Chapitre 3
Il se réveilla en sursaut à onze heures, avec cette impressionde quelqu’un qui se sent regardé pendant qu’il dort. Il fit craquerune allumette, ne vit personne, vérifia l’heure et, retombant sursa couche, dormit d’un trait jusqu’à près de quatre heures. Ils’habilla en hâte et courut à l’église.
Le vestibule, obscur la veille, était éclairé, ce matin-là, carun vieux moine célébrait une messe à l’autel de saint Joseph, unmoine chauve et cassé, avec une barbe blanche fuyant de toutesparts, en coup de vent, volant en de très longs fils.
Un convers l’assistait, un petit homme au poil noir et au crânerasé, pareil à une boule peinte en bleu ; il ressemblait à unbandit, avec sa barbe en désordre et son sac usé de bure.
Et ce bandit avait l’oeil doux et étonné des gosses. Il servaitle prêtre avec un respect presque craintif, avec une joie contenuevraiment touchante.
Les autres, à genoux sur les dalles, priaient, concentrés, oulisaient leur messe. Durtal distingua le très vieux de quatre-vingtans, immobile, la face tendue en avant et les yeux clos ; etle jeune, celui dont le regard miséricordieux l’avait secouru prèsde l’étang, méditait attentivement sur son paroissien l’office. Ildevait être âgé de vingt ans, était grand et robuste ; lafigure un peu fatiguée était tout à la fois mâle et tendre, avecses traits émaciés et sa barbe blonde qui rebroussait sur la robe,en pointe.
Durtal s’abandonna dans cette chapelle où chacun mettait un peudu sien pour l’adjuver et, songeant à la confession qu’il allaitfaire, il supplia le seigneur de le soutenir, il l’implora pour quele moine voulût bien le déplier.
Et il se sentit moins apeuré, plus maître de soi, plus ferme. Ilse collationnait et se groupait, éprouvait une douloureuseconfusion, mais il n’avait plus ce découragement qui l’avaitabattu, la veille. Il se remontait avec cette idée qu’il ne sedélaissait pas, qu’il s’aidait de toutes ses forces, qu’il nepouvait, dans tous les cas, se rassembler mieux.
Il fut distrait de ces réflexions par le départ du vieuxtrappiste qui avait fini d’offrir le sacrifice, et par l’entrée duprieur qui monta entre deux pères blancs dans la rotonde, aumaître-autel, pour dire la messe.
Durtal s’absorba dans son eucologe, mais après que le prêtre eutconsommé les espèces, il cessa de lire, car tous se levaient et ilbéa, confondu, devant un spectacle dont il ne se doutait même pas,une communion de moines.
Ils s’avançaient, un à un, muets et les yeux bas, puis arrivédevant l’autel, celui qui marchait le premier se retournait etembrassait le camarade qui venait après lui ; celui-ci, à sontour, serrait dans ses bras le religieux qui le suivait et il enétait ainsi jusqu’au dernier. Tous, avant que d’aller recevoirl’Eucharistie, échangeaient le baiser de paix, puis ilss’agenouillaient, communiaient et ils revenaient encore, un à un,en tournant dans la rotonde derrière l’autel.
Et le retour de ces gens était inouï ; les pères blancs entête, ils s’acheminaient très lentement, les yeux fermés et lesmains jointes. Les figures avaient quelque chose de modifié ;elles étaient éclairées autrement, en dedans ; il semblaitque, refoulée par la puissance du sacrement contre les parois ducorps, l’âme filtrât, au travers des pores, éclairât l’épiderme decette lumière spéciale de la joie, de cette sorte de clarté quis’épand des âmes blanches, file ainsi qu’une fumée presque rose lelong des joues et rayonne, en se concentrant, au front.
A considérer l’allure mécanique et hésitante de ces moines, l’ondevinait que les corps n’étaient plus que des automates, exécutantpar habitude leur mouvement de marche, que les âmes ne sesouciaient plus d’eux, étaient ailleurs.
Durtal reconnaissait le vieux convers maintenant si courbé queson visage disparaissait dans sa barbe relevée par la poitrine etses deux grosses mains noueuses tremblaient, en s’étreignant ;il apercevait aussi le jeune et grand frère, les traits tirés dansune face dissoute, glissant à petits pas, sans yeux.
Fatalement, il délibéra sur lui-même. Il était le seul qui necommuniait pas, car il voyait, sortant le dernier derrière l’autel,M. Bruno qui rejoignait, les bras croisés, sa place.
Cette exclusion lui faisait si clairement comprendre combien ilétait différent, combien il était éloigné de ce monde-là !Tous étaient admis et, lui seul, restait. Son indignité s’attestaitdavantage et il s’attristait d’être mis à l’écart, traité, ainsiqu’il le méritait, en étranger, séparé de même que le bouc desecritures, parqué, loin des brebis, à la gauche du Christ.
Ces remarques lui furent saines, car elles dissipèrent laterreur de la confession qui s’affirmait encore. Cet acte lui parutsi naturel, si juste, dans sa nécessaire humiliation, dans sonindispensable souffrance, qu’il eût voulu l’accomplir tout de suiteet pouvoir se représenter dans cette chapelle, émondé, lavé, devenuau moins un peu plus semblable aux autres.
Quand la messe prit fin, il se dirigea vers sa cellule pour ychercher une tablette de chocolat.
En haut de l’escalier, M. Bruno, enveloppé d’un grand tablier,s’apprêtait à nettoyer les marches.
Durtal l’examinait, surpris. L’oblat sourit et lui serra lamain.
– C’est une excellente besogne pour l’âme, fit-il, en montrantson balai ; cela vous rappelle aux sentiments de modestie quel’on est trop enclin à oublier, lorsqu’on a vécu dans le monde.
Et il se mit à frotter vigoureusement et à recueillir sur unepelle la poussière qui remplissait, comme une poudre de poivre, lessalières creusées dans les carreaux du sol.
Durtal emporta sa tablette dans le jardin. Réfléchissons, sedit-il, en la grignotant ; si je longeais une autre route, sij’allais me promener dans la partie du bois que j’ignore. Et iln’en eut aucun désir. – non, dans l’état où je suis, j’aime mieuxhanter le même endroit, ne point quitter les lieux où j’ai fixé meshabitudes ; je suis déjà si peu coordonné, si facilementépars, que je ne veux pas risquer de me désunir dans la curiositéde nouveaux sites. Et il s’en fut près de l’étang en croix.
