles il faudrait lire la phrase classiqueNon Est Inventus[56].

En attendant, les jeunes secrétaires sesentent un peu moins inclinés à la piété qu’auparavant, pendant quela propriétaire achète un morceau de la meilleure gomme élastiqueIndienne de la valeur d’un shilling, et met tous ses soins àeffacer le mémorandum au crayon écrit par quelque folle dans sagrande Bible de famille, sur la large marge des Proverbes deSalomon.

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