S’était-il rendu compte de la filature dont il était l’objet ? Debout dans le hall, George réfléchissait à la question lorsque la porte d’entrée s’ouvrit, livrant passage au petit rouquin qui rentrait à son tour.
Soudain le jeune homme se rendit compte que le jeune prétentieux de la réception s’adressait à lui.
— Vous êtes Mr Rowland, n’est-ce pas ? Deux messieurs – deux étrangers – désirent vous voir. Ils attendent dans le petit salon, au bout du couloir.
Surpris, George se dirigea vers la pièce indiquée. Deux hommes se levèrent à son entrée et s’inclinèrent très bas.
— Mr Rowland ? Vous savez sans doute qui nous sommes.
Le porte-parole s’exprimait en excellent anglais. Ses cheveux gris inspiraient la considération. L’autre, plus jeune, était grand. Il avait le teint brouillé et les cheveux très clairs. L’expression nettement agressive de son visage boutonneux, d’une lourdeur toute germanique, ne le rendait pas particulièrement séduisant.
Ni l’un ni l’autre n’était le gros monsieur de Waterloo Station et George, soulagé, déploya toutes ses grâces.
— Je vous en prie, messieurs, asseyez-vous. Je suis ravi de faire votre connaissance. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?
L’aîné des deux étrangers leva une main.
— Non, merci, lord Rowland. Nous ne disposons que de brefs instants… le temps de vous poser une question.
— C’est fort aimable à vous de m’élever à la pairie. Je suis désolé que vous ne vouliez rien boire. Mais quelle est cette question ?
— Vous avez quitté Londres en compagnie d’une certaine dame. Vous êtes arrivé seul ici. Où est cette dame ?
George se leva vivement.
— Je me refuse à comprendre, dit-il, glacial, s’efforçant de trouver le ton juste d’un héros de roman. Messieurs, permettez-moi de prendre congé…
— Vous nous comprenez parfaitement ! s’écria le jeune étranger sortant de sa réserve. Qu’avez-vous fait d’Alexa ?
— Du calme, murmura l’autre. Je vous en prie.
— Je puis vous assurer, dit George, que je ne connais personne de ce nom. Vous devez faire erreur.
Le vieux monsieur lui lança un regard acéré.
— C’est fort improbable, dit-il sèchement. Je me suis permis d’examiner le registre de l’hôtel. Vous vous êtes inscrit vous-même comme Mr G. Rowland, de Rowland’s Castle.
George se sentit rougir.
— Une… une petite plaisanterie, répondit-il faiblement.
— C’est bien pauvre comme subterfuge. Inutile de biaiser. Où est Son Altesse ?
— Si vous voulez parler d’Élisabeth…
Le jeune homme boutonneux bondit.
— Insolent ! hurla-t-il. Cette familiarité, monsieur…
— Je veux parler, dit l’autre lentement, et vous le savez fort bien, de la grande-duchesse Anastasia, Sophia, Alexandra, Maria, Héléna, Olga, Élisabeth de Catonie.
— Oh ! gémit George cherchant à rappeler ses souvenirs.
La Catonie était, croyait-il, un petit royaume des Balkans qu’une révolution venait d’agiter. Un violent effort lui permit de recouvrer son calme.
— En effet, nous parlons de la même personne, reconnut-il avec une aisance un peu affectée. Seulement, moi, je l’appelle Élisabeth.
— Vous me rendrez raison ! s’écria le jeune étranger. Nous nous battrons !
— Pardon ?
— Parfaitement ! Nous nous battrons en duel.
— Non, répondit Rowland avec fermeté. Je déteste les duels.
— Et pourquoi cela ? s’enquit l’autre d’un ton rogue.
— J’ai trop peur d’être blessé.
— Ah ! c’est comme ça ? Je vais, de ce pas, vous casser la figure.
Le jeune homme s’approchait, menaçant. Une seconde plus tard, il décrivait dans l’air une gracieuse parabole avant de reprendre lourdement contact avec le sol. Il se releva, l’œil vague.
Rowland souriait toujours.
— Comme je vous le disais, remarqua-t-il, j’ai toujours peur de me faire blesser. Aussi ai-je jugé bon d’apprendre le judo.
Il y eut un silence. Les deux étrangers regardaient avec curiosité ce jeune homme dont l’air nonchalant semblait dissimuler de dangereuses qualités.
— Vous vous en repentirez ! dit entre ses dents sa victime, pâle de rage.
L’aîné n’avait rien perdu de sa dignité.
— Est-ce votre dernier mot, lord Rowland ? Vous refusez de nous dire où se trouve Son Altesse ?
— Je l’ignore moi-même.
— Nous n’en croyons rien.
— Vous n’êtes pas d’un naturel très confiant, semble-t-il.
L’autre secoua la tête.
— Ce n’est pas fini, murmura-t-il. Vous entendrez parler de nous.
Il sortit, suivi de son compagnon.
Resté seul, George se passa la main sur le front. Les événements se succédaient à une cadence vertigineuse. Il était évidemment mêlé à un scandale international de première grandeur.
« Peut-être y aura-t-il une autre guerre », se dit-il, plein d’espoir. Et, soudain, il se souvint du barbu. Que devenait-il ? Avait-il disparu ?
Il le découvrit, assis dans un coin du salon. Il s’installa dans l’angle opposé. Trois minutes plus tard, l’homme se leva et quitta la pièce. Rowland le suivit et le vit gagner sa chambre.
George, qui sentait le besoin impérieux d’une nuit de repos, fut satisfait de le voir refermer sa porte. Mais une cruelle pensée l’assaillit.
Et si le barbu se savait suivi ? S’il profitait de la nuit pour prendre le large ? Quelques minutes de réflexion lui suffirent pour résoudre le problème. Une chaussette détricotée le mit en possession d’une bonne longueur de laine de teinte neutre dont il alla fixer un bout, à l’aide d’un papier collant, à la porte du barbu. Puis il revint chez lui en déroulant la laine derrière lui. À l’autre extrémité il attacha une petite clochette en argent – souvenir des réjouissances de la nuit précédente. Satisfait, il contempla son œuvre. Le barbu ne pouvait plus sortir de sa chambre sans faire tinter la clochette.
Il plaça sous son oreiller le petit paquet confié par la jeune fille et se coucha. Mais, tourmenté par la complexité de la situation, il ne put trouver aussitôt le sommeil. Quels rapports existait-il entre la grande-duchesse en fuite, le petit paquet et le barbu ? Que fuyait Son Altesse ? Les deux étrangers se doutaient-ils qu’il détenait le petit paquet ? Et que pouvait-il contenir ?
Irrité, mal à l’aise, il n’en sombra pas moins dans le sommeil.