En Route

Chapitre 6

 

Plusieurs mois s’écoulèrent ; Durtal continua sontrain-train d’idées libertines et d’idées pieuses. Sans force pourréagir, il se regardait couler. Ce n’est pas clair, tout cela,s’écria-t-il rageusement, un jour, où, moins apathique, ils’efforçait d’apurer ses comptes. – Voyons, Monsieur l’abbé,qu’est-ce que cela signifie ? chaque fois que mes hantisessensuelles fléchissent, mes obsessions religieuses sedébilitent.

– Cela signifie, répondit le prêtre, que votre adversaire voustend le plus sournois de ses pièges. Il cherche à vous persuaderque vous n’arriverez à rien, tant que vous ne vous livrerez pas auxplus répugnantes des débauches. Il tâche de vous convaincre quec’est la satiété et le dégoût seuls de ces actes qui vousramèneront à Dieu ; il vous incite à les commettre poursoi-disant hâter votre délivrance ; il vous induit au péchésous prétexte de vous en préserver. Ayez donc un peu d’énergie,méprisez ces sophismes et repoussez-le.

Il allait voir l’abbé Gévresin, chaque semaine. Il aimait lapatiente discrétion de ce vieux prêtre qui le laissait allerlorsqu’il était en humeur de confidence, l’écoutait avec soin, netémoignait aucune surprise de ses réduplications charnelles et deses chutes. Seulement, l’abbé en revenait toujours à ses premiersconseils, insistait pour que Durtal priât régulièrement et serendît autant que possible, chaque jour, dans les églises. Ilajoutait même maintenant : « l’heure n’est pas indifférente à laréussite de ces pratiques. Si vous voulez que les chapelles voussoient propices, levez-vous à temps pour assister, dès l’aube, à lapremière messe, à la messe des servantes et ne négligez pas nonplus de fréquenter les sanctuaires, quand la nuit tombe. »

Ce prêtre s’était évidemment tracé un plan ; Durtal ne lepénétrait pas encore en son entier, mais il devait constater que cerégime de temporisation et que cette alerte de pensées toujoursramenées vers Dieu par des visites quotidiennes dans les églises,agissaient à la longue sur lui et lui malaxaient peu à peu l’âme.Un fait le prouvait ; lui qui n’avait pu pendant si longtempsse recueillir, le matin, il priait maintenant dès son réveil. Dansl’après-midi même, il se sentait, certains jours, envahi par lebesoin de causer humblement avec Dieu, par un irrésistible désir delui demander pardon, d’implorer son aide.

Il semblait alors que le Seigneur lui frappât l’âme de petitestouches, qu’il voulût attirer ainsi son attention et se rappeler àlui ; – mais quand, attendri, gêné, Durtal voulait descendreen lui-même pour le chercher, il errait, vagabondant, ne savaitplus ce qu’il disait, pensait à autre chose, en lui parlant.

Il se plaignait de ces égarements, de ces distractions, auprêtre qui lui répondait :

– Vous êtes sur le seuil de la vie purgative ; vous nepouvez éprouver encore la douce et la familière amitié desoraisons ; ne vous attristez pas parce que vous ne pouvezrefermer sur vous la porte de vos sens ; veillez enattendant ; priez mal, si vous ne pouvez faire autrement, maispriez.

Mettez-vous bien dans la tête aussi que ces troubles qui vousaffligent, tous les ont connus ; croyez bien surtout que nousne marchons pas à l’aveuglette, que la mystique est une scienceabsolument exacte. Elle peut annoncer d’avance la plupart desphénomènes qui se produisent dans une âme que le Seigneur destine àla vie parfaite ; elle suit aussi nettement les opérationsspirituelles que la physiologie observe les états différents ducorps.

De siècles en siècles, elle a divulgué la marche de la grâce etses effets tantôt impétueux et tantôt lents ; elle a mêmeprécisé les modifications des organes matériels qui se transformentquand l’âme tout entière se fond en Dieu.

Saint Denys l’Aréopagite, Saint Bonaventure, Hugues et Richardde Saint-Victor, Saint Thomas D’Aquin, Saint Bernard, Ruysbroeck,Angèle de Foligno, les deux Eckhart, Tauler, Suso, Denys leChartreux, Sainte Hildegarde, Sainte Catherine de Gênes, SainteCatherine de Sienne, Sainte Madeleine de Pazzi, Sainte Gertrude,d’autres encore ont magistralement exposé les principes et lesthéories de la mystique ; elle a, enfin, trouvé, pour résumerses exceptions et ses règles, une psychologue admirable, une saintequi a vérifié sur elle-même les phases surnaturelles qu’elle adécrites, une femme dont la lucidité fut plus qu’humaine, SainteTérèse. Vous avez lu sa vie et ses « châteaux de l’âme » ?

Durtal fit signe que oui.

– Alors, vous êtes renseigné ; vous devez savoir qu’avantd’aborder les plages de la béatitude, avant d’arriver à lacinquième demeure du château inférieur, à cette oraison d’union oùl’âme est éveillée à l’égard de son Dieu et complètement endormie àtoutes les choses de la terre et à elle-même, elle doit passer parles plus lamentables aridités, par les plus douloureusesépreintes ; consolez-vous donc ; dites-vous aussi que lessécheresses doivent être une source d’humilité et non une caused’inquiétude ; faites enfin comme le veut Sainte Térèse,portez votre croix et ne la traînez pas !

