LA DERNIÈRE ÉNIGME AGATHA CHRISTIE

AGATHA CHRISTIE LA DERNIÈRE ÉNIGME

SLEEPING MURDER  (Miss Marple’s Last Case)

Traduit de l’anglais par Jean-André Rey

LIBRAIRIE DES CHAMPS-ÉLYSÉE

CHAPITRE PREMIER

Une maison

Immobile sur le débarcadère, un peu tremblante d’émoi, Gwenda Reed promenait lentement ses regards autour d’elle. Les docks et les bâtiments de la douane étaient tout ce qu’elle voyait présentement de l’Angleterre.

C’est à ce moment-là qu’elle prit une décision dont elle ignorait encore qu’elle allait l’entraîner dans une série d’aventures dramatiques. Cette décision, c’était de ne pas gagner Londres par le train ainsi qu’elle l’avait projeté.

Après tout, qu’est-ce qui aurait pu l’y obliger, puisque personne n’était au courant de son arrivée, puisque personne ne l’attendait à la gare ? Elle venait de descendre à Plymouth d’un navire bondissant et grinçant après une traversée dont les trois derniers jours passés sur une mer démontée, et la dernière chose qu’elle souhaitât c’était de terminer son voyage dans un wagon de chemin de fer en proie, lui aussi, au tangage et au roulis. Au lieu de cela, elle s’installerait dans un hôtel solidement planté sur la terre ferme, puis elle se glisserait ce soir avec délices dans un lit douillet bien posé sur ses quatre pieds, qui ne craquerait ni ne balancerait. Après une bonne nuit de sommeil, dès le lendemain matin – quelle bonne idée ! –, elle louerait une voiture et entreprendrait de parcourir lentement, sans la moindre hâte, le sud de l’Angleterre à la recherche d’une maison. Une belle maison – celle que, en accord avec Giles, elle avait projeté d’acheter. Oui, c’était vraiment une excellente idée.

De cette manière, elle verrait une partie de cette Angleterre dont Giles lui avait si souvent parlé et qu’elle ne connaissait pas encore ; bien que, à l’instar de la plupart des Néo-Zélandais, elle la considérât comme la mère patrie. Mais, en ce moment, l’Angleterre n’avait pas un aspect particulièrement attrayant. La journée était grise, la pluie menaçait, et il soufflait un vent âpre et énervant. Tandis qu’elle avançait docilement avec les autres passagers en direction de la douane et du bureau des passeports, Gwenda se disait qu’elle ne voyait évidemment pas l’Angleterre sous son meilleur jour.

Le lendemain, cependant, ses sentiments étaient tout différents. Le soleil brillait, elle avait de sa fenêtre une vue agréable, et le monde qui s’étendait devant ses yeux n’était plus en proie au tangage et au roulis. Il s’était gentiment assagi. Cela, c’était enfin l’Angleterre, qui accueillait, au terme d’un long voyage, Mrs Gwenda Reed, jeune femme mariée de vingt et un ans à peine.

Gwenda ignorait la date exacte de l’arrivée de Giles. Il se pouvait qu’il la suivît dans quelques semaines, mais il se pouvait aussi qu’il tardât plusieurs mois à la rejoindre. C’était lui qui l’avait incitée à le précéder en Angleterre pour se mettre à la recherche d’une maison qui leur convînt. Tous deux pensaient en effet qu’il serait agréable d’avoir un pied-à-terre quelque part. Le travail de Giles l’obligerait à effectuer un assez grand nombre de déplacements. Certes, Gwenda pourrait le suivre parfois ; mais, en certaines occasions, cela lui serait impossible. Et tous deux caressaient l’idée d’avoir une maison, un endroit qui serait bien à eux. Giles avait récemment hérité quelques meubles d’une vieille tante, de sorte que tout concourait à faire de ce projet quelque chose de sensé et de pratique. D’autre part, Gwenda et son mari jouissant d’une confortable aisance, la réalisation de ce plan ne comportait pas de difficulté.

Malgré cela, Gwenda avait d’abord hésité à venir seule en Angleterre pour choisir et acheter une maison.

— Nous devrions faire ça ensemble, avait-elle suggéré.

Mais Giles avait répliqué en riant :

— Cela n’est guère dans mes cordes. Si la maison te plaît, elle me plaira aussi. Il faudrait qu’elle ait un bout de jardin, naturellement, et qu’elle ne ressemble pas à ces horreurs modernes que l’on voit maintenant un peu partout. J’avais pensé à la côte sud. En tout cas, j’aimerais un endroit pas trop éloigné de la mer.

Gwenda avait alors demandé à son mari s’il avait une préférence pour un lieu déterminé, mais il avait répondu par la négative. Il était resté orphelin très jeune – sa femme était d’ailleurs orpheline, elle aussi –, et il avait passé des vacances chez divers parents ; mais aucun lieu ne lui avait laissé de souvenir marquant. De plus, cette maison devait être celle de Gwenda. Or, pour la choisir ensemble, il aurait peut-être fallu attendre plusieurs mois. Et qu’aurait fait la jeune femme pendant tout ce temps ? Aurait-elle été obligée de vivre à l’hôtel ? Non, elle devait absolument dénicher une maison, l’acheter et s’y installer.