Il remonta le long de ses rives et quand il eut atteint lesommet, il s’étonna de rencontrer, à quelques minutes de là, unruisseau moucheté de pellicules vertes, creusé entre deux haies quiservaient de clôture au monastère. Plus loin, s’étendaient deschamps, une vaste ferme dont on entrevoyait les toits dans desarbres, et, partout, à l’horizon, sur des collines, des forêts quisemblaient arrêter la marche en avant du ciel.
– Je me figurais ce territoire plus grand, se dit-il, enrevenant sur ses pas et lorsqu’il eut regagné le haut de l’étang encroix, il contempla l’immense crucifix de bois, dressé en l’air etqui se réverbérait dans cette glace noire. Il s’y enfonçait, vu dedos, tremblait dans les petites ondes que plissait le vent,paraissait descendre en tournoyant dans cette étendue d’encre. Etl’on n’apercevait de ce Christ de marbre dont le corps était cachépar son bois, que les deux bras blancs qui dépassaient l’instrumentde supplice et se tordaient dans la suie des eaux.
Assis sur l’herbe, Durtal regardait l’obscur miroir de cettecroix couchée et, songeant à son âme qui était, ainsi que cetétang, tannée, salie, par un lit de feuilles mortes, par un fumierde fautes, il plaignait le sauveur qu’il allait convier à s’ybaigner, car ce ne serait même plus le martyre du Golgotha,consommé, sur une éminence, la tête haute, au jour, en plein air,au moins ! Mais ce serait par un surcroît d’outrages,l’abominable plongeon du corps crucifié, la tête en bas, la nuit,dans un fond de boue !
– Ah ! il serait temps de l’épargner, en me filtrant, en meclarifiant, se cria-t-il. – Et le cygne, demeuré jusqu’alorsimmobile dans un bras de l’étang, balaya, en s’avançant, lalamentable image, blanchit de son reflet tranquille le deuil remuédes eaux.
Et Durtal songea à l’absolution qu’il obtiendrait peut-être etil rouvrit son eucologe et dénombra ses fautes ; et lentement,ainsi que la veille, il se tarauda, parvint, en se sondant, à fairesortir du sol de son être un jet de larmes.
Il s’agit de se contenir, se dit-il, tremblant à l’idée qu’ilsuffoquerait encore, qu’il ne pourrait parler ; et il résolutde commencer à rebours sa confession, d’énumérer d’abord les petitspéchés, de garder les gros pour la fin, de terminer par l’aveu desméfaits charnels ; si alors je succombe, j’arriverai quandmême à m’expliquer en deux mots. – Mon Dieu ! Pourvu néanmoinsque le prieur ne se taise pas comme hier, pourvu qu’il medélie !
Il secoua sa tristesse, quitta l’étang, rejoignit son allée detilleuls et il se plut à inspecter de près ces arbres. Ilsérigeaient des troncs énormes, frottés d’orpin roux, gouachésd’argent gris par des mousses ; et plusieurs, ce matin-là,étaient enveloppés ainsi que d’une mantille couturée de perles, pardes fils de la vierge que la rosée attachait avec les noeuds clairsde ses gouttes.
Il s’assit sur un banc, puis craignant une ondée, car le tempstournait à la pluie, il se retira dans sa cellule.
Il ne se sentait aucune envie de lire ; il n’avait plusqu’une hâte, atteindre, tout en la redoutant, la neuvième heure, enfinir avec le lest de son âme et s’en décharger, et il priaitmécaniquement, sans savoir ce qu’il marmottait, pensant toujours àcette confession, repris d’alarmes, retraversé de transes.
Il descendit un peu avant l’heure-et le coeur lui manqua,lorsqu’il pénétra dans l’auditoire.
Malgré lui, ses yeux se braquaient sur ce prie-dieu où il avaitsi cruellement souffert.
Dire qu’il allait falloir se remettre sur cette claie, s’étendreencore sur ce chevalet de torture ! Il essaya de se colliger,de se résumer-et il se cabra brusquement ; il entendait lespas du moine.
La porte s’ouvrit et, pour la première fois, Durtal osadévisager le prieur ; ce n’était plus du tout le même homme,plus du tout la figure qu’il discernait de loin ; autant leprofil était hautain, autant la face était douce ; et c’étaitl’oeil qui émoussait l’altière énergie des traits, un oeil familieret profond où il y avait, à la fois, de la joie placide et de lapitié triste.
– Allons, dit-il, ne vous troublez pas, car c’est ànotre-Seigneur seul qui connaît vos fautes que vous allezparler.
Et il s’agenouilla, pria longuement et vint, ainsi que laveille, s’asseoir près du prie-dieu ; il se pencha sur Durtalet tendit l’oreille.
Un peu rassuré, le pénitent commença sans trop d’angoisses. Ils’accusait de toutes les fautes communes aux hommes, manque decharité envers le prochain, médisance, haine, jugements téméraires,injures, mensonges, vanité, colère, etc.
Le moine l’interrompit, un moment.
– Vous avez déclaré, je crois, tout à l’heure, que, dans votrejeunesse vous aviez contracté des dettes ; les avez-vouspayées ?
Et sur un signe affirmatif de Durtal, il fit : Bien – etpoursuivit :
– Avez-vous fait partie d’une société secrète ? vousêtes-vous battu en duel ? – je suis obligé de poser cesquestions, car ce sont des péchés réservés. – Non ? – Bien, etil se tut.
– Envers Dieu, je m’accuse de tout, reprit Durtal ; commeje vous l’ai avoué, hier, depuis ma première communion, j’ai toutquitté, prières, messe, enfin tout ; j’ai nié Dieu, je l’aiblasphémé, j’avais entièrement perdu la Foi.
Et Durtal s’arrêta.
Il arrivait aux forfaits des chairs. Sa voix faiblit.
– Ici, je ne sais plus comment m’expliquer, fit-il, en refoulantses larmes.
– Voyons, dit doucement le moine, vous m’avez affirmé, hier, quevous aviez commis tous les actes que comporte la malice spéciale dela Luxure.
– Oui, mon père. – Et, tremblant, il ajouta : dois-je entrerdans des détails ?
– Non, c’est inutile. Je me bornerai à vous demander, parce quecela change la nature du péché, s’il y a eu, dans votre cas, desfautes personnelles et des fautes commises entre personnes du mêmesexe ?
– Depuis le collège, non.
– S’il y a eu adultère ?
– Oui.
– Dois-je comprendre, que dans vos relations avec les femmes,aucun des excès possibles ne fut omis ?
