En Route

Chapitre 7

 

Mais… mais… , s’écria Durtal, il va pourtant falloirs’expliquer ; à la fin, avec ses sous-entendus tranquilles,l’abbé m’embête ! Son réceptacle où il devra me mettre !- Il n’a pas, je présume, l’idée de faire de moi un séminariste ouun moine ; le séminaire est, à mon âge, dénué d’intérêt, etquant au couvent, il est séduisant au point de vue mystique et mêmecapiteux au point de vue de l’art, mais je n’ai pas les aptitudesphysiques et encore moins les prédispositions spirituelles pour m’interner à jamais dans un cloître ; laissons donc cela, maisalors que veut-il dire ?

D’autre part, il a tenu à me prêter les oeuvres de saint Jean dela Croix, à me les faire lire ; il a donc un but, car il n’estpas homme à marcher à tâtons et il sait ce qu’il veut et où ilva ; s’imagine-t-il que je suis destiné à la vie parfaite etveut-il me mettre en garde par cette lecture contre lesdésillusions que, suivant lui, les débutants éprouvent ; sonflair me semble s’égarer quand il en arrive là. J’ai bien l’horreurdu bigotisme et des maniques pieuses, mais je ne me sens pasattiré, tout en les admirant, vers les phénomènes de la mystique.Non, cela m’ intéresse à regarder chez les autres ; je veuxbien voir cela de ma fenêtre, mais je me refuse à descendre ;je n’ai pas la prétention de devenir un saint ; tout ce que jedésire, c’est atteindre l’état intermédiaire entre lebondieusardisme et la sainteté. C’est un idéal affreusement bas,mais, dans la pratique, c’est le seul que je me crois capabled’atteindre, et encore !

Puis, allez donc vous frotter à ces questions ! Si l’on setrompe, si l’on obéit à de fausses impulsions, on côtoie la folie,dès qu’on s’avance. Comment, à moins d’une grâce touteparticulière, savoir si l’on est bien dans le chemin ou si l’on nese dirige pas dans la nuit, vers les abîmes ? Voici, parexemple, les entretiens de Dieu avec l’âme qui sont si fréquentsdans la vie mystique ; eh bien, comment être sûr que cettevoix intérieure, que ces paroles distinctes que l’on n’entend pasavec les oreilles du corps et qui sont perçues par l’âme d’unefaçon beaucoup plus claire, beaucoup plus nette que si elles luiarrivaient par les conduites des sens, sont véridiques ?Comment s’assurer qu’elles émanent de Dieu et non de notreimagination ou du diable même ?

Je sais bien que sainte Térèse traite longuement cette matièredans ses Châteaux intérieurs et qu’elle indique les signes auxquelson peut reconnaître l’origine de ces paroles ; mais sespreuves ne me paraissent pas toujours si faciles qu’elle le croit àdiscerner.

Si ces phrases viennent de Dieu, dit-elle, elles sont toujoursaccompagnées d’effet et portent avec elles une autorité à laquellerien ne résiste ; ainsi une âme est dans la peine et leSeigneur profère simplement en elle ces mots « ne t’ afflige pas » etaussitôt la bourrasque dévie et la joie renaît. En second lieu, cesparoles laissent l’âme dans une indissoluble paix ; enfinelles se gravent dans la mémoire et souvent même ne s’effacentplus.

Dans le cas contraire, reprend-elle, si ces paroles proviennentde l’imagination ou du démon, aucun de ces effets ne seproduit ; mais une sorte de malaise, d’angoisse, de doute voustorture ; de plus, ces phrases s’évaporent en partie,fatiguent l’âme qui s’efforce, en vain, de les reconstituer dansleur entier.

Malgré ces points de repère, l’on se tient, en somme, sur unterrain mouvant où l’on peut s’enfoncer à chaque pas ; maissaint Jean de la Croix intervient à son tour, et, lui, vous ordonnede ne pas bouger. Que faire alors ?

L’on ne doit pas, dit-il, aspirer à ces communicationssurnaturelles et s’y arrêter et cela pour deux motifs : d’abord,parce qu’il y a humilité, abnégation parfaite à se refuser d’ycroire ; ensuite, parce qu’en agissant de la sorte, on sedélivre du travail nécessaire pour s’assurer si ces visions vocalessont vraies ou fausses ; on se dispense ainsi d’un examen quin’a d’autre profit pour l’âme que perte de temps etinquiétudes.

