Chapitre 10
Je me constituerai prisonnier dans deux jours, soupiraDurtal ; il serait temps de songer aux préparatifs du départ.Quels livres emporterai-je, pour m’aider là-bas à vivre ?
Et il fouillait sa bibliothèque, feuilletait les ouvragesmystiques qui avaient peu à peu remplacé les oeuvres profanes surses rayons.
Sainte Térèse, je n’en parle pas, se dit-il ; ni elle, nisaint Jean de la croix ne me seraient assez indulgents, dans lasolitude ; j’ai vraiment besoin de plus de pardon et deréconfort.
Saint Denys l’aréopagite ou l’apocryphe désigné sous cenom ? Il est le premier des mystiques, celui qui, dans sesdélinéations théologiques, s’est peut-être avancé le plus loin. Ilvit dans l’air irrespirable des cimes, au-dessus des gouffres, auseuil de l’autre monde qu’il entrevoit dans les éclairs de lagrâce ; et il reste lucide, inébloui, dans ces coups delumière qui l’environnent.
Il semble que, dans ses « Hiérarchies Célestes » où il faitdéfiler les armées du ciel et démontre le sens des attributsangéliques et des symboles, il ait déjà dépassé la frontière oùs’arrête l’homme et pourtant, dans son opuscule des « Noms divins, »il hasarde un pas de plus en avant et alors il s’élève dans lasuperessence d’une métaphysique tout à la fois calme ethagarde !
Il surchauffe le verbe humain à le faire éclater, mais lorsque àbout d’efforts il veut définir l’infigurable, préciser lesimmiscibles personnes de la Trinité qui se pluralise et ne sortpoint de son unité, les mots défaillent sur ses lèvres et la languese paralyse sous sa plume ; alors, tranquillement, sanss’étonner, il se refait enfant, redescend de ses sommets parmi nouset, pour tâcher de nous élucider ce qu’il comprit, il recourt auxcomparaisons de la vie intime ; il en vient, afin d’expliquercette triade unique, à citer plusieurs flambeaux allumés dans unemême salle et dont les lueurs, bien que distinctes, se fondent enune seule, ne sont plus qu’une.
Saint Denys, rêvassait Durtal, il est un des plus hardisexplorateurs de ces régions éternelles… oui, mais quelle lecturearide il me fournirait à la Trappe !
Ruysbroeck ? reprit-il, peut-être et encore celadépend ; je puis serrer dans ma trousse, ainsi qu’un cordial,le petit recueil qu’à distillé Hello ; quant aux Nocesspirituelles, si bien traduites par Maeterlinck, elles sontdécousues et sans clarté ; l’on y étouffe ; ceRuysbroeck-là m’emballe moins. Il est curieux tout de même, cetermite, car il ne s’enferme pas au-dedans de nous, mais il parcourtplutôt les dehors ; il s’efforce, comme saint Denys,d’atteindre Dieu, plus dans le ciel que dans l’âme ; mais àvouloir voler si haut, il se fausse les ailes et balbutie on nesait quoi, quand il descend.
Laissons-le donc. Voyons maintenant. -sainte Catherine deGênes ? Ses débats entre l’âme, le corps et l’amour-propresont anodins et confus, et lorsque, dans ses Dialogues, elle traitedes opérations de la vie interne, elle est si au-dessous de sainteTérèse et de sainte Angèle ! En revanche, son Traité dupurgatoire est décisif. Il avère que, seule, elle a pénétré dansles espaces des douleurs inconnues et qu’elle en a dégagé et saisiles joies ; elle parvient, en effet, à accorder ces deuxcontraires qui paraissent à jamais inalliables ; la souffrancede l’âme se purifiant de ses péchés et l’allégresse de cette mêmeâme qui, au moment où elle endure d’affreuses peines, éprouve unimmense bonheur, car elle se rapproche petit à petit de Dieu etelle sent ses rayons l’attirer de plus en plus et son amourl’inonder avec de tels excès qu’il semble que le Sauveur ne veuilleplus que s’occuper d’elle.
