Chapitre 5
Il éprouva un véritable soulagement lorsque la bonne luirépondit : Monsieur L’Abbé est chez lui. Il entra dans un petitsalon et attendit que le prêtre, qu’il entendait converser avec unepersonne dans une autre chambre, fût seul.
Il regardait cette petite pièce et constatait que rien n’étaitchangé depuis sa dernière visite. Elle restait meublée d’un divande velours dont le rouge jadis incarnat était devenu de ce rosefané qu’a la confiture de framboise bue par du pain. Il y avait, enoutre, deux fauteuils Voltaire, placés de chaque côté d’unecheminée que paraient une pendule Empire et des vases de porcelaineremplis de sable dans lequel s’enfonçaient des tiges de roseauxsecs. En un coin, contre le mur, sous un ancien crucifix de bois,on apercevait un prie-Dieu où la place des genoux étaitmarquée ; une table ovale, au milieu ; quelques gravurespieuses le long des murs ; et c’était tout.
Ça sent l’hôtel et le logis de la vieille fille, se dit Durtal.La vulgarité des meubles, des rideaux en damas déteint, descloisons tapissées d’un papier de tenture, semé de bouquets depavots, et de fleurs des champs aux teintes inexactes, rappelait,en effet, les chambres garnies au mois, mais certains détails,d’abord la méticuleuse propreté de la pièce, les coussins detapisserie posés sur le divan, les ronds de sparterie sous leschaises, un hortensia semblable à un chou-fleur peint, placé dansun cache-pot couvert d’une dentelle, évoquaient, d’autre part,l’intérieur futile et glacé d’une dévote.
Il n’y manquait alors qu’une cage à serins, des photographiesdans des cadres de peluche, des coquillages et des pelotes.
Durtal en était là de ses réflexions quand l’abbé survint, luitendit la main, tout en lui reprochant doucement son abandon.
Durtal s’excusa de son mieux, prétexta des occupationsinaccoutumées, de longs ennuis.
– Et notre bienheureuse Lydwine, qu’en faites-vous ?
– Ah ! Je n’ai même pas commencé sa vie ; je ne suisvraiment point dans un état d’âme qui me permette de l’aborder.
L’accent découragé de Durtal surprit le prêtre.
– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? puis-je vous êtreutile ?
– Je ne sais, Monsieur L’Abbé ; j’ai un peu honte de vousentretenir de semblables misères ; et subitement, il sedébonda, épandant, au hasard des mots, ses plaintes, avouantl’inconscience de sa conversion, ses débats avec sa chair, sonrespect humain, son éloignement des pratiques ecclésiales, sonaversion pour tous les rites exigés, pour tous les jougs.
L’abbé l’écoutait sans broncher, le menton dans sa main.
– Vous avez plus de quarante ans, dit-il, lorsque Durtal setut ; vous avez franchi l’âge où avant toute impulsiond’idées, c’est l’éveil de la chair qui suscite lestentations ; maintenant, vous en êtes à cette période où cesont les pensées lubriques qui se présentent d’abord àl’imagination, avant que les sens ne tressaillent. Il s’agiraitdonc de combattre moins votre corps endormi que votre âme qui lestimule et le trouble. D’autre part, vous avez des lots arriérés detendresses à placer ; pas de femme, pas d’enfants qui lespuissent prendre ; de sorte que, les affections refoulées parle célibat, vous finissez par les reporter là où elles eussent dûtout d’abord aller ; votre faim d’âme, vous tentez de lacontenter dans les chapelles et, comme vous hésitez, comme vousn’avez pas le courage de vous arrêter à une décision, de rompre unebonne fois, avec vos vices, vous en êtes arrivé à cet étrangecompromis : réserver votre tendresse pour l’Eglise et lesmanifestations de cette tendresse pour les filles. Voilà, si je neme trompe, votre bilan exact. Eh bien ! Mais, mon Dieu, il nefaut pas trop vous plaindre ; car, voyez-vous, l’important,c’est de n’aimer que corporellement la femme. Quand le ciel vous adéparti cette grâce de n’être pas pris par les sentiments, avec unpeu de bonne volonté tout s’arrange.
– Il est indulgent, ce prêtre, pensa Durtal.