Bien – mais si ces paroles sont réellement prononcées par Dieu,on se rebelle contre sa volonté, en demeurant sourd ! Et puis,ainsi que l’affirme sainte Térèse, il n’est pas en notre pouvoir dene point les écouter et l’âme ne peut penser qu’à ce qu’elleentend, quand Jésus lui parle ! – D’ailleurs tous lesraisonnements sur cette question vacillent, car l’on n’entre pas,de son plein gré, dans la voie étroite, comme l’appellel’Eglise ; on y est mené, projeté, malgré soi souvent, et larésistance est impossible ; les phénomènes se succèdent etrien au monde n’est de force à les enrayer, exemple sainte Térèsequi, bien qu’elle se défendît par humilité, tombait en extase sousle souffle divin et s’enlevait du sol.

Non, ces états surhumains m’effraient et je ne tiens pas, parexpérience, à les connaître. Quant à saint Jean de la Croix, l’abbén’a pas tort de le déclarer unique, mais bien qu’il taraude lescouches les plus profondes de l’âme et atteigne là où jamais latarière humaine n’a pénétré, il me gêne quand même, dans monadmiration, car son oeuvre est pleine de cauchemars qui m’interdisent ; je ne suis pas bien certain avec cela que sesgéhennes soient exactes ; enfin certaines de ses affirmationsne me convainquent pas. Ce qu’il appelle « la Nuit obscure » estincompréhensible ; les souffrances de cette ténèbre dépassentle possible, s’écrie-t-il, à chaque page. Ici, je perds pied. Je m’imagine bien, pour les avoir ressentis, des douleurs morales,atroces, des décès de parents ou d’amis, des amours déçues, desespoirs effondrés, des misères spirituelles de toute sorte, mais cemartyre-là qu’il déclare supérieur aux autres m’ échappe, car ilest hors de nos intérêts humains, hors de nos affections ; ilse meut dans une sphère inaccessible, dans un monde inconnu et siloin de nous !

J’ai décidément peur qu’il n’y ait abus de métaphores etgongorisme d’homme du Midi, chez ce terrible Saint !

Au reste, voici encore un point où l’abbé m’ étonne. Lui qui estsi doux, témoigne d’un certain penchant pour le pain sec de lamystique : les effusions de Ruysbroeck, de sainte Angèle, de sainteCatherine de Gênes, le touchent moins que les raisonnements dessaints ergoteurs et durs ; et pourtant, à côté de ceux-là, ilm’a recommandé la lecture de Marie d’Agréda qu’il ne devrait paschoyer, car elle n’a aucune des qualités que, dans les oeuvres desainte Térèse et de saint Jean de la Croix, l’on aime.

Ah ! il peut se flatter de m’avoir infligé une incomparabledésillusion, en me prêtant sa Cité mystique!

Sur le renom de cette Espagnole, je m’attendais à des soufflesprophétiques, à de formidables empans, à d’extraordinaires visionset pas du tout, c’est simplement bizarre et pompeux, pénible etfroid. Puis la phraséologie de son livre est insoutenable. Toutesces expressions dont ces tomes énormes fourmillent : « ma divinePrincesse », « ma grande Reine », « ma grande Dame », alors qu’elles’adresse à la Vierge qui la traite à son tour de « ma trèschère » ; cette façon qu’a le Christ de l’appeler « mon épouse »,ma « bien-aimée », de la citer continuellement comme « l’objet de sescomplaisances et de ses délices » ; cette manière qu’elleadopte de nommer les anges « les courtisans du grand Roi », m’agacentet me lassent.

Ça sent les perruques et les jabots, les révérences et les rondsde jambes, ça se passe à Versailles, c’est une mystique de courdans laquelle le Christ pontifie, affublé du costume de LouisXIV.

Sans compter, reprit-il, que Marie d’Agréda se répand en de bienextravagants détails. Elle nous entretient du lait de la Vierge quine pouvait tourner, des misères féminines dont elle futexempte ; elle explique le mystère de la conception par troisgouttes de sang qui jaillirent du coeur de Marie dans sa matrice oùle Saint-esprit s’en servit pour former l’enfant ; elledéclare enfin que saint Michel, que saint Gabriel remplirent lesfonctions de sages-femmes et assistèrent, vivants, sous une formehumaine, aux couches de la Vierge !

C’est tout de même un peu fort ! – je sais bien ce querépond l’abbé, qu’il n’y a pas à tenir compte de ces étrangetés etde ces erreurs, mais qu’il faut lire la Cité mystique au point devue de la vie intérieure de la Sainte Vierge. – Oui, mais alors lelivre de M. Olier, qui traite le même sujet, me paraît autrementcurieux, autrement sûr !

Ce prêtre forçait-il la note, jouait-il un rôle ? Durtal sele demandait, en voyant sa ténacité à ne pas s’écarter pendant uncertain temps des mêmes questions. Il essayait quelquefois, pour letâter, de détourner la conversation, mais doucement l’abbé souriaitet la ramenait là où il voulait qu’elle fût.