Sainte Catherine expose aussi que Jésus n’interdit le ciel àpersonne, que c’est l’âme même qui, s’estimant indigne d’ypénétrer, se précipite, de son propre mouvement, dans lepurgatoire, pour s’y modifier, car elle n’a plus qu’un but, serétablir dans sa pureté primitive ; qu’un désir, atteindre àses fins dernières, en s’anéantissant, en s’annihilant, ens’écoulant en Dieu.
C’est une lecture probante, grogna Durtal, mais ce n’est pascelle-là qui me referait à la Trappe, passons.
Et il atteignit d’autres livres dans ses casiers.
En voici un, par exemple, dont l’usage est tout indiqué,poursuivit-il, en prenant la Théologie séraphique de saintBonaventure, car il condense en une sorte d’of meat des modesd’études pour se scruter, pour méditer sur la communion, poursonder la mort ; puis il y a, dans ce selectae, un traité surle « Mépris du monde, » dont les phrases comprimées sontadmirables ; c’est de la véritable essence de Saint-Esprit etc’est aussi une gelée d’onction vraiment ferme. Mettons-le à part,celui-là.
Je ne trouverai pas, pour remédier aux probables détresses dessolitudes, de meilleur adjuvant, murmurait Durtal, tout enbousculant de nouvelles rangées de volumes. Il regardait des titres: La vie de la Sainte-Vierge, par M. Olier.
Il hésitait, se disant : il y a pourtant sous l’eau à peinedégourdie du style d’intéressantes observations, de savoureusesgloses ; M. Olier a, en quelque sorte, traversé les mystérieuxterritoires des desseins cachés et il y a relevé ces inimaginablesvérités que parfois le Seigneur se plaît à révéler aux saints. Ils’est constitué l’homme lige de la vierge, et, vivant près d’elle,il s’est fait aussi le héraut de ses attributs, le légat de sesgrâces. Sa vie de Marie est, à coup sûr, la seule qui paraisseréellement inspirée, qui se puisse lire. Là où l’abbesse d’Agrédadivague, lui demeure rigoureux et reste clair. Il nous montre lavierge existant de toute éternité en Dieu, engendrant sans cesserd’être immaculée « comme le cristal qui reçoit et renvoie hors delui les rayons du soleil, sans rien perdre de son lustre et quin’en brille, au contraire, qu’avec plus d’éclat », accouchant sansdouleurs, mais souffrant, à la mort de son fils, la peine qu’elleeût dû supporter à sa naissance. Il s’étend enfin en de doctesanalyses sur celle qu’il nomme la trésorière de tout bien, lamédiatrice d’amour et d’impétration. – oui, mais pour s’entreteniravec elle, rien ne vaut l’officium parvum beatae Virginis que jedéposerai avec mon paroissien dans ma valise, conclut Durtal ;ne dérangeons donc point le livre de M. Olier.
Mon fonds commence à s’épuiser, reprit-il. Angèle deFoligno ? Certes, car elle est un brasier autour duquel onpeut se chauffer l’âme. Je l’emmène avec moi ; – puis quoiencore ? Les Sermons de Tauler ? C’est tentant, – carjamais on n’a mieux que ce moine traité les sujets les plus abstrusavec un esprit plus lucide. à l’aide d’images familières, d’humblesrapprochements, il parvient à rendre accessibles les plus hautesspéculations de la mystique. Il est et bonhomme et profond ;puis il verse un peu dans le quiétisme, et ce ne serait peut-êtrepas mauvais d’absorber, là-bas, quelques gouttes de ce looch. Aufait, non, j’aurai surtout besoin de tétaniques. Quant à Suso,c’est un succédané bien inférieur à saint Bonaventure ou à unesainte Angèle, – je l’écarte ainsi que sainte Brigitte de Suède,car celle-là me semble, dans ses entretiens avec le ciel, assistéepar un Dieu morose et fatigué, qui ne lui décèle rien d’imprévu,rien de neuf.
