Il n’avait rien entendu.
Un vertige s’empara de Jack qui fit un ou deux pas en titubant. Quand il reprit connaissance, il était allongé sur l’herbe et Lavington se penchait sur lui en disant :
— Attention, ne bougez pas.
— Que m’est-il arrivé ?
— Vous avez perdu connaissance… ou presque, jeune homme.
— Mon Dieu ! gémit le pauvre garçon.
— Qu’avez-vous ? Des ennuis ?
— Je vais tout vous expliquer dans un instant, mais d’abord, je voudrais vous poser une question.
Le médecin alluma sa pipe, s’assit sur le talus et répondit avec calme :
— Tant que vous voudrez.
— Vous m’avez étudié depuis un ou deux jours. Pourquoi ?
Lavington cligna de l’œil.
— Voilà une question gênante… Il est toujours permis de regarder ses semblables…
— Ne vous dérobez pas, je parle sérieusement et j’ai une raison impérieuse de vous interroger.
Le médecin prit un air professionnel.
— Je vais vous répondre en toute franchise. J’ai décelé en vous tous les signes d’une intense préoccupation et je me suis demandé d’où elle venait.
— Je puis vous renseigner, dit Jack tristement. Je deviens fou !
Il s’interrompit, mais, comme cette déclaration ne paraissait pas susciter l’intérêt et l’effroi auxquels il s’attendait, il répéta :
— Je vous dis que je deviens fou…
— Très curieux, murmura Lavington, vraiment très curieux…
— C’est tout l’effet que cela vous produit ? répliqua Jack, indigné. Les médecins n’ont pas de cœur.
— Voyons, voyons, mon jeune ami, vous parlez sans réfléchir. D’abord, bien que j’aie passé mon doctorat, je ne pratique pas et je ne soigne pas le corps.
Jack le dévisagea :
— Vous soignez le cerveau ?
— Jusqu’à un certain point, mais plutôt l’âme…
— Oh !
— Je vois que vous êtes déçu et, pourtant, il nous faut bien qualifier ainsi le principe qui existe en dehors du corps, lequel est son habitat terrestre. L’âme n’est pas seulement l’expression religieuse inventée par le clergé. Appelons-la esprit, ou subconscient, ou autrement si vous le préférez. Vous êtes froissé de mes paroles… Tout à l’heure, pourtant, je vous assure que j’ai trouvé bizarre qu’un garçon aussi bien constitué et normal que vous eût l’impression de devenir fou.
— C’est pourtant exact.
— Excusez-moi, mais je n’en crois rien.
— J’ai des hallucinations.
— Après le dîner ?
— Non, le matin.
— Ce n’est pas possible, affirma le médecin en rallumant sa pipe éteinte.
— Je vous affirme que j’entends des bruits que nul autre ne perçoit.
— Un homme sur mille voit des lunes sur Jupiter et ce n’est pas parce que les autres ne les voient pas qu’il faut douter de leur existence et traiter cet homme-là de fou.
— Les lunes de Jupiter ont été scientifiquement reconnues.
— Il est fort possible que les visions actuelles soient scientifiquement admises dans l’avenir.
Jack ne pouvait s’empêcher d’être impressionné par le calme de Lavington et il se sentit infiniment réconforté. Le médecin le dévisagea pendant un instant, puis déclara :
— Voilà qui est mieux. L’ennui, avec vous autres jeunes gens, vient de ce que vous êtes tellement convaincus de posséder la science infuse que vous êtes furieux quand quelque chose se produit qui ébranle vos opinions. Dites-moi ce qui vous fait croire que vous perdez l’esprit, puis nous déciderons s’il faut vous mettre en cellule.
Jack décrivit tout ce qui lui était arrivé, aussi sincèrement que possible, et ajouta :
— Je ne puis comprendre pourquoi, ce matin, la chose ne s’est produite qu’à 7 h 30, donc cinq minutes plus tard.
Lavington réfléchit un instant puis demanda :
— Quelle heure est-il à votre montre ?
— 8 heures moins le quart, répondit Jack après avoir vérifié.
— C’est donc fort simple : la mienne annonce 8 heures moins 20. La vôtre avance donc de cinq minutes… ce qui est capital.
