Eugénie Grandet

Dès que Charles eut annoncé son départ, Grandet se mit enmouvement pour faire croire qu’il lui portait beaucoupd’intérêt&|160;; il se montra libéral de tout ce qui ne coûtaitrien, s’occupa de lui trouver un emballeur, et dit que cet hommeprétendait vendre ses caisses trop cher&|160;; il voulut alors àtoute force les faire lui-même, et y employa de vieillesplanches&|160;; il se leva dès le matin pour raboter, ajuster,planer, clouer ses voliges et en confectionner de très bellescaisses dans lesquelles il emballa tous les effets deCharles&|160;; il se chargea de les faire descendre par bateau surla Loire, de les assurer, et de les expédier en temps utile àNantes.

Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s’enfuyaientpour Eugénie avec une effrayante rapidité. Parfois elle voulaitsuivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante despassions, celle dont la durée est chaque jour abrégée par l’âge,par le temps, par une maladie mortelle, par quelques-unes desfatalités humaines, celui-là comprendra les tourments d’Eugénie.Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenanttrop étroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, laville&|160;: elle s’élançait par avance sur la vaste étendue desmers. Enfin la veille du départ arriva. Le matin,&|160;en l’absencede Grandet et de Nanon, le précieux coffret où se trouvaient lesdeux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir dubahut qui fermait à clef et où était la bourse maintenant vide. Ledépôt de ce trésor n’alla pas sans bon nombre de baisers et delarmes. Quand Eugénie mit la clef dans son sein, elle n’eut pas lecourage de défendre à Charles d’y baiser la place.

— Elle ne sortira pas de là, mon ami.

— Eh&|160;! bien, mon cœur y sera toujours aussi.

— Ah&|160;! Charles, ce n’est pas bien, dit-elle d’un accent peugrondeur.

— Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il&|160;; j’ai ta parole,prends la mienne.

— À toi, pour jamais&|160;! fut dit deux fois de part etd’autre.

Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure&|160;: lacandeur d’Eugénie avait momentanément sanctifié l’amour de Charles.Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Malgré la robe d’or etune croix à la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-même,libre d’exprimer ses sentiments, eut la larme à l’œil.

— Ce pauvre mignon, monsieur, qui s’en va sur mer. Que Dieu leconduise.

À dix heures et demie, la famille se mit en route pouraccompagner Charles à la diligence de Nantes. Nanon avait lâché lechien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles.Tous les marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leursboutiques pour voir passer ce cortège, auquel se joignit sur laplace maître Cruchot.

— Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère.

— Mon neveu, dit Grandet sous la porte de l’auberge, enembrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenezriche, vous trouverez l’honneur de votre père sauf. Je vous enréponds, moi, Grandet&|160;; car, alors, il ne tiendra qu’à vousde…

— Ah&|160;! mon oncle, vous adoucissez l’amertume de mon départ.N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez mefaire&|160;?

Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu’il avaitinterrompu, Charles répandit sur le visage tanné de son oncle deslarmes de reconnaissance, tandis qu’Eugénie serrait de toutes sesforces la main de son cousin et celle de son père. Le notaire seulsouriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait biencompris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnés de plusieurspersonnes, restèrent devant la voiture jusqu’à ce qu’ellepartît&|160;; puis, quand elle disparut sur le pont et ne retentitplus que dans le lointain&|160;: — Bon voyage&|160;! dit levigneron. Heureusement maître Cruchot fut le seul qui entenditcette exclamation. Eugénie et sa mère étaient allées à un endroitdu quai d’où elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaientleurs mouchoirs blancs, signe auquel répondit Charles en déployantle sien.

— Ma mère, je voudrais avoir pour un moment la puissance deDieu, dit Eugénie au moment où elle ne vit plus le mouchoir deCharles.

Pour ne point interrompre le cours des événements qui sepassèrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire de jeterpar anticipation un coup d’œil sur les opérations que le bonhommefit à Paris par l’entremise de des Grassins. Un mois après ledépart du banquier, Grandet possédait une inscription de cent millelivres de rente achetée à quatre-vingts francs net. Lesrenseignements donnés à sa mort par son inventaire n’ont jamaisfourni la moindre lumière sur les moyens que sa défiance luisuggéra pour échanger le prix de l’inscription contre l’inscriptionelle-même. Maître Cruchot pensa que Nanon fut, à son insu,l’instrument fidèle du transport des fonds. Vers cette époque, laservante fit une absence de cinq jours, sous prétexte d’allerranger quelque chose à Froidfond, comme si le bonhomme étaitcapable de laisser traîner quelque chose. En ce qui concerne lesaffaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prévisions dutonnelier se réalisèrent.

À la Banque de France se trouvent, comme chacun sait, lesrenseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris etdes départements. Les noms de des Grassins et de Félix Grandet deSaumur y étaient connus et y jouissaient de l’estime accordée auxcélébrités financières qui s’appuient sur d’immenses propriétésterritoriales libres d’hypothèques. L’arrivée du banquier deSaumur, chargé, disait-on, de liquider par honneur la maisonGrandet de Paris, suffit donc pour éviter à l’ombre du négociant lahonte des&|160;protêts. Lalevée des scellés se fit en présence des créanciers, et le notairede la famille se mit à procéder régulièrement à l’inventaire de lasuccession. Bientôt des Grassins réunit les créanciers, qui, d’unevoix unanime, élurent pour liquidateurs le banquier de Saumur,conjointement avec François Keller, chef d’une riche maison, l’undes principaux intéressés, et leur confièrent tousles&|160;pouvoirs nécessaires pour sauver à la fois l’honneur de lafamille et les créances. Le crédit du Grandet de Saumur,l’espérance qu’il répandit au cœur des créanciers par l’organe dedes Grassins, facilitèrent les transactions&|160;; il ne serencontra pas un seul récalcitrant parmi les créanciers. Personnene pensait à passer sa créance au compte de Profits et Pertes, etchacun se disait&|160;: — Grandet de Saumur payera&|160;! Six moiss’écoulèrent. Les Parisiens avaient remboursé les effets encirculation et les conservaient au fond de leurs portefeuilles.Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois aprèsla première assemblée, les deux liquidateurs distribuèrentquarante-sept pour cent à chaque créancier. Cette somme futproduite par la vente des valeurs, possessions, biens et chosesgénéralement quelconques appartenant à feu Guillaume Grandet, etqui fut faite avec une fidélité scrupuleuse. La plus exacte probitéprésidait à cette liquidation. Les créanciers se plurent àreconnaître l’admirable et incontestable honneur des Grandet. Quandces louanges eurent circulé convenablement, les créanciersdemandèrent le reste de leur argent. Il leur fallut écrire unelettre collective à Grandet.

— Nous y voilà, dit l’ancien tonnelier en jetant la lettre aufeu&|160;; patience, mes petits amis.

En réponse aux propositions contenues dans cette lettre, Grandetde Saumur demanda le dépôt chez un notaire de tous les titres decréance existants contre la succession de son frère, en lesaccompagnant d’une quittance des payements déjà faits, sousprétexte d’apurer les comptes, et de correctement établir l’état dela succession. Ce dépôt souleva mille difficultés. Généralement, lecréancier est une sorte de maniaque. Aujourd’hui prêt à conclure,demain il veut tout mettre à feu et à sang&|160;; plus tard il sefait ultra-débonnaire. Aujourd’hui sa femme est de bonne humeur,son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il neveut pas perdre un sou&|160;; demain il pleut, il ne peut passortir, il est mélancolique, il dit oui à toutes les propositionsqui peuvent terminer une affaire&|160;; le surlendemain il lui fautdes garanties, à la fin du mois il prétend vous exécuter, lebourreau&|160;! Le créancier ressemble à ce moineau franc à laqueue duquel on engage les petits enfants à tâcher de poser ungrain de sel&|160;; mais le créancier rétorque cette image contresa créance, de laquelle il ne peut rien saisir. Grandet avaitobservé les variations atmosphériques des créanciers, et ceux deson frère obéirent à tous ses calculs. Les uns se fâchèrent et serefusèrent&|160;net&|160;au dépôt. — Bon&|160;! ça vabien, disait Grandet en se frottant les mains à la lecture deslettres que lui écrivait à ce sujet des Grassins. Quelques autresne consentirent audit dépôt que sous la condition de faire bienconstater leurs droits, ne renoncer à aucuns, et se réserver mêmecelui de faire déclarer la faillite. Nouvelle correspondance, aprèslaquelle Grandet de Saumur consentit à toutes les réservesdemandées. Moyennant cette concession, les créanciers bénins firententendre raison aux créanciers durs. Le dépôt eut lieu, non sansquelques plaintes. — Ce bonhomme, dit-on à des Grassins, se moquede vous et de nous. Vingt-trois mois après la mort de GuillaumeGrandet, beaucoup de commerçants, entraînés par le mouvement desaffaires de Paris, avaient oublié leurs recouvrements Grandet, oun’y pensaient que pour se dire&|160;: — Je commence à croire queles quarante-sept pour cent sont tout ce que je tirerai de cela. Letonnelier avait calculé sur la puissance du temps, qui, disait-il,est un bon diable. À la fin de la troisième année, des Grassinsécrivit à Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millionsquatre cent mille francs restant dus par la maison Grandet, ilavait amené les créanciers à lui rendre leurs titres. Grandetrépondit que le notaire et l’agent de change dont les épouvantablesfaillites avaient causé la mort de son frère,vivaient,&|160;eux&|160;! pouvaient être devenus bons, etqu’il fallait les actionner afin d’en tirer quelque chose etdiminuer le chiffre du déficit. À la fin de la quatrième année, ledéficit fut bien et dûment arrêté à la somme de douze cent millefrancs. Il y eut des pourparlers qui durèrent six mois entre lesliquidateurs et les créanciers, entre Grandet et les liquidateurs.Bref, vivement pressé de s’exécuter, Grandet de Saumur répondit auxdeux liquidateurs, vers le neuvième mois de cette année, que sonneveu, qui avait fait fortune aux Indes, lui avait manifestél’intention de payer intégralement les dettes de son père&|160;; ilne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sansl’avoir consulté&|160;; il attendait une réponse. Les créanciers,vers le milieu de la cinquième année, étaient encore tenus en échecavec le mot&|160;intégralement, de temps en temps lâchépar le sublime tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disaitjamais, sans laisser échapper un fin sourire et un juron, lemot&|160;: — Ces PARISIENS&|160;! Mais les créanciers furentréservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. Ils seretrouveront dans la position où les avait maintenus Grandet aumoment où les événements de cette histoire les obligeront à yreparaître. Quand les rentes atteignirent à 115, le père Grandetvendit, retira de Paris environ deux millions quatre cent millefrancs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six centmille francs d’intérêts composés que lui avaient donnés sesinscriptions. Des Grassins demeurait à Paris. Voici pourquoi.D’abord il fut nommé député&|160;; puis il s’amouracha, lui père defamille, mais ennuyé par l’ennuyeuse vie saumuroise, de Florine,une des plus jolies actrices du théâtre de Madame, et il y eutrecrudescence du quartier-maître chez le banquier. Il est inutilede parler de sa conduite&|160;; elle fut jugée à Saumurprofondément immorale. Sa femme se trouva très heureuse d’êtreséparée de biens et d’avoir assez de tête pour mener la maison deSaumur, dont les affaires se continuèrent sous son nom, afin deréparer les brèches faites à sa fortune par les folies de monsieurdes Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation faussede la quasi-veuve, qu’elle maria fort mal sa fille, et dut renoncerà l’alliance d’Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit desGrassins à Paris, et y devint, dit-on, fort mauvais sujet. LesCruchot triomphèrent.

— Votre mari n’a pas de bon sens, disait Grandet en prêtant unesomme à madame des Grassins, moyennant sûretés. Je vous plainsbeaucoup, vous êtes une bonne petite femme.

— Ah&|160;! monsieur, répondit la pauvre dame, qui pouvaitcroire que le jour où il partit de chez vous pour aller à Paris, ilcourait à sa ruine.

— Le ciel m’est témoin, madame, que j’ai tout fait jusqu’audernier moment pour l’empêcher d’y aller. Monsieur le présidentvoulait à toute force l’y remplacer&|160;; et, s’il tenait tant às’y rendre, nous savons maintenant pourquoi.

Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des Grassins.

En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur quen’en a l’homme, et souffrent plus que lui. L’homme a sa force, etl’exercice de sa puissance&|160;: il agit, il va, il s’occupe, ilpense, il embrasse l’avenir et y trouve des consolations. Ainsifaisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face à face avecle chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu’au fond del’abîme qu’il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses vœuxet de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie. Elle s’initiait à sadestinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours letexte de la vie des femmes. Eugénie devait être toute la femme,moins ce qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous seméssur la muraille,&|160;suivant la sublime expression de Bossuet, nedevait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins nese font jamais attendre, et pour elle ils arrivèrent bientôt. Lelendemain du départ de Charles, la maison Grandet reprit saphysionomie pour tout le monde, excepté pour Eugénie qui la trouvatout à coup bien vide. À l’insu de son père, elle voulut que lachambre de Charles restât dans l’état où il l’avait laissée. MadameGrandet et Nanon furent volontiers complices de ce&|160;statuquo.

— Qui sait s’il ne reviendra pas plus tôt que nous ne lecroyons, dit-elle.

— Ah&|160;! je le voudrais voir ici, répondit Nanon. Jem’accoutumais ben à lui&|160;! C’était un ben doux, un ben parfaitmonsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille. Eugénie regardaNanon.

— Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux à la perditionde votre âme&|160;! Ne regardez donc pas le monde comme ça.

Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit unnouveau caractère. Les graves pensées d’amour par lesquelles sonâme était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnèrentà ses traits cette espèce d’éclat que les peintres figurent parl’auréole. Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait êtrecomparée à la Vierge avant la conception, quand il fut parti elleressemblait à la Vierge mère&|160;: elle avait conçu l’amour. Cesdeux Maries, si différentes et si bien représentées par quelquespeintres espagnols, constituent l’une des plus brillantes figuresqui abondent dans le christianisme. En revenant de la messe où ellealla le lendemain du départ de Charles, et où elle avait fait vœud’aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville,une mappemonde qu’elle cloua près de son miroir, afin de suivre soncousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre unpeu, soir et matin, dans le vaisseau qui l’y transportait, de levoir, de lui adresser mille questions, de lui dire&|160;: — Es-tubien&|160;? ne souffres-tu pas&|160;? penses-tu bien à moi, envoyant cette étoile dont tu m’as appris à connaître les beautés etl’usage&|160;? Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer,assise sur le banc de bois rongé par les vers et garni de moussegrise où ils s’étaient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, oùils avaient bâti les châteaux en Espagne de leur joli ménage. Ellepensait à l’avenir en regardant le ciel par le petit espace que lesmurs lui permettaient d’embrasser&|160;; puis le vieux pan demuraille, et le toit sous lequel était la chambre de Charles.Enfin&|160;ce fut l’amour solitaire, l’amour vrai qui persiste, quise glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou,comme eussent dit nos pères, l’étoffe de la vie. Quand lessoi-disant amis du père Grandet venaient faire la partie le soir,elle était gaie, elle dissimulait&|160;; mais, pendant toute lamatinée, elle causait de Charles avec sa mère et Nanon. Nanon avaitcompris qu’elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeunemaîtresse sans manquer à ses devoirs envers son vieux patron, ellequi disait à Eugénie&|160;: — Si j’avais eu un homme à moi, jel’aurais… suivi dans l’enfer. Je l’aurais… quoi… Enfin, j’auraisvoulu m’exterminer pour lui&|160;; mais… rien. Je mourrai sanssavoir ce que c’est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que cevieux Cornoiller, qu’est un bon homme tout de même, tourne autourde ma jupe, rapport à mes rentes, tout comme ceux qui viennent iciflairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour&|160;? Jevois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois grossecomme une tour&|160;; hé&|160;! bien, mam’zelle, ça me faitplaisir, quoique ça ne soye pas de l’amour.

