Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express
(Murder on the Orient-Express) 1933

Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

(Murder on the Orient-Express) 1933

PREMIÈRE PARTIE

LES FAITS

I UN VOYAGEUR DE MARQUE SUR LE « TAURUS-EXPRESS »

À cinq heures du matin, en gare d’Alep, stationnait le train désigné sous le nom pompeux de « Taurus-Express ». Il comprenait un wagon-restaurant, un sleeping-car et deux autres voitures.

Devant le marchepied du sleeping-car, un jeune lieutenant français, en uniforme élégant, couvert d’un épais manteau, conversait avec un petit homme emmitouflé jusqu’aux oreilles et dont on n’apercevait que le bout du nez rouge et deux fortes moustaches relevées en croc.

Par ce froid glacial, accompagner au train un étranger d’importance n’offrait rien d’enviable, mais le lieutenant Dubosc s’acquittait de cette corvée avec une bonne grâce parfaite et prodiguait au voyageur des amabilités en un langage des plus châtiés. Le jeune officier ne savait pas au juste de quoi il s’agissait. De vagues rumeurs avaient circulé dans la garnison. Le général – son général – s’était montré pendant quelques jours d’humeur massacrante, jusqu’à l’arrivée de ce Belge qui, paraît-il, avait fait tout exprès pour cette occasion – quelle occasion !… – le voyage d’Angleterre en Syrie. Après une semaine écoulée dans une atmosphère des plus tendues, les événements s’étaient précipités : un officier avait démissionné, un personnage occupant des fonctions civiles avait été rappelé par son gouvernement. Puis les visages anxieux s’étaient rassérénés et certains règlements rigoureux s’étaient peu à peu relâchés ; enfin, le général – le général du lieutenant Dubosc – avait retrouvé sa bonne humeur.

Dubosc avait surpris quelques bribes de conversation entre son chef et l’étranger.

— Mon cher, disait le vieux général d’une voix émue, vous avez éclairci une affaire pénible et évité de graves complications ! Comment vous remercier de votre empressement à répondre à mon appel ?

À quoi l’étranger (M. Hercule Poirot, pour l’appeler par son nom) avait fait une réponse adéquate où entrait cette phrase :

— Je ne saurais oublier, mon général, qu’un jour vous m’avez sauvé la vie.

Le général, ne voulant pas être en reste de cordialité avec son interlocuteur, avait désavoué le mérite de ce lointain service. Après de nouvelles phrases imprécises où revenaient à tour de rôle les mots « France, Belgique, gloire, honneur » et autres vocables de la même famille, ils s’étaient donné l’accolade et s’étaient séparés.

En ce qui concernait le fond même de l’histoire, le lieutenant Dubosc demeurait dans une ignorance complète. La mission lui était échue d’accompagner M. Poirot au train et il s’en acquittait avec tout le zèle et le tact d’un jeune officier digne de la brillante carrière qui s’ouvrait devant lui.

— C’est aujourd’hui dimanche, dit le lieutenant Dubosc. Demain soir, lundi, vous arriverez à Stamboul.

Ce n’était pas la première fois qu’il faisait cette observation. Les mêmes propos sur le quai des gares à l’heure du départ d’un train se répètent souvent.

— En effet, acquiesça M. Poirot.

— Et vous avez l’intention d’y rester quelques jours ?

— Oui. Ne connaissant pas Stamboul, je ne voudrais pas y passer sans m’arrêter. Rien ne me presse. Je visiterai la ville en touriste.

— L’église Sainte-Sophie est une merveille, déclara le lieutenant Dubosc, qui ne l’avait jamais vue.

Un vent coupant balaya soudain le quai. Les deux hommes furent pris d’un frisson. Le lieutenant jeta un coup d’œil furtif à sa montre-bracelet. Cinq heures moins cinq… Encore cinq minutes !

S’imaginant que l’autre avait remarqué son geste, il se hâta de reprendre la conversation.

— Peu de gens voyagent à cette époque de l’année, observa-t-il en levant les yeux vers les fenêtres du sleeping-car.

— En effet.

— Espérons que le « Taurus » ne sera pas bloqué par les neiges !

— Cet accident arrive quelquefois ?

— Oui, mais il ne s’est pas encore produit cette année.

— Conservons toujours l’espoir, dit M. Poirot. Mais les renseignements atmosphériques venant d’Europe n’annoncent rien de bon.

— On prévoit d’abondantes chutes de neige dans les Balkans.

— Et de même en Allemagne.

— Alors, s’empressa de poursuivre le lieutenant Dubosc, prévoyant une nouvelle pause dans la conversation, demain soir, à sept heures quarante, vous arriverez à Constantinople.

— Oui.

Et M. Poirot ajouta :

— L’église Sainte-Sophie est très belle, m’assure-t-on.

— Il paraît qu’elle est magnifique.