– Oui, mais, reprit l’abbé, vous ne pouvez rester toujours entredeux selles ; le moment va venir où il faudra enjamber l’uneet repousser l’autre…
Et regardant Durtal qui baissait le nez sans répondre.
– Priez-vous seulement ? – Je ne vous demande pas si vousfaites oraison le matin, car tous ceux qui finissent par s’engagerdans la voie divine, après avoir vagabondé, pendant des années, auhasard des routes, n’invoquent pas le Seigneur, dès leur réveil.L’âme se croit mieux portante au lever du jour, elle s’estime plussolide et elle profite aussitôt de cette passagère énergie pouroublier Dieu. Mais il en est d’elle ainsi que du corps lorsqu’ilest malade. Dès que la nuit vient, les affections s’aggravent, lesdouleurs assoupies se réveillent, la fièvre qui dormait se ranime,les ordures ressuscitent et les plaies ressaignent, et alors ellesonge au divin Thaumaturge, elle songe au Christ. Priez-vous lesoir ?
– Parfois… et c’est difficile pourtant ! Les après-midisont encore possibles, mais, vous le dites justement, quand le jourdisparaît, les maux sévissent. C’est toute une chevauchée d’idéesobscènes qui me passe alors dans la cervelle ! Allez donc vousrecueillir dans ces moments-là.
– Si vous ne vous sentez pas la force de résister, dans la rueou chez vous, pourquoi ne vous réfugiez- vous point dans leséglises ?
– Mais elles sont fermées lorsqu’on a le plus besoin d’elles, leclergé couche Jésus aussitôt que la nuit tombe !
– Je le sais ; mais si la plupart des églises sont closes,il en est quelques-unes pourtant qui restent entre-bâillées asseztard. Tenez, Saint-Sulpice est du nombre ; puis, il en estencore une qui demeure ouverte tous les soirs et qui, par tous lestemps, assure les prières et les chants du salut à ses visiteurs :Notre-Dame des Victoires ; vous la connaissez, je pense.
– Oui, Monsieur l’abbé. Elle est laide à faire pleurer, elle estprétentieuse, elle est baroque et ses chantres y barattent unemargarine de sons vraiment rances ! Je ne la fréquenteraisdonc pas comme Saint-Séverin et Saint-Sulpice, pour y admirer l’artdes anciens « Logeurs du bon Dieu », ou y écouter, même falsifiées,les amples et les familières mélodies du plain-chant. Notre-Damedes Victoires est, au point de vue esthétique, nulle, et j’y suisallé quelquefois pourtant, parce que, seule, à Paris, elle possèdel’irrésistible attrait d’une piété sûre, parce que, seule, elleconserve intacte l’âme perdue des temps. à quelque heure qu’on yaille, dans un silence absolu, des gens prosternés y prient ;elle est pleine lorsqu’on l’ouvre et elle est encore pleine quandon la ferme ; c’est un va-et-vient continu de pèlerins, issusde tous les quartiers de Paris, débarqués de tous les fonds de laprovince et il semble que chacun d’eux alimente, avec les prièresqu’il apporte, l’immense brasier de foi dont les flammes serenouvellent, sous ses cintres enfumés, ainsi que ces milliers decierges qui se succèdent, en brûlant, du matin au soir, devant laVierge.
Eh bien ! Moi, qui recherche dans les chapelles les coinsles plus déserts, les endroits les plus sombres, moi qui exècre lescohues, je me mêle presque volontiers aux siennes. C’est que, là,chacun s’isole et que néanmoins chacun s’entr’ aide ; l’on nevoit même plus les corps humains qui vous environnent, mais l’onsent le souffle des âmes qui vous entourent. Si réfractaires, sihumide que l’on puisse être, l’on finit par prendre feu à cecontact et l’on s’étonne de se trouver tout à coup moins vil ;il me semble que les prières qui, autre part, lorsqu’elles mesortent des lèvres, retombent, épuisées et presque froides sur lesol, s’élancent dans ce lieu, sont emportées, soutenues par lesautres, et qu’elles s’échauffent et qu’elles planent et qu’ellesvivent !