Durtal eut un signe affirmatif.
– Bien, cela suffit.
Et le moine se tut.
Durtal étouffait de dégoût ; l’aveu de ces turpitudes luicoûtait affreusement ; et cependant, bien qu’il fût encoreaccablé de honte, il commençait déjà à respirer quand, tout à coup,il se replongea la tête dans ses mains.
Le souvenir du sacrilège, auquel Mme Chantelouve l’avait faitparticiper, lui revenait.
Il raconta, en balbutiant, qu’il avait assisté, par curiosité, àune messe noire et qu’après, sans le vouloir, il avait souillé unehostie que cette femme, saturée de satanisme, cachait en elle.
Le prieur écoutait sans broncher.
– Avez-vous continué à fréquenter cette femme après ?
– Non, cela m’avait fait horreur.
Le trappiste réfléchit et :
– C’est tout ?
– Je crois avoir tout avoué, répondit Durtal.
Le confesseur garda le silence pendant quelques minutes, puisd’une voix pensive, il murmura :
– Je suis plus qu’hier encore frappé par l’étonnant miracle quele ciel a opéré en vous.
Vous étiez malade, si malade que vraiment l’on pouvait dire devotre âme ce que Marthe disait du corps de Lazare : Jam foetet! -et le Christ vous a, en quelque sorte, ressuscité. Seulement, nevous y trompez pas, la conversion du pécheur n’est pas sa guérison,mais seulement sa convalescence ; et cette convalescence durequelquefois plusieurs années, est souvent longue.
Il convient donc que vous vous déterminiez, dès à présent, àvous prémunir contre les rechutes, à tenter ce qui dépendra de vouspour vous rétablir. Ce traitement préventif se compose de laprière, du sacrement de pénitence, de la sainte communion.
La prière ? – vous la connaissez, car, après une vie agitéetelle que fut la vôtre, vous n’avez pu vous décider à émigrer ici,sans avoir auparavant beaucoup prié.
– Ah ! si mal !
– Peu importe, puisque votre désir était de prier bien ! -La confession ? – Elle vous fut pénible ; elle le seramoins maintenant que vous n’aurez plus à avouer des annéesaccumulées de fautes. La communion m’ inquiète davantage ;l’on pourrait en effet craindre que dans le cas où voustriompheriez de la chair, le démon ne vous attendît là et qu’il nes’efforçât de vous en éloigner, car il sait fort bien que, sans cedivin magistère, aucune guérison n’est possible. Vous aurez donc àporter sur ce point toute votre attention.
Le moine réfléchit une minute, puis il reprit :
– La sainte Eucharistie… vous en aurez plus qu’un autre besoin,car vous serez plus malheureux que les êtres moins cultivés, queles êtres plus simples. Vous serez torturé par l’imagination. Ellevous a fait beaucoup pécher et, par un juste retour, elle vous ferabeaucoup souffrir ; elle sera la porte mal fermée de votrepersonne et c’est par là que le démon s’introduira et s’épandra envous. – Veillez donc de ce côté et priez ardemment pour que leseigneur vous vienne en aide. Dites-moi, avez-vous unchapelet ?
– Non, mon père.
– Je sens, reprit le moine, dans le ton dont vous avez prononcéce nom, percer une certaine hostilité contre le chapelet.
– Je vous avouerai que ce moyen mécanique pour réciter desoraisons me gêne un peu ; je ne sais pas, mais il me semblequ’au bout de quelques secondes, je ne pourrais plus penser à ceque je répète ; je bafouillerais, je finirais certainement parbalbutier des bêtises…
– Vous avez connu, fit tranquillement le prieur, des pères defamille. Leurs enfants leur bredouillaient des caresses, leurracontaient n’importe quoi et ils étaient cependant ravis de lesentendre ! Pourquoi voulez-vous que notre-Seigneur, qui est unbon père, n’aime pas à écouter ses enfants même lorsqu’ilsânonnent, même lorsqu’ils débitent des bêtises ?
Et, après une pause, il poursuivit :
– Je flaire un peu de ruse diabolique dans votre avis, car degrandes grâces sont attachées à cette couronne d’oraisons. La TrèsSainte Vierge a elle-même révélé ce moyen de prier auxsaints ; elle a déclaré s’y complaire ; cela doit suffirepour nous le faire aimer.
Faites-le donc pour elle qui a puissamment aidé à votreconversion, qui a intercédé auprès de son fils pour vous sauver.Rappelez-vous aussi que Dieu a voulu que toutes les grâces nousvinssent par elle. Saint Bernard le déclare expressément : Totumnos habere voluit per mariam.
Le moine fit une nouvelle pause et il ajouta :
– Le chapelet met, du reste, les sots en fureur et c’est là unsigne sûr. Vous voudrez bien, comme pénitence, réciter une dizaine,pendant un mois, chaque jour.
Il se tut, puis lentement, il reprit :
– Nous gardons tous, hélas ! Cette cicatrice du péchéoriginel qu’est le penchant au mal ; chacun la ménage plus oumoins ; vous, depuis l’âge de discrétion, vous l’avezconstamment ouverte, mais il suffit que vous exécriez votre plaiepour que Dieu la ferme. Je ne vous parlerai donc pas de votrepassé, puisque votre repentir et votre ferme propos de ne pluspécher l’effacent. Demain, vous recevrez le gage de laréconciliation, vous communierez ; après tant d’années, leseigneur s’engagera dans la route de votre âme et s’yarrêtera ; abordez-le avec grande humilité et préparez-vousd’ici-là, par la prière, à ce mystérieux coeur à coeur que sa bontédésire. Dites maintenant votre acte de contrition, je vais vousdonner la sainte absolution.
Le moine leva les bras et les manches de sa coule blanchevolèrent ainsi que deux ailes au-dessus de lui. Il proférait, lesyeux au ciel, l’impérieuse formule qui rompt les liens ; ettrois mots prononcés, d’une voix plus haute et plus lente : « Ego teabsolvo, » tombèrent sur Durtal qui frémit de la tête aux pieds.
Il s’affaissa presque sur le sol, incapable de se réunir, de secomprendre, sentant seulement et cela d’une façon très nette, – quele Christ était en personne présent, était là, près de lui danscette pièce, – et, ne trouvant aucune parole pour le remercier, ilpleura, ravi, courbé sous le grand signe de croix dont le couvraitle moine.
