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DU PRINCIPE POÉTIQUE Cet essai, commel’indique sa forme, n’est autre chose qu’une des lectures ouconférences que Poe fit en 1844 et 1845 sur la poésie et sur lespoètes en Amérique.

 

En parlant du Principe poétique, je n’ai pasla prétention d’être ou complet ou profond. En discutant àl’aventure de ce qui constitue l’essence de ce qu’on appellePoésie, le principal but que je me propose est d’appelerl’attention sur quelques-uns des petits poèmes anglais ouaméricains qui sont le plus de mon goût, ou qui ont laissé sur monimagination l’empreinte la plus marquée. Par petits poèmesj’entends, naturellement, des poèmes de peu d’étendue. Et ici qu’onme permette, en commençant, de dire quelques mots d’un principeassez particulier, qui, à tort ou à raison, a toujours exercé unecertaine influence sur les jugements critiques que j’ai portés surla poésie. Je soutiens qu’il n’existe pas de long poème ; quecette phrase « un long poème » est tout simplement unecontradiction dans les termes.

Il est à peine besoin d’observer qu’un poèmene mérite ce nom qu’autant qu’il émeut l’âme en l’élevant. Lavaleur d’un poème est en raison directe de sa puissance d’émouvoiret d’élever. Mais toutes les émotions, en vertu d’une nécessitépsychique, sont transitoires. La dose d’émotion nécessaire à unpoème pour justifier ce titre ne saurait se soutenir dans unecomposition d’une longue étendue. Au bout d’une demi-heure au plus,elle baisse, tombe ; – une révulsion s’opère – et dès lors lepoème, de fait, cesse d’être un poème.

Ils ne sont pas rares, sans doute, ceux quiont trouvé quelque difficulté à concilier cet axiome critique,« que le Paradis Perdu est à admirer religieusement d’un boutà l’autre » avec l’impossibilité absolue où nous sommes deconserver, durant la lecture entière, le degré d’enthousiasme quecet axiome suppose. En réalité, ce grand ouvrage ne peut êtreréputé poétique, que si, perdant de vue cette condition vitaleexigée de toute œuvre d’art, l’Unité, nous le considéronssimplement comme une série de petits poèmes détachés. Si, poursauver cette Unité, – la totalité d’effet ou d’impression qu’ilproduit – nous le lisons (comme il le faudrait alors) tout d’untrait, le seul résultat de cette lecture, c’est de nous fairepasser alternativement de l’enthousiasme à l’abattement. À certainpassage, où nous sentons une véritable poésie, succèdent,inévitablement, des platitudes qu’aucun préjugé critique ne sauraitnous forcer d’admirer ; mais si, après avoir parcourul’ouvrage en son entier, nous le relisons, laissant de côté lepremier livre pour commencer par le second, nous serons toutsurpris de trouver maintenant admirable ce qu’auparavant nouscondamnions – et condamnable ce qu’auparavant nous ne pouvions tropadmirer. D’où il suit, que l’effet final, total et absolu du poèmeépique, le meilleur même qui soit sous le soleil, est nul – c’estlà un fait incontestable.

Si nous passons à l’Iliade, à défaut depreuves positives, nous avons au moins d’excellentes raisons decroire que, dans l’intention de son auteur, elle ne fut qu’unesérie de pièces lyriques ; si l’on veut y voir une intentionépique, tout ce que je puis dire alors, c’est que l’œuvre reposesur un sentiment imparfait de l’art. L’épopée moderne est uneimitation de ce prétendu modèle épique ancien, mais une imitationmaladroite et aveugle. Mais le temps de ces méprises artistiquesest passé. Si, à certaine époque, un long poème a pu êtreréellement populaire – ce dont je doute – il est certain du moinsqu’il ne peut plus l’être désormais.

Que l’étendue d’une œuvre poétique soit,toutes choses égales d’ailleurs, la mesure de son mérite, c’est làsans doute une proposition assez absurde – quoique nous en soyonsredevables à nos Revues trimestrielles. Assurément, il ne peut yavoir dans la pure étendue, abstractivement considérée dans le purvolume d’un livre, rien qui ait pu exciter une admiration siprolongée de la part de ces taciturnes pamphlets ! Unemontagne, sans doute, par le seul sentiment de grandeur physiquequ’elle éveille, peut nous inspirer l’émotion du sublime ;mais quel est l’homme qui soit impressionné de cette façon par lagrandeur matérielle de la Colombiade même ? LesRevues du moins ne nous ont pas encore appris le moyen de l’être.Il est vrai qu’elles ne nous disent pas crûment que nous devonsestimer Lamartine au pied carré, ou Pollock à la livre ; – etcependant quelle autre conclusion tirer de leurs continuellesrodomontades sur « l’effort soutenu du génie » ? Sipar « un effort soutenu » un petit monsieur a accouchéd’un épique, nous sommes tout disposés à lui tenir franchementcompte de l’effort – si toutefois cela en vaut la peine ; maisqu’il nous soit permis de ne pas juger de l’œuvre sur l’effort. Ilfaut espérer que le sens commun, à l’avenir, aimera mieux juger uneœuvre d’art par l’impression et l’effet produits, que par le tempsqu’elle met à produire cet effet ou la somme d’« effortsoutenu » qu’il a fallu pour réaliser cette impression. Lavérité est que la persévérance est une chose, et le génie uneautre, et toutes les Quarterlies de la Chrétienté neparviendront pas à les confondre. En attendant, on ne peut serefuser à reconnaître l’évidence de ma proposition et celle desconsidérations qui l’appuient. En tous cas, si elles passentgénéralement pour des erreurs condamnables, il n’y a pas là de quoicompromettre gravement leur vérité.

D’autre part, il est clair qu’un poème peutpécher par excès de brièveté. Une brièveté excessive dégénère enépigramme. Un poème trop court peut produire çà et là un vif etbrillant effet ; mais non un effet profond et durable. Il fautà un sceau un temps de pression suffisant pour s’imprimer sur lacire. Béranger a écrit quantité de choses piquantes et émouvantes,mais en général ce sont choses trop légères pour s’imprimerprofondément dans l’attention publique, et ainsi, les créations deson imagination, comme autant de plumes aériennes, n’ont apparu quepour être emportées par le vent.

