— Nous ne sommes venus ici que pour l’enseigner
à ceux qui voudront l’apprendre.
— Je vous réponds que tous ceux qui l’ignorent
voudront la connaître, moi d’abord, et Clinias, et
Ctésippe, et enfin tous ceux que vous voyez ici. Et je leur
montrais les amants de Clinias, qui déjà nous avaient
entourés; car il faut te dire que Ctésippe s’était d’abord
assis fort au-dessous de Clinias; mais comme Euthydème
se penchait en me parlant, il cachait, je crois, à
Ctésippe Clinias qui était entre nous deux, et le privait de
cette agréable vue, ce qui obligea Ctésippe à se lever et
à se placer vis-à-vis de nous pour voir son ami, et
entendre en même temps la conversation; aussitôt les
autres amants de Clinias et les amis d’Euthydème et de
Dioriysodore en firent autant et nous environnèrent. Les
montrant donc du doigt, j’assurai Euthydème qu’il n’y en
avait pas là un seul qui n’eût la volonté de le
prendre pour maître. Ctésippe s’y engagea vivement;
tous les autres en firent de même, et le prièrent tout
d’une voix de leur découvrir le secret de son art. Alors
m’adressant à Euthydème et à Dionysodore, II faut bien,
leur dis-je, satisfaire ces jeunes gens, et je joins mes
prières aux leurs. Or il y a beaucoup de choses qui
seraient trop longues à expliquer; mais, dites-moi, celui
qui est persuadé qu’il doit apprendre la vertu auprès de
vous, est-il le seul que vous puissiez rendre
vertueux, ou bien pouvez-vous l’enseigner aussi à celui
qui n’en est pas persuadé, parce qu’il doute que la vertu
puisse s’apprendre? Dites, pouvez-vous aussi prouver, à
qui pense ainsi, que la vertu peut être enseignée et que
vous êtes les plus propres à le faire?
— Nous le pouvons également, Socrate, répondit
Dionysodore.
— Il n’y a donc personne au monde, Dionysodore,
lui dis-je, qui puisse mieux que vous mettre sur la voie
de la philosophie et de la vertu?
— Nous le croyons, Socrate.
— Vous nous ferez voir le reste avec le temps, mais
présentement je ne vous demande que cela. Persuadez à
ce jeune homme qu’il faut se donner tout entier à la
philosophie et à l’exercice de la vertu, et vous nous
obligerez tous, et moi et tous ceux qui sont ici présents;
car il se trouve que nous prenons beaucoup d’intérêt à
ce jeune homme et souhaitons avec passion qu’il
devienne aussi bon que possible. Il est fils d’Axiochus,
petit-fils de l’ancien Alcibiade , et cousin germain
d’Alcibiade d’aujourd’hui; son nom est Clinias. Il est
encore jeune, et nous craignons ce qu’on doit toujours
craindre pour un jeune homme, que quelqu’un
s’emparant avant nous de son esprit ne lui fasse prendre
un mauvais pli et ne le corrompe. Vous ne pouviez donc
arriver plus à propos; ainsi, si rien ne s’y oppose,
éprouvez Clinias et l’entretenez en notre présence.
— Quand j’eus parlé à-peu-près de la sorte, Euthydème
me dit d’un air fier et assuré: Rien ne s’y oppose,
Socrate, pourvu que ce jeune homme veuille répondre.
— Il y est, dis-je, accoutumé; ses amis sont presque
toujours sur ses pas, l’interrogent et causent sans cesse
avec lui; ainsi j’espère qu’il aura bien assez d’assurance
pour répondre sans difficulté.
Mais comment pourrai-je, Criton, te raconter ce qui
suit? car ce n’est pas peu de chose que de faire un récit
fidèle de cette prodigieuse sagesse; c’est pourquoi, avant
de m’engager dans cette narration, il faut qu’à l’exemple
des poètes j’invoque les muses et la déesse
Mnémosyne. Euthydème commença ainsi, ce me semble:
— Clinias, ceux qui apprennent sont-ils savants ou
ignorants?
Le jeune homme, à cette question difficile, rougit, et,
tout interdit, jeta les yeux sur moi. Voyant le trouble où il
était, je lui dis:
— Courage, Clinias, dis hardiment ce qu’il t’en
semble; c’est peut-être pour ton bien. Cependant
Dionysodore, se penchant un peu vers moi, avec un
visage riant, me dit tout bas à l’oreille: Socrate, je te le
prédis, quoi qu’il réponde, il est pris. Pendant qu’il me
parlait ainsi, Clinias avait déjà répondu; de sorte que je
n’eus pas le loisir d’avertir ce jeune homme de prendre
garde à ce qu’il dirait. Il répondit que c’étaient les
savants qui apprenaient. — Y a-t-il des hommes que tu
appelles des maîtres, ou non? lui demanda Euthydème.