– Elle m’ épouvante cette magnifique et terrible sainte, soupiraDurtal ; j’ai lu ses oeuvres, eh bien, savez-vous, elle mefait l’effet d’un lis immaculé, mais d’un lis métallique, d’un lisforgé de fer ; avouez que ceux qui souffrent n’ont que peu deconsolations à attendre d’elle !

– Oui, en ce sens qu’elle ne s’occupe pas de la créature, horsde la voie mystique ! Elle suppose les champs déjà défrichés,l’âme déjà affranchie des plus fortes tentations et à l’abri descrises ; son point de départ est encore trop haut et tropéloigné pour vous, car elle s’adresse, en somme, à des religieuses,à des femmes cloîtrées, à des êtres qui vivent hors le monde 0 etqui sont par conséquent déjà avancés dans les routes ascétiques oùDieu les mène.

Mais, sautez, par l’esprit, au-dessous de vos boues ;rejetez pour quelques instants le souvenir de vos imperfections etde vos peines, et suivez-la. Voyez alors comme, dans le domaine dusurnaturel, elle est experte ! Comme, malgré ses répétitionset ses longueurs, elle explique savamment, clairement, le mécanismede l’âme évoluant dès que Dieu la touche. Dans des sujets où lesmots se délitent, où les expressions s’émiettent, elle parvient àse faire comprendre, à montrer, à faire sentir, presque à fairevoir cet inconcevable spectacle d’un Dieu tapi dans une âme et s’yplaisant.

Et elle va plus loin encore dans le mystère, elle va jusqu’aubout, bondit d’un dernier élan jusqu’à l’entrée du ciel, mais alorselle défaille d’adoration et, ne pouvant plus s’exprimer, elles’essore, décrit des cercles telle qu’un oiseau affolé, plane horsd’elle-même, dans des cris d’amour !

– Oui, Monsieur l’abbé, je le reconnais, sainte Térèse a exploréplus à fond que tout autre les régions inconnues de l’âme ;elle en est, en quelque sorte, la géographe ; elle a surtoutdressé la carte de ses pôles, marqué les latitudes contemplatives,les terres intérieures du ciel humain ; d’autres saints lesavaient parcourues avant elle, mais ils ne nous en avaient laisséune topographie ni aussi méthodique, ni aussi exacte.

N’empêche que je lui préfère des mystiques qui ne s’analysentpas ainsi et raisonnent moins, mais qui font, tout le temps, dansleurs oeuvres, ce que Sainte Térèse fait à la fin des siennes,c’est-à- dire qui flambent de la première à la dernière page et seconsument, éperdus, aux pieds du Christ ; Ruysbroeck est deceux-là ; quel brasier que le petit volume qu’a traduitHello ! Et tenez, pour citer une femme alors, prenons SainteAngèle de Foligno, moins dans le livre de ses visions qui demeureparfois inerte, que dans la merveilleuse vie qu’elle dicta au frèreArmand, son confesseur. Elle aussi explique, et bien avant sainteTérèse, les principes et les effets de la mystique, mais si elleest moins profonde, moins habile à fixer les nuances en revanche,quelles effusions et quelles tendresses ! Quelle chattecaressante d’âme ! Quelle bacchante de l’amour divin, quelleménade de pureté ! Le Christ l’aime, l’entretient longuementet ses paroles qu’elle a retenues, dépassent toute littérature,s’affirment comme les plus belles qu’on ait écrites. Ce n’est plusle Christ farouche, le Christ espagnol qui commence par fouler sacréature pour l’assouplir, c’est le Christ si miséricordieux desEvangiles, c’est le Christ si doux de Saint François, et j’aimemieux le Christ des franciscains que celui des carmes !

– Que diriez-vous alors, reprit en souriant l’abbé, de SaintJean de la Croix ? Vous compariez tout à l’heure Sainte Térèseà une fleur forgée de fer ; lui aussi en est une, mais il estle lis des tortures, la royale fleur que les bourreaux imprimaientjadis sur les chairs héraldiques des forçats. De même que le ferrouge, il est à la fois ardent et sombre. A certains tournants depages, Sainte Térèse se penche sur nos misères et nousplaint ; lui, demeure imperméable, terré dans son abîmeinterne, occupé surtout à décrire les peines de l’âme qui, aprèsavoir crucifié ses appétits, passe par « la Nuit obscure »,c’est-à-dire par le renoncement de tout ce qui vient du sensible etdu créé. Il veut que l’on éteigne son imagination, qu’on laléthargise de telle sorte qu’elle ne puisse plus former d’images,que l’on claquemure ses sens, que l’on anéantisse ses facultés.

Il veut que celui qui convoite de s’unir à Dieu se mette commesous une cloche pneumatique et fasse le vide en lui, afin que, s’ille désire, le pèlerin puisse y descendre et achever lui-même del’épurer, en arrachant les restes des péchés, en extirpant lesderniers résidus des vices !

Et alors les souffrances que l’âme endure dépassent les limitesdu possible ; elle gît perdue en de pleines ténèbres, elletombe de découragement et de fatigue, se croit pour toujoursabandonnée de celui qu’elle implore et qui se cache maintenant etne lui répond plus ; bien heureuse encore lorsqu’à cetteagonie ne viennent pas se joindre les affres charnelles et cetesprit abominable qu’Isaïe appelle l’esprit de vertige et qui n’estautre que la maladie du scrupule poussé à l’état aigu !

Saint Jean vous fait frissonner quand il s’écrie que cette nuitde l’âme est amère et terrible, que l’être qui la subit est plongévivant dans les enfers ! – mais quand le vieil homme estémondé, quand il est raclé sur toutes les coutures, sarclé surtoutes les faces, la lumière jaillit et Dieu paraît. Alors l’âme sejette, ainsi qu’une enfant, dans ses bras et l’incompréhensiblefusion s’opère.