Deux mois se passèrent ainsi. Cette vie domestique, jadis simonotone, s’était animée par l’immense intérêt du secret qui liaitplus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchersgrisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore.Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait leportrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par samère au moment où elle était occupée à chercher les traits deCharles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiée auterrible secret de l’échange fait par le voyageur contre le trésord’Eugénie.

— Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. Que diras-tudonc à ton père, au jour de l’an, quand il voudra voir tonor&|160;?

Les yeux d’Eugénie devinrent fixes, et ces deux femmesdemeurèrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée.Elles furent assez troublées pour manquer la grand’messe, etn’allèrent qu’à la messe militaire. Dans trois jours l’année 1819finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action,une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sangrépandu&|160;; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle quetous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides.

— Qu’allons-nous devenir&|160;? dit madame Grandet à sa fille enlaissant son tricot sur ses genoux.

La pauvre mère subissait de tels troubles depuis deux moisque&|160;les manches de laine dont elle avait besoin pour son hivern’étaient pas encore finies. Ce fait domestique, minime enapparence, eut de tristes résultats pour elle. Faute de manches, lefroid la saisit d’une façon fâcheuse au milieu d’une sueur causéepar une épouvantable colère de son mari.

— Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m’avais confié tonsecret, nous aurions eu le temps d’écrire à Paris à monsieur desGrassins. Il aurait pu nous envoyer des pièces d’or semblables auxtiennes&|160;; et, quoique Grandet les connaisse bien,peut-être…

— Mais où donc aurions-nous pris tant d’argent&|160;?

— J’aurais engagé mes propres. D’ailleurs monsieur des Grassinsnous eût bien…

— Il n’est plus temps, répondit Eugénie d’une voix sourde etaltérée en interrompant sa mère. Demain matin ne devons-nous pasaller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre&|160;?

— Mais, ma fille, pourquoi n’irais-je donc pas voir lesCruchot&|160;?

— Non, non, ce serait me livrer à eux et nous mettre sous leurdépendance. D’ailleurs j’ai pris mon parti. J’ai bien fait, je neme repens de rien. Dieu me protégera. Que sa sainte volonté sefasse. Ah&|160;? si vous aviez lu sa lettre, vous n’auriez penséqu’à lui, ma mère.

Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante àlaquelle la mère et la fille étaient en proie leur suggéra la plusnaturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans lachambre de Grandet. L’hiver de 1819 à 1820 fut un des plusrigoureux de l’époque. La neige encombrait les toits.

Madame Grandet dit à son mari, dès qu’elle l’entendit se remuantdans sa chambre&|160;: — Grandet, fais donc allumer par Nanon unpeu de feu chez moi&|160;; le froid est si vif que je gèle sous macouverture. Je suis arrivée à un âge où j’ai besoin de ménagements.D’ailleurs, reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendras’habiller là. Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie àfaire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons tesouhaiter le bon an près du feu, dans la salle.

— Ta, ta, ta, ta, quelle langue&|160;! comme tu commencesl’année, madame Grandet&|160;? Tu n’as jamais tant parlé. Cependanttu n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. Il y eut unmoment de silence. Eh&|160;! bien, reprit le bonhomme, que sansdoute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce quevous voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et jene veux pas qu’il t’arrive malheur à l’échéance de ton âge, quoiqueen général les La Bertellière soient faits de vieux ciment.Hein&|160;! pas vrai&|160;? cria-t-il après une pause. Enfin, nousen avons hérité, je leur pardonne. Et il toussa.

— Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvrefemme.

— Toujours gai, moi…

Gai, gai, gai, le tonnelier,

Raccommodez votre cuvier&|160;!

ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillé. Oui, nom d’unpetit bonhomme, il fait solidement froid tout de même. Nousdéjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m’a envoyé un pâté defoies gras truffé&|160;! Je vais aller le chercher à la diligence.Il doit y avoir joint un double napoléon pour Eugénie, vint luidire le tonnelier à l’oreille. Je n’ai plus d’or, ma femme. J’avaisbien encore quelques vieilles pièces, je puis te dire cela àtoi&|160;; mais il a fallu les lâcher pour les affaires. Et, pourcélébrer le premier jour de l’an, il l’embrassa sur le front.

— Eugénie, cria la bonne mère, je ne sais sur quel côté ton pèrea dormi, mais il est bon homme, ce matin. Bah&|160;! nous nous entirerons.

— Quoi qu’il a donc, notre maître&|160;? dit Nanon en entrantchez sa maîtresse pour y allumer du feu. D’abord, il m’a dit&|160;:«&|160;Bonjour, bon an, grosse bête&|160;! Va faire du feu chez mafemme, elle a froid.&|160;» Ai-je été sotte quand je l’ai vu metendant la main pour me donner un écu de six francs qui n’est quasipoint rogné du tout&|160;! tenez, madame, regardez-le donc&|160;?Oh&|160;! le brave homme. C’est un digne homme, tout de même. Il yen a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent&|160;; mais lui,il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C’est un benparfait, un ben bon homme…

Le secret de cette joie était dans une entière réussite de laspéculation de Grandet. Monsieur des Grassins, après avoir déduitles sommes que lui devait le tonnelier pour l’escompte des centcinquante mille francs d’effets hollandais, et pour le surplusqu’il lui avait avancé afin de compléter l’argent nécessaire àl’achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par ladiligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre deses intérêts, et lui&|160;avait annoncé la hausse des fondspublics. Ils étaient alors à 89, les plus célèbres capitalistes enachetaient, fin janvier, à 92. Grandet gagnait, depuis deux mois,douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, etallait désormais toucher cinquante mille francs tous les six moissans avoir à payer ni impositions, ni réparations. Il concevaitenfin la rente, placement pour lequel les gens de provincemanifestent une répugnance invincible, et il se voyait, avant cinqans, maître d’un capital de six millions grossi sans beaucoup desoins, et qui, joint à la valeur territoriale de ses propriétés,composerait une fortune colossale. Les six francs donnés à Nanonétaient peut-être le solde d’un immense service que la servanteavait à son insu rendu à son maître.

— Oh&|160;! oh&|160;! où va donc le père Grandet, qu’il courtdès le matin comme au feu&|160;? se dirent les marchands occupés àouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quaisuivi d’un facteur des messageries transportant sur une brouettedes sacs pleins&|160;: — L’eau va toujours à la rivière, lebonhomme allait à ses écus, disait l’un. — Il lui en vient deParis, de Froidfond, de Hollande&|160;! disait un autre. — Ilfinira par acheter Saumur, s’écriait un troisième. — Il se moque dufroid, il est toujours à son affaire, disait une femme à son mari.— Eh&|160;! eh&|160;! monsieur Grandet, si ça vous gênait, lui ditun marchand de drap, son plus proche voisin, je vous endébarrasserais.

— Ouin&|160;! ce sont des sous, répondit le vigneron.

— D’argent, dit le facteur à voix basse.

— Si tu veux que je te soigne, mets une bride àta&|160;margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrantsa porte.

— Ah&|160;! le vieux renard, je le croyais sourd, pensa lefacteur&|160;; il paraît que quand il fait froid il entend.

— Voilà vingt sous pour tes étrennes,et&|160;motus&|160;! Détale&|160;! lui dit Grandet. Nanonte reportera ta brouette. — Nanon, les linottes sont-elles à lamesse&|160;?

— Oui, monsieur.

— Allons, haut la patte&|160;! à l’ouvrage, cria-t-il en lachargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés dans sachambre où il s’enferma. — Quand le déjeuner sera prêt, tu mecogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries.

La famille ne déjeuna qu’à dix heures.

— Ici ton père ne demandera pas à voir ton or, ditmadame&|160;Grandet à sa fille en rentrant de la messe. D’ailleurstu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir tontrésor pour le jour de ta naissance…

Grandet descendait l’escalier en pensant à métamorphoserpromptement ses écus parisiens en bon or et à son admirablespéculation des rentes sur l’État. Il était décidé à placer ainsises revenus jusqu’à ce que la rente atteignît le taux de centfrancs. Méditation funeste à Eugénie. Aussitôt qu’il entra, lesdeux femmes lui souhaitèrent une bonne année, sa fille en luisautant au cou et le câlinant, madame Grandet gravement et avecdignité.

— Ah&|160;! ah&|160;! mon enfant, dit-il en baisant sa fille surles joues, je travaille pour toi, vois-tu&|160;?… je veux tonbonheur. Il faut de l’argent pour être heureux. Sans argent,bernique. Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l’ai fait venir deParis. Nom d’un petit bonhomme, il n’y a pas un grain d’or ici. Iln’y a que toi qui as de l’or. Montre-moi ton or, fifille.

— Bah&|160;! il fait trop froid&|160;; déjeunons, lui réponditEugénie.

— Hé&|160;! bien, après, hein&|160;? Ça nous aidera tous àdigérer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de même,reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. Il vabien des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rendservice à Charles, et gratis encore. Il arrange très bien lesaffaires de ce pauvre défunt Grandet. — Ououh&|160;! ououh&|160;!fit-il, la bouche pleine, après une pause, cela est bon&|160;!Manges-en donc, ma femme&|160;? ça nourrit au moins pour deuxjours.

— Je n’ai pas faim. Je suis toute malingre, tu le sais bien.

— Ah&|160;! ouin&|160;! Tu peux te bourrer sans crainte de fairecrever ton coffre&|160;; tu es une La Bertellière, une femmesolide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j’aime lejaune.

L’attente d’une mort ignominieuse et publique est moins horriblepeut-être pour un condamné que ne l’était pour madame Grandet etpour sa fille l’attente des événements qui devaient terminer cedéjeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieuxvigneron, plus le cœur de ces deux femmes se serrait. La filleavait néanmoins un appui dans cette conjoncture&|160;: elle puisaitde la force en son amour.

— Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais millemorts.

À cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants decourage.&|160;

— Ôte tout cela, dit Grandet à Nanon quand, vers onze heures, ledéjeuner fut achevé&|160;; mais laisse-nous la table. Nous seronsplus à l’aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardantEugénie. Petit, ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque, cinqmille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin,cela fait six mille francs moins un. Eh&|160;! bien, je tedonnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que,vois-tu, fifille… Hé&|160;! bien, pourquoi nous écoutes-tu&|160;?Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit lebonhomme. Nanon disparut. — Écoute, Eugénie, il faut que tu medonnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petitefifille, hein&|160;? Les deux femmes étaient muettes.

— Je n’ai plus d’or, moi. J’en avais, je n’en ai plus. Je terendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme jevais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je temarierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourrat’offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans laprovince. Écoute donc, fifille. Il se présente une belleoccasion&|160;: tu peux mettre tes six mille francs dans legouvernement, et tu en auras tous les six mois près de deux centsfrancs d’intérêts, sans impôts, ni réparations, ni grêle, ni gelée,ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnespeut-être à te séparer de ton or, hein, fifille&|160;?Apporte-le-moi tout de même. Je te ramasserai des pièces d’or, deshollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, desgénovines&|160;; et, avec celles que je te donnerai à tes fêtes, entrois ans tu auras rétabli la moitié de ton joli petit trésor enor. Que dis-tu, fifille&|160;? Lève donc le nez. Allons, va lechercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te direainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus.Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes&|160;: çava, ça vient, ça sue, ça produit.

Eugénie se leva&|160;; mais, après avoir fait quelques pas versla porte, elle se retourna brusquement, regarda son père en face etlui dit&|160;: — Je n’ai plus&|160;mon&|160;or.

— Tu n’as plus ton or&|160;! s’écria Grandet en se dressant surses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas delui.

— Non, je ne l’ai plus.

— Tu te trompes, Eugénie.

— Non.

— Par la serpette de mon père&|160;!

Quand le tonnelier jurait ainsi, les plancherstremblaient.&|160;

— Bon saint bon Dieu&|160;! voilà madame qui pâlit, criaNanon.

— Grandet, ta colère me fera mourir, dit la pauvre femme.

— Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votrefamille&|160;! — Eugénie, qu’avez-vous fait de vos pièces&|160;?cria-t-il en fondant sur elle.

— Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mèresouffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas.

Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de safemme, naguère si jaune.

— Nanon, venez m’aider à me coucher, dit la mère d’une voixfaible. Je meurs.

Aussitôt Nanon donna le bras à sa maîtresse, autant en fitEugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu’elles purentla monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche enmarche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments après, ilmonta sept ou huit marches, et cria&|160;: — Eugénie, quand votremère sera couchée, vous descendrez.

— Oui, mon père.

Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère.

— Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votretrésor.

— Mon père, si vous me faites des présents dont je ne sois pasentièrement maîtresse, reprenez-les, répondit froidement Eugénie encherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant.

Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans songousset.

— Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulementça&|160;! dit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous samaîtresse dent. Vous méprisez donc votre père, vous n’avez donc pasconfiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’unpère&|160;? S’il n’est pas tout pour vous, il n’est rien. Où estvotre or&|160;?

— Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votrecolère&|160;; mais je vous ferai fort humblement observer que j’aivingt-deux ans. Vous m’avez assez souvent dit que je suis majeure,pour que je le sache. J’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’enfaire, et soyez sûr qu’il est bien placé…

— Où&|160;?

— C’est un secret inviolable, dit-elle. N’avez-vous pas vossecrets&|160;?

— Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mesaffaires&|160;?

— C’est aussi mon affaire.&|160;

— Cette affaire doit être mauvaise, si vous ne pouvez pas ladire à votre père, mademoiselle Grandet.

— Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père.

— Au moins, quand avez-vous donné votre or&|160;? Eugénie fit unsigne de tête négatif. — Vous l’aviez encore le jour de votre fête,hein&|160;? Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son pèrel’était par avarice, réitéra le même signe de tête. — Mais l’on n’ajamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet d’une voixqui alla&|160;crescendo&|160;et qui fit graduellementretentir la maison. Comment&|160;! ici, dans ma propre maison, chezmoi, quelqu’un aura pris ton or&|160;! le seul or qu’il yavait&|160;! et je ne saurai pas qui&|160;? L’or est une chosechère. Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner jene sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et même chezles bourgeois&|160;; mais donner de l’or, car vous l’avez donné àquelqu’un, hein&|160;? Eugénie fut impassible. A-t-on vu pareillefille&|160;! Est-ce moi qui suis votre père&|160;? Si vous l’avezplacé, vous en avez un reçu…

— Étais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon mesemblait&|160;? Était-ce à moi&|160;?