Clinias répondit que oui.
Les maîtres ne le sont-ils pas de ceux qui apprennent?
Le joueur de luth, le grammairien étaient tes maîtres; toi
et les autres garçons, vous étiez leurs disciples.
Il en tomba d’accord.
Mais quand vous appreniez, vous ne saviez pas encore
les choses que vous appreniez?
— Non, sans doute.
— Vous n’étiez donc pas savants quand vous
ignoriez ces choses-là?
— Il le faut bien.
— Puisque vous n’étiez pas savants, vous étiez donc
ignorants?
— Il est vrai.
— Vous donc qui apprenez les choses que vous ne
savez pas, vous les apprenez étant ignorants?
Le jeune homme fit signe que oui.
Ce sont donc les ignorants qui apprennent, Clinias, et
non pas les savants, comme tu le pensais.
A ces mots, comme un chœur au signal du chef, tous
les amis d’Euthydème et de Dionysodore éclatèrent en de
grands ris mêlés d’applaudissements. Le pauvre
garçon n’avait pas encore eu le temps de respirer, que
Dionysodore, reprenant le discours, lui demanda:
— Mais, Clinias, quand votre maître récite quelque
chose, qui sont ceux qui apprennent ce qu’il récite? sont-
ce les savants ou les ignorants?
— Les savants.
— Ce sont donc les savants qui apprennent, ce ne sont
pas les ignorants. Ainsi tu n’as pas bien répondu à
Euthydème.
Aussitôt voilà de nouveaux éclats de rire et de
nouveaux applaudissements de la part des amis
d’Euthydème et de Dionysodore, qui admiraient leur
sagesse. Nous autres, tout étonnés, nous demeurions
dans le silence. Euthydème voyant notre surprise, pour
nous donner encore une plus grande idée de sa sagesse,
attaque de nouveau le jeune homme et lui demande,
donnant à la même chose un autre tour, comme un bon
danseur qui tourne deux fois sur la même place: Ceux
qui apprennent, apprennent-ils ce qu’ils savent, ou ce
qu’ils ne savent pas? Aussitôt Dionysodore me dit encore
à l’oreille:
— Voilà, Socrate, un autre tour pareil au premier.
— Par Jupiter, lui répondis-je, cette première question
m’a paru merveilleuse!
— Toutes nos questions sont de même nature, Socrate,
on ne s’en peut démêler.
— Et voilà, lui dis-je, ce qui vous donne tant d’autorité
parmi vos disciples. Cependant Clinias avait répondu à
Euthydème que ceux qui apprenaient, apprenaient ce
qu’ils ne savaient pas.
Euthydème continua de l’interroger de la même
manière qu’auparavant.
— Sais-tu les lettres? dit-il.
— Oui.
— Mais les sais-tu toutes?
— Toutes.
— Quand quelqu’un récite quelque chose, ne récite-t-il
pas des lettres?
— Assurément.
— Il récite donc ce que tu sais, puisque tu sais toutes
les lettres?
Il en convint encore.
— Eh quoi! n’apprends-tu pas ce qu’on te récite, ou
bien est-ce celui qui ne sait pas les lettres qui apprend?
— Non, c’est moi qui apprends.
— Tu apprends donc ce que tu sais, puisque tu
sais toutes les lettres?
Il l’avoua.
— Tu n’as donc pas bien répondu, ajouta Euthydème.
A peine Euthydème eut-il cessé de parler, que
Dionysodore reprenant la balle, la renvoya contre le
jeune homme, comme le but où ils visaient.
— Ah! Clinias, dit-il, Euthydème n’use pas de bonne foi
avec toi. Mais, dis-moi, apprendre, n’est-ce pas acquérir
la science de la chose qu’on apprend?
— Il l’accorda.
— Et savoir, est-il autre chose que d’avoir acquis déjà
cette science?
— Il convint que non.
— Ignorer, n’est-ce point n’avoir pas la science?
Il l’avoua.
— Qui sont ceux qui acquièrent une chose, ceux qui
l’ont, ou bien ceux qui ne l’ont pas?
— Ceux qui ne l’ont pas.
— Ne m’as-tu pas accordé que les ignorants sont du
nombre de ceux qui n’ont pas? — Il fit signe que oui.
— Ceux qui apprennent sont donc du nombre de ceux
qui acquièrent, et non pas du nombre de ceux qui ont?
— Sans doute.
— Ce sont donc, Clinias, les ignorants qui apprennent,
et non les savants.