Vous le voyez, Saint Jean fore plus profondément que les autresle tréfonds du débat mystique. Lui aussi traite comme SainteTérèse, comme Ruysbroeck, des noces spirituelles, de l’influx de lagrâce et de ses dons, mais, le premier, il ose décrireminutieusement les phases douloureuses que l’on n’avait jusqu’alorssignalées qu’en tremblant.

Puis, s’il est un théologien admirable, il est aussi un saintrigoureux et clair. Il n’a pas la faiblesse naturelle de la femme,il ne se perd point dans des digressions, ne revient pascontinuellement sur ses pas ; il marche droit devant lui, maissouvent on l’aperçoit, au bout de la route, terrible et sanglant,et les yeux secs !

– Voyons, voyons, s’écria Durtal ; toutes les âmes que leChrist veut conduire dans les voies mystiques ne passent point parces épreuves ?

– Si, plus ou moins, presque toujours.

– Je vous avouerai que je croyais la vie spirituelle moins arideet moins complexe ; je m’ imaginais qu’en menant une existencechaste, en priant de son mieux, en communiant, l’on parvenait sanstrop de peine, non pas à goûter les allégresses infinies réservéesaux saints, mais enfin à posséder le Seigneur, à vivre au moinsprès de lui, à l’aise.

Et je me contenterais fort bien de cette liesse bourgeoise,moi ; le prix dont sont payées d’avance les exultations quenous décrit Saint Jean me déconcerte…

L’abbé qui souriait ne répondit pas.

– Mais savez-vous que s’il en est ainsi, reprit Durtal, noussommes bien loin du catholicisme tel qu’on nous l’enseigne. Il estsi pratique, si bénin, si doux, en comparaison de laMystique ?

– Il est fait pour les âmes tièdes, c’est-à-dire pour presquetoutes les âmes pieuses qui nous entourent ; il vit dans uneatmosphère moyenne, sans trop de souffrances et sans trop dejoies ; seul il est assimilable aux foules et les prêtres ontraison de le présenter ainsi car, sans cela, les fidèles necomprendraient plus ou prendraient, épouvantés, la fuite.

Mais si Dieu juge que la religion tempérée suffit amplement auxmasses, croyez bien qu’il exige de plus pénibles efforts de la partde ceux qu’il daigne initier aux suradorables mystères de sapersonne ; il est nécessaire, il est juste qu’il les mortifie,avant de leur faire goûter l’ivresse essentielle de son union.

– En somme, le but de la mystique, c’est de rendre visible,sensible, presque palpable, ce Dieu qui reste muet et caché pourtous ?

– Et de nous précipiter au fond de lui, dans l’abîme silencieuxdes joies ! Mais enfin d’en parler proprement, il faudraitoublier l’usage séculaire des expressions souillées. Nous en sommesréduits, pour qualifier ce mystérieux amour, à chercher noscomparaisons dans les actes humains, à infliger au Seigneur lahonte de nos mots. Il nous faut recourir aux termes « d’union », de »mariage », de « noces », à des vocables qui puent le suint !Mais aussi, comment énoncer l’inexprimable, comment, dans labassesse de notre langue, désigner l’ineffable immersion d’une âmeen Dieu ?

– Le fait est, murmura Durtal… , mais, pour en revenir à SainteTérèse…

– Elle aussi, interrompit l’abbé, a traité de cette « Nuitobscure » qui vous apeure ; seulement elle n’en a parlé qu’enquelques lignes ; elle l’a qualifiée d’agonie de l’âme, detristesse si amère qu’elle essaierait en vain de la dépeindre.

– Sans doute, mais je l’aime mieux que Saint Jean de la Croix,car elle ne vous dérange pas comme cet inflexible saint. Avouezqu’il est vraiment par trop, celui-là, du pays des grands Christsqui saignent dans des caves !

– Et Sainte Térèse, de quelle nation est-elle donc ?

– Oui, je sais bien, elle est Espagnole, mais si compliquée, siétrange, que sa race, à elle, s’oblitère, semble moins nette.

Qu’elle soit une admirable psychologue, cela est sûr ; maisquel singulier mélange elle montre aussi, d’une mystique ardente etd’une femme d’affaires froide. Car enfin elle est à doublefond ; elle est une contemplative hors le monde et elle estégalement un homme d’Etat ; elle est le Colbert féminin descloîtres. En somme, jamais femme ne fut et une ouvrière deprécision aussi parfaite et une organisatrice aussi puissante.Quand on songe que, malgré d’invraisemblables difficultés, elle afondé trente-deux monastères, qu’elle les a mis sous l’obédienced’une règle qui est un modèle de sagesse, d’une règle qui prévoit,qui rectifie les méprises les mieux ignorées du coeur, on resteconfondu de l’entendre traitée par les esprits forts d’hystériqueet de folle !

– L’un des signes distinctifs des mystiques, répondit, ensouriant, l’abbé, c’est justement l’équilibre absolu, l’entier bonsens.

Ces conversations remontaient Durtal ; elles déposaient enlui des germes de réflexions qui levaient quand il étaitseul ; elles l’encourageaient à se fier aux avis de ce prêtre,à suivre ses conseils et il se trouvait d’autant mieux de cetteconduite, que ces fréquentations de chapelles, que ces prières, queces lectures occupaient sa vie désoeuvrée et qu’il ne s’ennuyaitplus.

J’y aurai toujours gagné des soirs pacifiques et des nuitscalmes, se disait-il.