Quand il crut avoir saturé Durtal d’oeuvres mystiques, il enparla moins et il parut ne plus s’éprendre que des ordresreligieux, surtout de l’ordre de saint Benoît. Très habilement, ilincita Durtal à s’intéresser à cet institut, à l’interroger, et,une fois bien installé sur ce terrain, il n’en démarra plus.

Cela commença un jour où Durtal causait avec lui duplain-chant.

– Vous avez raison de l’aimer, dit l’abbé, car même en dehors dela liturgie et de l’art, ce chant, si j’en crois saint Justin,apaise les attraits et les concupiscences de la chair, « affectioneset concupiscentias carnis sedat » ; mais laissez-moi vousl’assurer, vous ne le connaissez que par ouï-dire ; il n’y aplus maintenant de vrai plain-chant dans les églises ; cesont, ainsi que pour les produits de la thérapeutique, desfrelatages plus ou moins audacieux qu’on vous présente.

Aucun des chants à peu près respectés par les maîtrises – leTantum ergo par exemple – n’est désormais exact. Il demeure presquefidèle jusqu’au verset Praestet fides et là il déraille ; ilne tient pas compte des nuances très perceptibles pourtant que lamélodie grégorienne impose à ce moment où le texte avouel’impotence de la raison et l’aide toute-puissante de la foi ;ces adultérations sont plus sensibles encore si vous écoutez, aprèsl’office des Complies, le Salve, Regina. celui-là, on l’abrège deplus de moitié, on l’énerve, on le décolore, on l’ampute de sesneumes, on en fait un moignon de musique ignoble ; si vousaviez entendu ce chant magnifique dans les Trappes, vous pleureriezde dégoût, en l’écoutant braillé à Paris, dans les églises.

Mais en dehors même de l’altération du texte mélodique qui estmaintenant acquise, la façon dont on beugle le plain-chant estpartout absurde ! L’une des premières conditions pour le bienrendre, c’est que les voix marchent ensemble, qu’elles chantenttoutes en même temps, syllabe pour syllabe et note pour note ;il faut l’unisson, en un mot.

Or, vous pouvez le vérifier, la mélodie grégorienne 0 n’est pasainsi traitée : chaque voix fait sa partie et s’isole ;ensuite, la musique plane n’admet pas d’accompagnement : elle doitse chanter, seule et sans orgue ; tout au plus, peut-elletolérer que l’instrument donne l’intonation et accompagne, ensourdine, juste assez, s’il est besoin, pour maintenir la lignetracée des voix ; est-ce ainsi qu’on l’admet dans leséglises ?

– Oui, je sais bien, répondit Durtal. Quand je l’écoute àSaint-Sulpice, à Saint-Séverin, à Notre-Dame-des-Victoires, jen’ignore pas qu’elle est sophistiquée, mais avouez qu’elle estencore superbe ainsi ! Je ne défends pas la supercherie,l’adjonction des fioritures, la fausseté des césures musicales,l’accompagnement délictueux, le ton de concert profane qu’on luiinflige à Saint-Sulpice, mais que voulez-vous que je fasse ? àdéfaut de l’original, je dois bien me contenter d’une copie plus oumoins vile et, je le répète, même exécutée de la sorte, cettemusique est encore si admirable qu’elle m’enchante !

– Mais, fit tranquillement l’abbé, rien ne vous oblige à écouterdu faux plain-chant, alors que vous pouvez en entendre duvrai ; car, ne vous déplaise, à Paris même, il existe unechapelle où il est intact et servi d’après les règles dont j’aiparlé.

– Tiens ! et où ça ?

– Chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, rue Monsieur.

– Et tout le monde peut s’introduire dans ce couvent et assisteraux offices ?

– Tout le monde, – pendant la semaine, on y chante les vêpres àtrois heures, tous les jours, et la grand’messe se célèbre, ledimanche, à neuf heures.

Ah ! si j’avais connu cette chapelle plus tôt, s’écriaDurtal, la première fois qu’il en sortit.

Le fait est qu’elle réunissait toutes les conditions qu’ilpouvait souhaiter ; située dans une rue solitaire, elle étaitd’une intimité pénétrante ; l’architecte qui l’avaitconstruite n’avait rien innové et rien tenté ; il l’avaitbâtie dans le style gothique, sans y ajouter aucune fantaisie deson cru.

Elle figurait une croix, mais l’un des bras était à peineétendu, faute de place, tandis que l’autre s’allongeait en unesalle, séparée du choeur par une grille de fer, au dessus delaquelle un Saint- sacrement était adoré par deux anges agenouillésdont les ailes lilas se repliaient sur des dos roses. Sauf ces deuxstatues, d’une exécution vraiment coupable, le reste était au moinséteint dans l’ombre et ne choquait pas par trop la vue. La chapelleétait obscure et toujours, aux heures des offices, une jeunesacristine, longue et pâle, un peu voûtée, entrait, telle qu’uneombre, et chaque fois qu’elle passait devant l’autel, elle tombait,un genou par terre, et inclinait profondément la tête.