— Mais tu es un enfant.

— Majeure.

Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pâlit, trépigna,jura&|160;; puis trouvant enfin des paroles, il cria&|160;: —Maudit serpent de fille&|160;! ah&|160;! mauvaise graine, tu saisbien que je t’aime, et tu en abuses. Elle égorge son père&|160;!Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-piedsqui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père, je nepeux pas te déshériter, nom d’un tonneau&|160;! mais je te maudis,toi, ton cousin, et tes enfants&|160;! Tu ne verras rien arriver debon de tout cela, entends-tu&|160;? Si c’était à Charles, que…Mais, non, ce n’est pas possible. Quoi&|160;! ce méchant mirliflorm’aurait dévalisé… Il regarda sa fille qui restait muette etfroide. — Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle estplus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n’as pas donné ton or pourrien, au moins. Voyons, dis&|160;? Eugénie regarda son père, en luijetant un regard ironique qui l’offensa. Eugénie, vous êtes chezmoi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre àses ordres. Les prêtres vous ordonnent de m’obéir. Eugénie baissala tête. Vous m’offensez dans ce que j’ai de plus cher, reprit-il,je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre&|160;chambre.Vous y demeurerez jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir.Nanon vous y portera du pain et de l’eau. Vous m’avez entendu,marchez&|160;!

Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. Aprèsavoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans laneige, sans s’apercevoir du froid, Grandet se douta que sa filledevait être chez sa femme&|160;; et, charmé de la prendre encontravention à ses ordres, il grimpa les escaliers avec l’agilitéd’un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au momentoù elle caressait les cheveux d’Eugénie dont le visage était plongédans le sein maternel.

— Console-toi, ma pauvre enfant, ton père s’apaisera.

— Elle n’a plus de père, dit le tonnelier. Est-ce bien vous etmoi, madame Grandet, qui avons fait une fille désobéissante commel’est celle-là&|160;? Jolie éducation, et religieuse surtout.Hé&|160;! bien, vous n’êtes pas dans votre chambre. Allons, enprison, en prison, mademoiselle.

— Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur&|160;? dit madameGrandet en montrant un visage rougi par la fièvre.

— Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deuxla maison. Tonnerre, où est l’or, qu’est devenu l’or&|160;?

Eugénie se leva, lança un regard d’orgueil sur son père, etrentra dans sa chambre à laquelle le bonhomme donna un tour declef.

— Nanon, cria-t-il, éteins le feu de la salle. Et il vints’asseoir sur un fauteuil au coin de la cheminée de sa femme, enlui disant&|160;: — Elle l’a donné sans doute à ce misérableséducteur de Charles qui n’en voulait qu’à notre argent.

Madame Grandet trouva, dans le danger qui menaçait sa fille etdans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer enapparence froide, muette et sourde.

— Je ne savais rien de tout ceci, répondit-elle en se tournantdu côté de la ruelle du lit pour ne pas subir les regardsétincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que sij’en crois mes pressentiments, je ne sortirai d’ici que les piedsen avant. Vous auriez dû m’épargner en ce moment, monsieur, moi quine vous ai jamais causé de chagrin, du moins, je le pense. Votrefille vous aime, je la crois innocente autant que l’enfant quinaît&|160;; ainsi ne lui faites pas de peine, révoquez votre arrêt.Le froid est bien vif, vous pouvez être cause de quelque gravemaladie.

— Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sachambre&|160;au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’elle ait satisfaitson père. Que diable, un chef de famille doit savoir où va l’or desa maison. Elle possédait les seules roupies qui fussent en Francepeut-être, puis des génovines, des ducats de Hollande.

— Monsieur, Eugénie est notre unique enfant, et quand même elleles aurait jetés à l’eau.

— À l’eau&|160;? cria le bonhomme, à l’eau&|160;! Vous êtesfolle, madame Grandet. Ce que j’ai dit est dit, vous le savez. Sivous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille,tirez-lui les vers du nez&|160;? les femmes s’entendent mieux entreelles à ça que nous autres. Quoi qu’elle ait pu faire, je ne lamangerai point. A-t-elle peur de moi&|160;? Quand elle aurait doréson cousin de la tête aux pieds, il est en pleine mer, hein&|160;!nous ne pouvons pas courir après…

— Eh&|160;! bien, monsieur&|160;? Excitée par la crise nerveuseoù elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille qui développaitsa tendresse et son intelligence, la perspicacité de madame Grandetlui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari,au moment où elle répondait&|160;; elle changea d’idée sans changerde ton. — Eh&|160;! bien, monsieur, ai-je plus d’empire sur elleque vous n’en avez&|160;? Elle ne m’a rien dit, elle tient devous.

— Tudieu&|160;! comme vous avez la langue pendue ce matin&|160;!Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendezpeut-être avec elle.

Il regarda sa femme fixement.

— En vérité, monsieur Grandet, si vous voulez me tuer, vousn’avez qu’à continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, dût-ilm’en coûter la vie, je vous le répéterais encore&|160;: vous aveztort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous nel’êtes. Cet argent lui appartenait, elle n’a pu qu’en faire un belusage, et Dieu seul a le droit de connaître nos bonnes œuvres.Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grâces àEugénie&|160;?… Vous amoindrirez ainsi l’effet du coup que m’aporté votre colère, et vous me sauverez peut-être la vie. Ma fille,monsieur, rendez-moi ma fille.

— Je décampe, dit-il. Ma maison n’est pas tenable, la mère et lafille raisonnent et parlent comme si… Brooouh&|160;! Pouah&|160;!Vous m’avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. Oui,oui, pleurez&|160;! Ce que vous faites vous causera des remords,entendez-vous. À quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six foistous les trois mois, si vous donnez l’or de votre père en cachetteà un fainéant&|160;qui vous dévorera votre cœur quand vous n’aurezplus que ça à lui prêter&|160;? Vous verrez ce que vaut votreCharles avec ses bottes de maroquin et son air de n’y pas toucher.Il n’a ni cœur ni âme, puisqu’il ose emporter le trésor d’unepauvre fille sans l’agrément des parents.

Quand la porte de la rue fut fermée, Eugénie sortit de sachambre et vint près de sa mère.

— Vous avez eu bien du courage pour votre fille, luidit-elle.

— Vois-tu, mon enfant, où nous mènent les chosesillicites&|160;? … tu m’as fait faire un mensonge.

— Oh&|160;! je demanderai à Dieu de m’en punir seule.

— C’est-y vrai, dit Nanon effarée en arrivant, que voilàmademoiselle au pain et à l’eau pour le reste des jours&|160;?

— Qu’est-ce que cela fait, Nanon&|160;? dit tranquillementEugénie.

— Ah&|160;! pus souvent que je mangerai de la frippe quand lafille de la maison mange du pain sec. Non, non.

— Pas un mot de tout ça, Nanon, dit Eugénie.

— J’aurai la goule morte, mais vous verrez.

Grandet dîna seul pour la première fois depuis vingt-quatreans.

— Vous voilà donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. C’est biendésagréable d’être veuf avec deux femmes dans sa maison.

— Je ne te parle pas à toi. Tiens ta margoulette ou je techasse. Qu’est-ce que tu as dans ta casserole que j’entendsbouilloter sur le fourneau&|160;?

— C’est des graisses que je fonds…

— Il viendra du monde ce soir, allume le feu.

Les Cruchot, madame des Grassins et son fils arrivèrent à huitheures, et s’étonnèrent de ne voir ni madame Grandet ni safille.

— Ma femme est un peu indisposée. Eugénie est auprès d’elle,répondit le vieux vigneron dont la figure ne trahit aucuneémotion.

Au bout d’une heure employée en conversations insignifiantes,madame des Grassins, qui était montée faire sa visite à madameGrandet, descendit, et chacun lui demanda&|160;: — Comment vamadame Grandet&|160;?

— Mais, pas bien du tout, du tout, dit-elle. L’état de sa santéme paraît vraiment inquiétant. À son âge, il faut prendre les plusgrandes précautions, papa Grandet.

— Nous verrons cela, répondit le vigneron d’un air distrait.

Chacun lui souhaita le bonsoir. Quand les Cruchot furentdans&|160;la rue, madame des Grassins leur dit&|160;: — Il y aquelque chose de nouveau chez les Grandet. La mère est très malsans seulement qu’elle s’en doute. La fille a les yeux rouges commequelqu’un qui a pleuré longtemps. Voudraient-ils la marier contreson gré&|160;?

Lorsque le vigneron fut couché, Nanon vint en chaussons à pasmuets chez Eugénie, et lui découvrit un pâté fait à lacasserole.

— Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m’a donnéun lièvre. Vous mangez si peu, que ce pâté vous durera bien huitjours&|160;; et, par la gelée, il ne risquera point de se gâter. Aumoins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C’est que ça n’est pointsain du tout.

— Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main.

— Je l’ai fait ben bon, ben délicat, et&|160;il&|160;nes’en est point aperçu. J’ai pris le lard, le laurier, tout sur messix francs&|160;; j’en suis ben la maîtresse. Puis la servante sesauva, croyant entendre Grandet.

Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment safemme à des heures différentes dans la journée, sans prononcer lenom de sa fille, sans la voir, ni faire à elle la moindre allusion.Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, sonétat empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restaitinébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. Il continuad’aller et venir selon ses habitudes&|160;; mais il ne bégaya plus,causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu’il nel’avait jamais été. Souvent il lui échappait quelque erreur dansses chiffres. — Il s’est passé quelque chose chez les Grandet,disaient les Cruchotins et les Grassinistes. — Qu’est-il doncarrivé dans la maison Grandet&|160;? fut une question convenue quel’on s’adressait généralement dans toutes les soirées à Saumur.Eugénie allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir del’église, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles,elle y répondait d’une manière évasive et sans satisfaire sacuriosité. Néanmoins il fut impossible au bout de deux mois decacher, soit aux trois Cruchot, soit à madame des Grassins, lesecret de la réclusion d’Eugénie. Il y eut un moment où lesprétextes manquèrent pour justifier sa perpétuelle absence. Puis,sans qu’il fût possible de savoir par qui le secret avait ététrahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l’anmademoiselle Grandet était, par l’ordre de son père, enfermée danssa chambre, au pain et à l’eau, sans feu&|160;; que Nanon luifaisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit&|160;; etl’on savait même que la jeune&|160;personne ne pouvait voir etsoigner sa mère que pendant le temps où son père était absent dulogis. La conduite de Grandet fut alors jugée très sévèrement. Laville entière le mit pour ainsi dire hors la loi, se souvint de sestrahisons, de ses duretés, et l’excommunia. Quand il passait,chacun se le montrait en chuchotant. Lorsque sa fille descendait larue tortueuse pour aller à la messe ou à vêpres, accompagnée deNanon, tous les habitants se mettaient aux fenêtres pour examineravec curiosité la contenance de la riche héritière et son visage,où se peignaient une mélancolie et une douceur angéliques. Saréclusion, la disgrâce de son père, n’étaient rien pour elle. Nevoyait-elle pas la mappemonde, le petit banc, le jardin, le pan demur, et ne reprenait-elle pas sur ses lèvres le miel qu’y avaientlaissé les baisers de l’amour&|160;? Elle ignora pendant quelquetemps les conversations dont elle était l’objet en ville, toutaussi bien que les ignorait son père. Religieuse et pure devantDieu, sa conscience et l’amour l’aidaient à patiemment supporter lacolère et la vengeance paternelles. Mais une douleur profondefaisait taire toutes les autres douleurs. Chaque jour, sa mère,douce et tendre créature, qui s’embellissait de l’éclat que jetaitson âme en approchant de la tombe, sa mère dépérissait de jour enjour. Souvent Eugénie se reprochait d’avoir été la cause innocentede la cruelle, de la lente maladie qui la dévorait. Ces remords,quoique calmés par sa mère, l’attachaient encore plus étroitement àson amour. Tous les matins, aussitôt que son père était sorti, ellevenait au chevet du lit de sa mère, et là, Nanon lui apportait sondéjeuner. Mais la pauvre Eugénie, triste et souffrante dessouffrances de sa mère, en montrait le visage à Nanon par un gestemuet, pleurait et n’osait parler de son cousin. Madame Grandet, lapremière, était forcée de lui dire&|160;: — Oùest-il&|160;? pourquoin’écrit-il&|160;pas&|160;?

La mère et la fille ignoraient complètement les distances.

— Pensons à lui, ma mère, répondait Eugénie, et n’en parlonspas. Vous souffrez, vous avant tout.

Tout&|160;c’était&|160;lui.

— Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point lavie. Dieu m’a protégée en me faisant envisager avec joie le termede mes misères.

Les paroles de cette femme étaient constamment saintes etchrétiennes. Quand, au moment de déjeuner près d’elle, son marivenait se promener dans sa chambre, elle lui dit, pendant lespremiers mois de l’année, les mêmes discours, répétés avec unedouceur angélique, mais avec la fermeté d’une femme à qui une mortprochaine donnait le courage qui lui avait manqué pendant savie.

— Monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à masanté, lui répondait-elle quand il lui avait fait la plus banaledes demandes&|160;; mais si vous voulez rendre mes derniers momentsmoins amers et alléger mes douleurs, rendez vos bonnes grâces ànotre fille&|160;; montrez-vous chrétien, époux et père.

En entendant ces mots, Grandet s’asseyait près du lit etagissait comme un homme qui, voyant venir une averse, se mettranquillement à l’abri sous une porte cochère&|160;: il écoutaitsilencieusement sa femme, et ne répondait rien. Quand les plustouchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplicationslui avaient été adressées, il disait&|160;:

— Tu es un peu pâlotte aujourd’hui, ma pauvre femme. L’oubli leplus complet de sa fille semblait être gravé sur son front de grès,sur ses lèvres serrées. Il n’était même pas ému par les larmes queses vagues réponses, dont les termes étaient à peine variés,faisaient couler le long du blanc visage de sa femme.

— Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vouspardonne moi-même. Vous aurez un jour besoin d’indulgence.

Depuis la maladie de sa femme, il n’avait plus osé se servir deson terrible&|160;: ta, ta, ta, ta, ta&|160;! Mais aussi sondespotisme n’était-il pas désarmé par cet ange de douceur, dont lalaideur disparaissait de jour en jour, chassée par l’expression desqualités morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle était toutâme. Le génie de la prière semblait purifier, amoindrir les traitsles plus grossiers de sa figure, et la faisait resplendir. Qui n’apas observé le phénomène de cette transfiguration sur de saintsvisages où les habitudes de l’âme finissent par triompher destraits les plus rudement contournés, en leur imprimant l’animationparticulière due à la noblesse et à la pureté des penséesélevées&|160;! Le spectacle de cette transformation accomplie parles souffrances qui consumaient les lambeaux de l’être humain danscette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelierdont le caractère resta de bronze. Si sa parole ne fut plusdédaigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa supérioritéde père de famille, domina sa conduite. Sa fidèle Nanonparaissait-elle au marché, soudain quelques lazzis, quelquesplaintes sur son maître lui sifflaient aux oreilles&|160;; mais,quoique l’opinion publique&|160;condamnât hautement le pèreGrandet, la servante le défendait par orgueil pour la maison.