Il connaissait maintenant les attendrissantes aides des soiréespieuses.

Il visitait Saint-Sulpice, à ces heures où, sous la morne clartédes lampes, les piliers se dédoublent et couchent sur le sol delongs pans de nuit. Les chapelles qui restaient ouvertes étaientnoires et devant le maître-autel, dans la nef, un seul bouquet deveilleuses s’épanouissait en l’air dans les ténèbres comme unetouffe lumineuse de roses rouges.

L’on entendait, dans le silence, le bruit sourd d’une porte, lecri d’une chaise, le pas trottinant d’une femme, la marche hâtéed’un homme.

Durtal était presque isolé dans l’obscure chapelle qu’il avaitchoisie ; il se tenait alors si loin de tout, si loin de cetteville qui battait, à deux pas de lui, son plein. Il s’agenouillaitet restait coi ; il s’apprêtait à parler et il n’avait plusrien à dire ; il se sentait emporté par un élan et rien nesortait. Il finissait par tomber dans une langueur vague, paréprouver cette aise indolente, ce bien-être confus du corps qui sedistend dans l’eau carbonatée d’un bain.

Il rêvait alors au sort de ces femmes éparses, autour de lui, çàet là, sur des chaises. Ah ! les pauvres petits châles noirs,les misérables bonnets à ruches, les tristes pèlerines et le dolentgrénelis des chapelets qu’elles égouttaient dans l’ombre !

D’aucunes, en deuil, gémissaient, inconsolées encore ;d’autres, abattues, pliaient l’échine et penchaient, tout d’uncôté, le cou ; d’autres priaient, les épaules secouées, latête entre les mains.

La tâche du jour était terminée ; les excédées de la vievenaient crier grâce. Partout le malheur agenouillé ; car lesriches, les biens portants, les heureux ne prient guère ;partout, dans l’église, des femmes veuves ou vieilles, sansaffection, ou des femmes abandonnées ou des femmes torturées dansleur ménage, demandant que l’existence leur soit plus clémente, queles débordements de leurs maris s’apaisent, que les vices de leursenfants s’amendent, que la santé des êtres qu’elles aiment seraffermisse.

C’était une véritable gerbe de douleurs dont le lamentableparfum encensait la Vierge.

Très peu d’hommes venaient à ce rendez-vous caché despeines ; encore moins de jeunes gens, car ceux-là n’ont pasassez souffert ; seulement quelques vieillards, quelquesinfirmes qui se traînaient, en s’appuyant sur le dos des chaises,et un petit bossu que Durtal voyait arriver tous les soirs, undéshérité qui ne pouvait être aimé que par celle qui ne voit mêmepas les corps !

Et une ardente pitié soulevait Durtal, à la vue de cesmalheureux qui venaient réclamer au ciel un peu de cet amour queleur refusaient les hommes : il finissait, lui, qui ne pouvaitprier pour son propre compte, par se joindre à leurs exorations,par prier pour eux !

Si indifférentes dans l’après-midi, les églises étaient, lesoir, vraiment persuasives, vraiment douces ; elles semblaients’émouvoir avec la nuit, compatir dans leur solitude auxsouffrances de ces êtres malades dont elles entendaient lesplaintes.

Et le matin, leur première messe, la messe des ouvrières et desbonnes était non moins touchante ; il n’y avait là ni bigotes,ni curieux, mais de pauvres femmes qui venaient chercher dans lacommunion la force de vivre leurs heures de besognes onéraires,d’exigences serviles. Elles savaient, en quittant l’église,qu’elles étaient la custode vivante d’un Dieu, que celui qui futsur cette terre l’invariable indigent ne se plaisait que dans lesâmes mansardées ; elles se savaient ses élues, ne doutaientpas qu’en leur confiant, sous la forme du pain, le mémorial de sessouffrances, il exigeait, en échange, qu’elles demeurassentdouloureuses et humbles. Et que pouvaient leur faire alors lessoucis d’une journée écoulée dans la bonne honte des basemplois ?

« Je comprends pourquoi l’abbé tenait tant à ce que je visse leséglises à ces heures matinales ou tardives, se disait Durtal ;ce sont les seules, en effet, où les âmes s’ouvrent. »

Mais il était trop paresseux pour assister souvent à la messe del’aube ; il se contenta donc de faire escale, après son dîner,dans les chapelles. Il en sortait, même en priant mal, même en nepriant pas, apaisé, en somme. D’autres soirs, au contraire, il sesentait las de solitude, las de silence, las de ténèbres et alorsil délaissait Saint-Sulpice et allait à Notre-Dame desVictoires.

Ce n’était plus, dans ce sanctuaire très éclairé, cetabattement, ce désespoir de pauvres hères qui se sont traînésjusqu’à l’église la plus proche et s’y sont affaissés dans l’ombre.Les pèlerins apportaient à Notre-Dame une confiance plus sûre etcette foi adoucissait leurs chagrins dont l’amertume se dissipaitdans les explosions d’espoirs, dans les balbuties d’adoration, quijaillissaient autour d’elle. Deux courants traversaient ce refuge,celui des gens qui sollicitaient des grâces et celui des gens qui,les ayant obtenues, s’épandaient en des remerciements, en des actesde gratitude. Aussi cette église avait-elle une physionomiespéciale, plus joyeuse que triste, moins mélancolique, plusardente, en tout cas, que celle des autres églises.