Il y a bien encore sainte Madeleine de Pazzi, cette carmélitevolubile qui procède dans toute son oeuvre par apostrophes. C’estune exclamative, habile aux analogies, experte en concordances, unesainte affolée de métaphores et d’hyperboles. Elle conversedirectement avec le père, et bégaie, dans l’extase, lesapplications des mystères que lui divulgua l’ancien des jours. Seslivres contiennent une page souveraine sur la circoncision, uneautre magnifique, construite toute en antithèses, sur leSaint-Esprit, d’autres étranges sur la déification de l’âmehumaine, sur son union avec le ciel, sur le rôle assigné dans cetteopération aux plaies du Verbe.
Elles sont des nids habités ; l’aigle qui représente la foigîte dans l’aire du pied gauche ; dans le trou du pied droitréside la gémissante douceur des tourterelles ; dans lablessure de la main gauche, niche la colombe, symbole del’abandon ; dans la cavité de la main droite, repose l’emblèmede l’amour, le pélican.
Et ces oiseaux sortent de leurs nids, viennent chercher l’âmepour la conduire dans la chambre nuptiale de la plaie qui saigne aucôté du Christ.
N’est-ce pas aussi cette carmélite qui, ravie par la puissancede la grâce, méprise assez la certitude acquise par la voie dessens pour dire au Seigneur : « Si je vous voyais avec mes yeux, jen’aurais plus la foi, parce que la foi cesse là où se trouvel’évidence ».
– Tout bien considéré, fit-il, avec ses dialogues et sescontemplations, Madeleine de Pazzi ouvre d’éloquents horizons, maisl’âme, lutée par la cire des péchés, ne peut la suivre. Non, ce neserait pas cette sainte-là qui me rassurerait dans uncloître !
Tiens, poursuivit-il en secouant la poussière qui couvrait unvolume à couverture grise, tiens, c’est vrai, je possède lePrécieux sang du père Faber ; et il rêva, en feuilletant,debout, les pages.
Il se remémorait l’impression oubliée de cette lecture. L’oeuvrede cet oratorien était pour le moins bizarre. Les pagesbouillonnaient, coulaient en tumulte, charriant de grandiosesvisions telles qu’en conçut Hugo, développant des perspectivesd’époques, telles que Michelet en voulut peindre. Dans ce volume,s’avançait la solennelle procession du précieux sang, partie desconfins de l’humanité, de l’origine même des âges, et ellefranchissait les mondes, débordait sur les peuples, submergeaitl’histoire.
Le père Faber était moins un mystique proprement dit qu’unvisionnaire et qu’un poète ; malgré l’abus des procédésoratoires transférés de la chaire dans le livre, il déracinait lesâmes, les emportait au fil de ses eaux, mais lorsqu’on reprenaitpied, lorsqu’on cherchait à se souvenir de ce qu’on avait entenduet vu, l’on ne se rappelait plus rien ; l’on finissait, enréfléchissant, par se rendre compte que l’idée mélodique del’oeuvre était bien filiforme, bien mince pour être exécutée par unaussi fracassant orchestre ; puis il restait de cette lecturequelque chose d’intempérant et de fiévreux qui vous mettait mal àl’aise et faisait songer que ce genre d’ouvrages n’avait que debien lointains rapports avec la céleste plénitude des grandsmystiques !
Non ! pas celui-là, fit Durtal. Voyons, rentrons notrerécolte : je retiens le petit recueil de Ruysbroeck, la Vied’Angèle de Foligno et saint Bonaventure, et le meilleur de touspour mon état d’âme, reprit-il en se frappant le front. Il retournaà sa bibliothèque et saisit un petit livre qui gisait seul en uncoin.
Il s’assit et le parcourut, disant : voilà le tonique, lestimulant des faiblesses, la strychnine des défaillances de la foi,le coup d’aiguillon qui vous jetterait en larmes aux pieds duChrist. Ah ! la Douloureuse Passion de la soeurEmmerich !
Celle-là n’était point un chimiste de l’être spirituel, commesainte Térèse ; elle ne s’occupait pas de notre vieintérieure ; dans son livre, elle s’oubliait et nous omettait,car elle ne voyait que Jésus crucifié et voulait seulement montrerles étapes de son agonie, laisser, ainsi que sur le voile deVéronique, l’empreinte, marquée sur ses pages, de la SainteFace.