A Saint-Séverin, j’ai bien éprouvé déjà cette sensation d’uneassistance s’épandant des piliers et coulant des voûtes, mais, toutbien considéré, ces secours étaient plus faibles. Peut-être que,depuis le Moyen Age, cette église use, à force de ne pas lesrenouveler, les célestes effluves dont elle est chargée ;tandis qu’à Notre-Dame, cette aide qui jaillit des dalles estcontinuellement vivifiée par la présence ininterrompue d’uneardente foule. Dans l’une, c’est la pierre imprégnée, c’estl’église même qui vous réconforte, dans l’autre c’est surtout laferveur des multitudes qui l’emplissent.
Et puis, j’ai cette impression bizarre que la Vierge, attirée,retenue par tant de foi, ne fait que séjourner dans les autreséglises, qu’elle n’y va qu’en visite, tandis qu’elle est installéeà demeure, qu’elle réside réellement à Notre-Dame.
L’abbé souriait.
– Allons, je vois que vous la connaissez et que vousl’aimez ; et pourtant, cette église n’est pas située sur notrerive gauche, hors de laquelle il n’est point de sanctuaire quivaille, m’avez-vous dit, un jour.
– Oui, et cela m’ étonne – d’autant qu’elle se dresse en pleinquartier commerçant, à deux pas de la Bourse dont elle peutentendre les cris ignobles !
– Et elle fut elle-même une Bourse, répliqua l’abbé.
– Comment ?
– Après avoir été baptisée par des moines et avoir servi dechapelle aux augustins déchaux, elle a, pendant la Révolution, subiles derniers outrages ; la Bourse s’est installée dans sesmurs.
– J’ignorais ce détail, s’écria Durtal.
– Mais, reprit l’abbé, il en fut d’elle comme de ces Saintesqui, si l’on en croit leurs biographes, recouvrèrent dans une vied’oraisons la virginité qu’elles avaient autrefois perdue.Notre-Dame s’est lavée de son stupre et, bien qu’elle soitrelativement jeune, elle est aujourd’hui saturée d’émanations,injectée d’effluences angéliques, pénétrée de sels divins ;elle est pour les âmes infirmes ce que certaines stations thermalessont pour le corps. On y fait des saisons, on y accomplit desneuvaines, on y obtient des cures.
Eh bien ! Revenons à nos moutons, je vous disais donc quevous agiriez sagement, en allant, les mauvais soirs, assister ausalut dans cette église ; je serais surpris si vous n’ensortiez pas émondé et vraiment calme.
– S’il n’a que cela à m’offrir, c’est peu, pensa Durtal. Et,après un silence découragé, il reprit :
– Mais, Monsieur l’abbé, quand même je fréquenterais cesanctuaire et suivrais les offices des autres églises, alors queles tentations m’assaillent ; quand même je me confesserais etm’approcherais des sacrements, à quoi cela m’avancerait-il ?Je rencontrerais, en sortant, une femme dont la vue me tisonneraitles sens ; eh bien ! Ce serait, comme après mes départsénervés de Saint-Séverin ; l’attendrissement même que j’auraiseu dans la chapelle me perdrait, je suivrais la femme.
– Qu’en savez-vous ? – Et subitement le prêtre se leva etarpenta la chambre.
– Vous n’avez pas le droit de parler ainsi, car la vertu dusacrement est formelle ; l’homme qui a communié n’est plusseul. Il est armé contre les autres et défendu contrelui-même ; et se croisant les bras devant Durtal, il s’exclama:
– Perdre son âme pour le plaisir de projeter un peu de boue horsde soi, car c’est cela votre amour humain ! Quelledémence ! – Et depuis le temps que vous vous réprouvez, celane vous dégoûte point ?
– Si, je me dégoûte-mais après que mes porcheries sontsatisfaites. -si seulement je pouvais arriver au vrai repentir…
– Soyez tranquille, fit l’abbé qui se rassit, vous l’avez…
Et voyant que Durtal hochait la tête.
– Rappelez-vous ce que dit sainte Térèse : « une peine descommençants, c’est de ne pouvoir reconnaître s’ils ont un vrairepentir de leurs fautes ; ils l’ont pourtant et la preuve enest de leur résolution si sincère de servir Dieu. » méditez cettephrase, elle s’applique à vous, car cette répulsion de vos péchésqui vous excède témoigne de vos regrets et vous avez le désir deservir le Seigneur, puisque vous vous débattez, en somme, pouraller à lui.