Elle était étrange, à peine humaine, glissait sur les dalles,sans bruit, le front baissé, le bandeau descendu jusqu’aux sourcilset elle semblait s’envoler comme une grande chauve-souris, alorsque, vous tournant le dos, debout devant le tabernacle, elle levaitles bras et remuait ses larges manches noires pour allumer lescierges. Durtal avait, un jour, aperçu ses traits maladifs etcharmants, ses paupières enfumées, ses yeux d’un bleu las, etdeviné un corps fuselé par les prières, sous la robe noire serréepar une ceinture de cuir, ornée d’un petit Saint-sacrement de métaldoré, au-dessous de la guimpe, près du coeur.

La grille de clôture, située à gauche de l’autel était ample,très éclairée par derrière, de sorte que lorsque même les rideauxétaient fermés, l’on pouvait facilement entrevoir tout le chapitre,échelonné dans des stalles de chêne, surmontées, au fond, d’unestalle plus haute où se tenait l’abbesse. Un cierge allumé étaitplanté au milieu de la salle et, jours et nuits, une religieusepriait devant lui, la corde au cou, pour réparer les insultes que,sous la forme eucharistique, Jésus subit.

La première fois qu’il avait visité cette chapelle, Durtal s’yétait rendu, le dimanche, un peu avant l’heure de la messe et ilavait pu assister ainsi à l’entrée des bénédictines, derrière laclaire-voie de fer. Elles s’avançaient, deux par deux, s’arrêtaientau milieu de la grille, faisaient vis-à-vis à l’autel et lesaluaient, puis se regardant elles s’inclinaient l’une devantl’autre ; et ce défilé de femmes noires où n’éclatait que lablancheur du bandeau et du col et la tache dorée du petit ostensoirplacé sur la poitrine, se continuait jusqu’à ce qu’à la fin, lesnovices apparussent à leur tour, reconnaissables au voile blanc quileur couvrait la tête.

Et quand un vieux prêtre, assisté d’un sacristain, commençait lamesse, doucement, au fond du chapitre, un petit orgue donnaitl’intonation aux voix.

Alors Durtal avait pu s’étonner, car il n’avait pas encoreentendu une seule et unique voix faite d’une trentaine peut-être,d’un diapason aussi étrange, une voix supra-terrestre qui brûlaitsur elle-même en l’air et se tordait en roucoulant.

Cela n’avait plus aucun rapport avec le lamento glacé, têtu descarmélites, et cela ne ressemblait pas davantage au timbre asexué,à la voix d’enfant, écachée, arrondie du bout, desfranciscaines ; c’était autre chose.

A la Glacière, en effet, ces voix écrues, bien qu’adoucies etmoirées par les prières, gardaient quand même un peu de l’inflexiontraînante presque commune du peuple dont elles étaientissues ; elles étaient bien épurées, mais elles n’en restaientpas moins humaines. Ici, c’était une tendresse séraphisée desons ; cette voix, sans origine définie, longuement blutéedans le tamis divin, patiemment modelée pour le chant liturgique,se dépliait en s’embrasant, flambait en des bouquets virginaux desons blancs ; s’éteignait, s’effeuillait en des plaintespâles, lointaines, vraiment angéliques, à la fin de certainschants.

Ainsi interprétée, la messe accentuait singulièrement le sens deses proses.

Debout, derrière la grille, le monastère répondait auprêtre.

Durtal avait alors entendu, après un Kyrie eleison dolent etsourd, âpre, presque tragique, le cri décidé, si amoureux et sigrave, du Gloria in excelsis du vrai plain-chant ; il avaitécouté le Credo, lent et nu, solennel et pensif et il avait pus’affirmer que ces chants différaient absolument de ceux que l’onentonnait partout, dans les églises. Saint-Séverin, Saint-Sulpicelui semblaient maintenant profanes ; à la place de ces mollesardeurs, de ces frisures et de ces boucles, de ces angles demélodies limés, de ces terminaisons toutes modernes, de cesaccompagnements incohérents rédigés pour l’orgue, il se trouvait enface d’un chant à la maigreur effilée et nerveuse desPrimitifs ; il voyait la rigidité ascétique de ses lignes, larésonance de son coloris, l’éclat de son métal martelé avec l’artbarbare et charmant des bijoux goths ; il entendait sous larobe plissée des sons palpiter l’âme naïve, l’amour ingénu des âgeset il observait cette nuance curieuse chez les bénédictines : ellesfinissaient les cris d’adoration, les roucoulements de tendresse,en un murmure timide, coupé court, comme reculant par l’humilité,comme s’effaçant par modestie, comme demandant pardon à Dieu d’oserl’aimer.