Un remarquable exemple de ce que peut produireune brièveté exagérée pour compromettre un poème et l’empêcher dedevenir populaire, c’est l’exquise petite Sérénade quevoici :

Je m’éveille de rêver de toi

Dans le premier doux sommeil de la nuit,

Lorsque les vents respirent tout bas,

Et que rayonnent les brillantes étoiles.

Je m’éveille de rêver de toi,

Et un esprit dans mes pieds

M’a conduit – qui sait comment ?

Vers la fenêtre de ta chambre, douce amie !

Les brises vagabondes se pâment

Sur ce sombre, ce silencieux courant ;

Les odeurs du champac s’évanouissent

Comme de douces pensées dans un rêve ;

La complainte du rossignol

Meurt sur son cœur,

Comme je dois mourir sur le tien,

O bien-aimée que tu es !

Oh ! soulève-moi du gazon !

Je meurs, je m’évanouis, je succombe !

Laisse ton amour en baisers pleuvoir

Sur mes lèvres et mes paupières pâles !

Ma joue est froide et blanche, hélas !

Mon cœur bat fort et vite ;

Oh ! presse-le encore une fois tout contre letien,

Où il doit se briser enfin.

Ces vers ne sont peut-être familiers qu’à peude lecteurs ; et cependant ce n’est pas moins qu’un poètecomme Shelley qui les a écrits[69]. Tout lemonde appréciera cette chaleur d’une imagination en même temps sidélicate et si éthérée ; mais personne ne la sentira aussipleinement que celui qui vient de sortir des doux rêves de labien-aimée pour se baigner dans l’air parfumé d’une nuit d’étéaustrale.

Un des poèmes les plus achevés deWillis[70], le meilleur assurément à mon avisqu’il ait jamais écrit, a dû sans doute à ce même excès de brièvetéde ne pas occuper la place qui lui est due tant aux yeux descritiques que devant l’opinion populaire.

Les ombres s’étendaient le long de Broadway,

Proche était l’heure du crépuscule,

Et lentement une belle dame

S’y promenait dans son orgueil.

Elle se promenait seule ; mais invisibles,

Des esprits marchaient à son côté.

Sous ses pieds la Paix charmait la terre,

Et l’Honneur enchantait l’air ;

Tous ceux qui passaient la regardaient aveccomplaisance,

Et l’appelaient bonne autant que belle,

Car tout ce que Dieu lui avait donné

Elle le conservait avec un soin jaloux.

Elle gardait avec soin ses rares beautés

Des amoureux chauds et sincères –

Son cœur pour tout était froid, excepté pour l’or,

Et les riches ne venaient pas lui faire la cour ;–

Mais quel honneur pour des charmes à vendre,

Si les prêtres se chargent du marché !

Maintenant elle marchait, vierge encore plus belle.

Vierge éthérée, pâle comme un lis :

Et elle avait maintenant une compagnie invisible

Capable de désespérer l’âme –

Entre le besoin et le mépris elle marchait délaissée,

Et rien ne pouvait la sauver.

Aucun pardon maintenant ne peut rasséréner son front

De la paix de ce monde, pour prier ;

Car pendant que la prière égarée de l’amour s’est dissipée dansl’air,

Son cœur de femme s’est donné libre carrière !

Mais le péché pardonné par Christ dans le ciel

Sera toujours maudit par l’homme !

Nous avons quelque peine à reconnaître danscette composition le Willis qui a écrit tant de « vers desociété. » Non seulement elle est richement idéale ; maisles vers en sont pleins d’énergie, et respirent une chaleur, unesincérité de sentiment évidente, que nous chercherions en vain danstous les autres ouvrages de l’auteur.

Pendant que la manie épique – l’idée que pouravoir du mérite en poésie, la prolixité est indispensable –disparaissait peu à peu depuis quelques années de l’esprit dupublic, en vertu même de son absurdité, nous voyions lui succéderune autre hérésie d’une fausseté trop palpable pour être longtempstolérée ; mais qui, pendant la courte période qu’elle a déjàduré, a plus fait à elle seule pour la corruption de notrelittérature poétique que tous ses autres ennemis à la fois. Je veuxdire l’hérésie du Didactique. Il est reçu, implicitementet explicitement, directement et indirectement, que la dernière finde toute Poésie est la Vérité. Tout poème, dit-on, doit inculquerune morale, et c’est par cette morale qu’il faut apprécier lemérite poétique d’un ouvrage. Nous autres Américains surtout, nousavons patronné cette heureuse idée, et c’est particulièrement ànous, Bostoniens, qu’elle doit son entier développement. Nous noussommes mis dans la tête, qu’écrire un poème uniquement pour l’amourde la poésie, et reconnaître que tel a été notre dessein enl’écrivant, c’est avouer que le vrai sentiment de la dignité et dela force de la poésie nous fait radicalement défaut – tandis qu’enréalité, nous n’aurions qu’à rentrer un instant en nous-mêmes, pourdécouvrir immédiatement qu’il n’existe et ne peut exister sous lesoleil d’œuvre plus absolument estimable, plus suprêmement noble,qu’un vrai poème, un poème per se, un poème, qui n’est quepoème et rien de plus, un poème écrit pour le pur amour de lapoésie.