Il y eut un instant de silence.
– Enfin, Monsieur L’Abbé, que me conseillez-vous ?
– Je vous recommande de prier chez vous, à l’église, le plus quevous pourrez, partout. Je ne vous prescris aucun remède religieux,je vous invite tout bonnement à mettre à profit quelques préceptesd’hygiène pieuse ; nous verrons après.
Durtal restait indécis, mécontent de même que ces malades qui enveulent aux médecins lorsque, pour les contenter, ceux-ci ne leurordonnent que de pâles drogues.
Le prêtre se mit à rire.
– Avouez, fit-il, en le regardant bien en face, avouez que vousvous dites : ce n’était pas la peine de me déranger, car je ne suispas plus avancé qu’avant ; ce brave homme de prêtre pratiquela médecine expectante ; au lieu de me couper par desmédicaments énergiques mes crises, il me lanterne, me recommande deme coucher de bonne heure, de ne pas attraper froid…
– Oh ! Monsieur l’abbé, protesta Durtal.
– Je ne veux cependant pas vous traiter comme un enfant ou vousparler comme à une femme ; entendez-moi donc.
La façon dont s’est opérée votre conversion ne peut me laisseraucun doute. Il y a eu ce que la mystique appelle un attouchementdivin ; seulement – et ceci est à remarquer – Dieu s’est passéde l’intervention humaine, de l’entremise même d’un prêtre, pourvous ramener dans une voie que vous aviez depuis plus de vingt ansquittée.
Or, nous ne pouvons raisonnablement supposer que le Seigneur aitagi à la légère et qu’il veuille laisser maintenant inachevée sonoeuvre. Il la parfera donc, si vous n’y mettez aucun obstacle.
En somme vous êtes, à l’heure actuelle, ainsi qu’une pierred’attente entre ses mains ; qu’en fera-t-il ? Jel’ignore, mais puisqu’il s’est réservé la conduite de votre âme,laissez-le agir ; patientez, il s’expliquera ; ayezconfiance, il vous aidera ; contentez-vous de proférer avec lePsalmiste : Doce me facere voluntatem tuam, quia Deus meus estu.
Je vous le répète, je crois à la vertu préventive, à lapuissance formelle des sacrements. Je comprends très bien lesystème du père Milleriot qui forçait à communier des gens qu’ilappréhendait de voir retomber dans leurs péchés, après. Pour toutepénitence, il les obligeait à recommunier encore et il finissaitpar les épurer avec les saintes espèces prises à de hautes doses.C’est une doctrine tout à la fois réaliste et surélevée…
Mais, rassurez-vous, reprit l’abbé, en regardant Durtal quiparaissait gêné, mon intention n’est pas d’expérimenter sur vouscette méthode ; au contraire, mon avis est que, dans l’étatd’ignorance où nous sommes des volontés de Dieu, vous vousabsteniez des Sacrements.
Car il faut que vous les désiriez, il faut que cela vienne devous ou plutôt de lui ; cette soif de la pénitence, cette faimde l’eucharistie, vous l’aurez, dans un temps plus ou moinsrapproché, soyez-en sûr. Eh bien ! Quand, n’y tenant plus,vous réclamerez le pardon et supplierez qu’on vous laisse approcherde la Sainte Table, alors nous verrons, nous lui demanderons dequelle manière il conviendra de s’y prendre pour vous sauver.
– Mais, il n’y a pas, je présume, plusieurs manières de seconfesser et de communier…
– Evidemment, – aussi n’est-ce point cela que je veuxdire ; non… mais…
Et le prêtre hésita, chercha ses mots.
– Il est bien certain, reprit-il, que l’art a été le principalvéhicule dont le Sauveur s’est servi pour vous faire absorber laFoi. Il vous a pris par votre côté faible… ou fort, si vous aimezmieux. Il vous a imprégné de chefs-d’oeuvre mystiques ; ilvous a persuadé et converti, moins par la voie de la raison que parla voie des sens ; et dame, ce sont là des conditions trèsspéciales dont il importe de tenir compte.