Ah ! vous avez eu bien raison de m’envoyer là, dit Durtal àl’abbé quand il le vit.

– Je n’avais pas le choix, répondit, en souriant, le prêtre, carl’on ne respecte le plain-chant que dans les abbayes soumises à larègle bénédictine. Ce grand ordre de saint Benoît l’a restauré. DomPothier a fait pour lui ce que Dom Guéranger a fait pour laliturgie.

Au reste, en sus de l’authenticité du texte vocal et de la façonde le traduire, il existe encore deux conditions essentielles etqui ne se rencontrent guère que dans les cloîtres, pour restituerla vie spéciale de ces mélodies, c’est d’abord d’avoir la foi etensuite de connaître le sens des mots qu’on chante.

– Mais, interrompit Durtal, je ne présume pas que lesbénédictines sachent le latin.

– Pardon, parmi les moniales de saint Benoît, et même parmi lessoeurs cloîtrées des autres ordres, il en est un certain nombre quiétudient assez cette langue pour comprendre le bréviaire et lespsaumes. C’est un sérieux avantage qu’elles ont sur les maîtrisesqui ne sont composées, la plupart, que d’artisans sans instructionet sans piété, que de simples ouvriers de voix.

Maintenant, sans vouloir rabaisser votre enthousiasme pour laprobité musicale de ces religieuses, je dois vous dire que, pourbien saisir, dans son altitude, dans son ampleur, ce magnifiquechant, il faut l’entendre non pas vanné par des bouches mêmedésexuées de vierges, mais sorti sans apprêts, tout vif, des lèvresd’hommes. Malheureusement, s’il existe à Paris, rue Monsieur et rueTournefort, deux communautés de bénédictines, il ne s’y trouve pas,en revanche, un véritable couvent de Bénédictins…

– Et, rue Monsieur, elles suivent la règle intégrale de saintBenoît ?

– Oui, mais en sus des voeux habituels de pauvreté, de chasteté,de stabilité en clôture, d’obéissance, elles prononcent encore levoeu de réparation et d’adoration du Saint-sacrement, tel que leformula sainte Mechtilde.

Aussi mènent-elles l’existence la plus austère qui soit parmiles nonnes. Presque jamais de viande ; lever à deux heures dumatin pour chanter l’office de matines et les laudes, et, jours etnuits, étés et hivers, elles se relaient devant le cierge de laréparation et devant l’autel. Il n’y a pas à dire, reprit l’abbé,après un silence, la femme est plus courageuse et plus forte quel’homme ; aucun ascétère masculin ne pourrait, sans dépérir,supporter, dans l’air débilitant de Paris surtout, une viepareille.

– Ce qui me stupéfie peut-être plus encore, fit Durtal, c’estlorsque je songe à la qualité d’obéissance qu’on doit exigerd’elles. Comment une créature douée de volonté peut-elle s’anéantirà un tel point ?

– Oh ! dit l’abbé, l’obéissance est la même dans tous lesgrands ordres ; elle est absolue, sans réticences ; laformule en a été excellemment résumée par saint 8 Augustin. Ecoutezcette phrase que je me rappelle avoir lue dans un commentaire de sarègle :

« On doit entrer dans les sentiments d’une bête de charge et selaisser conduire comme un cheval et un mulet qui n’ont pointd’entendement ou plutôt, afin que l’obéissance soit encore plusparfaite, parce que ces animaux regimbent sous l’éperon, il fautêtre, entre les mains du supérieur, comme une bûche et un troncd’arbre qui n’a ni vie, ni mouvement, ni action, ni volonté, nijugement. » Est-ce clair ?

– C’est surtout effarant ! – J’admets bien, reprit Durtal,qu’en échange de tant d’abnégation, les religieuses sont Là-Hautpuissamment aidées, mais enfin n’y a-t-il pas des moments dedéfaillance, des accès de désespoir, des instants où ellesregrettent l’existence naturelle au plein air, où elles pleurentcette vie de mortes qu’elles se sont faite ; n’y a-t-il pasenfin des jours où les sens réveillés crient ?

– Sans doute ; dans la vie en clôture, l’âge de vingt-neufans est, pour la plupart, à passer, terrible ; car c’est alorsque la crise passionnelle surgit ; si la femme franchit ce cap- et presque toujours elle le franchit – elle est sauvée.