Elle présentait enfin cette particularité d’être très fréquentéepar les hommes ; mais elle abritait moins des cafards auxregards en fuite ou aux yeux blancs, que des gens de tous les mondedont une fausse piété n’avait pas avili les traits ; là,seulement, on voyait des visages clairs et des faces propres ;l’on n’y voyait point surtout l’horrible grimace de l’ouvrier descercles catholiques, de l’affreux blousard dont l’haleine démentl’onction mal arrêtée des traits.

Dans cette église couverte d’ex-voto, plaquée jusqu’en haut deses voûtes d’inscriptions de marbre célébrant la joie des prièresaccueillies et des bienfaits reçus, devant cet autel de la Viergeoù des centaines de cierges dardaient dans l’air bleu des encensles fers dorés de leurs lances, la prière en commun avait lieu, àhuit heures, tous les soirs. Un prêtre en chaire débitait lechapelet, puis quelquefois les litanies de Marie étaient chantéessur un air bizarre, sur une sorte de centon musical, fabriqué avecon ne savait quoi, très rythmé et changeant continuellement deton ; tour à tour, preste et grave, amenant, pendant uneseconde, une vague réminiscence de vieux airs du dix-septièmesiècle, puis tournant brusquement à un coude, en une mélodied’orgue de barbarie, en une mélodie moderne, presque canaille.

Et il était quand même captivant ce salmis biscornu desons ! Après le Kyrie eleison et les invocations du début, laVierge entrait en scène comme une ballerine sur une mesure dedanse, mais lorsque défilaient certaines de ses qualités, lorsques’annonçaient certains de ses symboles, la musique devenaitsingulièrement respectueuse ; elle se ralentissait,s’attardait, solennelle, répétant, par trois fois, sur le mêmemotif, quelques-uns de ses attributs, le Refugium Peccatorum entreautres, puis elle reprenait sa marche, et recommençait ses grâcesen sautillant.

Et quand la chance voulait qu’il n’y eût point de sermon, lesalut avait lieu aussitôt après.

On y célébrait, avec des raclures de maîtrise, avec une bassecatarrhale et un ou deux enfants qui reniflaient, les chantsliturgiques : l’Inviolata, cette prose languissante et plaintive, àla mélodie blanche et traînée, si convalescente, si débile qu’ellesemblerait ne devoir être chantée que par des voix d’hospices, puisle Parce Domine, cette antienne si suppliante et si triste, enfince morceau détaché du Pange lingua, le Tantum ergo, humble etréfléchi, admiratif et lent.

Quand l’orgue plaquait ses premiers accords, quand cette mélodiede plain-chant commençait, la maîtrise n’avait plus qu’à se croiserles bras et à se taire. Ainsi que ces cierges que l’on allume pardes fils de fulminate reliés entre eux, les fidèles prenaient feuet, conduits par l’orgue, ils entonnaient eux-mêmes l’humble et leglorieux chant. Ils étaient alors agenouillés sur les chaises,prosternés sur les dalles et, lorsque après l’échange des antienneset des répons, après l’oremus, le prêtre montait à l’autel, lesépaules et les mains enveloppées de l’écharpe de soie blanche, poursaisir l’ostensoir, alors, aux sons grêles et précipités destimbres, un vent passait qui fauchait d’un seul coup les têtes.

Et c’était dans ces groupes embrasés d’âmes une plénitude derecueillement, une réplétion de silence inouï, jusqu’à ce que lestimbres retentissant encore invitassent la vie humaine interrompueà s’envelopper d’un grand signe de croix et à reprendre soncours.

Le Laudate n’était pas terminé que Durtal sortait, avant que lafoule ne se fût écoulée de l’église.

– Vraiment, se disait-il, en rentrant chez lui, la ferveur deces fidèles qui ne sont plus, ainsi que dans les autres paroisses,des clients de quartier, mais des pèlerins venus de partout et d’onne sait où, détonne dans la goujaterie de ce sot temps.

Puis on écoute au moins à Notre-Dame des chants curieux ;et il resongeait à ces étranges litanies qu’il n’avait jamaisentendues que là ; et il en avait pourtant subi de toutes lessortes, dans les églises ! A Saint-Sulpice, par exemple, ellesse débitaient sur deux airs. Quand la maîtrise fonctionnait, ellesse déroulaient sur une mélodie de plain-chant, mugie par le gongd’une basse auquel répondait le fifre pointu des gosses ;mais, pendant le mois du Rosaire, tous les jours, sauf le jeudi,l’on confiait à des demoiselles le soin de les égrener, le soir, etc’était alors, autour d’un harmonium enrhumé, une troupe de jeuneset de vieilles oies qui, dans une musique de foire, faisaienttourner la Vierge sur ses litanies comme sur des chevaux debois.

Dans d’autres églises, à Saint-Thomas d’Aquin, par exemple, oùelles étaient également égouttées par des 6 femmes, les litaniesétaient poudrées à frimas et parfumées à la bergamote et à l’ambre.Elles étaient, en effet, adaptées à un air de menuet et elles nedéparaient pas ainsi l’architecture d’opéra de cette église, enprésentant une Vierge qui marchait à petits pas, en pinçant de deuxdoigts sa jupe, s’inclinait dans de belles révérences, se reculaitdans de grands saluts. Cela n’avait évidemment rien à voir avec lamusique religieuse, mais ce n’était pas au moins désagréable àentendre ; il eût seulement fallu, pour que l’accord fûtcomplet, substituer un clavecin à l’orgue.

Mais ce qui était autrement intéressant que ces fredons laïques,c’était le plain-chant qu’on chantait plus ou moins mal, ainsi quepartout ailleurs, mais enfin qu’on chantait, lorsqu’il n’y avaitpas de cérémonie de gala, à Notre-Dame.