— Eh&|160;! bien, disait-elle aux détracteurs du bonhomme,est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs envieillissant&|160;? pourquoi ne voulez-vous pas qu’il se racornisseun peu, cet homme&|160;? Taisez donc vos menteries. Mademoisellevit comme une reine. Elle est seule, eh&|160;! bien, c’est songoût. D’ailleurs, mes maîtres ont des raisons majeures.

Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet,dévorée par le chagrin, encore plus que par la maladie, n’ayant pasréussi, malgré ses prières, à réconcilier Eugénie et son père,confia ses peines secrètes aux Cruchot.

— Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et à l’eau&|160;?…s’écria le président de Bonfons, et sans motifs&|160;; mais celaconstitue&|160;des sévices tortionnaires&|160;; elle peutprotester contre, et tant dans que sur…

— Allons, mon neveu, dit le notaire, laissez votre baragouin depalais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusiondès demain.

En entendant parler d’elle, Eugénie sortit de sa chambre.

— Messieurs, dit-elle en s’avançant par un mouvement plein defierté, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Monpère est maître chez lui. Tant que j’habiterai sa maison, je doislui obéir. Sa conduite ne saurait être soumise à l’approbation ni àla désapprobation du monde, il n’en est comptable qu’à Dieu. Jeréclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. Blâmermon père serait attaquer notre propre considération. Je vous saisgré, messieurs, de l’intérêt que vous me témoignez&|160;; mais vousm’obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruitsoffensants qui courent par la ville, et desquels j’ai été instruitepar hasard.

— Elle a raison, dit madame Grandet.

— Mademoiselle, la meilleure manière d’empêcher le monde dejaser est de vous faire rendre la liberté, lui réponditrespectueusement le vieux notaire frappé de la beauté que laretraite, la mélancolie et l’amour avaient imprimée à Eugénie.

— Eh&|160;! bien, ma fille, laisse à monsieur Cruchot le soind’arranger cette affaire, puisqu’il répond du succès. Il connaîtton père et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voirheureuse pendant le peu de temps qui me reste à vivre, il faut, àtout prix, que ton père et toi vous soyez réconciliés.

Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis laréclusion d’Eugénie, il vint faire un certain nombre de tours dansson petit jardin. Il avait pris pour cette promenade le moment oùEugénie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, ilse cachait derrière le tronc de l’arbre, restait pendant quelquesinstants à contempler les longs cheveux de sa fille, et flottaitsans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de soncaractère et le désir d’embrasser son enfant. Souvent il demeuraitassis sur le petit banc de bois pourri où Charles et Eugénies’étaient juré un éternel amour, pendant qu’elle regardait aussison père à la dérobée ou dans son miroir. S’il se levait etrecommençait sa promenade, elle s’asseyait complaisamment à lafenêtre et se mettait à examiner le pan de mur où pendaient lesplus jolies fleurs, d’où sortaient, d’entre les crevasses, desCheveux de Vénus, des liserons et une plante grasse, jaune oublanche, un&|160;Sedum&|160;très abondant dans les vignesà Saumur et à Tours. Maître Cruchot vint de bonne heure et trouvale vieux vigneron assis par un beau jour de juin sur le petit banc,le dos appuyé au mur mitoyen, occupé à voir sa fille.

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître Cruchot&|160;? dit-ilen apercevant le notaire.

— Je viens vous parler d’affaires.

— Ah&|160;! ah&|160;! avez-vous un peu d’or à me donner contredes écus&|160;?

— Non, non, il ne s’agit pas d’argent, mais de votre filleEugénie. Tout le monde parle d’elle et de vous.

— De quoi se mêle-t-on&|160;? Charbonnier est maître chezlui.

— D’accord, le charbonnier est maître de se tuer aussi, ou, cequi est pis, de jeter son argent par les fenêtres.

— Comment cela&|160;?

— Eh&|160;! mais votre femme est très malade, mon ami. Vousdevriez même consulter monsieur Bergerin, elle est en danger demort. Si elle venait à mourir sans avoir été soignée comme il faut,vous ne seriez pas tranquille, je le crois.

— Ta&|160;! ta&|160;! ta&|160;! ta&|160;! vous savez ce qu’a mafemme&|160;! Ces médecins, une fois qu’ils ont mis le pied chezvous, ils viennent des cinq à six fois par jour.

— Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l’entendrez. Nous sommesde vieux amis&|160;; il n’y a pas, dans tout Saumur, unhomme&|160;qui prenne plus que moi d’intérêt à ce qui vousconcerne&|160;; j’ai donc dû vous dire cela. Maintenant, arrive quiplante, vous êtes majeur, vous savez vous conduire, allez. Cecin’est d’ailleurs pas l’affaire qui m’amène. Il s’agit de quelquechose de plus grave pour vous, peut-être. Après tout, vous n’avezpas envie de tuer votre femme, elle vous est trop utile. Songezdonc à la situation où vous seriez, vis-à-vis votre fille, simadame Grandet mourait. Vous devriez des comptes à Eugénie, puisquevous êtes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera endroit de réclamer le partage de votre fortune, de faire vendreFroidfond. Enfin, elle succède à sa mère, de qui vous ne pouvez pashériter.

Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, quin’était pas aussi fort en législation qu’il pouvait l’être encommerce. Il n’avait jamais pensé à une licitation.

— Ainsi je vous engage à la traiter avec douceur, dit Cruchot enterminant.

— Mais savez-vous ce qu’elle a fait, Cruchot&|160;?

— Quoi&|160;? dit le notaire curieux de recevoir une confidencedu père Grandet et de connaître la cause de la querelle.

— Elle a donné son or.

— Eh&|160;! bien, était-il à elle&|160;? demanda le notaire.

— Ils me disent tous cela&|160;! dit le bonhomme en laissanttomber ses bras par un mouvement tragique.

— Allez-vous, pour une misère, reprit Cruchot, mettre desentraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire à lamort de sa mère&|160;?

— Ah&|160;! vous appelez six mille francs d’or unemisère&|160;?

— Eh&|160;! mon vieil ami, savez-vous ce que coûteral’inventaire et le partage de la succession de votre femme siEugénie l’exige&|160;?

— Quoi&|160;?

— Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-être&|160;! Nefaudra-t-il pas liciter, et vendre pour connaître la véritablevaleur&|160;? au lieu qu’en vous entendant…

— Par la serpette de mon père&|160;! s’écria le vigneron quis’assit en pâlissant, nous verrons ça, Cruchot.

Après un moment de silence ou d’agonie, le bonhomme regarda lenotaire en lui disant&|160;:

— La vie est bien dure&|160;! Il s’y trouve bien des douleurs.Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper,jurez-moi sur l’honneur que ce que vous me&|160;chantez là estfondé en Droit. Montrez-moi le Code, je veux voir leCode&|160;!

— Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas monmétier&|160;?

— Cela est donc bien vrai. Je serai dépouillé, trahi, tué,dévoré par ma fille.

— Elle hérite de sa mère.

— À quoi servent donc les enfants&|160;! Ah&|160;! ma femme, jel’aime. Elle est solide heureusement. C’est une La Bertellière.

— Elle n’a pas un mois à vivre.

Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint, et, jetant unregard effrayant à Cruchot&|160;: – Comment faire&|160;? luidit-il.

— Eugénie pourra renoncer purement et simplement à la successionde sa mère. Vous ne voulez pas la déshériter, n’est-ce pas&|160;?Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ceque je vous dis là, mon vieux, est contre mon intérêt. Qu’ai-je àfaire, moi&|160;? … des liquidations, des inventaires, des ventes,des partages…

— Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot.Vous me tribouillez les entrailles. Avez-vous reçu del’or&|160;?

— Non&|160;; mais j’ai quelques vieux louis, une dizaine, jevous les donnerai. Mon bon ami, faites la paix avec Eugénie.Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre.

— Les drôles&|160;!

— Allons, les rentes sont à 99. Soyez donc content une fois dansla vie.

— À 99, Cruchot&|160;?

— Oui.

— Eh&|160;! eh&|160;! 99&|160;! dit le bonhomme en reconduisantle vieux notaire jusqu’à la porte de la rue. Puis, trop agité parce qu’il venait d’entendre pour rester au logis, il monta chez safemme et lui dit&|160;: – Allons, la mère, tu peux passer lajournée avec ta fille, je vais à Froidfond. Soyez gentilles toutesdeux. C’est le jour de notre mariage, ma bonne femme&|160;: tiens,voilà dix écus pour ton reposoir de la Fête-Dieu. Il y a assezlongtemps que tu veux en faire un, régale-toi&|160;! Amusez-vous,soyez joyeuses, portez-vous bien. Vive la joie&|160;! Il jeta dixécus de six francs sur le lit de sa femme et lui prit la tête pourla baiser au front. – Bonne femme, tu vas mieux, n’est-cepas&|160;?&|160;

— Comment pouvez-vous penser à recevoir dans votre maison leDieu qui pardonne en tenant votre fille exilée de votre cœur&|160;?dit-elle avec émotion.

— Ta, ta, ta, ta, ta, dit le père d’une voix caressante, nousverrons cela.

— Bonté du ciel&|160;! Eugénie, cria la mère en rougissant dejoie, viens embrasser ton père, il te pardonne&|160;!

Mais le bonhomme avait disparu. Il se sauvait à toutes jambesvers ses closeries en tâchant de mettre en ordre ses idéesrenversées. Grandet commençait alors sa soixante-seizième année.Depuis deux ans principalement, son avarice s’était accrue commes’accroissent toutes les passions persistantes de l’homme. Suivantune observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tousles gens dont la vie a été consacrée à une idée dominante, sonsentiment avait affectionné plus particulièrement un symbole de sapassion. La vue de l’or, la possession de l’or était devenue samonomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion deson avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de sesbiens à la mort de sa femme lui paraissait unechose&|160;contre nature. Déclarer sa fortune à sa fille,inventorier l’universalité de ses biens meubles et immeubles pourles liciter&|160;?… – Ce serait à se couper la gorge, dit-il touthaut au milieu d’un clos en en examinant les ceps. Enfin il pritson parti, revint à Saumur à l’heure du dîner, résolu de plierdevant Eugénie, de la cajoler, de l’amadouer afin de pouvoir mourirroyalement en tenant jusqu’au dernier soupir les rênes de sesmillions. Au moment où le bonhomme, qui par hasard avait pris sonpasse-partout, montait l’escalier à pas de loup pour venir chez safemme, Eugénie avait apporté sur le lit de sa mère le beaunécessaire. Toutes deux, en l’absence de Grandet, se donnaient leplaisir de voir le portrait de Charles, en examinant celui de samère.

— C’est tout à fait son front et sa bouche&|160;! disait Eugénieau moment où le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta sonmari sur l’or, madame Grandet cria&|160;: – Mon Dieu, ayez pitié denous&|160;!

Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur unenfant endormi. – Qu’est-ce que c’est que cela&|160;? dit-il enemportant le trésor et allant se placer à la fenêtre. – Du bonor&|160;! de l’or&|160;! s’écria-t-il… Beaucoup d’or&|160;! ça pèsedeux livres. Ah&|160;! ah&|160;!&|160;Charles t’a donné cela contretes belles pièces. Hein&|160;! pourquoi ne me l’avoir pasdit&|160;? C’est une bonne affaire, fifille&|160;! Tu es ma fille,je te reconnais. Eugénie tremblait de tous ses membres. – N’est-cepas, ceci est à Charles&|160;? reprit le bonhomme.

— Oui, mon père, ce n’est pas à moi. Ce meuble est un dépôtsacré.

— Ta&|160;! ta&|160;! ta&|160;! il a pris ta fortune, faut terétablir ton petit trésor.

— Mon père&|160;?…

Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter uneplaque d’or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise.Eugénie s’élança pour le ressaisir&|160;; mais le tonnelier, quiavait tout à la fois l’œil à sa fille et au coffret, la repoussa siviolemment en étendant le bras qu’elle alla tomber sur le lit de samère.

— Monsieur, monsieur, cria la mère en se dressant sur sonlit.

Grandet avait tiré son couteau et s’apprêtait à souleverl’or.

— Mon père, cria Eugénie en se jetant à genoux et marchant ainsipour arriver plus près du bonhomme et lever les mains vers lui, monpère, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ,qui est mort sur la croix&|160;; au nom de votre salut éternel, monpère, au nom de ma vie, ne touchez pas à ceci&|160;! Cette toiletten’est ni à vous ni à moi&|160;; elle est à un malheureux parent quime l’a confiée, et je dois la lui rendre intacte.

— Pourquoi la regardais-tu, si c’est un dépôt&|160;? Voir, c’estpis que toucher.

— Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Monpère, entendez-vous&|160;?

— Monsieur, grâce&|160;! dit la mère.

— Mon père, cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanoneffrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portéeet s’en arma.

— Eh&|160;! bien&|160;? lui dit froidement Grandet en souriant àfroid.

— Monsieur, monsieur, vous m’assassinez&|160;! dit la mère.

— Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle decet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mèremortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allezmaintenant, blessure pour blessure&|160;?

Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa filleen hésitant.&|160;

— En serais-tu donc capable, Eugénie&|160;? dit-il.

— Oui, monsieur, dit la mère.

— Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez doncraisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelierregarda l’or et sa fille alternativement pendant un instant. MadameGrandet s’évanouit. – Là, voyez-vous, mon cher monsieur&|160;?madame se meurt, cria Nanon.

— Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prendsdonc&|160;! s’écria vivement le tonnelier en jetant la toilette surle lit. – Toi, Nanon, va chercher monsieur Bergerin. – Allons, lamère, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n’est rien&|160;;va&|160;: nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille&|160;? Plus depain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah&|160;! elle ouvreles yeux. Eh&|160;! bien, la mère, mémère, timère, allonsdonc&|160;! Tiens, vois, j’embrasse Eugénie. Elle aime son cousin,elle l’épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre.Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc&|160;!Écoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait àSaumur.

— Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votreenfant&|160;! dit d’une voix faible madame Grandet.

— Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, mapauvre femme. Il alla à son cabinet, et revint avec une poignée delouis qu’il éparpilla sur le lit. – Tiens, Eugénie, tiens, mafemme, voilà pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons,égaie-toi, ma femme&|160;; porte-toi bien, tu ne manqueras de rienni Eugénie non plus. Voilà cent louis d’or pour elle. Tu ne lesdonneras pas, Eugénie, ceux-là, hein&|160;?

Madame Grandet et sa fille se regardèrent étonnées.

— Reprenez-les, mon père&|160;; nous n’avons besoin que de votretendresse.

— Eh&|160;! bien, c’est ça, dit-il en empochant les louis,vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pourdîner, pour jouer au loto tous les soirs à deux sous. Faites vosfarces&|160;! Hein, ma femme&|160;?

— Hélas&|160;! je le voudrais bien, puisque cela peut vous êtreagréable, dit la mourante&|160;; mais je ne saurais me lever.

— Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien jet’aime. Et toi, ma fille&|160;! Il la serra, l’embrassa. Oh&|160;!comme c’est bon d’embrasser sa fille après une brouille&|160;! mafifille&|160;! Tiens, vois-tu,mémère, nous ne faisons qu’unmaintenant. Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrantle coffret. Va, ne crains rien. Je ne t’en parlerai plus,jamais.

Monsieur Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arrivabientôt. La consultation finie, il déclara positivement à Grandetque sa femme était bien mal, mais qu’un grand calme d’esprit, unrégime doux et des soins minutieux pourraient reculer l’époque desa mort vers la fin de l’automne.

— Ça coûtera-t-il cher&|160;? dit le bonhomme, faut-il desdrogues&|160;?

— Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin,qui ne put retenir un sourire.

— Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un hommed’honneur, pas vrai&|160;? Je me fie à vous, venez voir ma femmetoutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi mabonne femme&|160;; je l’aime beaucoup, voyez-vous, sans que çaparaisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et metrifouille l’âme. J’ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moiavec la mort de mon frère, pour lequel je dépense, à Paris, dessommes… les yeux de la tête, enfin&|160;! et ça ne finit point.Adieu, monsieur, si l’on peut sauver ma femme, sauvez-la, quandmême il faudrait dépenser pour ça cent ou deux cents francs.

Malgré les souhaits fervents que Grandet faisait pour la santéde sa femme, dont la succession ouverte était une première mortpour lui&|160;; malgré la complaisance qu’il manifestait en touteoccasion pour les moindres volontés de la mère et de la filleétonnées&|160;; malgré les soins les plus tendres prodigués parEugénie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jourelle s’affaiblissait et dépérissait comme dépérissent la plupartdes femmes atteintes, à cet âge, par la maladie. Elle était frêleautant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciella faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverseet dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toutechrétienne&|160;; n’est-ce pas dire sublime&|160;? Au moisd’octobre 1822 éclatèrent particulièrement ses vertus, sa patienced’ange et son amour pour sa fille&|160;; elle s’éteignit sans avoirlaissé échapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allaitau ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de safroide vie, à laquelle ses derniers regards semblaient prédiremille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche commeelle, seule au&|160;milieu d’un monde égoïste qui voulait luiarracher sa toison, ses trésors.

— Mon enfant, lui dit-elle avant d’expirer, il n’y a de bonheurque dans le ciel, tu le sauras un jour.

Le lendemain de cette mort, Eugénie trouva de nouveaux motifs des’attacher à cette maison où elle était née, où elle avait tantsouffert, où sa mère venait de mourir. Elle ne pouvait contemplerla croisée et la chaise à patins dans la salle sans verser despleurs. Elle crut avoir méconnu l’âme de son vieux père en sevoyant l’objet de ses soins les plus tendres&|160;: il venait luidonner le bras pour descendre au déjeuner&|160;; il la regardaitd’un œil presque bon pendant des heures entières&|160;; enfin il lacouvait comme si elle eût été d’or. Le vieux tonnelier seressemblait si peu à lui-même, il tremblait tellement devant safille, que Nanon et les Cruchotins, témoins de sa faiblesse,l’attribuèrent à son grand âge, et craignirent ainsi quelqueaffaiblissement dans ses facultés&|160;; mais le jour où la familleprit le deuil, après le dîner auquel fut convié maître Cruchot, quiseul connaissait le secret de son client, la conduite du bonhommes’expliqua.

— Ma chère enfant, dit-il à Eugénie lorsque la table fut ôtée etles portes soigneusement closes, te voilà héritière de ta mère, etnous avons de petites affaires à régler entre nous deux. Pas vrai,Cruchot&|160;?

— Oui.

— Est-il donc si nécessaire de s’en occuper aujourd’hui, monpère&|160;?

— Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l’incertitudeoù je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de lapeine.

— Oh&|160;! mon père.

— Hé&|160;! bien, il faut arranger tout cela ce soir.

— Que voulez-vous donc que je fasse&|160;?

— Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc,Cruchot.

— Mademoiselle, monsieur votre père ne voudrait ni partager, nivendre ses biens, ni payer des droits énormes pour l’argentcomptant qu’il peut posséder. Donc, pour cela, il faudrait sedispenser de faire l’inventaire de toute la fortune qui aujourd’huise trouve indivise entre vous et monsieur votre père…

— Cruchot, êtes-vous bien sûr de cela, pour en parler ainsidevant un enfant&|160;?&|160;

— Laissez-moi dire, Grandet.

— Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez medépouiller. N’est-ce pas, fifille&|160;?

— Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse&|160;?demanda Eugénie impatientée.

— Eh&|160;! bien, dit le notaire, il faudrait signer cet actepar lequel vous renonceriez à la succession de madame votre mère,et laisseriez à votre père l’usufruit de tous les biens indivisentre vous, et dont il vous assure la nue-propriété…

— Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites, réponditEugénie, donnez-moi l’acte, et montrez-moi la place où je doissigner.

Le père Grandet regardait alternativement l’acte et sa fille, safille et l’acte, en éprouvant de si violentes émotions qu’ils’essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front.

— Fifille, dit-il, au lieu de signer cet acte qui coûtera gros àfaire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement àla succession de ta pauvre chère mère défunte, et t’en rapporter àmoi pour l’avenir, j’aimerais mieux ça. Je te ferais alors tous lesmois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payerautant de messes que tu voudrais à ceux pour lesquels tu en faisdire… Hein&|160;! cent francs par mois, en livres&|160;?

— Je ferai tout ce qu’il vous plaira, mon père.

— Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vousfaire observer que vous vous dépouillez…

— Eh&|160;! mon Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela mefait&|160;?

— Tais-toi, Cruchot. C’est dit, c’est dit, s’écria Grandet enprenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugénie,tu ne te dédiras point, tu es une honnête fille, hein&|160;?

— Oh&|160;! mon père&|160;?…

Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras àl’étouffer.

— Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père&|160;; mais tu luirends ce qu’il t’a donné&|160;: nous sommes quittes. Voilà commentdoivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je tebénis&|160;! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa.Fais ce que tu voudras maintenant. À demain donc, Cruchot, dit-ilen regardant le notaire épouvanté. Vous verrez à bien préparerl’acte de renonciation au greffe du tribunal.

Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelleEugénie accomplissait elle-même sa spoliation. Cependant,malgré&|160;sa parole, à la fin de la première année, le vieuxtonnelier n’avait pas encore donné un sou des cent francs par moissi solennellement promis à sa fille. Aussi, quand Eugénie lui enparla plaisamment, ne put-il s’empêcher de rougir&|160;; il montavivement à son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiersdes bijoux qu’il avait pris à son neveu.

— Tiens, petite, dit-il d’un accent plein d’ironie, veux-tu çapour tes douze cents francs&|160;?

— Ô mon père&|160;! vrai, me les donnez-vous&|160;?

— Je t’en rendrai autant l’année prochaine, dit-il en les luijetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu aurastoutes&|160;ses&|160;breloques, ajouta-t-il en se frottantles mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de safille.

Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit lanécessité d’initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deuxannées consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu dela maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement etsuccessivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes.Vers la troisième année il l’avait si bien accoutumée à toutes sesfaçons d’avarice, il les avait si véritablement tournées chez elleen habitudes, qu’il lui laissa sans crainte les clefs de ladépense, et l’institua la maîtresse au logis.

Cinq ans se passèrent sans qu’aucun événement marquât dansl’existence monotone d’Eugénie et de son père. Ce fut les mêmesactes constamment accomplis avec la régularité chronométrique desmouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie demademoiselle Grandet n’était un secret pour personne&|160;; mais,si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé parelle ne justifia les soupçons que toutes les sociétés de Saumurformaient sur l’état du cœur de la riche héritière. Sa seulecompagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns deleurs amis qu’ils avaient insensiblement introduits au logis. Ilslui avaient appris à jouer au whist, et venaient tous les soirsfaire la partie. Dans l’année 1827, son père, sentant le poids desinfirmités, fut forcé de l’initier aux secrets de sa fortuneterritoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s’enrapporter à Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue.Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l’âge dequatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapidesprogrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin.En&|160;pensant qu’elle allait bientôt se trouver seule dans lemonde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, etserra plus fortement ce dernier anneau d’affection. Dans sa pensée,comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l’amour était lemonde entier, et Charles n’était pas là. Elle fut sublime de soinset d’attentions pour son vieux père, dont les facultés commençaientà baisser, mais dont l’avarice se soutenait instinctivement. Aussila mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. Dès lematin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et laporte de son cabinet, sans doute plein d’or. Il restait là sansmouvement, mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux quivenaient le voir et la porte doublée de fer. Il se faisait rendrecompte des moindres bruits qu’il entendait&|160;; et, au grandétonnement du notaire, il entendait le bâillement de son chien dansla cour. Il se réveillait de sa stupeur apparente au jour et àl’heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avecles closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors sonfauteuil à roulettes jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de laporte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, etveillait à ce qu’elle plaçât en secret elle-même les sacs d’argentles uns sur les autres, à ce qu’elle fermât la porte. Puis ilrevenait à sa place silencieusement aussitôt qu’elle lui avaitrendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche de songilet, et qu’il tâtait de temps en temps. D’ailleurs son vieil amile notaire, sentant que la riche héritière épouseraitnécessairement son neveu le président si Charles Grandet nerevenait pas, redoubla de soins et d’attentions&|160;: il venaittous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à soncommandement à Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendaitles récoltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait seréunir secrètement aux sacs empilés dans le cabinet. Enfinarrivèrent les jours d’agonie, pendant lesquels la forte charpentedu bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut resterassis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Ilattirait à lui et roulait toutes les couvertures que l’on mettaitsur lui, et disait à Nanon&|160;: – Serre, serre ça, pour qu’on neme vole pas. Quand il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vies’était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte du cabinetoù gisaient ses trésors en disant à sa fille&|160;: – Ysont-ils&|160;? y sont-ils&|160;? d’un son de voix qui dénotait unesorte de peur panique.

— Oui, mon père.&|160;

— Veille à l’or, mets de l’or devant moi.

Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeuraitdes heures entières les yeux attachés sur les louis, comme unenfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidementle même objet&|160;; et, comme à un enfant, il lui échappait unsourire pénible.

— Ça me réchauffe&|160;! disait-il quelquefois en laissantparaître sur sa figure une expression de béatitude.

Lorsque le curé de la paroisse vint l’administrer, ses yeux,morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vuede la croix, des chandeliers, du bénitier d’argent qu’il regardafixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque leprêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour luifaire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour lesaisir. Ce dernier effort lui coûta la vie. Il appela Eugénie,qu’il ne voyait pas quoiqu’elle fût agenouillée devant lui etqu’elle baignât de ses larmes une main déjà froide.

— Mon père, bénissez-moi.

— Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas,dit-il en prouvant par cette dernière parole que le christianismedoit être la religion des avares.

Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison,n’ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certituded’être entendue et comprise, Nanon, le seul être qui l’aimât pourelle et avec qui elle pût causer de ses chagrins. La grande Nanonétait une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus uneservante, mais une humble amie. Après la mort de son père, Eugénieapprit par maître Cruchot qu’elle possédait trois cent mille livresde rente en biens-fonds dans l’arrondissement de Saumur, sixmillions placés en trois pour cent à soixante francs, et il valaitalors soixante-dix-sept francs&|160;; plus deux millions en or etcent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir.L’estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions.

— Où donc est mon cousin&|160;? se dit-elle.

Le jour où maître Cruchot remit à sa cliente l’état de lasuccession, devenue claire et liquide, Eugénie resta seule avecNanon, assises l’une et l’autre de chaque côté de la cheminée decette salle si vide, où tout était souvenir, depuis la chaise àpatins sur&|160;laquelle s’asseyait sa mère jusqu’au verre danslequel avait bu son cousin.

— Nanon, nous sommes seules…

— Oui, mademoiselle&|160;; et, si je savais où il est, cemignon, j’irais de mon pied le chercher.

— Il y a la mer entre nous, dit-elle.

Pendant que la pauvre héritière pleurait ainsi en compagnie desa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pourelle composait tout l’univers, il n’était question de Nantes àOrléans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un deses premiers actes fut de donner douze cents francs de renteviagère à Nanon, qui, possédant déjà six cents autres francs,devint un riche parti. En moins d’un mois, elle passa de l’état defille à celui de femme, sous la protection d’Antoine Cornoiller,qui fut nommé garde-général des terres et propriétés demademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporainesun immense avantage. Quoiqu’elle eût cinquante-neuf ans, elle neparaissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaientrésisté aux attaques du temps. Grâce au régime de sa viemonastique, elle narguait la vieillesse par un teint coloré, parune santé de fer. Peut-être n’avait-elle jamais été aussi bienqu’elle le fut au jour de son mariage. Elle eut les bénéfices de salaideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figureindestructible un air de bonheur qui fit envier par quelquespersonnes le sort de Cornoiller. – Elle est bon teint, disait ledrapier. – Elle est capable de faire des enfants, dit le marchandde sel&|160;; elle s’est conservée comme dans de la saumure, sousvotre respect – Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un boncoup, disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, quiétait aimée de tout le voisinage, ne reçut que des compliments endescendant la rue tortueuse pour se rendre à la paroisse. Pourprésent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts.Cornoiller, surpris d’une telle magnificence, parlait de samaîtresse les larmes aux yeux&|160;: il se serait fait hacher pourelle. Devenue la femme de confiance d’Eugénie, madame Cornoillereut désormais un bonheur égal pour elle à celui de posséder unmari. Elle avait enfin une dépense à ouvrir, à fermer, desprovisions à donner le matin, comme faisait son défunt maître. Puiselle eut à régir deux domestiques, une cuisinière et une femme dechambre chargée de raccommoder le linge de la maison, de faire lesrobes de mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde etde régisseur. Il est inutile de dire que la cuisinière et la femmede chambre choisies par Nanon étaient devéritables&|160;perles. Mademoiselle Grandet eut ainsiquatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Lesfermiers ne s’aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant ilavait sévèrement établi les usages et coutumes de sonadministration, qui fut soigneusement continuée par monsieur etmadame Cornoiller.