Avec tout le respect que j’ai pour la Vérité,respect aussi grand que celui qui ait jamais pu faire battre unepoitrine humaine, je voudrais cependant limiter, en une certainemesure, ses moyens d’inculcation. Je voudrais les limiter pour lesrenforcer, au lieu de les affaiblir en les multipliant. Lesexigences de la Vérité sont sévères. Elle n’a aucune sympathie pourles fleurs de l’imagination. Tout ce qu’il y a de plusindispensable dans le Chant est précisément ce dont elle a le moinsaffaire. C’est la réduire à l’état de pompeux paradoxe que del’enguirlander de perles et de fleurs. Une vérité, pour acquérirtoute sa force, a plutôt besoin de la sévérité que desefflorescences du langage. Ce qu’elle veut, c’est que nous soyonssimples, précis, élégants ; elle demande de la froideur, ducalme, de l’impassibilité. En un mot, nous devons être à son égard,autant qu’il est possible, dans l’état d’esprit le plus directementopposé à l’état poétique. Bien aveugle serait celui qui nesaisirait pas les différences radicales qui creusent un abîme entreles moyens d’action de la vérité et ceux de la poésie.

Il faudrait être irrémédiablement enragé dethéorie, pour persister, en dépit de ces différences, à essayer deréconcilier l’irréconciliable antipathie de la Poésie et de laVérité.

Si nous divisons le monde de l’esprit en sestrois parties les plus visiblement distinctes, nous avonsl’Intellect pur, le Goût et le Sens moral. Je mets le Goût aumilieu, parce que c’est précisément la place qu’il occupe dansl’esprit. Il se relie intimement aux deux extrêmes, et n’est séparédu Sens moral que par une si faible différence qu’Aristote n’a pashésité à mettre quelques-unes de ses opérations au nombre desvertus mêmes. Cependant, l’office de chacune de cesfacultés se distingue par des caractères suffisamment tranchés. Demême que l’Intellect recherche le Vrai, le Goût nous révèle leBeau, et le Sens moral ne s’occupe que du Devoir. Pendant que laConscience nous enseigne l’obligation du Devoir, et que la Raisonnous en montre l’utilité, le Goût se contente d’en déployer lescharmes, déclarant la guerre au Vice uniquement sur le terrain desa difformité, de ses disproportions, de sa haine pour laconvenance, la proportion, l’harmonie, en un mot pour laBeauté.

Un immortel instinct, ayant des racinesprofondes dans l’esprit de l’homme, c’est donc le sentiment duBeau. C’est ce sentiment qui est la source du plaisir qu’il trouvedans les formes infinies, les sons, les odeurs, les sensations.

Et de même que le lis se reproduit dans l’eaudu lac, ou les yeux d’Amaryllis dans son miroir, ainsi noustrouvons dans la simple reproduction orale ou écrite de ces formes,de ces sons, de ces couleurs, de ces odeurs une double source deplaisir. Mais cette simple reproduction n’est pas la poésie. Celuiqui se contente de chanter, même avec le plus chaud enthousiasme,ou de reproduire avec la plus vivante fidélité de description lesformes, les sons, les odeurs, les couleurs et les sentiments quilui sont communs avec le reste de l’humanité, celui-là, dis-je,n’aura encore aucun droit à ce divin nom de poète. Il lui resteencore quelque chose à atteindre. Nous sommes dévorés d’une soifinextinguible, et il ne nous a pas montré les sources cristallinesseules capables de la calmer. Cette soif fait partie del’Immortalité de l’homme. Elle est à la fois une conséquence et unsigne de son existence sans terme. Elle est le désir de la phalènepour l’étoile. Elle n’est pas seulement l’appréciation des Beautésqui sont sous nos yeux, mais un effort passionné pour atteindre laBeauté d’en haut. Inspirés par une prescience extatique des gloiresd’au delà du tombeau, nous nous travaillons, en essayant au moyende mille combinaisons, au milieu des choses et des pensées duTemps, d’atteindre une portion de cette Beauté dont les vraiséléments n’appartiennent peut-être qu’à l’éternité. Alors, quand laPoésie, ou la Musique, la plus enivrante des formes poétiques, nousa fait fondre en larmes, nous pleurons, non, comme le supposel’Abbé Gravina, par excès de plaisir, mais par suite d’un chagrinpositif, impétueux, impatient, que nous ressentons de notreimpuissance à saisir actuellement, pleinement sur cette terre, unefois et pour toujours, ces joies divines et enchanteresses, dontnous n’atteignons, à travers le poème, ou àtravers la musique, que de courtes et vagues lueurs.

C’est cet effort suprême pour saisir la Beautésurnaturelle – effort venant d’âmes normalement constituées – qui adonné au monde tout ce qu’il a jamais été capable à la fois decomprendre et de sentir en fait de poésie.

Naturellement, le Sentiment poétique peutrevêtir différents modes de développement – la Peinture, laSculpture, l’Architecture, la Danse – la Musique surtout – et dansun sens tout spécial, et fort large, l’art des Jardins. Notre sujetdoit se borner à envisager la manifestation du sentiment poétiquepar le langage. Et ici qu’on me permette de dire quelques mots durythme. Je me contenterai d’affirmer que la Musique, dans sesdifférents modes de mesure, de rythme et de rime, a en poésie unetelle importance que ce serait folie de vouloir se passer de sonsecours, – sans m’arrêter à rechercher ce qui en fait l’essenceabsolue. C’est peut-être en Musique que l’âme atteint de plus prèsla grande fin à laquelle elle aspire si violemment, quand elle estinspirée par le Sentiment poétique – la création de la Beautésurnaturelle. Il se peut que cette fin sublime soit en réalité detemps en temps atteinte ici-bas. Il nous est arrivé souvent desentir, tout frémissant de volupté, qu’une harpe terrestre venaitde faire vibrer des notes non inconnues des anges. Aussi est-ilindubitable que c’est dans l’union de la Poésie et de la Musique,dans son sens populaire, que nous trouverons le plus large champpour le développement des facultés poétiques. Les anciens Bardes etMinnesingers avaient des avantages dont nous ne jouissons plus – etThomas Moore, chantant ses propres poésies, achevait ainsi fortlégitimement de leur donner leur véritable caractère de poèmes.

Pour récapituler, je définirais donc en peu demots la poésie du langage : une Création rythmique de laBeauté. Son seul arbitre est le Goût. Le Goût n’a avecl’Intellect ou la Conscience que des relations collatérales. Il nepeut qu’accidentellement avoir quelque chose de commun soit avec leDevoir soit avec la Vérité.

