EUTHYDÈME de Platon

Là-dessus, mon cher Criton, il n’y eut pas un des
assistans qui pût s’empêcher d’admirer ce raisonnement;
mais Euthydème et Dionysodore se prirent à rire et à
éclater au point qu’on eût cru qu’ils en allaient mourir. A
la vérité, les amis d’Euthydème battaient des mains à
tout ce qu’ils avaient dit auparavant; mais ici les
colonnes du lycée semblaient elles-mêmes transportées
de joie et leur applaudir. Pour moi, mon étonnement
était tel que j’avouai n’avoir jamais vu des hommes
aussi habiles; et, captivé par leur sagesse, je me sentis
porté à leur prodiguer les éloges.
— Heureux mortels, leur dis-je, quel admirable talent
d’achever une affaire si difficile en si peu de temps! dans
vos discours, Euthydème et Dionysodore, il y a bien de
belles choses; mais ce qui les surpasse toutes, c’est que
vous ne vous souciez guère de la plupart des hommes,
des hommes sérieux surtout et de ceux qui passent
pour valoir quelque chose; vous ne considérez que ceux
qui vous ressemblent; car je sais certainement que peu
de gens aiment vos discours, et ce sont ceux qui vous
ressemblent, tandis que les autres en font si peu de cas,
qu’ils auraient, je suis sûr, plus de honte de réfuter les
autres par de tels moyens, que de se voir convaincus et
réfutés eux-mêmes.
J’y trouve encore cela de poli et de tout-à-fait aimable,

que quand vous dites qu’il n’y a rien de beau, ni de bon,
ni de blanc, ou quelque autre chose semblable, et que
nulle chose ne diffère d’une autre, alors, il est vrai, et
vous vous en glorifiez avec raison, vous fermez la
bouche aux autres; mais en même temps vous ne la
fermez pas seulement aux autres, mais aussi à vous-
mêmes, ce qui est plein de grâce, et nous adoucit ce
qu’il peut y avoir de pénible dans ces discussions. Le
plus admirable encore, c’est que vous avez arrangé et
imaginé les choses d’une manière si ingénieuse qu’en
moins de rien tout homme peut en être instruit; car j’ai
remarqué qu’en un instant Ctésippe a su vous imiter.
C’est un mérite de votre science, de pouvoir si
promptement enseigner ses mystères; mais il n’est guère
convenable de disputer en présence de beaucoup de
monde, et si vous me voulez croire, gardez-vous de
parler devant une grande assemblée, afin qu’on ne vous
dérobe point votre secret sans vous en savoir gré.
Ne disputez qu’entre vous seuls, ou, si jamais vous le
faites avec un autre, que ce soit pour de l’argent. Même,
pour bien faire, vous avertiriez vos écoliers d’en user de
la sorte, et de n’en parler qu’entre eux ou avec vous; car
la rareté, Euthydème, met le prix aux choses, et l’eau,
comme dit Pindare, se vend à vil prix quoiqu’elle
soit ce qu’il y a de plus précieux. Au reste, veuillez nous
admettre, Clinias et moi, au nombre de vos disciples.

Après ces mots et quelques autres semblables, Criton,
nous nous séparâmes. Vois donc si tu veux prendre avec
nous des leçons de ces étrangers. Ils promettent
d’apprendre leur art à quiconque veut les payer; ils

n’excluent aucun esprit ni aucun âge, et même, ce qu’il
est bon que tu saches, ils assurent que rien n’empêche
celui qui s’est adonné aux affaires, d’apprendre
facilement leur art.

CRITON.
Véritablement, Socrate, j’aime beaucoup à entendre, et
voudrais bien apprendre quelque chose; mais je crains
d’être du nombre de ceux qui ne ressemblent pas à
Euthydème, et qui, comme tu l’as dit, auraient
moins de honte de se voir réfutés que de réfuter eux-
mêmes par de tels moyens. Ce serait folie à moi
d’entreprendre de te donner des avis; cependant je veux
te raconter ce que j’ai entendu. Comme je me
promenais, un de ceux qui venaient de quitter votre
assemblée s’approcha de moi; c’est un homme qui
prétend être fort habile et du nombre de ceux qui
excellent dans les discours judiciaires.
— Ô Criton, me dit-il, tu n’as pas entendu ces deux
sages?
— Non, par Jupiter, lui répondis-je, la foule ne m’a
permis d’approcher assez pour entendre. — Ils valent
pourtant bien la peine d’être entendus, me répondit-il.
— Pourquoi? répliquai-je.
— Tu aurais entendu disputer les hommes les plus
habiles maintenant dans ce genre.
— Mais que t’en semble? lui demandai-je.
— À moi? répondit-il, il me semble qu’on ne leur entend
jamais dire que des bagatelles et qu’ils emploient tout
leur esprit en badinages. Ce sont ses propres paroles.
— Toutefois, lui dis-je, la philosophie est une belle

chose.
— Oui, une belle chose! me répondit-il. Elle n’a
aucune valeur. Et si tu avais été là tout à l’heure, tu
aurais eu honte pour ton ami. Il était assez fou pour
vouloir se livrer aux leçons de ces hommes qui se
soucient peu de ce qu’ils disent et s’en prennent à
chaque mot que le hasard leur offre. Et ceux-ci, comme
je l’ai dit, sont en ce genre des plus habiles de notre
temps. Mais à te dire la vérité, Criton, la philosophie et
ceux qui s’y adonnent sont tout-à-fait frivoles et
ridicules.