Au-dessus de leurs têtes, le store d’un des compartiments du wagon-lit se releva et une jeune femme mit son visage à la vitre.

Mary Debenham n’avait guère dormi depuis son départ de Bagdad, le jeudi précédent, pas plus dans le train de Kirkuk que dans l’hôtel de Mossoul ou la nuit dernière dans le wagon. Aussi, lasse de demeurer immobile et les yeux ouverts dans la chaleur étouffante de son compartiment, elle s’était levée et regardait par la portière.

Alep. Rien de sensationnel à voir : quai interminable, mal éclairé, d’où montaient des altercations bruyantes en arabe.

Sous la portière du compartiment de la jeune femme, deux hommes s’entretenaient en français, l’un d’eux un officier français, l’autre, un petit bonhomme à longues moustaches. Elle sourit en voyant ce dernier tout emmitouflé. Il devait faire très froid dehors, voilà pourquoi le train était surchauffé. Elle essaya d’abaisser la vitre, mais elle n’y parvint pas.

Le conducteur du wagon-lit s’approcha des deux hommes et leur annonça que le train allait partir. « Monsieur ferait bien de monter. » Le petit bonhomme souleva son chapeau. Malgré ses préoccupations, Mary Debenham ne put réprimer un sourire en voyant son crâne chauve. « Comment prendre au sérieux un personnage à l’aspect aussi ridicule ! » songea-t-elle.

Le lieutenant Dubosc débitait son discours d’adieu. Il le tenait tout prêt pour le servir à la dernière minute.

Pour ne point se laisser dépasser en éloquence, Poirot répondit dans le même style cérémonieux.

— En voiture, monsieur ! insista le conducteur du wagon-lit.

Comme à regret, M. Poirot monta dans le train, et le conducteur après lui. M. Poirot agita la main et le lieutenant Dubosc répondit à ce salut. Le train, avec une formidable secousse, démarra.

— Enfin !… murmura M. Hercule Poirot.

— Brrr…, fit le lieutenant Dubosc, constatant qu’il était gelé…

— Voilà, monsieur.

D’un grand geste, le conducteur fit valoir aux yeux de Poirot le luxe de son compartiment et le superbe arrangement de ses bagages.

— La petite valise de monsieur se trouve ici.

La main se tendait de façon discrète mais significative et Poirot y glissa un pourboire.

« Merci, Monsieur. »

Le conducteur prit un air affairé.

— J’ai les billets de monsieur. Il me faudrait aussi le passeport, s’il vous plaît. Monsieur s’arrête à Stamboul ?

— Oui. D’après ce que je vois, il n’y a pas beaucoup de voyageurs dans le sleeping ?

— Non, monsieur. Seulement deux autres personnes : deux Anglais. Un colonel, retour des Indes et une jeune dame qui vient de Bagdad. Monsieur désire-t-il quelque chose ?

« Monsieur » demanda une petite bouteille d’eau minérale.

Cinq heures du matin en hiver est une heure vraiment détestable pour monter dans un train. Le jour ne paraît pas avant deux autres heures. Après une mission délicate conduite avec succès, et un sommeil écourté, Poirot, fatigué, se recroquevilla dans son coin et s’endormit.

Dès son réveil, vers neuf heures et demie, il se dirigea vers le wagon-restaurant pour avaler un café chaud.

À ce moment, il n’y avait dans le wagon-restaurant qu’une seule personne : de toute évidence, la jeune Anglaise annoncée par le conducteur. Grande, mince, brune, elle approchait de la trentaine. D’un air calme, elle prenait son déjeuner ; la manière dont elle commanda au garçon une seconde tasse de café dénotait l’usage du monde et l’habitude de voyager. Elle portait une toilette sombre et de tissu léger, qui convenait parfaitement, étant donné l’atmosphère suffocante des wagons.

M. Hercule Poirot, n’ayant rien de mieux à faire, s’amusa à la détailler, sans en laisser rien paraître.

Cette inconnue, estima-t-il, appartenait au genre de femmes qui savent se débrouiller partout et en toutes circonstances. Etait-elle jolie ? Il appréciait la régularité austère de ses traits et la pâleur délicate de son teint, ses cheveux noirs aux ondulations nettes et ses yeux gris au regard froid et impersonnel… Décidément, il lui trouvait l’air un peu trop grave pour la qualifier de « jolie femme ».

Bientôt, un autre personnage entra dans le wagon-restaurant, un homme de quarante à cinquante ans, de haute taille, au visage maigre, à la peau hâlée et aux tempes grisonnantes.

« Le colonel, retour des Indes », se dit Poirot à lui-même.

Le nouvel arrivant salua la jeune fille.

— Bonjour, mademoiselle Debenham.

— Bonjour, colonel Arbuthnot.

L’officier restait debout, une main posée sur le dossier de la chaise en face de la jeune fille.

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