À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicitésde la vie. Sa pâle et triste enfance s’était écoulée auprès d’unemère dont le cœur méconnu, froissé, avait toujours souffert. Enquittant avec joie l’existence, cette mère plaignit sa filled’avoir à vivre, et lui laissa dans l’âme de légers remords etd’éternels regrets. Le premier, le seul amour d’Eugénie était, pourelle, un principe de mélancolie. Après avoir entrevu son amantpendant quelques jours, elle lui avait donné son cœur entre deuxbaisers furtivement acceptés et reçus&|160;; puis, il était parti,mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par sonpère, lui avait presque coûté sa mère, et ne lui causait que desdouleurs mêlées de frêles espérances. Ainsi jusqu’alors elles’était élancée vers le bonheur en perdant ses forces, sans leséchanger. Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique,il existe une aspiration et une respiration&|160;: l’âme a besoind’absorber les sentiments d’une autre âme, de se les assimiler pourles lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, pointde vie au cœur&|160;; l’air lui manque alors, il souffre, etdépérit. Eugénie commençait à souffrir. Pour elle, la fortunen’était ni un pouvoir ni une consolation&|160;; elle ne pouvaitexister que par l’amour, par la religion, par sa foi dans l’avenir.L’amour lui expliquait l’éternité. Son cœur et l’Évangile luisignalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jourau sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n’enfaisaient qu’une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant, etse croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi.Ses trésors n’étaient pas les millions dont les revenuss’entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraitssuspendus à son lit, mais les bijoux rachetés à son père, étalésorgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir dubahut&|160;; mais le dé de sa tante, duquel s’était servi sa mère,et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler àune broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulementpour&|160;mettre à son doigt cet or plein de souvenirs. Il neparaissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulût semarier durant son deuil. Sa piété vraie était connue. Aussi lafamille Cruchot, dont la politique était sagement dirigée par levieil abbé, se contenta-t-elle de cerner l’héritière, enl’entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous lessoirs, la salle se remplissait d’une société composée des pluschauds et des plus dévoués Cruchotins du pays, qui s’efforçaient dechanter les louanges de la maîtresse du logis sur tous les tons.Elle avait le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumônier,son chambellan, sa première dame d’atours, son premier ministre,son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire.L’héritière eût-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvéun. C’était une reine, et la plus habilement adulée de toutes lesreines. La flatterie n’émane jamais des grandes âmes, elle estl’apanage des petits esprits, qui réussissent à se rapetisserencore pour mieux entrer dans la sphère vitale de la personneautour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend unintérêt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs lasalle de mademoiselle Grandet, nommée par elles mademoiselle deFroidfond, réussissaient-elles merveilleusement à l’accabler delouanges. Ce concert d’éloges, nouveaux pour Eugénie, la fitd’abord rougir&|160;; mais insensiblement, et quelque grossiers quefussent les compliments, son oreille s’accoutuma si bien à entendrevanter sa beauté, que si quelque nouveau venu l’eût trouvée laide,ce reproche lui aurait été beaucoup plus sensible alors que huitans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu’ellemettait secrètement aux pieds de son idole. Elle s’habitua donc pardegrés à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleinetous les soirs. Monsieur le président de Bonfons était le héros dece petit cercle, où son esprit, sa personne, son instruction, sonamabilité sans cesse étaient vantés. L’un faisait observer que,depuis sept ans, il avait beaucoup augmenté sa fortune&|160;; queBonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvaitenclavé, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domainesde l’héritière. – Savez-vous, mademoiselle, disait un habitué, queles Cruchot ont à eux quarante mille livres de rente. – Et leurséconomies, reprenait une vieille Cruchotine, mademoiselle deGribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu dernièrement offrir àmonsieur Cruchot deux cent mille francs de son étude. Il doit lavendre, s’il peut être nommé juge de paix. – Il veut succéder àmonsieur de Bonfons dans la présidence du tribunal, et prend sesprécautions, répondit madame d’Orsonval&|160;; car monsieur leprésident deviendra conseiller, puis président à la Cour, il a tropde moyens pour ne pas arriver. – Oui, c’est un homme biendistingué, disait un autre. Ne trouvez-vous pas,mademoiselle&|160;? Monsieur le président avait tâché de se mettreen harmonie avec le rôle qu’il voulait jouer. Malgré ses quaranteans, malgré sa figure brune et rébarbative, flétrie comme le sontpresque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeunehomme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chezmademoiselle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche,et en chemise dont le jabot à gros plis lui donnait un air defamille avec les individus du genre dindon. Il parlaitfamilièrement à la belle héritière, et lui disait&|160;: Notrechère Eugénie&|160;! Enfin, hormis le nombre des personnages, enremplaçant le loto par le whist, et en supprimant les figures demonsieur et de madame Grandet, la scène par laquelle commence cettehistoire, était à peu près la même que par le passé. La meutepoursuivait toujours Eugénie et ses millions&|160;; mais la meuteplus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble. SiCharles fût arrivé du fond des Indes, il eût donc retrouvé lesmêmes personnages et les mêmes intérêts. Madame des Grassins, pourlaquelle Eugénie était parfaite de grâce et de bonté, persistait àtourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figured’Eugénie eût dominé le tableau&|160;; comme autrefois, Charles eûtencore été là le souverain. Néanmoins il y avait un progrès. Lebouquet présenté jadis à Eugénie aux jours de sa fête par leprésident était devenu périodique. Tous les soirs il apportait à lariche héritière un gros et magnifique bouquet que madame Cornoillermettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secrètement dans uncoin de la cour, aussitôt les visiteurs partis. Au commencement duprintemps, madame des Grassins essaya de troubler le bonheur desCruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond, dont lamaison ruinée pouvait se relever si l’héritière voulait lui rendresa terre par un contrat de mariage. Madame des Grassins faisaitsonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourirede dédain d’Eugénie pour une approbation, elle allait disant que lemariage de monsieur le président Cruchot n’était pas aussi avancéqu’on le croyait. – Quoique monsieur de Froidfond ait cinquanteans, disait-elle, il ne paraît pas plus âgé que ne l’est monsieurCruchot&|160;; il est veuf, il a des enfants, c’est vrai&|160;;mais il est marquis, il sera pair de France, et par le temps quicourt trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de sciencecertaine que le père Grandet, en réunissant tous ses biens à laterre de Froidfond, avait l’intention de s’enter sur les Froidfond.Il me l’a souvent dit. Il était malin, le bonhomme.

— Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il nem’écrira pas une fois en sept ans&|160;?…

Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisaitfortune aux Indes. Sa pacotille s’était d’abord très bien vendue.Il avait réalisé promptement une somme de six mille dollars. Lebaptême de la Ligne lui fit perdre beaucoup de préjugés&|160;; ils’aperçut que le meilleur moyen d’arriver à la fortune était, dansles régions intertropicales, aussi bien qu’en Europe, d’acheter etde vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d’Afrique et fitla traite des nègres, en joignant à son commerce d’hommes celui desmarchandises les plus avantageuses à échanger sur les diversmarchés où l’amenaient ses intérêts. Il porta dans les affaires uneactivité qui ne lui laissait aucun moment de libre. Il était dominépar l’idée de reparaître à Paris dans tout l’éclat d’une hautefortune, et de ressaisir une position plus brillante encore quecelle d’où il était tombé. À force de rouler à travers les hommeset les pays, d’en observer les coutumes contraires, ses idées semodifièrent, et il devint sceptique. Il n’eut plus de notions fixessur le juste et l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays cequi était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts,son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha. Le sang desGrandet ne faillit point à sa destinée. Charles devint dur, âpre àla curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nidsd’hirondelles, des enfants, des artistes&|160;; il fit l’usure engrand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moinsscrupuleux sur les droits de l’homme. Il allait alors àSaint-Thomas acheter à vil prix les marchandises volées par lespirates, et les portait sur les places où elles manquaient. Si lanoble et pure figure d’Eugénie l’accompagna dans son premier voyagecomme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau lesmarins espagnols, et s’il attribua ses premiers succès à la magiqueinfluence des vœux et des prières de cette douce fille&|160;; plustard, les Négresses, les Mulâtresses, les Blanches, les Javanaises,les Almées, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventuresqu’il&|160;eut en divers pays effacèrent complètement le souvenirde sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser prisdans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadréde vieux murs, parce que là sa destinée hasardeuse avaitcommencé&|160;; mais il reniait sa famille&|160;: son oncle étaitun vieux chien qui lui avait filouté ses bijoux&|160;; Eugénien’occupait ni son cœur ni ses pensées, elle occupait une place dansses affaires comme créancière d’une somme de six mille francs.Cette conduite et ces idées expliquent le silence de CharlesGrandet. Dans les Indes, à Saint-Thomas, à la côte d’Afrique, àLisbonne et aux États-Unis, le spéculateur avait pris, pour ne pascompromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherdpouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux,avide, en homme qui, résolu de faire fortune&|160;quibuscumqueviis, se dépêche d’en finir avec l’infamie pour rester honnêtehomme pendant le restant de ses jours. Avec ce système, sa fortunefut rapide et brillante. En 1827 donc, il revenait à Bordeaux, surle&|160;Marie-Caroline, joli brick appartenant à unemaison de commerce royaliste. Il possédait dix-neuf mille francs entrois tonneaux de poudre d’or bien cerclés, desquels il comptaittirer sept ou huit pour cent en les monnayant à Paris. Sur cebrick, se trouvait également un gentilhomme ordinaire de la chambrede S. M. le roi Charles X, monsieur d’Aubrion, bon vieillard quiavait fait la folie d’épouser une femme à la mode, et dont lafortune était aux îles. Pour réparer les prodigalités de madamed’Aubrion, il était allé réaliser ses propriétés. Monsieur etmadame d’Aubrion, de la maison d’Aubrion de Buch, dont le dernierCaptal mourut avant 1789, réduits à une vingtaine de mille livresde rente, avaient une fille assez laide que la mère voulait mariersans dot, sa fortune lui suffisant à peine pour vivre à Paris.C’était une entreprise dont le succès eût semblé problématique àtous les gens du monde malgré l’habileté qu’ils prêtent aux femmesà la mode. Aussi madame d’Aubrion elle-même désespérait-ellepresque, en voyant sa fille, d’en embarrasser qui que ce fût,fût-ce même un homme ivre de noblesse. Mademoiselle d’Aubrion étaitune demoiselle longue comme l’insecte, son homonyme&|160;; maigre,fluette, à bouche dédaigneuse, sur laquelle descendait un nez troplong, gros du bout, flavescent à l’état normal, mais complètementrouge après les repas, espèce de phénomène végétal plus désagréableau milieu d’un visage pâle et ennuyé que dans tout autre. Enfin,elle était telle que pouvait&|160;la désirer une mère detrente-huit ans qui, belle encore, avait encore des prétentions.Mais, pour contre-balancer de tels désavantages, la marquised’Aubrion avait donné à sa fille un air très distingué, l’avaitsoumise à une hygiène qui maintenait provisoirement le nez à un tonde chair raisonnable, lui avait appris l’art de se mettre avecgoût, l’avait dotée de jolies manières, lui avait enseigné cesregards mélancoliques qui intéressent un homme et lui font croirequ’il va rencontrer l’ange si vainement cherché&|160;; elle luiavait montré la manœuvre du pied, pour l’avancer à propos et enfaire admirer la petitesse, au moment où le nez avaitl’impertinence de rougir&|160;; enfin, elle avait tiré de sa filleun parti très satisfaisant. Au moyen de manches larges, de corsagesmenteurs, de robes bouffantes et soigneusement garnies, d’un corsetà haute pression, elle avait obtenu des produits féminins sicurieux que, pour l’instruction des mères, elle aurait dû lesdéposer dans un musée. Charles se lia beaucoup avec madamed’Aubrion, qui voulait précisément se lier avec lui. Plusieurspersonnes prétendent même que, pendant la traversée, la bellemadame d’Aubrion ne négligea aucun moyen de capturer un gendre siriche. En débarquant à Bordeaux, au mois de juin 1827, monsieur,madame, mademoiselle d’Aubrion et Charles logèrent ensemble dans lemême hôtel et partirent ensemble pour Paris. L’hôtel d’Aubrionétait criblé d’hypothèques, Charles devait le libérer. La mèreavait déjà parlé du bonheur qu’elle aurait de céder sonrez-de-chaussée à son gendre et à sa fille. Ne partageant pas lespréjugés de monsieur d’Aubrion sur la noblesse, elle avait promis àCharles Grandet d’obtenir du bon Charles X une ordonnance royalequi l’autoriserait, lui Grandet, à porter le nom d’Aubrion, à enprendre les armes, et à succéder, moyennant la constitution d’unmajorat de trente-six mille livres de rente, à Aubrion, dans letitre de Captal de Buch et marquis d’Aubrion. En réunissant leursfortunes, vivant en bonne intelligence, et moyennant des sinécures,on pourrait réunir cent et quelques mille livres de rente à l’hôteld’Aubrion. — Et quand on a cent mille livres de rente, un nom, unefamille, que l’on va à la cour, car je vous ferai nommergentilhomme de la chambre, on devient tout ce qu’on veut être,disait-elle à Charles. Ainsi vous serez, à votre choix, maître desrequêtes au conseil d’État, préfet, secrétaire d’ambassade,ambassadeur. Charles X aime beaucoup d’Aubrion, ils se connaissentdepuis l’enfance.&|160;

Enivré d’ambition par cette femme, Charles avait caressé,pendant la traversée, toutes ces espérances qui lui furentprésentées par une main habile, et sous forme de confidencesversées de cœur à cœur. Croyant les affaires de son père arrangéespar son oncle, il se voyait ancré tout à coup dans le faubourgSaint-Germain, où tout le monde voulait alors entrer, et où, àl’ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde, il reparaissait encomte d’Aubrion, comme les Dreux reparurent un jour en Brézé.Ébloui par la prospérité de la Restauration qu’il avait laisséechancelante, saisi par l’éclat des idées aristocratiques, sonenivrement commencé sur le vaisseau se maintint à Paris où ilrésolut de tout faire pour arriver à la haute position que sonégoïste belle-mère lui faisait entrevoir. Sa cousine n’était doncplus pour lui qu’un point dans l’espace de cette brillanteperspective. Il revit Annette. En femme du monde, Annette conseillavivement à son ancien ami de contracter cette alliance, et luipromit son appui dans toutes ses entreprises ambitieuses. Annetteétait enchantée de faire épouser une demoiselle laide et ennuyeuseà Charles, que le séjour des Indes avait rendu trèsséduisant&|160;: son teint avait bruni, ses manières étaientdevenues décidées, hardies, comme le sont celles des hommeshabitués à trancher, à dominer, à réussir. Charles respira plus àl’aise dans Paris, en voyant qu’il pouvait y jouer un rôle. DesGrassins, apprenant son retour, son mariage prochain, sa fortune,le vint voir pour lui parler des trois cent mille francs moyennantlesquels il pouvait acquitter les dettes de son père. Il trouvaCharles en conférence avec le joaillier auquel il avait commandédes bijoux pour la corbeille de mademoiselle d’Aubrion, et qui luien montrait les dessins. Malgré les magnifiques diamants queCharles avait rapportés des Indes, les façons, l’argenterie, lajoaillerie solide et futile du jeune ménage allaient encore à plusde deux cent mille francs. Charles reçut des Grassins, qu’il nereconnut pas, avec l’impertinence d’un jeune homme à la mode qui,dans les Indes, avait tué quatre hommes en différents duels.Monsieur des Grassins était déjà venu trois fois, Charles l’écoutafroidement&|160;; puis il lui répondit, sans l’avoir biencompris&|160;: — Les affaires de mon père ne sont pas les miennes.Je vous suis obligé, monsieur, des soins que vous avez bien vouluprendre, et dont je ne saurais profiter. Je n’ai pas ramassépresque deux millions à la sueur de mon front pour aller lesflanquer à la tête des créanciers de mon père.&|160;

— Et si monsieur votre père était, d’ici à quelques jours,déclaré en faillite&|160;?