On ne s’y conduisait pas de même qu’à Saint-Sulpice et dans lesautres églises, où, presque toujours, on habille le Tantum ergo deflons-flons imbéciles, de mélodies pour fanfare militaire et pourbanquet.

L’Eglise ne permettait pas de toucher au texte même de SaintThomas d’Aquin, mais elle laissait le premier maître de chapellevenu supprimer ce plain-chant qui l’avait enveloppé dès sanaissance, qui l’avait pénétré jusqu’aux moelles, qui adhérait àchacune de ses phrases, qui faisait corps et âme avec lui.

C’était monstrueux ; et il fallait réellement que les curéseussent perdu, non pas le sens de l’art, – puisqu’ils ne l’ontjamais eu, – mais le sens le plus élémentaire de la liturgie, pouraccepter de semblables hérésies, pour supporter de pareilsattentats dans leurs églises !

Ces souvenirs exaspéraient Durtal ; mais il revenait peu àpeu à Notre-Dame-des-Victoires et se calmait. Celle-là, il avaitbeau l’examiner sur toutes ses faces, elle n’en restait pas moinsmystérieuse, pas moins, à Paris, unique.

A la Salette, à Lourdes, il y avait eu des apparitions. -Qu’elles aient été authentiques ou controuvées, peu m’ importe, sedisait-il, car, en supposant que la Vierge n’y fut pas au moment oùl’on proclamait sa venue, elle y fut attirée et elle y demeuremaintenant, liée par l’afflux des prières, par les effluencesjaillies de la foi des foules ; des miracles s’y sontproduits ; il n’est pas étonnant, dès lors, que des massespieuses s’y rendent ; mais, ici, à Notre-Dame-des-Victoires,il n’y eut aucune apparition ; aucune Mélanie, aucuneBernadette n’y ont vu et décrit l’apparence lumineuse d’une « belleDame ». Il n’y a ni piscines, ni services médicaux, ni guérisonspubliques, ni cimes de montagne, ni grotte ; il n’y a rien. En1836, un beau jour, le curé de cette paroisse, l’abbé Dufriche DesGenettes, affirme que, pendant qu’il célébrait la messe, la Viergelui a manifesté le désir que ce sanctuaire lui fût spécialementconsacré et cela seul a suffi. Cette église qui était alors déserten’a plus désempli depuis lors et des milliers d’ex-voto attestentles grâces que depuis cette époque la Madone accorde auxvisiteurs !

Oui, mais en somme, conclut Durtal, tous ces quémandeurs ne sontpas des âmes bien extraordinaires, car enfin, la plupart sontsemblables à moi ; ils y sont dans leur intérêt, pour eux, etnon pour Elle.

Et il se rappela la réplique de l’abbé Gévresin auquel il avaitdéjà fait cette réflexion :

– Vous seriez singulièrement avancé dans la voie de laperfection, si vous n’y alliez que pour Elle.

Soudain, après tant d’heures passées dans les chapelles, unedétente eut lieu ; la chair éteinte sous la cendre des prièresse ralluma et l’incendie, jailli des bas-fonds, devintterrible.

Florence revint trouver Durtal, chez lui, dans les églises, dansla rue, partout ; et il resta constamment en vigie devant lesappas réapparus de cette fille.

Le temps s’en mêla ; les firmaments pourrirent ; unété orageux sévit, charriant tous les énervements, affadissanttoutes les volontés, décageant dans de fauves moiteurs la trouperéveillée des vices. Durtal blêmit devant l’horreur des soiréeslongues, devant l’abominable mélancolie des jours qui ne meurentpoint ; à huit heures du soir, le soleil n’était plus couchéet à trois heures du matin, il semblait veiller encore ; lasemaine ne faisait plus qu’une journée ininterrompue et la vie nes’arrêtait point.

Accablé par l’ignominie des soleils en rage et des ciels bleus,dégoûté de baigner dans des Nils de sueur, las de sentir desNiagaras lui couler sous le chapeau, il ne sortit plus de chezlui ; mais alors, dans la solitude, les immondicesl’envahirent.

Ce fut l’obsession, par la pensée, par l’image, par tout, lahantise d’autant plus terrible qu’elle se spécialisait, qu’elle nes’égarait pas, qu’elle se concentrait toujours sur le mêmepoint ; la figure de Florence, le corps, le gîte même desébats avoués s’effaçaient ; il ne restait plus devant lui quel’obscure région où cette créature transférait le siège de sessens.

Durtal résistait, puis, affolé, prenait la fuite, essayait de sebriser par de grandes marches, de se distraire par des promenades,mais l’ignoble régal le suivait quand même dans ses courses,s’installait devant lui au café, s’interposait entre ses yeux et lejournal qu’il voulait lire, l’accompagnait à table, se précisaitdans les taches de la nappe et dans les fruits. Il finissait, aprèsdes heures de luttes, par échouer, vaincu, chez cette fille, et ilen partait, accablé, mourant de dégoût et de honte, sanglotantpresque.

Et il n’éprouvait aucun allègement de ces fatigues ;c’était même le contraire ; loin de fuir, le charme exécrés’imposait plus violent encore et plus tenace. Alors, Durtal enarrivait à se proposer, à accepter de singuliers compromis. Sij’allais visiter, se disait-il, une autre femme que je connais etque les caresses régulières décident encore, peut-êtrearriverais-je à me briser les nerfs, à chasser cette possession, àm’assouvir, sans ces ennuis et ces remords ; et il le fit,tâchant de se persuader qu’il serait plus pardonnable, qu’ilpécherait moins, en agissant ainsi.