— Tu as donc l’intention de me faire faire tout le travail, avait-elle fait remarquer en souriant.

Mais, au fond, l’idée d’acheter une maison, de l’aménager, de la rendre coquette et accueillante pour le retour de Giles, cette idée l’enchantait d’autant plus qu’elle adorait son mari.

Le premier matin, après s’être fait apporter son petit déjeuner au lit, elle se leva et dressa ses plans. Elle passa ensuite la journée à visiter Plymouth et y prit grand plaisir. Le lendemain, elle loua une confortable Daimler avec chauffeur et se mit en route.

Il faisait bon et la promenade était agréable. Elle visita plusieurs demeures dans le Devon, mais aucune n’était exactement ce qu’elle souhaitait. Cependant, comme rien ne pressait, elle poursuivit tranquillement ses recherches. Ayant appris à lire entre les lignes les descriptions enthousiastes des agents immobiliers, elle s’épargna un certain nombre de déplacements qui eussent été vains.

Une semaine environ après son arrivée en Angleterre, un mardi soir, la voiture descendait à vitesse réduite la route sinueuse conduisant aux faubourgs de cette ravissante station balnéaire qu’est encore Dillmouth. Et soudain, on passa devant une grille à laquelle était fixé un écriteau portant la mention « À VENDRE ». À travers les arbres, on entrevoyait une petite villa blanche de style victorien.

Gwenda sentit son cœur battre plus vite, comme si elle la reconnaissait. C’était là sa maison ! Elle en était déjà certaine. Elle se représentait le jardin, les hautes fenêtres. Oui, elle était convaincue que cette demeure était exactement celle dont elle rêvait.

L’après-midi tirait à sa fin ; aussi alla-t-elle s’installer au Royal Clarence Hotel et ne se rendit-elle que le lendemain matin à l’agence immobilière dont elle avait lu le nom et l’adresse sur l’écriteau.

En possession d’une carte de l’agence, elle se trouva bientôt dans l’antique grand salon, avec ses portes-fenêtres donnant sur une terrasse dallée devant laquelle une sorte de rocaille parsemée de petits arbustes fleuris descendait en pente abrupte vers une pelouse. À travers les arbres, au-delà du jardin, on apercevait vaguement la mer.

« Voici ma maison, se dit encore Gwenda. Mon chez-moi. Il me semble déjà la connaître tout entière. »

La porte s’ouvrit au même moment, et une grande femme à l’air mélancolique, visiblement enrhumée, entra en reniflant.

— Mrs. Hengrave, sans doute ? s’enquit Gwenda. Je viens de la part de l’agence pour visiter la maison. Mais peut-être est-ce un peu tôt ?

Mrs. Hengrave se moucha et déclara d’un air lugubre que cela n’avait aucune espèce d’importance. La visite commença donc aussitôt.

Oui, cette villa était parfaite. Pas trop, grande. Un peu démodée, sans doute, mais on pourrait aisément installer une autre salle de bain – peut-être même deux – et moderniser la cuisine. Avec un nouvel évier et un équipement moderne…

Tandis que la jeune femme était absorbée par ses plans et ses projets, la voix de Mrs. Hengrave racontait en une sorte de ronronnement monotone les détails de la dernière maladie du major Hengrave. Une moitié de Gwenda prenait soin d’émettre de temps à autre quelques mots exprimant la compréhension ou la sympathie. Les parents de Mrs. Hengrave vivaient tous dans le Kent, et ils étaient impatients de la voir venir s’installer auprès d’eux… Le major avait beaucoup aimé Dillmouth, il avait été pendant de longues années secrétaire du Club de golf, mais elle-même…

« Oui… Bien sûr… Oui, les cliniques sont ainsi, c’est vrai… Bien sûr… Vous devez être… »

Et l’autre moitié de la jeune femme laissait courir ses pensées. Ici, une armoire à linge, me semble-t-il… Oui. Une chambre à deux lits avec une belle vue sur la mer… Ça plaira beaucoup à Giles… Cette petite pièce pourra être transformée en cabinet de toilette… Ah ! voici la salle de bain… Je suppose que la baignoire est habillée d’acajou… Oui, j’ai vu juste ! Et elle se trouve au centre de la pièce. Magnifique ! Je ne changerai rien à ça. C’est une pièce d’époque. Comme elle est grande ! Si on y faisait flotter des petits bateaux, on pourrait se croire dans la mer… Et je sais ce que nous ferons de ces deux petites pièces sombres qui donnent sur le derrière de la maison : deux autres salles de bain. Vertes, avec des chromes étincelants. Et nous garderons celle-ci telle qu’elle est…

— Une pleurésie, dit Mrs. Hengrave, qui a dégénéré au bout de trois jours en une double pneumonie.