Il lui sembla sortir d’un rêve, alors que le prieur lui dit : »Réjouissez-vous, votre vie est morte ; elle est enterrée dansun cloître et c’est aussi dans un cloître qu’elle varenaître ; c’est un bon présage ; ayez confiance ennotre-Seigneur et allez en paix. »
Et le père ajouta, en lui serrant la main : – n’ayez aucunecrainte de me déranger, je suis à votre entière disposition ;non seulement pour la confession, mais encore pour tous lesentretiens, pour tous les conseils qui pourraient vous êtreutiles ; c’est bien entendu, n’est-ce pas ?
Ils quittèrent ensemble l’auditoire ; le moine le saluadans le corridor et disparut. Durtal hésitait entre aller méditerdans sa cellule ou dans l’église, quand M. Bruno survint.
Il s’approcha de Durtal et lui dit :
– Hein ? c’est un fameux poids de moins surl’estomac !
Et Durtal le regardant, étonné, il rit.
– Pensez-vous donc qu’un vieux pécheur tel que moi n’ait pasdécouvert à mille riens, ne fût-ce qu’à vos pauvres yeux quimaintenant s’éclairent, que vous n’étiez pas encore réconciliélorsque vous êtes débarqué ici. Or, je viens de surprendre lerévérend père qui retourne dans le cloître et, vous, je vousrencontre sortant de l’auditoire ; il n’est pas dès lorsnécessaire d’être bien malin pour deviner que le grand lavage vientd’avoir lieu !
– Mais, fit Durtal, le prieur que vous n’avez pu voir avec moi,puisqu’il était parti quand vous êtes entré, aurait pu accomplirune autre tâche.
– Non, car il n’était pas en scapulaire ; il avait lacoule. Et comme il n’endosse cette robe que pour se rendre àl’église ou à confesse, j’étais bien certain, étant donnée cetteheure-ci qui ne comporte aucun office, qu’il venait de l’auditoire.J’avançai encore que les trappistes n’étant pas confessés danscette pièce, deux personnes seulement pouvaient s’y entretenir aveclui, vous ou moi.
– Vous m’en direz tant, répliqua Durtal, en riant. Le PèreEtienne les accosta sur ces entrefaites et Durtal lui réclama unchapelet.
– Mais je n’en ai pas, s’écria le moine.
– J’en possède plusieurs, fit M. Bruno, et je serai très heureuxde vous en offrir un. Vous permettez, mon père…
Le moine acquiesça d’un signe.
– Alors si vous voulez bien m’accompagner, reprit l’oblat, ens’adressant à Durtal, je vous le remettrai, sans plus tarder.
Ils montèrent ensemble l’escalier et Durtal connut alors que M.Bruno demeurait dans une pièce située au fond d’un petit corridor,pas bien loin de la sienne.
Cette cellule était très simplement meublée d’un ancien mobilierbourgeois, d’un lit, d’un bureau d’acajou, d’une large bibliothèquepleine de livres ascétiques, d’un poêle de faïence et defauteuils.
Ces meubles appartenaient évidemment à l’oblat, car ils neressemblaient en rien au mobilier des Trappes.
– Asseyez-vous, je vous prie, dit M. Bruno, en montrant unfauteuil, et ils causèrent.
Après s’être d’abord engagée sur le sacrement de pénitence, laconversation se fixa sur le père Maximin et Durtal avoua que lahaute mine du prieur l’avait terrifié tout d’abord.
M. Bruno se mit à rire. – Oui, fit-il, il produit cet effet surceux qui ne l’approchent point, mais quand on le fréquente, ondiscerne qu’il n’est rigide que pour lui-même, car nul n’est, pourles autres, plus indulgent ; c’est un vrai et un saint moine,dans toute l’acception du terme ; aussi a-t-il de grandeslumières…
Et comme Durtal lui parlait des autres cénobites et s’étonnaitqu’il y eut, parmi eux, de très jeunes gens, M. Bruno répondit:
– S’imaginer que la plupart des trappistes ont vécu dans lemonde est une erreur. Cette idée, si répandue, que les gens seréfugient dans les Trappes après de longs chagrins, après desexistences désordonnées, est absolument fausse ; d’ailleurs,pour pouvoir endurer le régime débilitant du cloître, il fautcommencer jeune et surtout ne pas apporter un corps usé par desabus de toute sorte.
Il convient aussi de ne pas confondre la misanthropie et lavocation monastique ; – ce n’est pas l’hypocondrie, maisl’appel divin, qui conduit dans les Trappes. Il y a là une grâcespéciale qui fait que de tout jeunes gens, qui n’ont jamais vécu,aspirent à pouvoir s’interner dans le silence et à y souffrir lesprivations les plus dures ; et ils sont heureux ainsi que jevous souhaiterais de l’être ; et cependant leur existence estencore plus rigoureuse que vous ne la supposez ; prenons lesconvers, par exemple.
Songez qu’ils se livrent aux labeurs les plus pénibles et qu’ilsn’ont même pas comme les pères la consolation d’assister à tous lesoffices et de les chanter ; songez que leur récompense qui estla communion ne leur est même pas très souvent concédée.
Représentez-vous maintenant l’hiver ici. Le froid y estterrible ; dans ces bâtiments délabrés, rien ne ferme et levent balaie la maison du haut en bas ; ils y gèlent sans feu,couchent sur des grabats ; et ils ne peuvent se soutenir,s’encourager entre eux, car ils se connaissent à peine, puisquetoute conversation est interdite.
Pensez aussi que ces pauvres gens n’ont jamais un mot aimable,un mot qui les soulage ou qui les réconforte. Ils travaillent del’aube à la nuit et jamais le maître ne les remercie de leur zèle,jamais il ne dit au bon ouvrier qu’il est content.
Considérez encore que, l’été, lorsque pour faucher la moisson,l’on embauche, dans les villages voisins, des hommes, ceux-là sereposent quand le soleil torréfie les champs ; ils s’assoientà l’ombre des meules, en manches de chemise et ils boivent s’ilsont soif et ils mangent ; et le convers les regarde dans seslourds vêtements ; et il continue sa besogne et il ne mangepas et il ne boit point. Allez, il faut des âmes fortement trempéespour résister à une vie pareille ! – Mais enfin, dit Durtal,il doit y avoir des jours de détente, des moments où la règle serelâche.
– Jamais ; il n’y a même pas, ainsi que dans des ordresbien austères pourtant, – chez les carmélites, pour en citer un,-une heure de récréation où le religieux peut parler et rire. Ici,le silence est éternel.