D’autre part, vous n’avez point une âme humble, une âmesimple ; vous êtes une sorte de sensitive que la moindreimprudence, que la moindre maladresse d’un confesseur fera sereplier sur elle.
Pour que vous ne soyez pas à la merci d’une impression fâcheuse,il y aurait donc certaines précautions à prendre. Dans l’état defaiblesse, de défaillance où vous êtes, il suffirait, pour vousmettre en déroute, de si peu de chose, d’une figure déplaisante,d’un mot malheureux, d’un milieu antipathique, d’un rien… est-cevrai ?
– Hélas ! soupira Durtal, je suis bien obligé de vousrépondre que vous voyez juste : mais, Monsieur l’abbé, il me sembleque je n’aurais pas de telles désillusions à craindre, si, quand lemoment que vous annoncez sera venu, vous me permettiez de meconfesser à vous.
Le prêtre resta silencieux.
– Sans doute, fit-il, si je vous ai rencontré, c’est que,probablement, je dois vous être utile, mais j’ai l’idée que monrôle se bornera à vous désigner la route ; je serai un traitd’union et rien de plus : vous finirez comme vous avez commencé,sans aide, seul ; l’abbé demeura rêveur, puis il secoua latête ; – au fait, reprit-il, laissons cela, car nous nepouvons préjuger les desseins de Dieu ; je vais me résumerplutôt : tâchez d’étouffer vos crises charnelles dans laprière ; il s’agit moins pour l’instant de n’être pas vaincu,que de faire tous vos efforts pour ne l’être point.
Et, doucement, afin de remonter Durtal qu’il voyait abattu, leprêtre ajouta :
– Si vous succombez, ne désespérez pas, ne jetez pas, après lacognée, le manche. Dites-vous qu’après tout, la salacité n’estpoint la plus impardonnable des fautes, qu’elle figure au nombredes deux délits que la créature humaine paie au comptant et quisont, par conséquent, expiés, en partie au moins, avant la mort.Dites-vous que la luxure et la cupidité refusent tout crédit etn’attendent point ; et, en effet, celui qui commet indûmentl’acte de chair est presque toujours, de son vivant puni. Pour lesuns, ce sont des bâtards à élever, des femmes infirmes, de basconcubinages, des carrières brisées, d’abominables duperies de lapart de celles qu’ils aiment. De quelque côté que l’on se tourneavec la femme, on souffre, car elle est le plus puissant engin dedouleur que Dieu ait donné à l’homme !
Et il en est de même de la passion du lucre. Tout être qui selaisse envahir par cet odieux péché le répare généralement avantqu’il meure. Tenez, prenez le Panama. Des cuisinières, desconcierges, des petits rentiers qui jusqu’alors vivaienttranquilles, ne cherchaient pas des gains démesurés, des profitspar trop illicites, se sont rués, tels que des fous, sur cetteaffaire. Ils n’ont plus eu qu’une pensée, gagner de l’argent ;le châtiment de leur avidité fut, vous le savez, brusque !
– Oui, fit Durtal en riant, les de Lesseps ont été les agents dela providence, lorsqu’ils ont dérobé les économies des gogos quiles avaient acquises par de probables larcins, du reste !
– Enfin, reprit l’abbé, j’insiste sur cette dernièrerecommandation : ne vous découragez point, si vous sombrez. Ne vousméprisez pas trop ; ayez le courage d’entrer dans une église,après ; car c’est par la lâcheté que le démon voustient ; la fausse honte, la fausse humilité qu’il vousinsinue, ce sont elles qui nourrissent, qui conservent, quisolidifient, en quelque sorte, votre luxure.
Allons, sans adieu ; revenez bientôt me voir.
Durtal se retrouva, un peu ahuri, dans la rue. Il est évident,murmura-t-il, en marchant à grands pas, que l’abbé Gévresin est unhabile horloger d’âme. Il m’a dextrement dévissé le mouvement demes passions et fait sonner mes heures de lassitude etd’ennui ; mais, en somme, tous ses conseils se réduisent àcelui-ci : cuisez dans votre jus et attendez.