Mais la sédition charnelle n’est pas encore, à proprementparler, l’assaut le plus douloureux qu’elles supportent. Levéritable supplice qu’elles endurent, dans ces heures de trouble,c’est le regret ardent, fou, de cette maternité qu’ellesignorent ; les entrailles délaissées de la femme se révoltentet si plein qu’il soit de Dieu, son coeur éclate, l’enfant Jésusqu’elles ont tant aimé leur apparaît alors si inaccessible et siloin d’elles ! Puis sa vue même les consolerait à peine, carelles rêveraient de le tenir dans leurs bras, de l’emmaillotter, dele bercer, de lui donner le sein, de faire, en un mot, oeuvre demère.

D’autres nonnes ne subissent, elles, aucune attaque précise,aucun siège que l’on connaisse ; seulement sans cause définie,elles languissent, meurent tout à coup comme un cierge sur lequelon souffle. C’est l’acedia des cloîtres qui les éteint.

– Mais savez-vous, Monsieur L’Abbé, que ces détails sont peuencourageants…

Le prêtre haussa les épaules. – C’est le médiocre revers d’unendroit sublime, dit-il ; les récompenses qui sont accordées,même sur cette terre, aux âmes conventuelles sont sisupérieures !

– Enfin je ne suppose pas que lorsqu’une religieuse s’abat,frappée dans sa chair, on l’abandonne. Que fait alors une mèreabbesse ?

– Elle agit suivant le tempérament corporel et suivant lacomplexion d’âme de la malade. Remarquez qu’elle a pu la suivrependant les années de la probation ; qu’elle a forcément prisun ascendant sur elle ; elle doit donc, dans ces moments,surveiller de très près sa fille, s’efforcer de détourner le coursde ses idées, en la brisant par de pénibles travaux et en luioccupant l’esprit ; elle doit ne pas la laisser seule,diminuer au besoin ses prières, restreindre ses heures d’office,supprimer les jeûnes, la nourrir, s’il le faut, mieux. Dansd’autres cas, au contraire, elle peut recourir à de plus fréquentescommunions, pratiquer la minution ou la saignée, lui faire ingérerdes aliments auxquels sont mêlées des semences froides ; maiselle doit surtout prier, ainsi que toute la communauté, pourelle.

Une vieille abbesse de Bénédictines, que j’ai connue àSaint-Omer et qui était une incomparable régisseuse d’âmes,limitait surtout alors la durée des confessions. Aux moindressymptômes qu’elle voyait poindre, elle accordait deux minutes,montre en main, à la pénitente ; et quand ce temps étaitécoulé, elle la renvoyait du confessionnal et la mêlait à sescompagnes.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que, dans les cloîtres, même pour les âmes bienportantes, la confession est l’amollissement le plusdangereux ; c’est, en quelque sorte, un bain trop prolongé ettrop chaud. Là, les moniales débordent, se déploient inutilement lecoeur, s’appesantissent sur leurs maux, les exaspèrent en s’ycomplaisant ; elles en sortent plus débilitées, plus maladesqu’auparavant. Deux minutes doivent, en effet, suffire à unereligieuse pour énoncer ses peccadilles !

Puis… puis… il faut bien l’avouer, le confesseur est un périlpour le monastère-non que je suspecte son honnêteté, ce n’est pointcela que je veux dire-mais comme il est généralement choisi parmiles protégés de l’évêque, il existe de nombreuses chances pourqu’il soit un homme qui ne sache rien et qui, ignorant absolumentle maniement de telles âmes, achève de les détraquer, en lesconsolant. Ajoutez encore que si les attaques démoniaques, trèsfréquentes dans les cloîtres, se produisent, le malheureux restebouche béante, conseille à tort et à travers, entrave l’énergie del’abbesse qui est autrement forte que lui sur ces matières.

– Et, fit Durtal qui chercha ses mots, voyons, je présume quedes histoires dans le genre de celles que Diderot raconte dans cesot volume qu’est la Religieuse sont inexactes ?

– A moins qu’une communauté ne soit pourrie par une supérieurevouée au satanisme, – ce qui, Dieu merci, est rare, – les orduresnarrées par cet écrivain sont fausses, et il y a, d’ailleurs, unebonne raison pour qu’il en soit ainsi, c’est qu’il existe un péchéqui est l’antidote de celui-là, le péché de zèle.

– Hein ?

– Oui, le péché de zèle qui fait dénoncer sa voisine, quisatisfait les jalousies, qui crée l’espionnage pour contenter sesrancunes ; c’est là le vrai péché du cloître. Eh bien, je vousassure que si deux soeurs s’avisaient de perdre toute vergogne,elles seraient aussitôt dénoncées.

– Mais je croyais, Monsieur L’Abbé, que la dénonciation étaitpermise par la plupart des règles d’ordres.