– Même lorsqu’ils sont ensemble au réfectoire ?
– On lit alors les conférences de Cassien, l’echelle sainte deClimaque, les vies des pères du désert, ou quelque autre volumepieux.
– Et le dimanche ?
– Le dimanche, on se lève une heure plus tôt ; mais c’esten effet leur bon jour, car ils peuvent suivre tous les offices,passer tout leur temps dans l’église !
– L’humilité, l’abnégation, exacerbées jusqu’à ce point, sontsurhumaines ! s’écria Durtal. – Mais, pour qu’ils puissent selivrer, du matin au soir, aux travaux éreintants des champs, encorefaut-il qu’on leur accorde, en quantité suffisante, une nourritureassez forte.
M. Bruno sourit.
– Ils consomment tout bonnement des légumes qui ne valent mêmepas ceux qu’on nous sert et, en guise de vin, ils se désaltèrentavec une boisson aigre et douceâtre qui dépose une moitié de liepar verre. Ils en ont la valeur d’une hémine ou d’une pinte, maisils peuvent l’allonger avec de l’eau, s’ils ont soif.
– Et ils font combien de repas ?
– Cela dépend. – Du 14 Septembre au Carême ils ne mangent qu’unefois par jour, à 2 heures 1/2 – et, durant le Carême, ce repas estreculé jusqu’à 4 heures. De Pâques au 14 Septembre où le jeûneCistercien est moins rigide, le dîner a lieu vers 11 heures 1/2 etl’on peut y ajouter le mixte, c’est-à-dire une légère collation lesoir.
– C’est effrayant ! Travailler et, pendant des mois, nes’alimenter qu’à deux heures de l’après-midi, alors qu’on estdebout depuis deux heures du matin et que l’on n’a pas dîné laveille !
– Aussi est-on, parfois, obligé d’élargir un peu la règle etlorsqu’un moine tombe en faiblesse, on ne lui refuse pas un morceaude pain.
Il faudra bien, du reste, continua M. Bruno d’un ton pensif, quel’on desserre davantage encore l’étreinte de ces observances, carcette question de la table devient une véritable pierred’achoppement pour le recrutement des Trappes ; des âmes quise plairaient dans ces cloîtres sont forcées de les fuir, parce quele corps qu’elles traînent après elles ne peut s’accoutumer à cerégime.
– Et les pères mènent la même existence que lesconvers ?
– Absolument, ils donnent l’exemple ; tous avalent la mêmepitance et couchent dans le même dortoir, sur des litspareils ; c’est l’égalité absolue. Seulement, les pères ontl’avantage de chanter l’office et d’obtenir des communions plusfréquentes.
– Parmi les convers, il en est deux qui m’ ont particulièrementintéressé, l’un, tout jeune, un grand blond qui a une barbeallongée en pointe, l’autre un très vieux, tout courbé.
– Le jeune est le frère Anaclet ; c’est une véritablecolonne de prières que ce jeune homme et l’une des plus précieusesrecrues dont le ciel ait doté notre abbaye. Quant au vieux Siméon,il est un enfant des Trappes, car il a été élevé dans un orphelinatde l’ordre. Celui-là est une âme extraordinaire, un véritablesaint, qui vit déjà fondu en Dieu. Nous en causerons pluslonguement, un autre jour, car il est temps que nousdescendions ; l’heure de Sexte est proche.
Tenez, voici le chapelet que je me suis permis de vous offrir.Laissez-moi y joindre une médaille de saint Benoît. – Et il remit àDurtal un petit chapelet de bois et l’étrange rondelle, gravée delettres cabalistiques, qu’est l’amulette de saint Benoît.
– Vous connaissez le sens de ces signes ?
– Oui, je l’ai lu autrefois dans une brochure de DomGuéranger.
– Bon. Et, à propos, quand communiez-vous ?
– Demain.
– Demain, c’est impossible !
– Pourquoi est-ce impossible ?
– Mais parce que, demain, l’on ne célébrera qu’une seule messe,celle de cinq heures et que la règle empêche d’y communierisolément. Le père Benoît, qui en dit d’habitude une autre avant,est parti, ce matin, et il ne reviendra que dans deux jours. Il y adonc erreur.
– Enfin le prieur m’a positivement déclaré que je communieraisdemain ! s’écria Durtal. – Tous les pères ne sont donc pasprêtres, ici ?
– Non, en fait de prêtres, il y a l’abbé qui est malade, leprieur qui offrira, demain, le sacrifice à cinq heures, le pèreBenoît dont je vous ai parlé, un autre que vous n’avez pas vu etqui voyage. Au reste, si cela avait été possible, je me seraisapproché, moi aussi, de la Sainte Table.
– Alors, s’ils ne sont pas tous consacrés, quelle différenceexiste-t-il entre les pères qui n’ont pas obtenu le sacerdoce etles simples convers ?
– L’éducation. – Pour être père, il faut avoir fait ses études,savoir le latin, n’être pas, en un mot, ce que sont les frèreslais, des paysans ou des ouvriers. – Dans tous les cas, je verraile prieur et je vous rendrai, pour la communion de demain, réponseaprès l’office. Mais c’est ennuyeux ; il aurait fallu que vouspussiez vous mêler ce matin à nous !
Durtal eut un geste de regret. Il s’en fut à la chapelle,ruminant sur ce contre-temps, priant Dieu de ne pas retarder pluslongtemps sa rentrée en grâce.
Après sexte, l’oblat vint le rejoindre. – C’est bien comme jepensais, fit-il, mais vous serez néanmoins admis à la consomptiondu sacrement – Le père prieur s’est entendu avec le vicaire quidîne auprès de nous. Il dira, demain matin, avant son départ unemesse et vous y communierez.
– Oh ! gémit Durtal.
Cette nouvelle lui crevait le coeur. être venu à la Trappe pourrecevoir l’Eucharistie des mains d’un prêtre de passage, d’unprêtre jovial tel qu’était celui-là ! – ah ! Non, j’aiété confessé par un moine et je voudrais être communié par unmoine ! Se cria-t-il. – Il vaudrait mieux attendre que le pèreBenoît fût rentré, – mais comment faire ? Je ne puis cependantexposer au prieur que ce soutanier inconnu me déplaît et qu’il meserait vraiment pénible, après avoir tant fait, de finir par êtreréconcilié, dans un cloître, ainsi !