Bien qu’il fût moderne, – car Catherine Emmerich était morte en1824, – ce chef-d’oeuvre datait du Moyen Age. C’était une peinturequi semblait appartenir aux écoles primitives de la Franconie et dela Souabe. Cette femme était la soeur des Zeitblom et desGrünewald ; elle avait leurs âpres visions, leurs couleursemportées, leur odeur fauve ; mais elle paraissait releveraussi, par son souci du détail exact, par sa notation précise desmilieux, des vieux maîtres flamands, des Roger Van Der Weyden etdes Bouts ; elle avait réuni en elle les deux courants issus,l’un de l’Allemagne, l’autre des Flandres ; et cette peinture,brossée avec du sang et vernie par des larmes, elle la transposaiten une prose qui n’avait aucun rapport avec la littérature connue,une prose dont on ne pouvait, par analogie, retrouver lesantécédents que dans les panneaux du quinzième siècle.
Elle était d’ailleurs complètement illettrée, n’avait lu aucunlivre, n’avait vu aucune toile ; elle racontait tout bonnementce qu’elle distinguait dans ses extases.
Les tableaux de la passion se déroulaient devant elle, tandisque, couchée sur un lit, broyée par les souffrances, saignant parles trous de ses stigmates, elle gémissait et pleurait, anéantied’amour et de pitié, devant les tortures du Christ.
A sa parole qu’un scribe consignait, le Calvaire se dressait ettoute une fripouille de corps de garde se ruait sur le Sauveur etcrachait dessus ; d’effrayants épisodes surgissaient de Jésus,enchaîné à une colonne, se tordant tel qu’un ver, sous les coups defouets, puis tombant, regardant de ses yeux défaits des prostituéesqui se tenaient par la main et reculaient, dégoûtées, de son corpsmeurtri, de sa face couverte, ainsi que d’une résille rouge, pardes filets de sang.
Et lentement, patiemment, ne s’arrêtant que pour sangloter, quepour crier grâce, elle peignait les soldats arrachant l’étoffecollée aux plaies, la vierge pleurant, la figure livide et labouche bleue ; elle relatait l’agonie du portement de croix,les chutes sur les genoux, s’affaissait, exténuée, lorsque arrivaitla mort.
C’était un épouvantable spectacle, narré par le menu et formantun ensemble sublime, affreux. Le rédempteur était étendu sur lacroix couchée par terre ; l’un des bourreaux lui enfonçait ungenou dans les côtes, tandis qu’un autre lui écartait les doigts,qu’un troisième frappait sur un clou à tête plate, de la largeurd’un écu et si long que la pointe ressortait derrière le bois. Etquand la main droite était rivée, les tortionnaires s’apercevaientque la gauche ne parvenait pas jusqu’au trou qu’ils voulaientpercer ; alors ils attachaient une corde au bras, tiraientdessus de toutes leurs forces, disloquaient l’épaule, et l’onentendait, à travers les coups de marteaux, les plaintes duseigneur, l’on apercevait sa poitrine qui se soulevait et remontaitun ventre traversé par des remous, sillonné par de grandsfrissons.
Et la même scène se reproduisait pour arrêter les pieds. Euxaussi n’atteignaient pas la place que les exécuteurs avaientmarquée. Il fallut lier le torse, ligotter les bras pour ne pasarracher les mains du bois, se pendre après les jambes, lesallonger jusqu’au tasseau sur lequel ils devaient porter ; ducoup, le corps entier craqua ; les côtes coururent sous lapeau, la secousse fut si atroce que les bourreaux craignirent queles os n’éclatassent en crevant les chairs ; et ils sehâtèrent de maintenir le pied gauche sur le pied droit ; maisles difficultés recommencèrent, les pieds se révulsaient ; ondut les forer avec une tarière pour les fixer.
Et cela continuait ainsi jusqu’à ce que Jésus mourût et alors lasoeur Emmerich, terrifiée, perdait connaissance ; sesstigmates ruisselaient, sa tête crucifiée pleuvait du sang.
