— C’est vrai ?
— Mais oui. (Il attendit un peu, puis ajouta d’une voix plus grave 🙂 Tu es sûre que… tu ne regrettes pas ?
Elle écarquilla les yeux.
— Oh ! absolument pas !
Il ne douta pas de cette réponse aux accents si sincères.
— À quoi penses-tu ? J’aimerais savoir.
— Je crois que j’ai peur, répondit-elle plus bas.
— Peur ?
— Du bonheur.
Allant s’asseoir auprès d’elle, il la prit dans ses bras et embrassa le velours de son visage et de son cou.
— Je t’aime, dit-il. Je t’aime, je t’aime !
En guise de réponse, elle se serra contre lui, lui abandonna ses lèvres.
Il retourna ensuite à son siège. Il prit un magazine, elle en fit autant. De temps à autre, leurs veux se croisaient par-dessus leurs revues. Et ils souriaient.
Ils arrivèrent à Douvres peu après 5 heures. Ils devaient y passer la nuit et traverser la Manche le lendemain. À l’hôtel, Théo pénétra dans leur petit salon, suivie de près par Vincent, Celui-ci avait à la main quelques journaux du soir qu’il jeta sur la table. Deux domestiques de l’hôtel apportèrent leurs bagages dans la chambre et se retirèrent.
Théo se détourna de la fenêtre devant laquelle elle s’était arrêtée – et, l’instant d’après, ils étaient dans les bras l’un de l’autre.
On frappa discrètement à la porte. Ils se séparèrent.
— Bon sang ! dit Vincent. Nous ne serons donc jamais seuls !
— En effet, murmura Théo avec un sourire en s’asseyant sur le sofa et en prenant un journal au hasard.
C’était un domestique qui apportait le thé. Il posa son plateau sur la table qu’il approcha ensuite du sofa. Puis, après un coup d’œil professionnel tout autour de la pièce, il s’assura qu’on ne désirait plus rien et se retira.
Vincent, qui était passé dans la chambre voisine, revint dans le petit salon.
— Une bonne petite tasse de thé ! s’écria-t-il gaiement. (Puis, se figeant au milieu de la pièce 🙂 Qu’est-ce qui ne va pas ?
Théo se tenait toute droite sur le sofa, raidie, le regard fixé dans le vague, droit devant elle, le visage exsangue. Vincent s’empressa :
— Qu’y a-t-il, mon cœur ?
Pour toute réponse, elle lui tendit le journal et lui indiqua la manchette.
Vincent lui prit le journal des mains.
« HOBSON, JEKYLL & LUCAS EN FAILLITE », lut-il.
Sur l’instant, le nom de cette grande société londonienne ne lui évoqua rien de précis. Il aurait cependant dû signifier quelque chose pour lui, il en était certain et cela l’irritait. Il adressa à Théo un regard interrogateur.
— Hobson, Jekyll & Lucas, c’est Richard, expliqua-t-elle.
— Ton mari ?
— Oui.
Vincent reprit le journal et lut attentivement les informations qui y étaient exposées sèchement. Des formules telles que « banqueroute soudaine », « graves révélations à prévoir », « autres firmes éclaboussées » lui sautèrent aux veux.
Un mouvement dans la pièce lui fit lever les yeux. Théo était occupée à ajuster son petit chapeau noir devant le miroir. Au geste qu’il fit, elle se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux.
— Vincent…, il faut que je retourne auprès de Richard.
Il sursauta.
— Théo ! Ne sois pas absurde.
Elle répéta, comme un automate :
— Il faut que je retourne auprès de Richard.
— Mais, ma chérie…
Elle montra le journal qui était tombé par terre :
— Cela signifie la ruine… l’effondrement. Je ne peux pas choisir un jour pareil pour le quitter.
— Tu l’avais quitté avant d’apprendre tout cela. Sois raisonnable !
Elle secoua la tête d’un air désolé.
— Tu ne comprends pas. Il faut que je retourne auprès de Richard !
Il ne parvint pas à la faire revenir sur cette décision. Quelle chose étrange qu’une créature aussi douce et souple puisse se montrer aussi inflexible ! Après les quelques premières phrases, elle cessa de discuter. Elle le laissa dire en toute liberté ce qu’il avait à dire. Il la prit dans ses bras dans l’espoir de briser sa volonté par le pouvoir des sens. Mais, quoique sa tendre bouche répondit à ses baisers, il demeurait tout au fond d’elle une force qu’il sentait distante et invincible, capable de résister à tous ses arguments.
Finalement, il la laissa, écœuré et las de ses vains efforts. De suppliant qu’il était d’abord, il devint amer et lui reprocha de ne jamais l’avoir aimé. Cela aussi, elle le reçut sans protester – mais tout son visage, muet et pitoyable, démentait ce dont il l’accusait. À la fin, la rage s’empara de lui : il lui lança les paroles les plus cruelles qui lui vinrent à l’esprit, ne cherchant plus qu’à la meurtrir, qu’à la traîner sur les genoux.
Puis les mots lui firent défaut. Il n’y avait plus rien à dire. Assis, la tête entre les mains, il fixait le tapis de laine rouge. Théodora se tenait près de la porte, ombre noire au visage blanc.
C’était fini.
Elle dit doucement :
— Au revoir, Vincent.
Il ne répondit pas.
La porte s’ouvrit. Se referma.
Les Darrell vivaient à Chelsea, dans une mystérieuse maison du temps jadis, plantée au milieu d’un petit jardin particulier. Devant la maison poussait un magnolia – noirci, sali, souillé –, mais un magnolia tout de même.