Et il se plaignit à Dieu, lui dit que tout le bonheur qu’ilpouvait avoir, d’être décanté, d’être enfin clair, était maintenantgâté par ce mécompte.
Il arriva au réfectoire, la tête basse.
Le vicaire était déjà là. Voyant la mine contrite de Durtal, iltenta charitablement de l’égayer, mais les plaisanteries qu’ilessaya produisirent l’effet contraire. Pour être poli, Durtalsouriait, mais d’un air si gêné, que M. Bruno, qui l’observait,détourna la conversation et accapara le prêtre.
Durtal avait hâte que le dîner prît fin. Il avait mangé son oeufet il absorbait péniblement une purée de pommes de terre à l’huilechaude qui ressemblait à s’y méprendre, comme aspect, à de lavaseline ; mais la nourriture, il s’en souciait peumaintenant !
Il se disait : c’est terrible d’emporter d’une premièrecommunion un souvenir irritant, une impression pénible – et je meconnais, ce sera pour moi une hantise. Parbleu, je sais bien qu’aupoint de vue théologique, il importe peu que j’aie affaire à unprêtre ou à un trappiste ; l’un et l’autre ne sont que destruchements entre Dieu et moi, mais enfin, je sens très bien aussique ce n’est pas du tout la même chose. Pour une fois au moins,j’ai besoin d’une garantie, d’une certitude de sainteté et commentl’avoir avec un ecclésiastique qui colporte les plaisanteries d’unplacier en vins ? – Il s’arrêta, songeant que l’abbé Gévresinl’avait précisément, par crainte de ces méfiances, envoyé dans uneTrappe. – Quelle déveine ! se dit-il.
Il n’écoutait même point l’entretien qui se traînait, à côté delui, entre le vicaire et l’oblat.
Il se battait, tout seul, en mâchant, le nez dans sonassiette.
– Je n’ai pas envie de communier demain, reprit-il ; et ilse révolta. Il était lâche et il devenait imbécile à la fin. Est-ceque le sauveur ne se donnerait pas à lui, quand même ?
Il sortit de table, agité par une angoisse sourde et il erradans le parc et dévala au hasard des allées.
Une autre idée s’implantait maintenant, l’idée d’une épreuve quelui infligeait le ciel. Je manque d’humilité, se répétait-il ;eh bien ! C’est pour me punir que la joie d’être sanctifié parun moine m’est refusée. – Le Christ m’a pardonné, c’est déjàbeaucoup. -pourquoi 9 m’accorderait-il davantage, en tenant comptede mes préférences, en exauçant mes voeux ?
Cette pensée l’apaisa pendant quelques minutes ; et il sereprocha ses révoltes, s’accusa d’être injuste envers un prêtre quipouvait être, après tout, un saint.
Ah ! Laissons cela, se dit-il ; acceptons le faitaccompli, tâchons pour une fois d’être un peu humble ; enattendant j’ai mon chapelet à réciter ; il s’assit sur l’herbeet commença.
Il n’en était pas au deuxième grain, qu’il était à nouveaupoursuivi par son mécompte. Il recommença son Pater et son Ave,continua, ne songeant même plus au sens de ses prières, ruminant :- Quelle malchance, il faut que justement un moine, qui célèbre lamesse tous les jours, s’absente pour que, demain, je subisse unedéception pareille !
Il se tut, eut une minute d’accalmie et soudain un nouvelélément de trouble fondit sur lui.
Il regardait son chapelet dont il avait égrené dix grains.
Mais, voyons, le prieur m’a commandé d’en débiter une dizaine,tous les jours, une dizaine de grains ou une dizaine dechapelets ?
De grains, se répondit-il – et presque aussitôt il se répliqua :de chapelets.
Il demeura perplexe.
– Mais c’est idiot, il n’a pu m’ ordonner de défiler dixchapelets par jour ; cela ferait quelque chose comme cinqcents oraisons, à la suite ; personne ne pourrait, sansdérailler, parfaire une semblable tâche ; il n’y a donc pas àhésiter, il s’agit de dix grains, c’est clair !
– Eh non ! Car enfin si le confesseur vous impose unepénitence, on doit admettre qu’il la proportionne à la grandeur desfautes qu’elle répare. Puis, j’avais une répugnance pour cesgouttes de dévotion mises en globules, il est donc naturel qu’il m’ingurgite le rosaire, à haute dose !
Pourtant… pourtant… cela ne se peut ! Je n’aurais même pasà Paris le temps matériel de l’ânonner ; c’estabsurde !
Et l’idée qu’il se trompait revint, lancinante, à la charge.
Il n’y a pas à barguigner, cependant ; dans le langageecclésiastique, une dizaine désigne dix grains ; sans doute…mais je me rappelle fort bien qu’après avoir prononcé le motchapelet, le père s’est exprimé ainsi : vous direz une dizaine, cequi signifie une dizaine de chapelets, car autrement il eûtspécifié une dizaine… d’un chapelet.
Et il se riposta aussitôt : – le père n’avait pas à mettre lespoints sur les i, puisqu’il employait un terme convenu, connu detous. Cet ergotage sur la valeur d’un mot est ridicule !
Il essaya de chasser cette tourmente en faisant vainement appelà sa raison ; et subitement, il se sortit un argument quiacheva de le détraquer.
Il s’inventa que c’était par lâcheté, par paresse, par désir decontradiction, par besoin de révolte, qu’il ne voulait pas déviderses dix bobines. Entre les deux interprétations, j’ai choisi cellequi me dispensait de tout effort, de toute peine, c’est vraimenttrop facile ! – Cela seul prouve que je me leurre lorsquej’essaie de me persuader que le prieur ne m’a pas prescritd’égrapper plus de dix grains !
Puis un Pater, dix Ave et un Gloria, mais alors ce n’estrien ; ce n’est pas sérieux comme pénitence !
Et il dut se répondre : c’est pourtant beaucoup pour toi,puisque tu ne peux parvenir à les proférer, sanst’évaguer !
Il pivotait sur lui-même, sans avancer d’un pas.
– Je n’ai jamais éprouvé une pareille hésitation, se dit-il, entâchant de se reprendre ; je ne suis pas fou et pourtant je mebats contre mon bon sens, car il n’y a pas à en douter, je le sais,je dois égoutter une dizaine d’Ave et pas un de plus !
Il demeura interloqué, presque effrayé de cet état qui étaitnouveau pour lui.
Et, pour se débarrasser, pour se faire taire, il s’imagina unenouvelle réflexion qui conciliait vaguement les deux parties, quiparait au plus pressé, qui présentait au moins une solutionprovisoire.