Au fait, il a raison, si j’étais à point, je ne serais pas alléchez lui pour bavarder, mais bien pour me confesser ; ce quiest étrange, c’est qu’il ne semble pas du tout croire que c’est luiqui me passera à la lessive ; et à qui veut-il donc que jem’adresse ? Au premier venu qui me dévidera sa bobine de lieuxcommuns, qui me frottera, avec de grosses mains, sans y voirclair.
Tout ça… tout ça… voyons, quelle heure est-il ? Il regardasa montre : six heures ; je n’ai pas envie 8 de rentrer chezmoi, qu’est-ce que je vais faire jusqu’au dîner ?
Il était près de Saint-Sulpice. Il fut s’y asseoir afin demettre un peu d’ordre dans ses idées ; il s’installa dans lachapelle de la Vierge qui était presque vide à cette heure.
Il ne se sentait aucun désir de prier, restait là, regardantcette grande rotonde de marbre et d’or, cette scène de théâtre où,seule éclairée, la Vierge s’avance au-devant des fidèles comme dufond d’un décor de grotte, sur des nuées de plâtre.
Deux petites soeurs des Pauvres vinrent, sur ces entrefaites,s’agenouiller non loin de lui et se recueillirent, la tête entreles mains.
Il se prit à rêvasser en les regardant.
Elles sont enviables, se dit-il, ces âmes qui peuvents’abstraire ainsi dans l’oraison ; comment font-elles, carenfin ce n’est pas aisé, lorsque l’on songe aux misères de cemonde, d’aduler la miséricorde si vantée d’un Dieu ? On a beaucroire qu’il existe, être certain qu’il est bon, on ne le connaîtpas, en somme, on l’ignore ; il est, et en effet, il ne peutêtre qu’immanent et permanent, inaccessible. Il est on ne sait quoiet l’on sait tout au plus ce qu’il n’est point. Essayez de vousl’imaginer et aussitôt le bon sens chavire, car il est au-dessus,au dehors, au dedans de chacun de nous. Il est trois et il est un,il est chaque et il est tout ; il est sans commencement et ilsera sans fin ; il est surtout et à jamais incompréhensible.Si l’on tente de se le figurer, de lui attribuer une enveloppehumaine, on aboutit à la naïve conception des premiers âges ;on se le représente sous les traits d’un ancêtre, d’un vieux modèleitalien, d’un papa Tourguéneff à longue barbe et l’on ne peuts’empêcher de sourire, tant ce portrait de Dieu le père estenfantin !
Il est en somme si résolument au-dessus de l’imagination,au-dessus des sens qu’il demeure presque à l’état vocal dans lesoraisons et que les élans de l’humanité vont surtout au Fils quiest seul évocable, parce qu’il s’est fait homme, parce qu’il a pournous quelque chose d’un grand frère, parce qu’ayant pleuré sous laforme humaine, nous pensons qu’il sera plus exorable, qu’ilcompatira mieux à nos maux.
Quant à la troisième personne, elle est plus déconcertanteencore que la première. Elle est, par excellence, l’incognoscible.Comment s’imaginer ce Dieu amorphe et asome, cette hypostase égaleaux deux autres qui l’effluent, qui l’expirent, en quelquesorte ; on se la 0 figure comme une clarté, comme un fluide,comme un souffle et l’on ne peut même lui prêter ainsi qu’au pèrela face virile, car les deux fois qu’elle revêtit un corps, elle semontra sous les espèces d’une colombe et de langues de feu et cesdeux aspects si différents n’aident point à nous suggérer l’idée dela nouvelle apparence qu’elle pourrait prendre !
Décidément, la Trinité est effrayante ; elle est le vertigemême ; Ruysbroeck l’admirable l’a du reste écrit :
« Que ceux qui voudraient savoir ce qu’est Dieu et l’étudiersachent que c’est défendu, ils deviendraient fous. »
Aussi, reprit-il, en regardant les deux petites soeurs quiégrenaient maintenant leur rosaire, ce qu’elles ont raison lesbraves filles de ne pas chercher à comprendre et de se borner àprier de tout leur coeur et la mère et le Fils !