Quelques mots d’explication, cependant. Ceplaisir, qui est à la fois le plus pur, le plus élevé et le plusintense des plaisirs, vient, je le soutiens, de la contemplation duBeau. Ce n’est que dans la comtemplation de la Beauté qu’il nousest possible d’atteindre cette élévation enivrante, cette émotionde l’âme, que nous reconnaissons comme le sentiment poétique, etqui se distingue si facilement de la Vérité, qui est lasatisfaction de la Raison, et de la Passion, qui est l’émotion ducœur. C’est donc la Beauté – en comprenant dans ce mot le sublime –qui est l’objet du poème, en vertu de cette simple règle de l’Art,que les effets doivent jaillir aussi directement que possible deleurs causes : – personne du moins n’a osé nier quel’élévation particulière dont nous parlons soit un but plusfacilement atteint dans un poème. Il ne s’ensuit nullement,toutefois, que les excitations de la Passion, ou les préceptes duDevoir ou même les leçons de la Vérité ne puissent trouver placedans un poème et avec avantage ; tout cela peut,accidentellement, servir de différentes façons le dessein généralde l’ouvrage ; – mais le véritable artiste trouvera toujoursle moyen de les subordonner à cette Beauté qui est l’atmosphère etl’essence réelle du Poème.

Je ne saurais mieux commencer la série desquelques poèmes sur lesquels je veux appeler l’attention, qu’encitant le Poème de l’Épave de M. Longfellow[71].

Le jour est parti, et les ténèbres

Tombent des ailes de la Nuit,

Comme une plume tombe emportée

De l’aile d’un Aigle dans son vol[72].

J’aperçois les lumières du village

Luire à travers la pluie et la brume,

Et un sentiment de tristesse m’envahit,

Auquel mon âme ne peut résister ;

Un sentiment de tristesse et d’angoisse

Qui n’a rien de la douleur,

Et qui ne ressemble au chagrin

Que comme le brouillard ressemble à la pluie.

Viens, lis-moi quelque poème,

Quelque simple lai, dicté par le cœur.

Qui calmera cette émotion sans repos,

Et bannira les pensées du jour.

Non pas des grands maîtres anciens,

Ni des bardes-sublimes

Dont l’écho des pas lointains retentit

À travers les corridors du temps.

Car, de même que les accords d’une musique martiale,

Leurs puissantes pensées suggèrent

Les labeurs et les fatigues sans fin de la vie ;

Et ce soir j’aspire au repos.

Lis-moi dans quelque humble poète,

Dont les chants ont jailli de son cœur,

Comme les averses jaillissent des nuages de l’été,

Ou les larmes des paupières ;

Qui à travers de longs jours de labeur

Et des nuits sans repos,

N’a cessé d’entendre en son âme la musique

De merveilleuses mélodies.

De tels chants ont le pouvoir d’apaiser

La pulsation sans repos du souci,

Et descendent comme la bénédiction

Qui suit la prière.

Puis lis, dans le volume favori,

Le poème de ton choix,

Et prête à la rime du poète

La beauté de ta voix.

Et la nuit se remplira de musique,

Et les soucis qui infestent le jour

Replieront leurs tentes comme les Arabes,

Et s’enfuiront aussi silencieux.

Sans beaucoup de frais d’imagination, ces versont été admirés à bon droit pour leur délicatesse d’expression.Quelques-unes des images ont beaucoup d’effet. Il ne se peut riende meilleur que :

…. ces bardes sublimes,

Dont l’écho des pas lointains retentit

À travers les corridors du Temps.

L’idée du dernier quatrain est aussi trèssaisissante. Toutefois, le poème dans son ensemble, est surtoutadmirable par la gracieuse insouciance de son mètre, sibien en rapport avec le caractère des sentiments, et surtout avecle laisser-aller du ton général. Il a été longtemps de mode deregarder ce laisser-aller, ce naturel dans le style littéraire,comme un naturel purement apparent – et en réalité comme un pointdifficile à atteindre. Mais il n’en est point ainsi : – un tonnaturel n’est difficile qu’à celui qui s’appliquerait à l’évitertoujours, à être toujours en dehors de la nature.

Un auteur n’a qu’à écrire avec l’entendementou avec l’instinct, pour que le ton dans la compositionsoit toujours celui qui plaira à la masse des lecteurs – etnaturellement, il doit continuellement varier avec le sujet.L’écrivain qui, d’après la mode de la North AmericanReview, serait toujours, en toute occasion, uniquementserein, sera nécessairement, en beaucoup de cas,simplement niais, ou stupide ; et il n’a pas plus de droit àêtre considéré comme un auteur facile ou naturelqu’un exquis Cockney, ou la Beauté qui dort dans des chefs-d’œuvrede cire.

Parmi les petits poèmes de Bryant[73], aucun ne m’a plus fortementimpressionné que celui qui est intitulé Juin. Je n’en citequ’une partie :

Là, à travers les longues, longues heures d’été,

La lumière d’or s’épandrait,

Et des jeunes herbes drues et des groupes de fleurs

Se dresseraient dans leur beauté ;

Le loriot construirait son nid et dirait

Sa chanson d’amour, tout près de mon tombeau ;

Le nonchalant papillon

S’arrêterait là, et là on entendrait

La bonne ménagère abeille, et l’oiseau-mouche,

Et les cris joyeux à midi,

Qui viennent du village,

Ou les chansons des jeunes filles, sous la lune,

Mêlées d’un éclat de rire de fée !

Et dans la lumière du soir,

Les amoureux fiancés se promenant en vue

De mon humble monument !

Si mes vœux étaient comblés, la scène gracieuse quim’entoure

Ne connaîtrait pas de plus triste vue ni de plus tristebruit.