Dans tous les cas, reprit-il je ne puis communier demain si jen’ai pas accompli aujourd’hui ma pénitence ; dans le doute, leplus sage est de s’atteler aux dix chapelets ; plus tard nousverrons ; je pourrais, au besoin, consulter le prieur. Il estvrai qu’il va me croire imbécile, si je lui parle de ceschapelets ! Je ne puis cependant lui demander cela !
– Mais alors, tu vois bien, tu l’avoues toi-même, il ne sauraitêtre question que de dix grains !
Il s’exaspéra, se rua, pour obtenir son propre silence, sur lerosaire.
Il avait beau fermer les yeux, tenter de se ramasser, de segrouper, il lui fut impossible, au bout de deux dizaines, de suivreses oraisons ; il bafouillait, oubliait les bols du Pater,s’égarait dans les granules des Ave, piétinait sur place.
Il s’avisa, pour se réprimer, de se transporter en imagination,à chaque dose, dans une des chapelles de la vierge qu’il aimait àfréquenter à Paris, à Notre-Dame-des-Victoires, à Saint-Sulpice, àSaint-Séverin ; mais ces vierges n’étant pas assez nombreusespour qu’il pût leur dédier chaque dizain, il évoqua les madones destableaux des primitifs et, recueilli devant leur image, il tournale treuil de ses exorations, ne comprenant pas ce qu’il marmottait,mais priant la mère du sauveur d’accepter ses patenôtres, commeelle recevrait la fumée perdue d’un encensoir, oublié devantl’autel.
Je ne puis me forcer davantage, se dit-il ; il sortit de celabeur, harassé, moulu, voulut souffler ; il lui restaitencore trois chapelets à épuiser.
Et aussitôt qu’il se fut arrêté, la question de l’Eucharistie,qui s’était tue, reprit :
– Mieux valait ne pas communier que de communier mal ; etil était impossible qu’après de tels débats, qu’avec de pareillespréventions, il pût aborder proprement la Sainte Table.
Oui, mais alors comment faire ? – au fond, n’était-ce pasdéjà monstrueux que de discuter les ordres du moine, que de vouloiropérer à sa guise, que de réclamer ses aises ! – Je vais, sicela continue, si bien pécher aujourd’hui que je serai obligé de mereconfesser, se dit-il.
Pour rompre cette obsession, il s’élança encore sur son rouet,mais alors, il s’assotit complètement ; l’artifice dont ils’était servi pour se tenir au moins devant la vierge était usé.Quand il voulut s’abstraire, puis se susciter un souvenir deMemling, il ne put y parvenir et ses oraisons purement labiales, enl’excédant, le désolèrent.
J’ai l’âme exténuée, pensa-t-il, j’agirai sagement en lalaissant reposer, en demeurant tranquille.
Il erra autour de l’étang, ne sachant plus que devenir. Sij’allais dans ma cellule ? – Il s’y rendit, essaya des’absorber dans le petit office de la Vierge et il ne saisit pas unseul mot des phrases qu’il lisait. Il redescendit et recommença àrôder dans le parc.
– Il y a de quoi devenir fou ! se cria-t-il, – et,mélancoliquement, il se répéta : je devrais être heureux, prier enpaix, me préparer à l’acte de demain et jamais je n’ai été siinquiet, si bouleversé, si loin de Dieu !
– Il faut pourtant que j’achève cette pénitence ! Ledésespoir l’abattit, il fut sur le point de tout lâcher ; ilse mata encore, s’astreignit à épeler ses grains.
Il finit par les expédier ; il était à bout de forces.
Et aussitôt il trouva un nouveau moyen de se torturer.
Il se reprocha d’avoir geint ces prières, négligemment, sansmême avoir sérieusement, tenté d’agréger ses sens.
Et il fut sur le point de recommencer tout le chapelet ;mais devant l’évidente folie de cette suggestion, il se cabra, serefusa de s’écouter, puis il se harcela encore.
– Il n’en est pas moins vrai que tu n’as pas exactement remplila tâche assignée par le confesseur, puisque ta conscience tereproche ton manque de recueillement, tes diversions.
Mais je suis crevé ! se cria-t-il, je ne puis, dans cetétat, réitérer ces exercices ! – et, cette fois encore, ilaboutit, pour se départager, à s’inventer un nouveau joint.
Il pourrait compenser par une dizaine, réfléchie, prononcée avecsoin, toutes les boules du rosaire qu’il avait marmonnées, sans lescomprendre.
Et il essaya de remettre la manivelle en marche, mais dès qu’ileut extrait le Pater, il divagua ; il s’entêta quand même àvouloir moudre les Ave, mais alors son esprit se dispersa, s’enfuitde toutes parts.
Il s’arrêta, songeant : à quoi bon ? Du reste, une dizaine,même bien dite, équivaudrait-elle à cinq cents oraisonsratées ? Et puis, pourquoi une dizaine et pas deux, pastrois ; c’est absurde !
La colère le gagnait ; à la fin du compte, conclut-il, cesrécidives sont ineptes ; le Christ a positivement déclaréqu’il ne fallait pas user de vaines redites dans les prières. Alorsquel est le but de ce moulinet d’Ave ?
– Si je m’appesantis sur cet ordre d’idées, si j’ergote sur lesinjonctions du moine, je suis perdu, se dit-il, tout à coup ;et d’un effort de volonté il étouffa les révoltes qui grondaient enlui.
Il se réfugia dans sa cellule ; les heures s’allongeaientinterminables ; il les tuait à se ressasser toujours les mêmesobjections, toujours les mêmes réponses. Cela devenait un rabâchagedont il avait, lui-même, honte.
Ce qui est certain, c’est que je suis victime d’une aberration,reprit-il ; je ne parle pas de l’Eucharistie ; là, mespensées peuvent n’être point justes, mais elles ne sont pasdémentielles au moins, tandis que pour cette question despatenôtres !
Il s’ahurit si bien, à se sentir martelé tel qu’une enclume,entre ces deux hantises, qu’il finit par s’assoupir sur unechaise.
Il atteignit ainsi l’heure des vêpres et le souper. Après cerepas, il retourna dans le parc.
Et alors les litiges en léthargie se ranimèrent et tout revint.Ce fut une mêlée furieuse dans tout son être. Il restait là,immobile, s’écoutait, atterré, quand un pas rapide s’approcha et M.Bruno lui dit :
– Prenez garde, vous êtes sous le coup d’une attaquedémoniaque !