Dans ce livre, l’on regardait grouiller la meute des juifs, l’onécoutait les imprécations et les huées de la foule, l’oncontemplait une vierge qui tremblait la fièvre, une Madeleine horsd’elle-même, devenue effrayante avec ses cris, et, dominant lelamentable groupe, un Christ hâve et enflé, s’empêtrant les jambesdans sa robe, alors qu’il monte au Golgotha, crispant ses onglescassés sur la croix qui glisse.
Voyante extraordinaire, Catherine Emmerich avait égalementdécrit les alentours de ces scènes, des paysages de Judée qu’ellen’avait jamais visités et qui avaient été reconnus exacts ;sans le savoir, sans le vouloir, cette illettrée était devenue unesolitaire, une puissante artiste !
Ah ! l’admirable visionnaire et l’admirable peintre !s’écria Durtal, et aussi quelle admirable sainte ! ajouta-t-ilen parcourant la vie de cette religieuse qui figurait en tête dulivre.
Elle était née, en 1774, dans l’évêché de Munster, de paysanspauvres. Dès son enfance, elle s’entretient avec la Vierge, et ellepossède le don qu’eurent également sainte Sibylline de Pavie, Idade Louvain et plus récemment Louise Lateau, de discerner, en lesconsidérant, en les touchant, les objets bénits de ceux qui ne lefurent point. Elle entre, comme novice, chez les augustines deDulmen, prononce, à vingt-neuf ans, ses voeux ; sa santé estruinée, d’incessantes douleurs la torturent ; elle lesaggrave, car de même que la bienheureuse Lydwine, elle obtient duciel la permission de souffrir pour les autres, d’alléger lesmalades en prenant leurs maux. En 1811, sous le gouvernement deJérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le couvent est supprimé et lesnonnes dispersées. Infirme, sans le sou, elle est transportée dansune chambre d’auberge, où elle endure toutes les curiosités, toutesles insultes. Le Christ ajoute à son martyre, en lui accordant lesstigmates qu’elle implore ; elle ne peut plus ni se lever, nimarcher, ni s’asseoir, ne se nourrit plus que du jus d’une cerise,mais elle est ravie dans de longues extases. Elle voyage ainsi enPalestine, suit pas à pas le sauveur, dicte, en gémissant, cetteoeuvre affolante, puis râle : « laissez-moi mourir dans l’ignominieavec Jésus sur la croix », et meurt, éperdue d’allégresse,remerciant le ciel de cette vie de supplices qu’elle asubie !
Ah ! oui, j’emporte la Douloureuse Passion! s’écriaDurtal.
– Emportez aussi les Evangiles, fit l’abbé qui arriva sur cesentrefaites ; ce seront les célestes ampoules où vous puiserezl’huile nécessaire pour panser vos plaies.
– Ce qui serait également bien utile et vraiment en accord avecl’atmosphère d’une Trappe, ce serait de pouvoir lire, dans l’abbayemême, les oeuvres de saint Bernard, mais elles se composentd’immaniables in-folios et les réductions et les extraits que l’oninséra dans des tomes de format commode sont si mal choisis, quejamais je n’eus le courage de les acquérir.
– Ils ont saint Bernard à la Trappe ; on vous prêtera sesvolumes si vous les demandez ; mais où en êtes-vous au pointde vue âme, comment allez-vous ?
– Je suis mélancolique, mal attendri et résigné. J’ignore si lalassitude m’est venue de tourner toujours ainsi qu’un cheval demanège sur la même piste, mais enfin, à l’heure actuelle, je nesouffre pas ; je suis persuadé que ce déplacement estnécessaire et qu’il serait inutile de ronchonner. – C’est égal,reprit-il après un silence, c’est tout de même drôle, quand jepense que je vais m’ incarcérer dans un cloître, non, vrai, j’aibeau faire, cela m’ étonne !