Je sais, je sais que je ne verrais pas

Les glorieuses merveilles de la saison ;

Son éclat ne rayonnerait pas pour moi,

Ni sa fantastique musique ne s’épandrait ;

Mais si autour du lieu de mon sommeil

Les amis que j’aime venaient pleurer,

Ils n’auraient point hâte de s’en aller :

De douces brises, et la chanson, et la lumière, et lafleur

Les retiendraient près de ma tombe.

Tout cela à leurs cœurs attendris porterait

La pensée de ce qui a été,

Et leur parlerait de celui qui ne peut partager

La joie de la scène qui l’entoure ;

De celui pour qui toute la part de la pompe quiremplit

Le circuit des collines embellies par l’été,

Est : – que son tombeau est vert ;

Et ils désireraient profondément, pour la joie de leurscœurs,

Entendre encore une fois sa voix vivante.

Le courant rythmique ici est, pour ainsi dire,voluptueux ; on ne saurait lire rien de plus mélodieux. Cepoème m’a toujours causé une remarquable impression. L’intensemélancolie qui perce, malgré tout, à la surface des gracieusespensées du poète sur son tombeau, nous fait tressaillir jusqu’aufond de l’âme – et dans ce tressaillement se retrouve la plusvéritable élévation poétique. L’impression qu’il nous laisse estcelle d’une voluptueuse tristesse. Si, dans les autres compositionsqui vont suivre, on rencontre plus ou moins apparent un tonanalogue à celui-là, il est bon de se rappeler que cette teinteaccusée de tristesse est inséparable (comment ou pourquoi ? jene le sais) de toutes les manifestations de la vraie Beauté. Maisc’est comme dit le poète :

Un sentiment de tristesse et d’angoisse

Qui n’a rien de la douleur,

Et qui ne ressemble au chagrin,

Que comme le brouillard ressemble à la pluie.

Cette teinte apparaît clairement même dans unpoème cependant si plein de fantaisie et de brio, le Toastd’Edward Coote Pinkney[74].

Je remplis cette coupe à celle qui est faite

De beauté seule –

Une femme, de son gracieux sexe

L’évident parangon ;

À qui les plus purs éléments

Et les douces étoiles ont donné

Une forme si belle que, semblable à l’air,

Elle est moins de la terre que du ciel.

Chacun de ses accents est une musique qui lui estpropre,

Semblables à ceux des oiseaux du matin,

Et quelque chose de plus que la mélodie

Habite toujours en ses paroles ;

Elles sont la marque de son cœur,

Et de ses lèvres elles coulent

Comme on peut voir les abeilles chargées

Sortir de la rose.

Les affections sont comme des pensées pour elle,

La mesure de ses heures ;

Ses sentiments ont la fragrance,

La fraîcheur des jeunes fleurs ;

Et d’aimables passions, souvent changeantes,

La remplissent si bien, qu’elle semble

Tour à tour leur propre image –

L’idole des années écoulées !

De sa brillante face un seul regard tracera

Un portrait sur la cervelle,

Et de sa voix dans les cœurs qui font écho

Un long retentissement doit demeurer ;

Mais le souvenir, tel que celui qui me reste d’elle,

Me la rend si chère,

Qu’à l’approche de la mort mon dernier soupir

Ne sera pas pour la vie, mais pour elle.

J’ai rempli cette coupe à celle qui est faite

De beauté seule,

Une femme de son gracieux sexe

L’évident parangon –

À elle ! Et s’il y avait sur terre

Un peu plus de pareils êtres,

Cette vie ne serait plus que poésie,

Et la lassitude un mot !

Ce fut le malheur de Mr Pinkney d’être né troploin dans le sud. S’il avait été un Nouvel Englander, il estprobable qu’il eût été mis au premier rang des lyriques américainspar cette magnanime cabale qui a si longtemps tenu dans ses mainsles destinées de la littérature américaine, en dirigeant ce qu’onappelle la North American Review. Le poème que nous venonsde citer est d’une beauté toute spéciale ; quant à l’élévationpoétique qui s’y trouve, elle se rattache surtout à notre sympathiepour l’enthousiasme du poète. Nous lui pardonnons ses hyperboles enconsidération de la chaleur évidente avec laquelle elles sontexprimées.

Je n’avais nullement le dessein de m’étendresur les mérites des morceaux que je devais vous lire. Ils parlentassez éloquemment pour eux-mêmes. Dans ses Avertissements duParnasse, Boccalini nous raconte que Zoïle faisant un jourdevant Apollon une critique amère d’un admirable livre, le Dieul’interrogea sur les beautés de l’ouvrage. Zoïle répondit qu’il nes’occupait que des défauts. Sur quoi, Apollon, lui mettant en mainun sac de blé non vanné, le condamna pour sa punition à en enlevertoute la paille.

Cette fable s’adresse admirablement auxcritiques – mais je ne suis pas bien sûr que le Dieu fût dans sondroit. Il me semble qu’il se méprenait grossièrement sur les vraieslimites des devoirs de la critique. L’excellence, dans un poèmesurtout, participe du caractère de l’axiome, et n’a besoin qued’être présentée pour être évidente par elle-même. Ce n’est plus del’excellence, si elle a besoin d’être démontrée telle ; – etpar conséquent faire trop particulièrement ressortir les méritesd’une œuvre d’Art, c’est admettre que ce ne sont pas desmérites.

Parmi les Mélodies de Thomas Moore,il y en a une dont le remarquable caractère poétique semble avoirfort singulièrement échappé à l’attention. Je fais allusion auxvers qui commencent ainsi : « Viens, repose sur cettepoitrine », et dont l’intense énergie d’expression n’estsurpassée par aucun endroit de Byron. Il y a deux de ces vers, oùle sentiment semble condenser dans toute sa puissance la divinepassion de l’Amour – sentiment qui peut-être a trouvé son écho dansplus de cœurs et des cœurs plus passionnés qu’aucun autre de ceuxqu’ait jamais exprimés la parole humaine.