D’ailleurs dans toutes les vies des saints qu’elles ont pu lire,elles ont constaté que c’étaient toujours Jésus et Marie quiapparaissaient à ces élus pour les consoler et les affermir.
Au fait, que je suis bête, implorer le Fils c’est implorer lesdeux autres, car en priant l’un d’entre eux, l’on prie en mêmetemps les trois, puisqu’ils ne font qu’un ! – Et cependant lesHypostases sont quand même spéciales, puisque si l’essence divineest une et simple, elle l’est dans la triple distinction despersonnes, mais, encore une fois, à quoi bon sonderl’Impénétrable ?
C’est égal, poursuivit-il, se remémorant cette entrevue qu’ilvenait d’avoir avec ce prêtre, comment tout cela finira-t-il ?Si l’abbé voit juste, je ne m’appartiens déjà plus ; je vaisentrer dans un inconnu qui m’effraie ; si seulement lesrumeurs de mes vices consentaient à se taire, mais je les sens quimontent furieusement en moi. Ah ! cette Florence, – et ilpensait à une fille aux aberrations de laquelle il était rivé, -elle continue à se promener dans ma cervelle ; elle sedéshabille derrière le rideau baissé de mes yeux ; et je suisenvahi d’une affreuse lâcheté lorsque j’y songe.
Il essaya, une fois de plus, de l’éloigner, mais elle riait,étendue, ouverte, devant lui, et sa volonté s’affaissait rien qu’àla voir.
Il la méprisait, l’exécrait même, mais la démence de sesimpostures le rendait fou ; il la quittait, dégoûté et d’elleet de lui ; il se jurait de n’y plus retourner et il yrevenait quand même, sachant qu’après celle-là, toutes les autresseraient monotones. Il se rappelait mélancoliquement des femmesd’un cru plus recherché, bien supérieur à celui de Florence, desfemmes passionnées, elles aussi, et voulant tout, mais comme, encomparaison de cette fille dont le terroir était pour le moinsinavouable, elles étaient, au goûter, de bouquet plat et d’aromefade !
Non, plus il y pensait et plus il devait s’avouer qu’aucuned’elles ne savait apprêter d’aussi délicieuses immondices,conditionner d’aussi terribles plats.
Et il la voyait maintenant avancer vers lui sa bouche, étendrela main pour le saisir.
Il eut un recul. Quelle ordure ! se cria-t-il, mais sarêverie se continua ; seulement elle dévia sur l’une dessoeurs dont il apercevait le doux profil.
Il la déshabilla lentement, se plaisant à des haltes, fermantles yeux, sentant sous la pauvre robe les formes retrouvées deFlorence.
Du coup, il s’ébroua, revint à la réalité, se vit àSaint-Sulpice, dans la chapelle. Ah ! C’est dégoûtant de venirsouiller par de monstrueuses visions l’église ! Non, mieuxvaut partir.
Et il sortit, éperdu. – Je suis chaste depuis quelque temps,c’est peut-être pour cela que je divague, se dit-il, si j’allaischez Florence épuiser toutes les fraudes de mon cerveau, tous lesméfaits de mes nerfs, si je vidais ainsi le désir, si je tuaisenfin la hantise de son corps, en m’en gavant !
Et il était bien obligé de se répondre qu’il devenait idiot, caril savait, par expérience, que l’obscénité ne se tarit pas et quela luxure s’affame, à mesure qu’on l’alimente. Non, l’abbé araison, il s’agit de devenir, de rester chaste. Mais commentfaire ? Prier ? Est-ce que je le puis, alors qu’àl’église même des nudités m’assaillent ! Les turpitudesm’avaient déjà suivi à la Glacière ; ici, elles m’apparaissentencore et me terrassent. Comment se défendre ? car enfin,c’est affreux d’être ainsi seul, de ne rien savoir, de n’avoiraucune preuve, de sentir les prières qu’on s’arrache choir dans lesilence, dans le vide, sans un geste qui réponde, sans un motd’encouragement, sans un signe. On ne sait vraiment pas s’il est làet s’il vous écoute ! Et l’abbé qui veut que j’attende, deLà-Haut, une indication, un ordre ; mais c’est d’en bas qu’ilsme viennent, hélas !