Malgré cela, je ne trouve pas, Socrate, que ni lui ni
qui que ce soit ait raison de blâmer cette étude; mais de
disputer publiquement avec ces sortes de gens, c’est ce
qu’il m’a paru blâmer avec raison.

SOCRATE.
Ce sont, Criton, des hommes très singuliers, cependant
je ne sais pas encore trop qu’en dire. Mais qui est cet
homme qui te rencontra et blâma la philosophie? Est-ce
un orateur habile à plaider une cause devant les
tribunaux, ou un de ceux qui y envoient les autres, un
faiseur de harangues dont se servent les orateurs?

CRITON.
Non, par Jupiter, ce n’est point un orateur, et je ne crois
pas qu’il ait jamais paru devant un tribunal. Mais on dit
qu’il s’y entend parfaitement, et qu’il sait composer
d’excellents plaidoyers.

SOCRATE.
J’entends bien maintenant, et j’allais te parler moi-même
de ces gens-là. Ce sont ceux que Prodicus plaçait entre
le politique et le philosophe. Non-seulement ils croient
être les plus sages de tous, mais aussi paraître tels à la
plupart des hommes, et que les philosophes seuls
empêchent que leur réputation ne soit universelle. Ils
s’imaginent qu’ils remporteraient sans contredit la palme
de la sagesse s’ils pouvaient décrier les philosophes
comme tout-à-fait indignes d’estime; dans leur opinion,
ils sont bien les plus sages, mais dans les discussions
particulières, quand ils y sont réduits, ils craignent
d’être battus par ceux de l’école d’Euthydème. Ils croient
être sages comme il convient; car s’occuper un peu de la
philosophie, et un peu de la politique, c’est justement ce
qui convient, puisque ainsi ils participent de toutes les
deux autant qu’il est besoin, et que, placés hors des
dangers et des disputes, ils peuvent goûter
tranquillement les fruits de leur sagesse.

CRITON.
Eh bien, Socrate, que penses-tu de ce qu’ils disent? Il
semble pourtant que leur discours a beaucoup
d’apparence.

SOCRATE.
C’est vrai; mais, comme tu dis, plutôt de l’apparence
que de la réalité. Il n’est pas facile de leur
persuader que l’homme et tout ce qui se trouve entre
deux choses et participe de toutes les deux, s’il est
composé de mal et de bien, est pire que l’un et meilleur

que l’autre; que s’il est composé de deux biens qui ne
tendent pas au même but, il est moins bon que chacun
des deux pris à part pour la fin qu’ils se proposent; et
que s’il est composé de deux maux qui ne tendent pas
au même but et s’il se trouve entre les deux, il sera
meilleur que chacun des deux éléments dont il participe.
De sorte que si la philosophie est une bonne chose et la
politique aussi, et si toutes deux ont des fins différentes,
ces gens-là participant de l’une et de l’autre et étant
entre les deux, ne disent rien de bon et ne valent ni les
philosophes ni les politiques; que si la philosophie est un
bien et la politique un mal, ils sont meilleurs que les uns,
mais pires que les autres; il faut que ce soient deux
maux, c’est alors seulement qu’ils auront raison. Or je ne
crois pas qu’ils avancent que la philosophie et la
politique soient deux maux; ni que l’un soit un mal, et
l’autre un bien. Ceux donc qui participent de toutes les
deux leur sont inférieurs en ce qui fait la valeur du
philosophe et du politique; ils sont de fait les troisièmes,
et cependant ils tâchent de se mettre les premiers. Il faut
bien avoir de l’indulgence pour leur prétention et ne pas
s’en fâcher, mais aussi il ne faut pas les estimer plus
qu’ils ne méritent; car il faut être content de tout homme
qui s’occupe de quelque chose de raisonnable et y
travaille avec ardeur.

CRITON.
Au reste, Socrate, comme je t’ai toujours dit, je suis en
peine de l’éducation de mes fils. Le cadet est encore très
jeune; mais Critobule est déjà grand et a besoin d’un
précepteur qui lui forme l’esprit. Toutes les fois que je

m’en entretiens avec toi, je demeure persuadé que c’est
folie de songer pour ses enfants à tant de choses, par
exemple, en se mariant, à leur donner une mère
d’une grande famille, à les rendre aussi riches que
possible, et de négliger leur éducation. Mais quand je
regarde ceux qui font profession d’élever la jeunesse, ils
m’épouvantent; je ne sais que faire, et, pour te dire
la vérité, je n’en vois pas un seul qui ne me paraisse
tout-à-fait incapable. Ainsi je ne vois pas pourquoi je
devrais pousser ce jeune homme à l’étude de la
philosophie.

SOCRATE.
O mon cher Criton, ne sais-tu pas que, dans tout, les
hommes nuls et sans mérite font la majorité, et que les
bons sont en petit nombre, mais dignes de toute notre
confiance? La gymnastique ne te paraît-elle pas bonne,
ainsi que l’économie, la rhétorique et l’art militaire?

CRITON.
Assurément.

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