— Monsieur, d’ici à quelques jours, je me nommerai le comted’Aubrion. Vous entendez bien que ce me sera parfaitementindifférent. D’ailleurs, vous savez mieux que moi que quand unhomme a cent mille livres de rente, son père n’a jamais faitfaillite, ajouta-t-il en poussant poliment le sieur des Grassinsvers la porte.

Au commencement du mois d’août de cette année, Eugénie étaitassise sur le petit banc de bois où son cousin lui avait juré unéternel amour, et où elle venait déjeuner quand il faisait beau. Lapauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraîche, laplus joyeuse matinée, à repasser dans sa mémoire les grands, lespetits événements de son amour, et les catastrophes dont il avaitété suivi. Le soleil éclairait le joli pan de mur tout fendillé,presque en ruines, auquel il était défendu de toucher, de par lafantasque héritière, quoique Cornoiller répétât souvent à sa femmequ’on serait écrasé dessous quelque jour. En ce moment, le facteurde poste frappa, remit une lettre à madame Cornoiller, qui vint aujardin en criant&|160;: — Mademoiselle, une lettre&|160;! Elle ladonna à sa maîtresse en lui disant&|160;: — C’est-y celle que vousattendez&|160;?

Ces mots retentirent aussi fortement au cœur d’Eugénie qu’ilsretentirent réellement entre les murailles de la cour et dujardin.

— Paris&|160;! C’est de lui. Il est revenu.

Eugénie pâlit, et garda la lettre pendant un moment. Ellepalpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. Lagrande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et lajoie semblait s’échapper comme une fumée par les crevasses de sonbrun visage.

— Lisez donc, mademoiselle…

— Ah&|160;! Nanon, pourquoi revient-il par Paris, quand il s’enest allé par Saumur&|160;?

— Lisez, vous le saurez.

Eugénie décacheta la lettre en tremblant. Il en tomba un mandatsur la maison&|160;madame des Grassins et Corret&|160;deSaumur. Nanon le ramassa.

«&|160;Ma chère cousine…&|160;»

— Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. Et son cœur seserra.

«&|160;Vous…&|160;»

— Il me disait&|160;tu&|160;!&|160;

Elle se croisa les bras, n’osa plus lire la lettre, et degrosses larmes lui vinrent aux yeux.

— Est-il mort&|160;? demanda Nanon.

— Il n’écrirait pas, dit Eugénie.

Elle lut toute la lettre que voici.

«&|160;Ma chère cousine, vous apprendrez, je le crois, avecplaisir, le succès de mes entreprises. Vous m’avez porté bonheur,je suis revenu riche, et j’ai suivi les conseils de mon oncle, dontla mort et celle de ma tante viennent de m’être apprises parmonsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature,et nous devons leur succéder. J’espère que vous êtes aujourd’huiconsolée. Rien ne résiste au temps, je l’éprouve. Oui, ma chèrecousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions estpassé. Que voulez-vous&|160;! En voyageant à travers de nombreuxpays, j’ai réfléchi sur la vie. D’enfant que j’étais au départ, jesuis devenu homme au retour. Aujourd’hui, je pense à bien deschoses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous êtes libre, macousine, et je suis libre encore&|160;; rien n’empêche, enapparence, la réalisation de nos petits projets&|160;; mais j’aitrop de loyauté dans le caractère pour vous cacher la situation demes affaires. Je n’ai point oublié que je ne m’appartienspas&|160;; je me suis toujours souvenu dans mes longues traverséesdu petit banc de bois…&|160;»

Eugénie se leva comme si elle eût été sur des charbons ardents,et alla s’asseoir sur une des marches de la cour.

«&|160;…du petit banc de bois où nous nous sommes juré de nousaimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre enmansarde, et de la nuit où vous m’avez rendu, par votre délicateobligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenumon courage, et je me suis dit que vous pensiez toujours à moicomme je pensais souvent à vous, à l’heure convenue entre nous.Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures&|160;? Oui,n’est-ce pas&|160;? Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacréepour moi&|160;; non, je ne dois point vous tromper. Il s’agit, ence moment, pour moi, d’une alliance qui satisfait à toutes lesidées que je me suis formées sur le mariage. L’amour, dans lemariage, est une chimère. Aujourd’hui mon expérience me dit qu’ilfaut obéir à toutes les lois sociales et réunir toutes lesconvenances voulues par le monde en se mariant. Or, déjà se trouveentre nous une différence d’âge qui, peut-être, influerait plus survotre avenir, ma chère cousine, que&|160;sur le mien. Je ne vousparlerai ni de vos mœurs, ni de votre éducation, ni de voshabitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris,et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ultérieurs. Ilentre dans mes plans de tenir un grand état de maison, de recevoirbeaucoup de monde, et je crois me souvenir que vous aimez une viedouce et tranquille. Non, je serai plus franc, et veux vous fairearbitre de ma situation&|160;; il vous appartient de la connaître,et vous avez le droit de la juger. Aujourd’hui je possèdequatre-vingt mille livres de rentes. Cette fortune me permet dem’unir à la famille d’Aubrion, dont l’héritière, jeune personne dedix-neuf ans, m’apporte en mariage son nom, un titre, la place degentilhomme honoraire de la chambre de Sa Majesté, et une positiondes plus brillantes. Je vous avouerai, ma chère cousine, que jen’aime pas le moins du monde mademoiselle d’Aubrion&|160;; mais,par son alliance, j’assure à mes enfants une situation sociale dontun jour les avantages seront incalculables&|160;: de jour en jour,les idées monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques annéesplus tard, mon fils, devenu marquis d’Aubrion, ayant un majorat dequarante mille livres de rente, pourra prendre dans l’État telleplace qu’il lui conviendra de choisir. Nous nous devons à nosenfants. Vous voyez, ma cousine, avec quelle bonne foi je vousexpose l’état de mon cœur, de mes espérances et de ma fortune. Ilest possible que de votre côté vous ayez oublié nos enfantillagesaprès sept années d’absence&|160;; mais moi, je n’ai oublié nivotre indulgence, ni mes paroles&|160;; je me souviens de toutes,même des plus légèrement données, et auxquelles un jeune hommemoins consciencieux que je ne le suis, ayant un cœur moins jeune etmoins probe, ne songerait même pas. En vous disant que je ne pensequ’à faire un mariage de convenance, et que je me souviens encorede nos amours d’enfant, n’est-ce pas me mettre entièrement à votrediscrétion, vous rendre maîtresse de mon sort, et vous dire que,s’il faut renoncer à mes ambitions sociales, je me contenteraivolontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m’avez offert desi touchantes images…&|160;»

— Tan, ta, ta. — Tan, ta, ti. — Tinn, ta, ta. — Toûn&|160;! —Toûn, ta, ti. — Tinn, ta, ta…, etc., avait chanté Charles Grandetsur l’air de&|160;Non più andrai, en signant&|160;:

» Votre dévoué cousin, » Charles.&|160;»

&|160;

— Tonnerre de Dieu&|160;! c’est y mettre des procédés, sedit-il. Et il avait cherché le mandat, et il avait ajoutéceci&|160;:

«&|160;P.S.&|160;Je joins à ma lettre un mandat sur lamaison des Grassins de huit mille francs à votre ordre, et payableen or, comprenant intérêts et capital de la somme que vous avez eula bonté de me prêter. J’attends de Bordeaux une caisse où setrouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir entémoignage de mon éternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyerpar la diligence ma toilette à l’hôtel d’Aubrion, rueHillerin-Bertin.&|160;»

— Par la diligence&|160;! dit Eugénie. Une chose pour laquellej’aurais donné mille fois ma vie&|160;!

Épouvantable et complet désastre. Le vaisseau sombrait sanslaisser ni un cordage, ni une planche sur le vaste océan desespérances. En se voyant abandonnées, certaines femmes vontarracher leur amant aux bras d’une rivale, la tuent et s’enfuientau bout du monde, sur l’échafaud ou dans la tombe. Cela, sansdoute, est beau&|160;; le mobile de ce crime est une sublimepassion qui impose à la Justice humaine. D’autres femmes baissentla tête et souffrent en silence&|160;; elles vont mourantes etrésignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu’audernier soupir. Ceci est de l’amour, l’amour vrai, l’amour desanges, l’amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce futle sentiment d’Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. Ellejeta ses regards au ciel, en pensant aux dernières paroles de samère, qui, semblable à quelques mourants, avait projeté surl’avenir un coup d’œil pénétrant, lucide&|160;; puis, Eugénie sesouvenant de cette mort et de cette vie prophétique, mesura d’unregard toute sa destinée. Elle n’avait plus qu’à déployer sesailes, tendre au ciel, et vivre en prières jusqu’au jour de sadélivrance.

— Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir etmourir.

Elle vint à pas lents de son jardin dans la salle. Contre sonhabitude, elle ne passa point par le couloir&|160;; mais elleretrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur lacheminée duquel était toujours une certaine soucoupe dont elle seservait tous les matins à son déjeuner, ainsi que du sucrier devieux Sèvres. Cette matinée devait être solennelle et pleined’événements pour elle. Nanon lui annonça le curé de la paroisse.Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérêts du présidentde Bonfons. Depuis&|160;quelques jours, le vieil abbé l’avaitdéterminé à parler à mademoiselle Grandet, dans un sens purementreligieux, de l’obligation où elle était de contracter mariage. Envoyant son pasteur, Eugénie crut qu’il venait chercher les millefrancs qu’elle donnait mensuellement aux pauvres, et dit à Nanon deles aller chercher&|160;; mais le curé se prit à sourire.

— Aujourd’hui, mademoiselle, je viens vous parler d’une pauvrefille à laquelle toute la ville de Saumur s’intéresse, et qui,faute de charité pour elle-même, ne vit pas chrétiennement.

— Mon Dieu&|160;! monsieur le curé, vous me trouvez dans unmoment où il m’est impossible de songer à mon prochain, je suistout occupée de moi. Je suis bien malheureuse, je n’ai d’autrerefuge que l’Église&|160;; elle a un sein assez large pour contenirtoutes nos douleurs, et des sentiments assez féconds pour que nouspuissions y puiser sans craindre de les tarir.

— Eh&|160;! bien, mademoiselle, en nous occupant de cette fillenous nous occuperons de vous. Écoutez. Si vous voulez faire votresalut, vous n’avez que deux voies à suivre, ou quitter le monde ouen suivre les lois. Obéir à votre destinée terrestre ou à votredestinée céleste.

— Ah&|160;! votre voix me parle au moment où je voulais entendreune voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire adieuau monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et laretraite.

— Il est nécessaire, ma fille, de longtemps réfléchir à ceviolent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort.

— Eh&|160;! bien, la mort, la mort promptement, monsieur lecuré, dit-elle avec une effrayante vivacité.

— La mort&|160;! mais vous avez de grandes obligations à remplirenvers la Société, mademoiselle. N’êtes-vous donc pas la mère despauvres auxquels vous donnez des vêtements, du bois en hiver et dutravail en été&|160;? Votre grande fortune est un prêt qu’il fautrendre, et vous l’avez saintement acceptée ainsi. Vous ensevelirdans un couvent, ce serait de l’égoïsme&|160;; quant à restervieille fille, vous ne le devez pas. D’abord, pourriez-vous gérerseule votre immense fortune&|160;? vous la perdriez peut-être. Vousauriez bientôt mille procès, et vous seriez engarriée end’inextricables difficultés. Croyez votre pasteur&|160;: un épouxvous est utile, vous devez conserver ce que Dieu vous a donné. Jevous parle comme à une ouaille chérie. Vous aimez trop sincèrementDieu pour ne pas faire votre salut au&|160;milieu du monde, dontvous êtes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez desaints exemples.

En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. Elle venaitamenée par la vengeance et par un grand désespoir.

— Mademoiselle, dit-elle. Ah&|160;! voici monsieur le curé. Jeme tais, je venais vous parler d’affaires, et je vois que vous êtesen grande conférence.

— Madame, dit le curé, je vous laisse le champ libre.

— Oh&|160;! monsieur le curé, dit Eugénie, revenez dans quelquesinstants, votre appui m’est en ce moment bien nécessaire.

— Oui, ma pauvre enfant, dit madame des Grassins.

— Que voulez-vous dire&|160;? demandèrent mademoiselle Grandetet le curé.

— Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avecmademoiselle d’Aubrion&|160;?… Une femme n’a jamais son esprit danssa poche.

Eugénie rougit et resta muette&|160;; mais elle prit le partid’affecter à l’avenir l’impassible contenance qu’avait su prendreson père.

— Eh&|160;! bien, madame, répondit-elle avec ironie, j’ai sansdoute l’esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez, parlezdevant monsieur le curé, vous savez qu’il est mon directeur.

— Eh&|160;! bien, mademoiselle, voici ce que des Grassinsm’écrit. Lisez.

Eugénie lut la lettre suivante&|160;:

«&|160;Ma chère femme, Charles Grandet arrive des Indes, il està Paris depuis un mois…&|160;»

— Un mois&|160;! se dit Eugénie en laissant tomber sa main.

Après une pause, elle reprit la lettre.

«&|160;…Il m’a fallu faire antichambre deux fois avant depouvoir parler à ce futur vicomte d’Aubrion. Quoique tout Parisparle de son mariage, et que tous les bans soientpubliés…&|160;»

— Il m’écrivait donc au moment où… se dit Eugénie. Elle n’achevapas, elle ne s’écria pas comme une Parisienne&|160;: «&|160;Lepolisson&|160;!&|160;» Mais pour ne pas être exprimé, le méprisn’en fut pas moins complet.

«&|160;…Ce mariage est loin de se faire&|160;; le marquisd’Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d’un banqueroutier. Jesuis venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avonsdonnés aux affaires de son père, et des habiles manœuvres parlesquelles nous&|160;avons su faire tenir les créancierstranquilles jusqu’aujourd’hui. Ce petit impertinent n’a-t-il pas eule front de me répondre, à moi qui, pendant cinq ans, me suisdévoué nuit et jour à ses intérêts et à son honneur,que&|160;les affaires de son père n’étaient pas lessiennes. Un agréé serait en droit de lui demander trente àquarante mille francs d’honoraires, à un pour cent sur la somme descréances. Mais, patience, il est bien légitimement dû douze centmille francs aux créanciers, et je vais faire déclarer son père enfaillite. Je me suis embarqué dans cette affaire sur la parole dece vieux caïman de Grandet, et j’ai fait des promesses au nom de lafamille. Si monsieur le vicomte d’Aubrion se soucie peu de sonhonneur, le mien m’intéresse fort. Aussi vais-je expliquer maposition aux créanciers. Néanmoins, j’ai trop de respect pourmademoiselle Eugénie, à l’alliance de laquelle, en des temps plusheureux, nous avions pensé, pour agir sans que tu lui aies parlé decette affaire…&|160;»

Là, Eugénie rendit froidement la lettre sans l’achever. — Jevous remercie, dit-elle à madame des Grassins,&|160;nousverrons cela…

— En ce moment, vous avez toute la voix de défunt votre père,dit madame des Grassins.