Et comme Durtal, stupéfait, ne répondait pas.
– Oui, fit-il ; le bon Dieu m’accorde parfois desintuitions, et je suis certain, à l’heure qu’il est, que le diablevous travaille les côtes. Voyons, qu’avez-vous ?
– J’ai… que je n’y comprends rien moi-même ; et Durtalnarra l’étonnante bataille qu’il se livrait depuis le matin, àpropos du chapelet.
– Mais c’est fou, s’écria l’oblat ; c’est dix grains que leprieur vous a commandé de dire : dix chapelets sont impossibles àréciter !
– Je le sais… et cependant je doute encore.
– C’est toujours la même tactique, fit M. Bruno ; arriver àvous dégoûter de la chose qu’on doit pratiquer ; oui, lediable a voulu vous rendre le chapelet odieux, 8 en vous accablant.Puis qu’y a-t-il encore ? Vous n’avez pas envie de communierdemain ?
– C’est vrai, répondit Durtal.
– Je m’en doutais, lorsque je vous observai pendant le repas.Ah ! Dame, après les conversions, le malin s’agite ; etce n’est rien, il m’en a fait voir à moi de plus dures que cela, jevous prie de le croire.
Il glissa son bras sous celui de Durtal, le ramena àl’auditoire, le pria d’attendre et disparut.
Quelques minutes après, le prieur entrait.
– Eh bien ! dit-il, M. Bruno me raconte que vous souffrez.Qu’ y a-t-il, au juste ?
– C’est si bête que j’ai honte de m’expliquer.
– Vous n’étonnerez jamais un moine, fit le prieur, ensouriant.
– Eh bien ! Je sais pertinemment, je suis sûr que vousm’avez donné dix grains de chapelet à débiter, pendant un mois,chaque jour, et, depuis ce matin, je me dispute, contre touteévidence, contre tout bon sens pour me convaincre que c’est de dixchapelets quotidiens que se compose ma pénitence.
– Prêtez-moi votre chapelet, dit le moine, et regardez ces dixgrains ; eh bien ! C’est tout ce que je vous avaisprescrit et c’est tout ce que vous aurez à réciter. Alors, vousavez égrené dix chapelets entiers, aujourd’hui ?
Durtal fit signe que oui.
– Et, naturellement, vous vous êtes embrouillé, vous vous êtesimpatienté et vous avez fini par battre la campagne.
Et voyant que Durtal souriait piteusement.
– Eh bien ! Entendez-moi, déclara le père, d’un tonénergique, je vous défends absolument, à l’avenir, de jamaisrecommencer une prière ; elle est mal dite, tant pis, passez,ne la répétez pas.
Je ne vous demande même point si l’idée de repousser lacommunion vous est venue, car cela va de soi ; c’est là oùl’ennemi porte tous ses efforts. N’ écoutez donc pas la voixdiabolique qui vous la déconseille ; vous communierez demain,quoi qu’il arrive. Vous ne devez avoir aucun scrupule, car c’estmoi qui vous enjoins de recevoir le sacrement ; d’ailleurs jeprends tout sur moi.
Autre question maintenant, comment sont les nuits ?
Durtal lui relata l’abominable nuit de son arrivée à la Trappeet cette sensation d’être épié qui l’avait réveillé, la veille.
– Ce sont des manifestations que nous connaissons de longuedate, elles sont sans danger imminent ; ne vous en inquiétezdonc point. Toutefois, si elles persistaient, vous voudriez bienm’en aviser, car nous ne négligerions pas alors d’y mettreordre.
Et le trappiste sortit tranquillement, tandis que Durtal restaitsongeur.
Que les phénomènes du succubat soient sataniques, je n’en aijamais douté, pensa-t-il, mais ce que j’ignorais, ce sont cesattaques de l’âme, cette charge à fond de train contre la raisonqui demeure intacte et qui est vaincue néanmoins ; ça c’estfort ; il sied seulement que cette leçon me serve et que je nesois plus ainsi désarçonné à la première alerte !
Il remonta dans sa cellule ; une grande paix étaitdescendue en lui. A la voix du moine tout s’était tu ; iln’éprouvait plus que la surprise d’avoir déraillé pendant desheures ; il comprenait maintenant qu’il avait été assailli àl’improviste et que ce n’était pas avec lui-même qu’il avaitlutté.
Il pria, se coucha. Et, soudain, par une nouvelle tactique qu’ilne devina point, l’assaut reprit.
Sans doute, se dit-il, je communierai demain, mais… mais…suis-je bien préparé à un pareil acte ? J’aurais dû merecueillir, dans la journée, j’aurais dû remercier le seigneur dem’avoir absous, et j’ai perdu mon temps à des sottises !
Pourquoi n’ai-je pas avoué cela tout à l’heure au pèreMaximin ? Comment n’y ai-je pas songé ? – puis j’auraisdû me reconfesser. – Et ce prêtre qui doit me communier, ceprêtre !
L’horreur qu’il ressentit pour cet homme s’accrut subitement,devint si véhémente qu’il finit par s’étonner. Ah ça ! Mais,voilà que je suis encore roulé par l’ennemi, se dit-il et ils’affirma :
– Tout cela ne m’empêchera pas de consommer, demain, lescélestes apparences, car j’y suis bien décidé ; seulement,n’est-ce pas affreux de se laisser ainsi épreindre et harceler sansrépit par l’esprit de malice, de n’avoir aucun indice du ciel quin’intervient pas, de ne rien savoir ?
Ah ! Seigneur, si j’étais seulement certain que cettecommunion vous plaise ! Donnez-moi un signe, montrez-moi queje puis sans remords m’allier à vous ; faites que, parimpossible, demain, ce ne soit pas ce prêtre, mais bien unmoine…
Et il s’arrêta, confondu lui-même de son audace, se demandantcomment il osait solliciter, en le précisant, un signe.
C’est imbécile ! Se cria-t-il ; d’abord, on n’a pas ledroit de réclamer de Dieu de semblables faveurs ; puis commeil n’exaucera pas ce voeu, j’y aurai gagné quoi ? D’aggraverencore mes angoisses, car j’augurerai quand même de ce refus que macommunion ne vaut rien !
Et il supplia le seigneur d’oublier son souhait, s’excusa del’avoir formulé, voulut se convaincre lui-même qu’il devait n’entenir aucun compte, et, abêti par les transes de cette journée, ilfinit, en priant, par s’endormir.