Viens, repose sur cette poitrine, ma pauvre bicheblessée,

Quoique le troupeau t’ait délaissée, tu as encore, ici tademeure ;

Ici encore tu trouveras le sourire, qu’aucun nuage ne peutobscurcir

Un cœur et une main à toi jusqu’à la fin.

Oh ! pourquoi l’amour a-t-il été fait, s’il ne reste pasle même

Dans la joie et le tourment, dans la gloire et lahonte ?

Je ne sais pas, je ne demande pas, si ton cœur estcoupable ;

Je ne sais qu’une chose, c’est que je t’aime, quelle que tusois.

Tu m’as appelé ton Ange dans les moments de bonheur,

Je veux rester ton Ange, au milieu des horreurs de cetteheure,

À travers la fournaise, inébranlable, suivre tes pas,

Te servir de bouclier, te sauver – ou mourir avectoi !

Depuis quelque temps c’est la mode de refuserà Moore l’Imagination en lui laissant la Fantaisie – distinctionqui a sa source dans Coleridge – qui mieux que personne cependant acompris le génie de Moore. Le fait est que chez Moore la Fantaisieprédomine tellement sur toutes ses autres facultés, et surpasse àun si haut degré celle des autres poètes, qu’on a pu êtrenaturellement amené à ne voir en lui que de la Fantaisie. Maisc’est une grave erreur, et c’est faire le plus grand tort au mérited’un vrai poète. Je ne connais pas dans toute la littératureanglaise un poème plus profondément, – plus magiquementimaginatif, dans le meilleur sens du mot, que les vers quicommencent ainsi : « Je voudrais être près de ce lacsombre » – qui sont de la main de Thomas Moore.

Je regrette de ne pouvoir me les rappeler.

L’un des plus nobles – et puisqu’il s’agit deFantaisie, l’un des plus singulièrement fantaisistes de nos poètesmodernes, c’est Thomas Hood[75]. LaBelle Inès a toujours eu pour moi un charmeinexprimable :

Oh ! n’avez-vous pas vu la belle Inès ?

Elle est partie dans l’Ouest,

Pour éblouir quand le soleil est couché,

Et voler au monde son repos.

Elle a emporté avec elle la lumière de nos jours,

Les sourires qui nous étaient si chers,

Avec les rougeurs du matin sur sa joue

Et les perles sur son sein.

Oh, reviens, belle Inès,

Avant la tombée de la nuit,

De peur que la lune ne rayonne seule,

Et que les étoiles ne brillent sans rivale ;

Heureux sera l’amoureux

Qui se promènera sous leur rayon,

Et exhalera l’amour sur ta joue,

Je n’ose pas même l’écrire !

Que n’étais-je, belle Inès,

Ce galant cavalier,

Qui chevauchait si gaîment à ton côté,

Et te murmurait à l’oreille de si près !

N’y avait-il donc point là-bas de gentilles dames

Ou de vrais amoureux ici,

Qu’il dût traverser les mers pour obtenir

La plus aimée des bien-aimées !

Je t’ai vue, charmante Inès,

Descendre le long du rivage

Avec un cortège de nobles gentilshommes.

Et des bannières ondoyant en tête

D’aimables jeunes hommes et de joyeuses vierges ;

Ils portaient des plumes de neige ;

C’eût été un beau rêve –

Si ce n’avait été qu’un rêve !

Hélas ! hélas ! la belle Inès,

Elle est partie avec le chant,

Avec la musique suivant ses pas,

Et les clameurs de la foule ;

Mais quelques-uns étaient tristes, et ne sentaient pas dejoie,

Mais seulement la torture d’une musique.

Qui chantait : Adieu, Adieu

À celle que vous avez aimée si longtemps.

Adieu, adieu, belle Inès,

Ce vaisseau jamais ne porta

Si belle dame sur son pont,

Ni ne dansa jamais si léger –

Hélas ! pour le plaisir de la mer

Et le chagrin du rivage !

Le sourire qui a ravi le cœur d’un amoureux

En a brisé bien d’autres !

La Maison hantée, du même auteur, estun des poèmes les plus véritablement poèmes, les plusexceptionnels, les plus profondément artistiques, tant pour lesujet que pour l’exécution. Il est puissamment idéal – imaginatif.Je regrette que sa longueur m’empêche de le citer ici. Qu’on mepermette de donner à sa place le poème si universellementgoûté : le Pont des Soupirs.

Une plus infortunée,

Fatiguée de respirer,

Follement désespérée,

Est allée au devant de la mort !

Prenez-la tendrement,

Soulevez-la avec soin : –

Son enveloppe est si frêle,

Elle est jeune, et si belle !

Voyez ses vêtements

Qui collent à son corps comme des bandelettes ;

Pendant que l’eau continuellement

Dégoutte de sa robe ;

Prenez-la bien vite

Amoureusement, et sans dégoût.

Ne la touchez pas avec mépris ;

Pensez à elle tristement,

Doucement, humainement ;

Ne songez pas à ses taches.

Tout ce qui reste d’elle

Est maintenant fémininement pur.

Ne scrutez pas profondément

Sa révolte

Téméraire et coupable ;

Tout déshonneur est passé,

La mort ne lui a laissé

Que la beauté.

Silence pour ses chutes,

Elle est de la famille d’Ève –

Essuyez ses pauvres lèvres

Qui suintent si visqueuses.

Relevez ses tresses

Échappées au peigne,

Ses belles tresses châtaines,

Pendant qu’on se demande, dans l’étonnement :

Où était sa demeure ?

Qui était son père ?

Qui était sa mère ?

Avait-elle une sœur ?

Avait-elle un frère ?

Ou avait-elle quelqu’un de plus cher

Encore, et qui lui tenait de plus près

Encore que tous les autres ?

Hélas ! O rareté

De la chrétienne charité.

Sous le soleil !

Oh ! Quelle pitié !

Dans toute une cité populeuse

Elle n’avait point de foyer !

Sentiments de sœur, de frère,

De père, de mère

Avaient changé pour elle ;

L’amour, par une cruelle clarté,

Était tombé de son faîte ;

La providence de Dieu même

Semblait se détourner.