En arrivant, quelque trois heures plus tard, Théo s’arrêta un instant sur le seuil de la maison pour contempler l’arbre en fleur. Un sourire douloureux lui déforma fugitivement la bouche.
Elle se rendit immédiatement au bureau, à l’arrière de la maison. Un homme y faisait les cent pas : jeune encore, beau, mais les traits décomposés.
Quand elle entra, il poussa une exclamation de soulagement.
— Dieu merci, te voilà, Théo ! On m’avait dit que tu avais pris une valise et que tu t’en étais allée quelque part en dehors de Londres.
— J’ai appris la nouvelle et je suis revenue.
Richard Darrell lui posa le bras autour des épaules et l’entraîna vers un divan où ils prirent place côte à côte. Théo se dégagea du bras qui l’entourait – d’une façon qui pouvait paraître parfaitement naturelle.
— Est-ce très grave, Richard ? demanda-t-elle posément.
— Ce ne pourrait pas l’être davantage. Ce qui n’est pas peu dire.
— Explique-moi.
Il se remit à arpenter la pièce tout en parlant. Immobile, Théo l’observait. Il ne devait pas savoir que, sans cesse, la pièce disparaissait à ses yeux, que sa voix s’éloignait, tandis qu’elle revoyait en toute clarté une autre pièce – une chambre d’hôtel, à Douvres.
Elle parvint néanmoins à écouter avec suffisamment d’attention. Il revint s’asseoir auprès d’elle sur le divan.
— Heureusement, conclut-il, ils ne peuvent pas toucher à ta dot. Et la maison t’appartient également.
Théo hocha la tête, pensive.
— Il nous restera au moins cela, dit-elle. Dans ce cas, ce ne sera pas trop grave. Un nouveau départ, voilà tout.
— Oh ! oui. En effet.
Mais la voix de Richard rendait un son faux. Et Théo songea subitement : « Il y a autre chose. Il ne m’a pas tout dit. »
— C’est bien tout, Richard ? demanda-t-elle doucement. Tu n’as rien de plus grave à m’apprendre ?
Il hésita une demi-seconde avant de répliquer :
— Pourquoi voudrais-tu qu’il y ait autre chose ?
— Je ne sais pas.
— Tout ira bien, dit Richard, comme s’il cherchait à se rassurer lui-même plutôt qu’à rassurer sa femme. Tout ira très bien. (Tout à coup, il la prit dans ses bras.) Je suis content que lu sois là. Tout ira bien, maintenant que tu es là. Quoi qu’il arrive, je t’ai, n’est-ce pas ?
— Oui, répéta-t-elle avec douceur. Tu m’as.
Cette fois, elle laissa son bras reposer sur ses épaules.
Il l’embrassa, la serra contre lui, comme si son contact lui conférait quelque étrange réconfort.
— Je t’ai, toi, dit-il de nouveau.
Et, comme précédemment, elle répondit :
— Oui, Richard.
Il se laissa glisser du divan sur le sol, aux pieds de Théo.
— Je suis vanné, dit-il d’un ton maussade. Mon Dieu, quelle journée ! Atroce ! Je ne sais vraiment pas ce que je ferais si tu n’étais pas là. Après tout, on n’a qu’une femme, pas vrai ?
Elle se borna à acquiescer d’un geste, sans dire un mot. Il posa la tête sur ses genoux. Le soupir qu’il laissa échapper était celui d’un enfant fatigué.
Pour la deuxième fois, Théo songea : « Il me cache quelque chose. De quoi s’agit-il ? »
D’un geste mécanique, sa main descendit vers la tête sombre qui reposait sur ses genoux, et elle se mit à la caresser gentiment, comme le fait une mère pour consoler son enfant.
Richard murmura indistinctement :
— Tout ira bien, maintenant que tu es là. Tu ne me laisseras pas tomber.
Sa respiration se fit lente et régulière. Il s’était endormi. La main de Théo continuait à lui caresser la tête.
Mais les yeux de Théo regardaient droit devant eux, fixes, plongés dans les ténèbres, pareils à un regard d’aveugle.
— Richard, dit Théodora, tu ne crois pas que tu ferais mieux de tout me raconter ?
C’était trois jours plus tard. Ils se trouvaient au salon, en fin d’après-midi.
Richard sursauta et rougit.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
— Vraiment ?
Il lui lança un rapide coup d’œil.
— Il y a bien sûr quelques… quelques détails, disons.
— Ne penses-tu pas qu’il vaut mieux que je sois au courant de tout, pour pouvoir t’aider ?
Il lui adressa un regard étrange.
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin de ton aide ?
— Mon cher Richard, je suis ta femme, répondit-elle, un peu surprise.
Il sourit – de son bon sourire de toujours, séduisant, insouciant.
— C’est vrai, Théo. Et ravissante, de surcroît. Je n’ai jamais pu supporter les femmes laides.
Il commença à marcher de long en large, comme il en avait l’habitude lorsque quelque chose le préoccupait.
— En un sens, tu as raison, je ne le nie pas. Il y a quelque chose. Et…
Il s’interrompit.
— Eh bien ?
— Il est tellement difficile d’expliquer ces choses-là aux femmes ! Elles comprennent tout de travers et s’imaginent que les faits sont… ce qu’ils ne sont pas.
Théo ne dit rien.
— Tu comprends, poursuivait Richard, la légalité est une chose, le bien et le mal en sont une autre. Il arrive qu’on fasse une chose parfaitement juste, parfaitement honnête, mais que la loi ne l’envisage pas sous le même angle. Neuf fois sur dix, tout se passe sans anicroche. Et la dixième fois…, on tombe sur un bec.