— Terrible, murmura Gwenda. Dites-moi, n’y a-t-il pas une autre chambre, à l’extrémité de ce couloir ?

Il y en avait une, et elle était même telle qu’elle l’avait imaginée, avec un des murs en arrondi et percé d’une grande baie. Naturellement, il faudrait la refaire. Elle était pourtant en très bon état ; mais pourquoi les gens comme Mrs. Hengrave aimaient-ils tellement ce genre de papier couleur moutarde ?

Faisant demi-tour, elle longea le couloir à la suite de Mrs. Hengrave.

— Six… non, sept chambres à coucher, murmura-t-elle. Sans compter ni la petite ni la mansarde.

Le plancher craquait légèrement sous ses pieds. Déjà, elle avait l’impression que c’était elle et non Mrs. Hengrave qui vivait dans cette maison. Mrs. Hengrave était une intruse, une femme qui faisait tapisser ses pièces avec du papier d’une couleur invraisemblable et avait fait coller une frise de glycine autour de son salon.

Gwenda baissa les yeux vers le bout de papier dactylographié qu’elle tenait dans sa main et sur lequel étaient inscrits les particularités de la propriété et le prix qu’on en demandait. Au cours de ces quelques derniers jours, elle s’était passablement familiarisée avec les prix des maisons. La somme exigée pour celle-ci n’était pas excessive ; mais, évidemment, l’habitation avait besoin d’être assez sérieusement modernisée. Et même alors… Elle remarqua, au bas de la feuille, la mention : PRIX À DEBATTRE. Elle se dit que Mrs. Hengrave devait être impatiente d’aller vivre près de sa famille, dans le Kent.

Les deux femmes commençaient à descendre l’escalier lorsque, tout à coup, Gwenda se sentit submergée par une vague de frayeur irraisonnée. C’était une sensation atroce, mais qui passa presque aussi vite qu’elle était venue. Pourtant, une idée nouvelle traversa l’esprit de la jeune femme.

— La maison n’est pas hantée, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.

Mrs. Hengrave, qui descendait devant elle et était arrivée au moment de son récit où l’état du major Hengrave déclinait rapidement, tourna la tête et leva les yeux d’un air choqué.

— Pas à ma connaissance, madame. Est-ce que quelqu’un aurait fait courir un tel bruit ?

— Vous n’avez jamais rien senti vous-même, rien… vu ? Personne n’est-il mort ici ?

Question malencontreuse, songea aussitôt Gwenda, parce qu’il était probable que le major Hengrave…

— Mon mari est décédé à la clinique Sainte-Monique, répondit la femme d’un air froid.

— Oh, bien sûr. Je crois que vous me l’avez déjà dit.

La propriétaire de la maison poursuivit sur le même ton glacial.

— Dans une maison construite il y a une centaine d’années, il s’est forcément produit un certain nombre de décès, jusqu’à aujourd’hui. Cependant, Miss Elworthy, à qui mon pauvre mari avait acheté cette maison, il y a sept ans, jouissait d’une excellente santé. En fait, elle projetait de quitter l’Angleterre pour aller faire de l’évangélisation je ne sais plus où. Et elle n’a jamais mentionné aucun décès récent dans sa famille.

Gwenda se hâta d’apaiser la mélancolique Mrs. Hengrave. Elles se trouvaient à nouveau dans le salon, pièce charmante où régnait cette atmosphère paisible dont rêvait la jeune femme. Son bref instant de frayeur lui paraissait maintenant totalement incompréhensible. Que lui était-il donc arrivé ? La maison n’avait certes rien d’anormal ou d’étrange.

Ayant sollicité de Mrs. Hengrave la permission d’aller jeter un coup d’œil au jardin, elle franchit la porte-fenêtre et se trouva sur la terrasse.

« Il devrait y avoir ici quelques marches », songea-t-elle.

Au lieu de cela, il y avait un forsythia d’une hauteur démesurée et qui masquait pratiquement toute la vue sur la mer.

Gwenda hocha la tête. Elle modifierait tout ça.

À la suite de Mrs. Hengrave, elle longea la terrasse et descendit le petit escalier de pierre qui, à l’extrémité opposée, conduisait à la pelouse. Elle remarqua que la rocaille était envahie par l’herbe et que la plupart des arbustes avaient besoin d’être taillés. Mrs. Hengrave murmura sur un ton d’excuse que le jardin avait été un peu négligé. Elle ne pouvait se payer les services d’un jardinier que deux fois par semaine, et encore lui faisait-il faux bond de temps à autre.

Après avoir traversé le potager, petit mais suffisant, les deux femmes regagnèrent la maison. Gwenda expliqua qu’elle avait d’autres demeures à visiter et que, bien qu’elle aimât beaucoup Hillside – un nom affreusement banal ! – elle ne pouvait prendre une décision immédiate.

Mrs. Hengrave la quitta avec un regard pensif, en esquissant un dernier reniflement.

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