En face des lampes qui tremblotent

Si loin sur la rivière,

Avec ces mille lumières,

Qui luisent aux fenêtres des maisons

De la mansarde au sous-sol,

Elle se tenait debout, dans l’effarement,

Sans abri pour la nuit.

Le vent glacial de mars

La faisait trembler et frissonner,

Mais non l’arche sombre,

Ou la rivière qui coule noire.

Affolée de l’histoire de la vie,

Heureuse d’affronter le mystère de la mort,

Impatiente d’être emportée, –

N’importe où, n’importe où,

Loin du monde !

Elle se plongea hardiment, –

Sans s’inquiéter si, froidement,

L’âpre rivière coule –

De sa berge.

Représente-toi cette rivière – penses-y,

Homme dissolu !

Baigne-t-y, bois de ses eaux,

Si tu l’oses !

Prenez-la tendrement ;

Soulevez-la avec soin ;

Son enveloppe est si frêle,

Elle est jeune et si belle !

Avant que ses membres glacés,

Ne soient trop rigidement raidis,

Décemment – tendrement

Aplanissez-les et arrangez-les ;

Et ses yeux, fermez-les ;

Ces yeux tout grands ouverts sans voir !

Épouvantablement ouverts et regardant

À travers l’impureté fangeuse,

Comme avec le dernier regard

Audacieux du désespoir

Fixé sur l’avenir.

Elle est morte sombrement,

Poussée par l’outrage,

La froide inhumanité,

La brûlante folie,

Dans son repos.

Croisez ses mains humblement,

Comme si elle priait en silence,

Sur sa poitrine !

Avouant sa faiblesse,

Sa coupable conduite,

Et abandonnant, avec douceur,

Ses péchés à son Sauveur !

Ce poème n’est pas moins remarquable par savigueur que par son pathétique. La versification, tout en poussantla fantaisie jusqu’au fantastique, n’en est pas moins admirablementadaptée à la furieuse démence qui est la thèse du poème.

Parmi les petits poèmes de lord Byron il enest un qui n’a jamais reçu de la critique les hommages qu’il mériteincontestablement[76].

Quoique le jour de ma destinée fût arrivé,

Et que l’étoile de mon destin fût sur son déclin,

Ton tendre cœur a refusé de découvrir

Les fautes que tant d’autres ont su trouver ;

Quoique ton âme fût familiarisée avec mon chagrin,

Elle n’a pas craint de le partager avec moi,

Et l’amour que mon esprit s’était fait en peinture,

Je ne l’ai jamais trouvé qu’en toi.

Quand la nature sourit autour de moi,

Le seul sourire qui réponde au mien,

Je ne crois pas qu’il soit trompeur,

Parce qu’il me rappelle le tien ;

Et quand les vents sont en guerre avec l’océan,

Comme les cœurs auxquels je croyais le sont avec moi,

Si les vagues qu’ils soulèvent excitent une émotion,

C’est parce qu’elles me portent loin de toi.

Quoique le roc de mon espérance soit fracassé,

Et que ses débris soient engloutis dans la vague,

Quoique je sente que mon âme est livrée

À la douleur – elle ne sera pas son esclave.

Mille angoisses peuvent me poursuivre ;

Elles peuvent m’écraser, mais non me mépriser –

Elles peuvent me torturer, mais non me soumettre –

C’est à toi que je pense – non à elles.

Quoique humaine, tu ne m’as pas trompé ;

Quoique femme, tu ne m’as point délaissé ;

Quoique aimée, tu as craint de m’affliger ;

Quoique calomniée, jamais tu ne t’es laisséeébranler ;

Quoique ayant ma confiance, tu ne m’as jamaisrenié ;

Si tu t’es séparée de moi, ce n’était pas pourfuir ;

Si tu veillas sur moi, ce n’était pas pour mediffamer ;

Si tu restas muette, ce n’était pas pour donner aumonde

Le droit de me condamner.

Cependant je ne blâme pas le monde, ni ne le méprise,

Pas plus que la guerre déclarée par tous à un seul.

Si mon âme n’était pas faite pour l’apprécier,

Ce fut une folie de ne pas le fuir plus tôt :

Et si cette erreur m’a coûté cher,

Et plus que je n’aurais jamais pu le prévoir,

J’ai trouvé que malgré tout ce qu’elle m’a faitperdre,

Elle n’a jamais pu me priver de toi.

Du naufrage du passé, disparu pour moi,

Je puis au moins retirer une grande leçon,

Il m’a appris que ce que je chérissais le plus

Méritait d’être chéri de moi par dessus tout ;

Dans le désert jaillit une source,

Dans l’immense steppe il y a encore un arbre,

Et un oiseau qui chante dans la solitude

Et parle à mon âme de toi.

Quoique le rythme de ces vers soit un des plusdifficiles, on pourrait à peine trouver quelque chose à redire à laversification. Jamais plus noble thème n’a tenté la plumed’un poète. C’est l’idée, éminemment propre à élever l’âme,qu’aucun homme ne peut s’attribuer le droit de se plaindre de ladestinée dans le malheur, dès qu’il lui reste l’amour inébranlabled’une femme[77].

Quoique je considère en toute sincérité AlfredTennyson comme le plus noble poète qui ait jamais vécu, je me suisà peine laissé le temps de vous en citer un court spécimen. Jel’appelle, et le regarde comme le plus noble des poètes, non parceque les impressions qu’il produit sont toujours les plus profondes– non parce que l’émotion poétique qu’il excite est toujours laplus intense, – mais parce qu’il est toujours le plus éthéré – end’autres termes, le plus élevé et le plus pur. Il n’y a pas depoète qui soit si peu de la terre, si peu terrestre. Ce que je vaisvous lire est emprunté à son dernier long poème : Laprincesse.

Des larmes, d’indolentes larmes,

(je ne sais ce qu’elles veulent dire,)

Des larmes du fond de quelque divin désespoir

Jaillissent dans le cœur, et montent aux yeux,

En regardant les heureux champs d’automne,

Et en pensant aux jours qui ne sont plus.