– Je vous avouerai, moi aussi, fit l’abbé, en riant, que je neme doutais guère, la première fois que je vous rencontrai chezTocane, que j’étais indiqué pour vous diriger sur un couvent ;- ah ! voilà, je devais évidemment appartenir à cettecatégorie de gens que j’appellerai volontiers lesgens-passerelles ; ce sont, en quelque sorte, des courtiersinvolontaires d’âmes qui vous sont imposés dans un but que l’on nesoupçonne pas et qu’eux-mêmes ignorent.
– Permettez, si quelqu’un servit de passerelle en cettecirconstance, ce fut Tocane, répondit Durtal, car c’est lui quinous abouta et que nous repoussâmes du pied quand il eut accomplison inconsciente tâche ; nous étions évidemment désignés pournous connaître.
– C’est juste, fit l’abbé qui sourit ; allons, je ne saissi je vous reverrai avant votre départ, car je serai demain, àMâcon, où je resterai cinq jours, le temps de revoir mes neveux etde donner des signatures exigées par un notaire ; en tout cas,bon courage, ne négligez point de m’envoyer de vos nouvelles,n’est-ce pas ? écrivez-moi, sans trop tarder, pour que jereçoive, en rentrant à Paris, votre lettre.
Et comme Durtal le remerciait de sa diligente affection, il pritsa main et la retint dans les siennes.
– Laissons cela, fit-il ; vous ne devez remercier que celuidont la paternelle impatience a interrompu le sommeil têtu de votrefoi ; vous ne devez de reconnaissance qu’à Dieu seul.
Rendez-lui grâce en déguerpissant le plus tôt possible de votrenature, en lui laissant le logis de votre conscience vide. Plusvous mourrez à vous-même, et mieux il vivra en vous. La prière estle moyen ascétique le plus puissant pour vous renoncer, pour vousévacuer, pour vous rendre à ce point humble ; priez donc sansrelâche à la Trappe. Implorez la madone surtout, car, semblable àla myrrhe qui consume la pourriture des plaies, elle guérit lesulcères d’âmes ; de mon côté, je la prierai de mon mieux pourvous ; vous pourrez ainsi, dans votre faiblesse, vous appuyerpour ne point tomber sur cette ferme, sur cette tutélaire colonnede l’oraison dont sainte Térèse parle. Allons, encore une fois, bonvoyage et à bientôt, mon enfant, adieu.
Durtal demeura inquiet. C’est embêtant, se dit-il, que ce prêtres’en aille de Paris avant moi, car enfin si j’avais besoin d’unsubside spirituel, d’une assistance, à qui m’adresserai-je ?Il est décidément écrit que je finirai, tel que j’ai commencé,seul ; mais… mais… la solitude, dans ces conditions, c’estconsternant ! Ah ! je ne suis pas gâté ! Bien quel’abbé en dise.
Le lendemain matin, Durtal se réveilla malade ; unenévralgie furieuse lui vrillait les tempes ; il tenta de laréduire avec de l’antipyrine, mais ce médicament, pris à hautedose, lui détraqua l’estomac sans amortir les coups de vilebrequinqui lui térébraient le crâne. Il erra chez lui, déambulant d’unechaise à l’autre, s’affalant dans un fauteuil, se relevant pour serecoucher, sautant du lit dans des hauts de coeur, chavirant parmoments le long des meubles.
Il ne pouvait assigner aucune cause précise à cetteattaque ; il avait dormi son saoul, ne s’était livré, laveille, à aucun excès.
La tête dans les mains, il se dit : encore deux jours, encomptant aujourd’hui, avant de quitter Paris ; eh bien !Je suis propre ! Jamais je ne serai en état de prendre untrain ; et si je le prends, avec la nourriture de la Trappe,je suis sûr de mon affaire !
Il eut presque une minute de soulagement, à l’idée que, sansqu’il y eût de sa faute, il allait peut-être éviter la pénibleoblation et rester chez lui ; mais la réaction futimmédiate ; il comprit que, s’il ne bougeait pas, il étaitperdu ; c’était, à l’état permanent, le tangage d’âme, lacrise du dégoût de soi-même, le regret lancinant d’un effortpéniblement consenti et soudain raté ; c’était enfin lacertitude que ce ne serait que partie remise, qu’il faudraitrepasser par ces alternances de révolte et d’effroi, recommencer àse battre pour se convaincre !