Le résultat le plus clair de cette tentative fut de ramener, parla comparaison forcée des joutes, le souvenir de Florence et deproclamer l’excellence de ses vices.

Il continua donc de se vautrer chez elle, puis il eut, pendantquelques jours, une telle révolte de ce servage, qu’il se hissahors de l’égout et reprit pied.

Alors il parvint à se récupérer, à se réunir, et il se vomit. Ilavait un peu délaissé, pendant cette crise, l’abbé Gévresin auquelil n’osait avouer ces turpitudes ; mais, présageant, àcertains indices, de nouvelles attaques, il s’apeura et s’en fut levoir.

Il lui expliqua ses crises, à mots couverts ; et il sesentait si désarmé, si triste, que les larmes lui venaient auxyeux.

– Eh bien ! êtes-vous sûr maintenant de l’avoir, cerepentir que vous m’assuriez ne pas éprouver jusqu’ici ? ditl’abbé.

– Oui, mais à quoi bon ? Lorsqu’on est si faible que,malgré tous ses efforts, l’on est certain d’être culbuté au premierassaut !

– Ceci, c’est une autre question. – Allons, je vois que vousvous êtes au moins défendu et qu’à l’heure actuelle vous voustrouvez, en effet, dans un état de fatigue qui exige une aide.

Rassurez-vous donc ; allez en paix et péchez moins ;la plus grande part de vos tentations va vous être remise ;vous pourrez, si vous le voulez bien, supporter le reste ;seulement, faites attention, si vous succombez désormais, vousserez sans excuse et je ne réponds pas alors qu’au lieu des’améliorer, votre situation ne s’aggrave..

Et comme Durtal, stupéfié, balbutiait : vous croyez…

– Je crois, fit le prêtre, à la substitution mystique dont jevous ai parlé ; vous l’expérimenterez sur vous-mêmed’ailleurs ; des saintes vont, pour vous secourir, entrer enlice ; elles prendront le surplus des assauts que vous nepouvez vaincre ; sans même qu’ils connaissent votre nom, dufond de leur province, des monastères de carmélites et de clarissesvont, sur une lettre de moi, prier pour vous.

Et le fait est qu’à partir de ce jour-là, les attaques les pluslancinantes cessèrent. Cette accalmie, cette trève, la dut-il àl’intercession des ordres cloîtrés ou au changement de temps qui seproduisit, à la défaillance du soleil qui se submergea sous desflots de pluie ; il ne le sut ; une seule chose étaitcertaine, c’est que les tentations s’espacèrent et qu’il putimpunément les subir.

Cette idée de couvents le tirant par compassion de la bourbe oùil s’enlisait, le ramenant par charité sur une berge, l’exalta. Ilvoulut aller, avenue de Saxe, prier chez les soeurs de celles quisouffraient pour lui.

Plus de lumières, plus de foules, comme ce matin où il avaitassisté à une prise de voile ; plus d’odeur de cire etd’encens, plus de défilé de robe pourpre et de chape d’or ;c’était le désert et la nuit.

Il se tenait là, seul, dans cette chapelle sombre et humide,sentant l’eau qui dort ; et, sans dévider le tournebroche deschapelets ou répéter les oraisons apprises, il rêvassait, cherchantà voir un peu clair dans sa vie, à se rendre compte. Et tandisqu’il se colligeait, des voix lointaines arrivaient derrière lagrille et elles s’approchaient peu à peu, passaient par le noirtamis du voile, tombaient brisées autour de l’autel dont la masseconfuse se dressait dans l’ombre.

Ces voix des Carmélites aidaient Durtal à s’effondrer dans ledésespoir.

Assis sur une chaise il se disait : Lorsqu’on est ainsi que moiincapable de désintéressement quand on lui parle, il est presquehonteux de l’oser prier, car enfin si je songe à lui, c’est pourdemander un peu de bonheur-et cela n’a aucun sens. Dans l’immédiatnaufrage de la raison humaine voulant expliquer l’effrayante énigmedu pourquoi de la vie, une seule idée surnage, au milieu des débrisdes pensées qui sombrent, l’idée d’une expiation que l’on sent etdont on ne comprend pas la cause, l’idée que le seul but assigné àla vie est la Douleur.

Chacun aurait un compte de souffrances physiques et morales àépuiser et alors quiconque ne le règle pas, ici-bas, le solde aprèsla mort ; le bonheur ne serait qu’un emprunt qu’il faudraitrendre ; ses simulacres mêmes s’assimileraient à des avancesd’hoirie sur une future succession de peines.

Qui sait, dans ce cas, si les anesthésiques qui suppriment ladouleur corporelle n’endettent point ceux qui s’en servent ?Qui sait si le chloroforme n’est pas un agent de révolte et sicette lâcheté de la créature à souffrir n’est point une sédition,presque un attentat contre les volontés du ciel ? S’il en estainsi, ces arriérés de tortures, ces débets de détresse, ceswarrants de peines évitées, doivent produire de terribles intérêts,Là-Haut ; cela justifie le cri d’armes de sainte Térèse : »Seigneur, toujours souffrir ou mourir ! » cela expliquepourquoi, dans leurs épreuves, les saints se réjouissent etsupplient le Seigneur de ne les point épargner, car ils savent,ceux-là, qu’il faut payer la somme purificatrice des maux pourdemeurer, après la mort, indemne.

Puis, soyons justes, sans la douleur, l’humanité serait tropignoble, car elle seule peut, en les épurant, exhausser lesâmes ! Mais tout ça, ce n’est rien moins que consolant,reprit-il. – Et quel accompagnement pour ses tristes songeries queles voix en deuil de ces nonnes ! Ah ! C’est vraimentaffreux.