— Madame, vous avez huit mille cent francs d’or à nous compter,lui dit Nanon.

— Cela est vrai&|160;; faites-moi l’avantage de venir avec moi,madame Cornoiller.

— Monsieur le curé, dit Eugénie avec un noble sang-froid que luidonna la pensée qu’elle allait exprimer, serait-ce pécher que dedemeurer en état de virginité dans le mariage&|160;?

— Ceci est un cas de conscience dont la solution m’est inconnue.Si vous voulez savoir ce qu’en pense en sa Somme&|160;deMatrimonio&|160;le célèbre Sanchez, je pourrai vous le diredemain.

Le curé partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet deson père et y passa la journée seule, sans vouloir descendre àl’heure du dîner, malgré les instances de Nanon. Elle parut lesoir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. Jamais lesalon des Grandet n’avait été aussi plein qu’il le fut pendantcette soirée. La nouvelle du retour et de la sotte trahison deCharles avait été répandue dans toute la ville. Mais quelqueattentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut pointsatisfaite. Eugénie, qui s’y était attendue, ne laissa percer surson visage calme aucune des cruelles émotions qui l’agitaient. Ellesut prendre une figure riante pour répondre à ceux qui voulurentlui témoigner de l’intérêt par des regards ou des parolesmélancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voilesde la politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et lesjoueurs quittaient leurs tables, se payaient et discutaient lesderniers coups de whist en venant se joindre au cercle descauseurs. Au moment où l’assemblée se leva en masse pour quitter lesalon, il y eut un coup de théâtre qui retentit dans Saumur, de làdans l’arrondissement et dans les quatre préfecturesenvironnantes.

— Restez, monsieur le président, dit Eugénie à monsieur deBonfons en lui voyant prendre sa canne.

À cette parole, il n’y eut personne dans cette nombreuseassemblée qui ne se sentît ému. Le président pâlit et fut obligé des’asseoir.

— Au président les millions, dit mademoiselle deGribeaucourt.

— C’est clair, le président de Bonfons épouse mademoiselleGrandet, s’écria madame d’Orsonval.

— Voilà le meilleur coup de la partie, dit l’abbé.

— C’est un beau&|160;schleem, dit le notaire.

Chacun dit son mot, chacun fit son calembour, tous voyaientl’héritière montée sur ses millions, comme sur un piédestal. Ledrame commencé depuis neuf ans se dénouait. Dire, en face de toutSaumur, au président de rester, n’était-ce pas annoncer qu’ellevoulait faire de lui son mari. Dans les petites villes, lesconvenances sont si sévèrement observées, qu’une infraction de cegenre y constitue la plus solennelle des promesses.

— Monsieur le président, lui dit Eugénie d’une voix émue quandils furent seuls, je sais ce qui vous plaît en moi. Jurez de melaisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun desdroits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est à vous.Oh&|160;! reprit-elle en le voyant se mettre à ses genoux, je n’aipas tout dit. Je ne dois pas vous tromper, monsieur. J’ai dans lecœur un sentiment inextinguible. L’amitié sera le seul sentimentque je puisse accorder à mon mari&|160;: je ne veux ni l’offenser,ni contrevenir aux lois de mon cœur. Mais vous ne posséderez mamain et ma fortune qu’au prix d’un immense service.

— Vous me voyez prêt à tout, dit le président.

— Voici douze cent mille francs, monsieur le président, dit-elleen tirant un papier de son sein&|160;; partez pour Paris, non pasdemain, non pas cette nuit, mais à l’instant même.Rendez-vous&|160;chez monsieur des Grassins, sachez-y le nom detous les créanciers de mon oncle, rassemblez-les, payez tout ce quesa succession peut devoir, capital et intérêts à cinq pour centdepuis le jour de la dette jusqu’à celui du remboursement, enfinveillez à faire faire une quittance générale et notariée, bien enforme. Vous êtes magistrat, je ne me fie qu’à vous en cetteaffaire. Vous êtes un homme loyal, un galant homme&|160;; jem’embarquerai sur la foi de votre parole pour traverser les dangersde la vie à l’abri de votre nom. Nous aurons l’un pour l’autre unemutuelle indulgence. Nous nous connaissons depuis si longtemps,nous sommes presque parents, vous ne voudriez pas me rendremalheureuse.

Le président tomba aux pieds de la riche héritière en palpitantde joie et d’angoisse.

— Je serai votre esclave&|160;! lui dit-il.

— Quand vous aurez la quittance, monsieur, reprit-elle en luijetant un regard froid, vous la porterez avec tous les titres à moncousin Grandet et vous lui remettrez cette lettre. À votre retour,je tiendrai ma parole.

Le président comprit, lui, qu’il devait mademoiselle Grandet àun dépit amoureux&|160;; aussi s’empressa-t-il d’exécuter sesordres avec la plus grande promptitude, afin qu’il n’arrivât aucuneréconciliation entre les deux amants.

Quand monsieur de Bonfons fut parti, Eugénie tomba sur sonfauteuil et fondit en larmes. Tout était consommé. Le présidentprit la poste, et se trouvait à Paris le lendemain soir. Dans lamatinée du jour qui suivit son arrivée, il alla chez des Grassins.Le magistrat convoqua les créanciers en l’Étude du notaire oùétaient déposés les titres, et chez lequel pas un ne faillit àl’appel. Quoique ce fussent des créanciers, il faut leur rendrejustice&|160;: ils furent exacts. Là, le président de Bonfons, aunom de mademoiselle Grandet, leur paya le capital et les intérêtsdus. Le payement des intérêts fut pour le commerce parisien un desévénements les plus étonnants de l’époque. Quand la quittance futenregistrée et des Grassins payé de ses soins par le don d’unesomme de cinquante mille francs que lui avait allouée Eugénie, leprésident se rendit à l’hôtel d’Aubrion, et y trouva Charles aumoment où il rentrait dans son appartement, accablé par sonbeau-père. Le vieux marquis venait de lui déclarer que sa fille nelui appartiendrait qu’autant que tous les créanciers de GuillaumeGrandet seraient soldés.&|160;

Le président lui remit d’abord la lettre suivante&|160;:

«&|160;MON COUSIN, monsieur le président de Bonfons s’est chargéde vous remettre la quittance de toutes les sommes dues par mononcle et celle par laquelle je reconnais les avoir reçues de vous.On m’a parlé de faillite&|160;! J’ai pensé que le fils d’un failline pouvait peut-être pas épouser mademoiselle d’Aubrion. Oui, moncousin, vous avez bien jugé de mon esprit et de mes manières&|160;:je n’ai sans doute rien du monde, je n’en connais ni les calculs niles mœurs, et ne saurais vous y donner les plaisirs que vous voulezy trouver. Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquellesvous sacrifiez nos premières amours. Pour rendre votre bonheurcomplet, je ne puis donc plus vous offrir que l’honneur de votrepère. Adieu, vous aurez toujours une fidèle amie dans votrecousine,

» EUGÉNIE.&|160;»

Le président sourit de l’exclamation que ne put réprimer cetambitieux au moment où il reçut l’acte authentique.

— Nous nous annoncerons réciproquement nos mariages, luidit-il.

— Ah&|160;! vous épousez Eugénie. Eh&|160;! bien, j’en suiscontent, c’est une bonne fille. Mais, reprit-il frappé tout à couppar une réflexion lumineuse, elle est donc riche&|160;?

— Elle avait, répondit le président d’un air goguenard, près dedix-neuf millions, il y a quatre jours&|160;; mais elle n’en a plusque dix-sept aujourd’hui.

Charles regarda le président d’un air hébété.

— Dix-sept… mil…

— Dix-sept millions, oui, monsieur. Nous réunissons,mademoiselle Grandet et moi, sept cent cinquante mille livres derente, en nous mariant.

— Mon cher cousin, dit Charles en retrouvant un peu d’assurance,nous pourrons nous pousser l’un l’autre.

— D’accord, dit le président. Voici, de plus, une petite caisseque je dois aussi ne remettre qu’à vous, ajouta-t-il en déposantsur une table le coffret dans lequel était la toilette.

— Hé&|160;! bien, mon cher ami, dit madame la marquise d’Aubrionen entrant sans faire attention à Cruchot, ne prenez nul souci dece que vient de vous dire ce pauvre monsieur d’Aubrion, à quila&|160;duchesse de Chaulieu vient de tourner la tête. Je vous lerépète, rien n’empêchera votre mariage…

— Rien, madame, répondit Charles. Les trois millions autrefoisdus par mon père ont été soldés hier.

— En argent&|160;? dit-elle.

— Intégralement, intérêts et capital, et je vais faireréhabiliter sa mémoire.

— Quelle bêtise&|160;! s’écria la belle-mère. — Quel est cemonsieur&|160;? dit-elle à l’oreille de son gendre, en apercevantle Cruchot.

— Mon homme d’affaires, lui répondit-il à voix basse.

La marquise salua dédaigneusement monsieur de Bonfons etsortit.

— Nous nous poussons déjà, dit le président en prenant sonchapeau. Adieu, mon cousin.

— Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur. J’ai envie de luidonner six pouces de fer dans le ventre.

Le président était parti. Trois jours après, monsieur deBonfons, de retour à Saumur, publia son mariage avec Eugénie. Sixmois après, il était nommé conseiller à la Cour royale d’Angers.Avant de quitter Saumur, Eugénie fit fondre l’or des joyaux silongtemps précieux à son cœur, et les consacra, ainsi que les huitmille francs de son cousin, à un ostensoir d’or et en fit présent àla paroisse où elle avait tant prié Dieupour&|160;lui&|160;!&|160;Elle partagea d’ailleurs sontemps entre Angers et Saumur. Son mari, qui montra du dévouementdans une circonstance politique, devint président de chambre, etenfin premier président au bout de quelques années. Il attenditimpatiemment la réélection générale afin d’avoir un siège à laChambre. Il convoitait déjà la Pairie, et alors…

— Alors le roi sera donc son cousin, disait Nanon, la grandeNanon, madame Cornoiller, bourgeoise de Saumur, à qui sa maîtresseannonçait les grandeurs auxquelles elle était appelée. Néanmoinsmonsieur le président de Bonfons (il avait enfin aboli le nompatronymique de Cruchot) ne parvint à réaliser aucune de ses idéesambitieuses. Il mourut huit jours après avoir été nommé député deSaumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais à faux, lepunissait sans doute de ses calculs et de l’habileté juridique aveclaquelle il avait minuté,&|160;accurante Cruchot, soncontrat de mariage où les deux futurs époux se donnaient l’un àl’autre,&|160;au cas où ils n’auraient pas d’enfants,l’universalité de leurs biens, meubles&|160;et immeublessans en rien excepter ni réserver, en toute propriété, sedispensant même de la formalité de l’inventaire, sans quel’omission dudit inventaire puisse être opposée à leurs héritiersou ayants cause, entendant que ladite donation soit,etc.&|160;Cette clause peut expliquer le profond respect quele président eut constamment pour la volonté, pour la solitude demadame de Bonfons. Les femmes citaient monsieur le premierprésident comme un des hommes les plus délicats, le plaignaient etallaient jusqu’à souvent accuser la douleur, la passion d’Eugénie,mais comme elles savent accuser une femme, avec les plus cruelsménagements.

— Il faut que madame la présidente de Bonfons soit biensouffrante pour laisser son mari seul. Pauvre petite femme&|160;!Guérira-t-elle bientôt&|160;? Qu’a-t-elle donc, une gastrite, uncancer&|160;? Pourquoi ne voit-elle pas des médecins&|160;? Elledevient jaune depuis quelque temps&|160;; elle devrait allerconsulter les célébrités de Paris. Comment peut-elle ne pas désirerun enfant&|160;? Elle aime beaucoup son mari, dit-on, comment nepas lui donner d’héritier, dans sa position&|160;? Savez-vous quecela est affreux&|160;; et si c’était par l’effet d’un caprice, ilserait bien condamnable. Pauvre président&|160;!

Douée de ce tact fin que le solitaire exerce par sesperpétuelles méditations et par la vue exquise avec laquelle ilsaisit les choses qui tombent dans sa sphère, Eugénie, habituée parle malheur et par sa dernière éducation à tout deviner, savait quele président désirait sa mort pour se trouver en possession cetteimmense fortune, encore augmentée par les successions de son onclele notaire, et de son oncle l’abbé, que Dieu eut la fantaisied’appeler à lui. La pauvre recluse avait pitié du président. LaProvidence la vengea des calculs et de l’infâme indifférence d’unépoux qui respectait, comme la plus forte des garanties, la passionsans espoir dont se nourrissait Eugénie. Donner la vie à un enfant,n’était-ce pas tuer les espérances de l’égoïsme, les joies del’ambition caressées par le premier président&|160;? Dieu jeta doncdes masses d’or à sa prisonnière pour qui l’or était indifférent etqui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de saintespensées, qui secourait incessamment les malheureux en secret.Madame de Bonfons fut veuve à trente-six ans, riche de huit centmille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belleprès de quarante ans. Son visage est blanc, reposé, calme. Sa voixest douce et recueillie, ses manières sont simples. Elle a toutesles noblesses&|160;de la douleur, la sainteté d’une personne quin’a pas souillé son âme au contact du monde, mais aussi la roideurde la vieille fille et les habitudes mesquines que donnel’existence étroite de la province. Malgré ses huit cent millelivres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre EugénieGrandet, n’allume le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis sonpère lui permettait d’allumer le foyer de la salle, et l’éteintconformément au programme en vigueur dans ses jeunes années. Elleest toujours vêtue comme l’était sa mère. La maison de Saumur,maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée,mélancolique, est l’image de sa vie. Elle accumule soigneusementses revenus, et peut-être eût-elle semblé parcimonieuse si elle nedémentait la médisance par un noble emploi de sa fortune. Depieuses et charitables fondations, un hospice pour la vieillesse etdes écoles chrétiennes pour les enfants, une bibliothèque publiquerichement dotée, témoignent chaque année contre l’avarice que luireprochent certaines personnes. Les églises de Saumur lui doiventquelques embellissements. Madame de Bonfons que, par raillerie, onappelle&|160;mademoiselle, inspire généralement unreligieux respect. Ce noble cœur, qui ne battait que pour lessentiments les plus tendres, devait donc être soumis aux calculs del’intérêt humain. L’argent devait communiquer ses teintes froides àcette vie céleste, et lui donner de la défiance pour lessentiments.

— Il n’y a que toi qui m’aimes, disait-elle à Nanon.

La main de cette femme panse les plaies secrètes de toutes lesfamilles. Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège debienfaits. La grandeur de son âme amoindrit les petitesses de sonéducation et les coutumes de sa vie première. Telle est l’histoirede cette femme, qui n’est pas du monde au milieu du monde&|160;;qui, faite pour être magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, nienfants, ni famille. Depuis quelques jours, il est question d’unnouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s’occupent d’elle etde monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence àcerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. Nanonet Cornoiller sont, dit-on, dans les intérêts du marquis, mais rienn’est plus faux. Ni la grande Nanon, ni Cornoiller n’ont assezd’esprit pour comprendre les corruptions du monde.

&|160;

Paris, septembre 1833.

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