En admettant que je ne sois pas en état de voyager, j’auraitoujours la ressource de me confesser à l’abbé quand il reviendraet de communier à Paris, pensa-t-il, mais il hochait la tête,s’affirmait encore et toujours qu’il sentait, qu’il savait que cen’était point cela qu’il devait faire. – Mais alors, disait-il àDieu, puisque vous m’enfoncez cette idée si violemment que je nepuis même la discuter, malgré son parfait bon sens, – car, aprèstout, il n’est pas indispensable pour se réconcilier avec vous dese claquemurer dans une Trappe ! – alors, laissez-moipartir !
Et doucement, il Lui parlait :
Mon âme est un mauvais lieu ; elle est sordide et malfamée ; elle n’a aimé jusqu’ici que les perversions ;elle a exigé de mon malheureux corps la dîme des délices illiciteset des joies indues ; elle ne vaut pas cher, elle ne vautrien ; et, cependant, près de vous, là-bas, si vous mesecouriez, je crois bien que je la materais ; mais mon corps,s’il est malade, je ne puis le forcer à m’ obéir ! C’est pisque tout, cela ! Je suis désarmé, si vous ne me venez enaide.
Tenez compte de ceci, Seigneur, je sais, par expérience, que,dès que je suis mal nourri, je névralgise ; humainement,logiquement, je suis assuré d’être horriblement souffrant àNotre-Dame de l’Atre et néanmoins, si je suis à peu près sur pied,après-demain, j’irai quand même.
A défaut d’amour, c’est la seule preuve que je puisse vousfournir que vraiment je vous désire, que vraiment j’espère et queje crois en vous ; mais alors, Seigneur,assistez-moi !
Et, mélancoliquement, il ajouta : ah ! Dame, je ne suis pasLydwine ou Catherine Emmerich qui, lorsque vous les frappiez,criaient : encore ! vous me touchez à peine et jeréclame ; mais que voulez-vous, vous le savez mieux que moi,la douleur physique m’abat, me désespère !
Il finit par s’endormir, par tuer la journée dans son lit,sommeillant, se réveillant en sursaut d’affreux cauchemars.
Le lendemain, il avait la tête vague, le coeur chancelant, maisles névralgies étaient moins fortes. Il se leva, se dit que, bienqu’il n’eût pas faim, il fallait à tout prix manger, de peur devoir se raviver ses maux. Il sortit, erra dans le Luxembourg, sedisant : il s’agit de régler l’emploi de notre temps ; jevisiterai après le déjeuner Saint-Séverin, je rentrerai ensuitechez moi pour préparer mes malles ; après quoi je finirai lajournée à Notre-Dame des Victoires.
La promenade le remit ; la tête était plus dégagée et lecoeur libre. Il entra dans un restaurant où, à cause de l’heurematinale, rien n’était prêt ; il s’usa devant un journal surune banquette. Ce qu’il en avait tenu des journaux ainsi, sansjamais les lire ! Que de soirs il s’était attardé dans descafés, en pensant à autre chose, le nez sur un article !C’était au temps surtout où il se colletait avec ses vices ;Florence apparaissait et il hennissait car, malgré l’émeuteininterrompue de sa vie, elle gardait le clair sourire d’une gaminequi s’en va, les yeux baissés, les mains dans les poches de sontablier, à l’école.
Et soudain, l’enfant se changeait en une goule qui tournaitfurieusement autour de lui, le mordait, lui faisait silencieusementcomprendre, en se tordant, l’horreur de ses souhaits…
Elles lui coulaient dans tout le corps, cette langueur affreusede la tentation, cette dissolution de la volonté qui setraduisaient par une sorte de malaise au bout des doigts ; etil cédait, suivant l’image de Florence, allait la rejoindre chezelle.
Que tout cela était loin ! Presque du jour au lendemain lecharme s’était rompu ; sans luttes réelles, sans effortsvéritables, sans rixes intérieures, il s’était abstenu de larevoir, et maintenant, quand elle relançait sa mémoire, ellen’était plus, en somme, qu’un souvenir odieux et doux.