Et il finissait par fuir, par échouer, pour dissiper sonnavrement, dans le monastère voisin situé au fond de l’impasse deSaxe, dans une allée de banlieue, pleine de réduits qui précèdentdes jardins où des serpents en cailloux de rivière se déroulentautour de pastilles d’herbes.

C’était là que résidaient les pauvres clarisses humiliées del’Ave Maria, un ordre encore plus rigide que celui des carmélites,mais plus indigent, moins comme il faut, plus humble.

On pénétrait dans ce cloître par une petite porte pousséecontre ; l’on montait, sans rencontrer personne, jusqu’audeuxième étage et l’on découvrait une chapelle dont les fenêtreslaissaient voir des arbres qui se balançaient dans des pépiementsde moineaux fous.

C’était encore une sépulture ; mais ce n’était plus, commeen face, la tombe, au fond d’un caveau noir ; c’était plutôtun cimetière avec des nids chantant, au soleil, dans desbranches ; l’on se serait cru, à plus de vingt lieues deParis, à la campagne.

Le décor de cette claire chapelle essayait pourtant d’êtresombre ; il ressemblait à celui de ces boutiques de marchandsde vins dont les cloisons simulent des murs de caves, avec dechimériques pierres peintes dans les raies imitées d’un fauxciment. Seulement, la hauteur de la nef sauvait l’enfantillage decette imposture, relevait la vulgarité de ce trompe-l’oeil.

Au fond, se dressait au-dessus d’un parquet ciré à glace unautel, flanqué, de chaque côté, d’une grille de fer voilée de noir.Ainsi que le prescrit saint François, tous les ornements, lecrucifix, les chandeliers, le tabernacle, étaient en bois ; iln’y avait aucun objet de métal exposé, aucune fleur ; le seulluxe de cette chapelle consistait en des vitraux modernes dont l’unreprésentait saint François d’Assise et l’autre sainte Claire.

Durtal jugeait ce sanctuaire aéré et charmant, mais il n’yséjournait que quelques minutes, car ce n’était point ainsi quedans le Carmel un isolement absolu, une paix noire ; là,toujours, deux ou trois clarisses trottinaient dans la chapelle, leregardaient en rangeant les chaises, semblaient étonnées par saprésence.

Elles le gênaient et il avait peur, lui aussi, de les gêner, sibien qu’il se retirait, mais cette courte halte suffisait poureffacer ou tout au moins pour amoindrir la funèbre impression ducouvent voisin.

Et Durtal s’en revenait, à la fois très apaisé et trèsinquiet ; très apaisé au point de vue lubrique, très inquietsur le parti qu’il devait prendre.

Il sentait monter, grandir, de plus en plus, en lui, ce souhaitd’en finir avec ces litiges et avec ces transes et il pâlissait dèsqu’il songeait à renverser sa vie, à renoncer à jamais auxfemmes.

Mais s’il avait encore des hésitations et des craintes, iln’avait déjà plus la ferme intention de résister ; ilacceptait en principe maintenant l’idée d’un changementd’existence, seulement il tâchait de retarder le jour, de reculerl’heure, il tentait de gagner du temps.

Puis, de même que les gens qui s’exaspèrent dans l’attente, ildésirait, certains autres jours, ne plus différer l’inévitableinstant et il se criait : que ça se termine ! Tout plutôt quede rester ainsi !

Et, ce souhait ne paraissant pas s’exaucer, il se décourageaitaussitôt, voulait ne plus songer à rien, regrettait le temps passé,déplorait de se sentir charrié par un courant pareil !

Et quand il se ranimait un peu, il essayait encore des’ausculter. Au fond, je ne sais plus du tout où j’en suis, sedisait-il ; ce flux et reflux de voeux différentsm’effarent ; mais comment en suis-je venu là et qu’est-ce quej’ai ? Ce qu’il ressentait, depuis que sa chair le laissaitplus lucide, était si insensible, si indéfinissable, si continupourtant, qu’il devait renoncer à comprendre. En somme, chaque foisqu’il voulait descendre en lui-même, un rideau de brume se levaitqui masquait la marche invisible et silencieuse d’il ne savaitquoi. La seule impression qu’il rapportait, en remontant, c’est quec’est bien moins lui qui s’avançait dans l’inconnu, que cet inconnuqui l’envahissait, le pénétrait, s’emparait peu à peu de lui.

Quand il entretenait l’abbé de cet état tout à la fois lâche etrésigné, implorant et craintif, le prêtre se bornait à sourire.

– Terrez-vous dans la prière et baissez le dos, lui dit-il unjour.

– Mais je suis las de tendre l’échine, en piétinant toujours surla même place, s’écria Durtal. J’en ai surtout assez de me sentirpoussé par les épaules et conduit je ne sais où ; d’une façonou d’une autre, il est vraiment temps que cette situationfinisse.

– Evidemment. – Et, le regardant dans les yeux, l’abbé, debout,dit d’un ton grave :

– Cette marche vers Dieu que vous trouvez si obscure et silente, elle est au contraire si lumineuse et si rapide qu’elle m’étonne ; seulement, comme vous ne 9 bougez point, vous ne vousrendez point compte de la vitesse qui vous emporte.

Allez, avant qu’il ne soit longtemps, vous serez mûr et, sansqu’il soit besoin de secouer l’arbre, vous vous détacherez seul. Laquestion qui reste maintenant à résoudre est celle de savoir dansquel réceptacle il faudra vous mettre, lorsque vous tomberez enfinde votre vie.

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