– Oui, mais peut-être serait-on porté à en abuser un peu,surtout dans les couvents de femmes, car vous pensez bien que siles cloîtres renferment de pures mystiques, de véritables saintes,ils tiennent aussi des religieuses moins avancées dans les voies dela perfection et qui conservent bien encore quelques défauts…

– Voyons, puisque nous sommes sur ce chapitre des détailsintimes, oserai-je vous demander si la propreté n’est pas tant soitpeu négligée par ces braves filles ?

Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que, dans lesabbayes de bénédictines que j’ai connues, chaque moniale étaitlibre d’agir comme bon lui semblait ; dans certainesconstitutions d’augustines, le cas est au contraire prévu ;défense est faite de se laver, sinon tous les mois, le corps. Enrevanche, chez les carmélites, la propreté est exigée. SainteTérèse haïssait la crasse et aimait le linge blanc ; sesfilles ont même, je crois, le droit d’avoir une fiole d’eau deCologne dans leurs cellules. Vous le voyez, cela dépend des ordreset probablement aussi, quand les règles n’en font pas expressémentmention, des idées que la supérieure professe à ce sujet.J’ajouterai que cette question ne doit pas être seulement envisagéeau point de vue mondain ; car la saleté corporelle est pourcertaines âmes une souffrance, une mortification de plus qu’elless’imposent. Voyez Benoît Labre !

– Celui qui ramassait sa vermine lorsqu’elle le quittait et laremettait pieusement dans sa manche ! Je préfère desmortifications d’un autre genre.

– Il en est de plus dures, croyez-le, et je doute que celles-làvous conviennent plus. Voudriez-vous imiter Suso qui, pour châtierses sens, traîna pendant dix-huit ans, sur ses épaules nues, uneénorme croix plantée de clous dont les pointes lui foraient leschairs ? Il s’était de plus emprisonné les mains dans desgantelets de cuir hérissés, eux aussi, de clous, de peur d’êtretenté de panser ses plaies. Sainte Rose de Lima ne se traitait pasmieux ; elle s’était ceint le corps d’une chaîne si serréequ’elle avait fini par entrer sous la peau, par disparaître sous lebourrelet saignant des chairs ; elle portait, en outre, uncilice de crin de cheval garni d’épingles et couchait sur destessons de verres ; mais toutes ces épreuves ne sont rien encomparaison de celles que s’infligea une capucine, la vénérablemère Passidée de Sienne.

Celle-là se fustigeait à tour de bras avec des branches degenièvre et de houx, puis elle inondait ses blessures de vinaigreet les saupoudrait de sel ; elle dormait, l’hiver, dans laneige ; l’été sur des touffes d’orties, sur des noyaux, surdes balais ; se mettait des dragées de plomb chaud dans seschaussures, s’agenouillait sur des chardons, sur des épines, surdes râpes. En janvier, elle rompait la glace d’un tonneau et seplongeait dedans ou bien elle s’asphyxiait à moitié, en se faisantpendre, la tête en bas, au tuyau d’une cheminée, dans laquelle onallumait de la paille humide, et j’en passe ; eh bien fitl’abbé, en riant, je crois que si vous aviez à choisir, vousaimeriez encore mieux les mortifications que s’imposait BenoîtLabre.

– J’aimerais surtout mieux rien du tout, répondit Durtal.

Il y eut un instant de silence.

Durtal repensait aux Bénédictines ; – mais, reprit-il,pourquoi font-elles insérer dans la « Semaine religieuse » après leurtitre de Bénédictines du Saint-sacrement, cette mention : »Monastère de Saint Louis du Temple ».

– Parce que, répliqua l’abbé, leur premier couvent a été fondésur les ruines mêmes de la prison du Temple qui leur furentconcédées par ordonnance royale, lorsque Louis XVIII revint enFrance.

Leur fondatrice et leur supérieure fut Louise Adélaïde deBourbon Condé, une malheureuse et nomade princesse dont presquetoute la vie s’était écoulée dans l’exil. Chassée de France par laRévolution et par l’Empire, traquée dans presque tous les pays del’Europe, elle erra au hasard des monastères, cherchant abri,tantôt chez les annonciades de Turin et chez les capucines duPiémont, tantôt chez les trappistines de la Suisse et chez lessoeurs de la visitation de Vienne, tantôt encore chez lesbénédictines de la Lithuanie et de la Pologne. Elle avait fini paréchouer chez les bénédictines du comté de Norfolk, lorsqu’elle putrentrer en France.

C’était une femme singulièrement aguerrie dans la sciencemonastique et très experte à diriger les âmes.

Elle voulut que, dans son abbaye, chaque soeur s’offrit au cielen réparation des crimes commis et qu’elle acceptât les pluspénibles privations pour racheter ceux qui pourraient secommettre ; elle y installa l’adoration perpétuelle et yintroduisit également dans toute sa pureté et, à l’exclusion detout autre, le plain-chant.