C’est égal, murmura Durtal, en découpant son bifteck, je medemande ce que celle-là doit penser de moi ; elle me croitévidemment mort ou perdu ; heureusement que je ne l’ai jamaiscroisée et qu’elle ignore mon adresse !
Allons, reprit-il, il est inutile de remuer ma boue ; ilsera temps de la touiller quand je serai dans une Trappe ; -et il frémit, car l’idée du confesseur s’implantait à nouveau enlui ; il avait beau se répéter, pour la vingtième fois, querien n’arrive comme on le pense, s’affirmer qu’il trouverait unbrave homme de moine pour l’écouter, il s’effara, mettant leschoses au pire, se voyant, de même qu’un chien lépreux, jetédehors.
Il expédia son déjeuner et s’en fut à Saint-Séverin ; là,la crise se décida ; ce fut la fin de tout ; l’âmesurmenée s’éboula, frappée par une congestion de tristesse.
Il gisait sur une chaise, dans un tel état d’accablement, qu’ilne songeait plus ; il restait inerte, sans force poursouffrir ; puis, peu à peu, l’âme, anesthésiée, revint à elleet les larmes coulèrent.
Ces larmes le soulagèrent ; il pleura sur son sort,s’estima si malheureux, si digne de pitié qu’il espéra davantage enune aide ; et il n’osait cependant s’adresser au Christ qu’iljugeait moins accessible, mais il parlait tout bas à la vierge, lapriant d’intercéder pour lui, murmurant cette oraison où saintBernard rappelle à la mère du Christ que, de mémoire humaine, l’ona jamais ouï dire qu’elle abandonne aucun de ceux qui implorent sonassistance.
Il quitta Saint-Séverin, consolé, plus résolu et, rentré chezlui, il fut distrait par les préparatifs du départ. Appréhendant demanquer de tout, là-bas, il se déterminait à bourrer savalise ; il tassait dans les coins du sucre, des paquets dechocolat, pour essayer de tromper, s’il était besoin, les angoissesde l’estomac à jeun ; emportait des serviettes, pensant qu’àla Trappe elles seraient rares ; préparait des provisions detabac, d’allumettes ; et c’était, en sus des livres, dupapier, des crayons, de l’encre, des paquets d’antipyrine, unefiole de laudanum qu’il glissait sous les mouchoirs, qu’il calaitdans des chaussettes.
Quand il eut bouclé sa malle, il se dit, regardant la pendule :à cette heure-ci, demain, je cahoterai dans une voiture et moninternement sera proche ; c’est égal, je ferai bien, enprévision d’une défaillance corporelle, d’appeler, dès mon arrivée,le confesseur ; en supposant que ça s’annonce mal, j’auraiainsi le temps de parer au nécessaire et je reprendrai aussitôt letrain.
N’empêche qu’il y aura tout de même un fichu moment à passer,murmurait-il, en entrant à Notre-Dame-des-Victoires, le soir ;mais ses soucis, ses émois s’effacèrent, quand l’heure du salutvint. Il fut pris par le vertige de cette église et il se roula,s’immergea, se perdit dans la prière qui montait de toutes les âmesdans le chant qui s’élevait de toutes les bouches et, lorsquel’ostensoir s’avança, en signant l’air, il sentit un immenseapaisement descendre en lui.
Et le soir, en se déshabillant, il soupira : demain, jecoucherai dans une cellule ; c’est quand même étonnant,lorsqu’on y songe ! Ce que j’aurais traité de fou celui quim’aurait prédit, il y a quelques années, que je me réfugierais dansune Trappe ! Si encore je m’y rendais de mon plein gré, maisnon, j’y vais, poussé par une force inconnue, j’y vais ainsi qu’unchien qu’on fouette !
Au fond, quel symptôme d’un temps ! reprit-il. Il faut que,décidément, la société soit bien immonde, pour que Dieu n’ait plusle droit de se montrer difficile, pour qu’il en soit réduit àramasser ce qu’il rencontre, à se contenter, pour les ramener àlui, de gens comme moi !