— Pourquoi ?
— Voici une explication évidente : le premier jour, vous avez vraiment entendu un cri qui pouvait ou non être poussé par un plaisantin. Le lendemain, vous vous êtes figuré que vous l’entendriez à la même heure…
— Je suis sûr que non.
— Vous ne l’avez pas pensé consciemment, mais le subconscient nous joue parfois de drôles de tours. D’ailleurs, cette explication ne vaut rien, car, s’il s’agissait d’une suggestion, vous eussiez entendu le cri à 7 h 25 d’après votre montre, mais pas au moment où vous supposiez que l’heure était passée.
— Et alors ?
— Voyons, c’est bien simple, cet appel au secours occupe un endroit et un moment bien définis dans l’espace et dans le temps. L’espace est situé près de cette maison et le moment se place à 7 h 25.
— Bien, mais pourquoi suis-je seul à l’entendre ? Je ne crois ni aux fantômes ni aux esprits frappeurs. Pourquoi est-ce moi qui perçois ces bruits ?
— Nous ne pouvons le dire à présent ; il est d’ailleurs étrange que les meilleurs médiums soient choisis parmi les pires sceptiques. Ce ne sont pas les personnes qui s’intéressent aux phénomènes occultes qui les enregistrent. Certains êtres humains voient et entendent ce que d’autres négligent. Nous ignorons pourquoi et, neuf fois sur dix, ils ne le souhaitent pas et croient avoir eu des hallucinations comme vous. L’électricité aussi a de bons et de mauvais conducteurs et, pendant fort longtemps, nous avons ignoré pourquoi et nous nous sommes contentés d’accepter les faits. Maintenant nous en connaissons la raison et un jour, sans doute, nous comprendrons pourquoi vous entendez ce que cette jeune fille et moi ne percevons pas. Voyez-vous, tout est actionné par une loi naturelle et le surnaturel n’existe pas.
— Que dois-je faire ? interrogea Jack.
Lavington se mit à rire et répondit :
— Vous ne manquez pas d’esprit pratique. Pour l’instant, bien déjeuner et partir pour Londres sans vous tourmenter au sujet de ce que vous ne comprenez pas. De mon côté, je vais me promener et essayer de me renseigner au sujet de cette maison. Je parie que c’est là que réside le mystère.
Jack se leva et répondit :
— D’accord, monsieur, mais je suis sûr…
— De quoi ?
Le jeune homme rougit et murmura :
— Que la jeune fille est normale.
Lavington sourit.
— Vous ne m’avez pas dit qu’elle est jolie ? Prenez courage car je crois que le mystère existait avant elle.
Ce soir-là, en rentrant, Jack était bourrelé de curiosité. Il mettait désormais tous ses espoirs en Lavington. Quand il descendit pour dîner, il trouva son nouvel ami dans le vestibule et Lavington lui proposa de dîner à la même table.
— Avez-vous des nouvelles, docteur ? interrogea vivement Jack.
— J’ai appris l’histoire de la Villa des Bruyères. Au début, elle était habitée par un vieil horticulteur et sa femme. Un entrepreneur en prit possession quand le mari mourut, et la vieille femme se retira chez sa fille. Le nouveau propriétaire modernisa la bicoque et la vendit à un citadin qui vint y passer les fins de semaine, puis la céda à un ménage appelé Turner. D’après ce que j’ai entendu dire, ces gens étaient assez originaux. Le mari était anglais, la femme, très jolie et d’allure exotique, était à moitié russe. Ils vivaient très retirés, ne voyaient personne et ne sortaient jamais de leur jardin. La rumeur publique déclarait qu’ils avaient peur… mais on ne peut guère ajouter foi à des propos de ce genre.
« Puis, un matin, de très bonne heure, ils disparurent et ne revinrent jamais. L’agent immobilier reçut une lettre de Turner, timbrée de Londres, lui enjoignant de vendre la maison le plus vite possible, ainsi que le mobilier. L’acquéreur, un certain Mauleverer, n’y habita que quinze jours, puis la mit en location meublée. Un professeur français, malade des poumons, et sa fille s’y sont installés, il y a juste dix jours.