Il s’y est, vous avez pu l’entendre, conservé intact ; ilest vrai que, depuis elle, ses religieuses ont reçu des leçons deDom Schmitt, l’un des moines les plus doctes en cette matière.

Enfin, après la mort de la princesse, qui eut lieu en 1824, jecrois, on reconnut que son cadavre exhalait l’odeur de sainteté et,bien qu’elle n’ait pas été canonisée, son intercession est invoquéepar ses filles, dans certains cas. C’est ainsi, par exemple, queles bénédictines de la rue Monsieur s’adressent à elle lorsqu’ellesont perdu un objet et l’expérience démontre que leur prière n’estjamais vaine, que presque aussitôt l’objet égaré se retrouve.

Mais, continua l’abbé, puisque vous aimez tant ce monastère,allez-y, surtout lorsqu’il resplendit. Et le prêtre se leva et pritune Semaine religieuse qui traînait sur sa table.

Il la feuilleta. Tenez, dit-il, et il lut : « Dimanche, à troisheures, vêpres chantées ; cérémonie de vêture, présidée par leRévérendissime Père Dom Etienne, abbé de la Grande Trappe, etSalut. »

– Le fait est que voilà une cérémonie qui m’intéresse !

– J’irai probablement aussi.

– Alors, nous pourrions nous rejoindre dans la chapelle.

– Parfaitement.

– Les prises d’habits n’ont plus aujourd’hui la gaieté qu’ellesavaient au dix-huitième siècle, dans certains instituts debénédictines, entre autres dans l’abbaye de Bourbourg, en Flandre,reprit l’abbé, en souriant, après un silence.

Et comme Durtal l’interrogeait du regard.

– Mais oui, c’était sans tristesse ou c’était du moins d’unetristesse bien spéciale, jugez-en. La veille du jour où lapostulante devait prendre l’habit, elle était présentée à l’abbessedu Bourbourg par le gouverneur de la ville. On lui offrait du painet du vin et elle y goûtait dans l’église même. Le lendemain, ellese rendait, vêtue d’habits magnifiques, dans un bal où se tenaittoute la communauté des religieuses et, là, elle dansait, puis elledemandait à ses parents de la bénir et elle était conduite, au sondes violons, dans la chapelle où l’abbesse prenait possessiond’elle. Elle avait, pour la dernière fois, vu, dans ce bal, lesjoies du monde, car elle était ensuite enfermée, pour le restant deses jours, dans le cloître.

– C’est d’une allégresse macabre, fit Durtal ; il dut yavoir autrefois des coutumes monacales et des congrégationsbizarres, reprit-il.

– Sans doute, mais cela se perd dans la nuit des temps. Il merevient à la mémoire pourtant qu’au quinzième siècle, il existait,sous l’obédience de saint Augustin, un ordre en effet étrange quis’appelait l’ordre des filles de saint Magloire et habitait, dansla rue Saint-Denis, à Paris. Les conditions d’admission étaient aurebours de celles des autres chartes. La postulante devait jurersur les saints evangiles qu’elle avait perdu sa virginité et l’onne s’en rapportait pas à son serment ; on la visitait et sielle était sage, on la déclarait indigne d’être reçue. Ons’assurait également qu’elle ne s’était pas fait déflorer exprèspour pénétrer dans le couvent, 9 mais qu’elle s’était bel et bienlivrée à la luxure, avant de venir solliciter l’abri ducloître.

C’était, en somme, une troupe de filles repenties et la règlequi les assujettissait était farouche. On y était fouetté, jeté aucachot, soumis aux jeûnes les plus durs ; à l’ordinaire, onpratiquait la coulpe trois fois par semaine ; on se levait àminuit ; on était surveillé sans relâche, accompagné même auxendroits les plus secrets ; les mortifications y étaientincessantes et la clôture absolue. Je n’ai pas besoin d’ajouter quecette nonnerie est morte.

– Et qu’elle n’est pas près de renaître, s’écria Durtal ;enfin, Monsieur L’Abbé, à dimanche, rue Monsieur, n’est-cepas ?

Et, sur l’affirmation du prêtre, Durtal partit, ruminant, àpropos des ordres monastiques, des idées baroques. Il faudrait, sedisait-il, fonder une abbaye où l’on pourrait travailler dans unebonne bibliothèque, à l’aise ; on y serait quelques-uns, avecune nourriture possible, du tabac à volonté, la permission d’allerfaire un tour sur le quai, de loin en loin. Et il rit ; maisce ne serait pas un couvent alors ! Ou ce serait un couvent dedominicains, avec les dîners en ville et le flirt de la prédicationen moins !

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