Frais comme le premier rayon éclairant la voile,

Qui ramène nos amis de l’autre hémisphère,

Tristes comme le dernier rayon rougissant celle

Qui sombre avec tout ce que nous aimons sousl’horizon ;

Aussi tristes, aussi frais sont les jours qui ne sontplus.

Ah ! tristes et étranges comme dans les sombres auroresd’été

Le premier cri des oiseaux éveillés à demi,

Pour des oreilles mourantes, quand sous des yeuxmourants

La croisée lentement en s’illuminant se dessine ;

Aussi tristes, aussi étranges, sont les jours qui ne sontplus,

Aussi chers que des baisers remémorés après la mort,

Aussi doux que ceux qu’imagine une pensée sans espoir

Sur des lèvres réservées à d’autres ; profonds commel’amour,

Profonds comme le premier amour, enténébrés de tous lesregrets,

O mort dans la vie ! tels sont les jours qui ne sontplus.

En essayant ainsi de vous exposer, quoiqued’une façon bien rapide et bien imparfaite, ma conception duprincipe poétique, je ne me suis proposé que de vous suggérer cetteréflexion : c’est que, si ce principe est strictement etsimplement l’aspiration de l’âme humaine vers la beautésurnaturelle, sa manifestation doit toujours se trouver dans uneémotion qui élève l’âme, tout à fait indépendante de la passion quienivre le cœur, et de la vérité qui satisfait la raison. Pour cequi regarde la passion, hélas ! elle tend plutôt à dégraderqu’à élever l’âme. L’Amour, au contraire, – l’Amour, – le vrai, ledivin Éros – la Vénus Uranienne si différente de la Vénus Dionéenne– est sans contredit le plus pur et le plus vrai de tous les thèmespoétiques. Quant à la Vérité, si par l’acquisition d’une véritéparticulière nous arrivons à percevoir de l’harmonie où nous n’envoyions pas auparavant, nous éprouvons alors en même temps levéritable effet poétique ; mais cet effet ne doit s’attribuerqu’à l’harmonie seule, et nullement à la vérité qui n’a servi qu’àfaire éclater cette harmonie.

Nous pouvons cependant nous faire plusdirectement une idée distincte de ce qu’est la véritable poésie, enconsidérant quelques-uns des simples éléments qui produisent dansle poète lui-même le véritable effet poétique. Il reconnaîtl’ambroisie qui nourrit son âme dans les orbes brillants quiétincellent dans le Ciel, dans les volutes de la fleur, dans lesbouquets formés par d’humbles arbustes, dans l’ondoiement deschamps de blé, dans l’obliquement des grands arbres vers le levant,dans les bleus lointains des montagnes, dans le groupement desnuages, dans le tintement des ruisseaux qui se dérobent à demi, lemiroitement des rivières d’argent, dans le repos des lacs isolés,dans les profondeurs des sources solitaires où se mirent lesétoiles. Il la reconnaît dans les chants des oiseaux, dans la harped’Éole, dans le soupir du vent nocturne, dans la voix lugubre de laforêt, dans la vague qui se plaint au rivage, dans la fraîchehaleine des bois, dans le parfum de la violette, dans lavoluptueuse senteur de l’hyacinthe, dans l’odeur suggestive qui luivient le soir d’îles éloignées non découvertes, sur des océanssombres, illimités, inexplorés. Il la reconnaît dans toutes lesnobles pensées, dans toutes les aspirations qui ne sont pas de laterre, dans toutes les saintes impulsions, dans toutes les actionschevaleresques, généreuses, et supposant le sacrifice de soi-même.Il la sent dans la beauté de la femme, dans la grâce de sadémarche, dans l’éclat de ses yeux, dans la mélodie de sa voix,dans son doux sourire, dans son soupir, dans l’harmonie dufrémissement de sa robe. Il la sent profondément dans ses attraitsenveloppants, dans ses brûlants enthousiasmes, dans ses gracieusescharités, dans ses douces et pieuses patiences ; mais pardessus tout, oui, par dessus tout, il l’adore à genoux, dans lafidélité, dans la pureté, dans la force, dans la suprême et divinemajesté de son amour.

Permettez-moi d’achever, en vous lisant encoreun petit poème, un poème d’un caractère bien différent de ceux queje vous ai cités. Il est de Motherwell[78], et estintitulé le Chant du Cavalier.

Avec nos idées modernes et tout à faitrationnelles sur l’absurdité et l’impiété de la guerre, nous nesommes pas précisément dans l’état d’esprit le mieux fait poursympathiser avec les sentiments de ce poème et par conséquent pouren apprécier la réelle excellence. Pour y arriver, il faut nousidentifier nous-mêmes en imagination avec l’âme du vieuxcavalier.

Un coursier ! Un coursier ! d’une vitesse sanségale !

Une épée d’un métal acéré !

Pour de nobles cœurs tout le reste est peu de chose –

Sur terre tout le reste n’est rien.

Les hennissements du fier cheval de guerre,

Le roulement du tambour,

L’éclat perçant de la trompette,

Sont des bruits qui viennent du ciel ;

Et puis ! le tonnerre des chevaliers serrés qui seprécipitent

En même temps que grandit leur cri de guerre,

Peut faire descendre du ciel un ange étincelant,

Et réveiller un démon de l’enfer.

Montez donc ! montez donc, nobles braves, monteztous,

Hâtez-vous de revêtir vos cimiers ;

Courriers de la mort,

Gloire et Honneur, appelez-nous

Au champ de guerre une fois encore.

D’aigres larmes ne rempliront pas nos yeux,

Quand la poignée de notre épée sera dans notremain ;

Nous partirons le cœur entier, sans un soupir

Pour la plus belle du pays.

Laissons l’amoureux jouer du chalumeau, et le poltron

Se lamenter et pleurnicher ;

Notre affaire à nous, c’est de combattre en hommes,

Et de mourir en héros !

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