Germinal d’Emile Zola


On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans
une poussière rousse; les murs craquaient, un piston
poussait des coups de sifflet aigus, pareil à une locomotive
en détresse; et, quand les danseurs s’arrêtèrent, ils
fumaient comme des chevaux.
—Tu te souviens? dit la Levaque en se penchant à l’oreille
de la Maheude, toi qui parlais d’étrangler Catherine, si elle
faisait la bêtise!
Chaval ramenait Catherine à la table de la famille, et tous
deux, debout derrière le père, achevaient leur chope.
—Bah! murmura la Maheude d’un air résigné, on dit ça…
Mais ce qui me tranquillise, c’est qu’elle ne peut pas avoir
d’enfant, ah! ça, j’en suis bien sûre!… Vois-tu qu’elle
accouche aussi, celle-là, et que je sois forcée de la marier!
Qu’est-ce que nous mangerions, alors?
Maintenant, c’était une polka que sifflait le piston; et,
pendant que l’assourdissement recommençait, Maheu
communiqua tout bas à sa femme une idée. Pourquoi ne
prenaient-ils pas un logeur, Étienne par exemple, qui
cherchait une pension? Ils auraient de la place, puisque
Zacharie allait les quitter, et l’argent qu’ils perdraient de ce
côté-là, ils le regagneraient en partie de l’autre. Le visage
de la Maheude s’éclairait: sans doute, bonne idée, il fallait

arranger ça. Elle semblait sauvée de la faim une fois
encore, sa belle humeur revint si vive, qu’elle commanda
une nouvelle tournée de chopes.
Étienne, cependant, tâchait d’endoctriner Pierron, auquel il
expliquait son projet d’une caisse de prévoyance. Il lui avait
fait promettre d’adhérer, lorsqu’il eut l’imprudence de
découvrir son véritable but.
—Et, si nous nous mettons en grève, tu comprends l’utilité
de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous
trouvons là les premiers fonds pour lui résister… Hein?
c’est dit, tu en es?
Pierron avait baissé les yeux, pâlissant. Il bégaya:
—Je réfléchirai… Quand on se conduit bien, c’est la
meilleure caisse de secours.
Alors, Maheu s’empara d’Étienne et lui proposa de le
prendre comme logeur, carrément, en brave homme. Le
jeune homme accepta de même, très désireux d’habiter le
coron, dans l’idée de vivre davantage avec les camarades.
On régla l’affaire en trois mots, la Maheude déclara qu’on
attendrait le mariage des enfants.
Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et
Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan,
une haleine de genièvre, une aigreur musquée de filles mal
tenues. Ils étaient très ivres, l’air content d’eux-mêmes, se

poussant du coude et ricanant. Lorsqu’il sut qu’on le mariait
enfin, Zacharie se mit à rire si fort, qu’il en étranglait.
Paisiblement, Philomène déclara qu’elle aimait mieux le
voir rire que pleurer. Comme il n’y avait plus de chaise,
Bouteloup s’était reculé pour céder la moitié de la sienne à
Levaque. Et celui-ci, soudainement très attendri de voir
qu’on était tous là, en famille, fit une fois de plus servir de la
bière.
—Nom de Dieu! on ne s’amuse pas si souvent! gueulait-il.
Jusqu’à dix heures, on resta. Des femmes arrivaient
toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes; des
bandes d’enfants suivaient à la queue; et les mères ne se
gênaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes
comme des sacs d’avoine, barbouillaient de lait les
poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient déjà,
gorgés de bière et à quatre pattes sous les tables, se
soulageaient sans honte. C’était une mer montante de
bière, les tonnes de la veuve Désir éventrées, la bière
arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des
yeux et d’ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que chacun
avait une épaule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous
égayés, épanouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire
continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu’aux
oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se
mettait à l’aise, la chair dehors, dorée dans l’épaisse
fumée des pipes; et le seul inconvénient était de se
déranger, une fille se levait de temps à autre, allait au fond,

près de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les
guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient
plus, tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots
à culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins.
Mais, lorsqu’une gaillarde tombait avec un homme par-
dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie
enragée, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se
fût éboulé sur eux.
Quelqu’un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie
dormait à la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa
part de la bouteille volée, elle était saoule, et il dut
l’emporter à son cou, pendant que Jeanlin et Bébert, plus
solides, le suivaient de loin, trouvant ça très farce. Ce fut le
signal du départ, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les
Maheu et les Levaque se décidèrent à retourner au coron.
A ce moment, le père Bonnemort et le vieux Mouque
quittaient aussi Montsou, du même pas de somnambules,
entêtés dans le silence de leurs souvenirs. Et l’on rentra
tous ensemble, on traversa une dernière fois la ducasse,
les poêles de friture qui se figeaient, les estaminets d’où
les dernières chopes coulaient en ruisseaux, jusqu’au
milieu de la route. L’orage menaçait toujours, des rires
montèrent, dès qu’on eut quitté les maisons éclairées, pour
se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent
sortait des blés mûrs, il dut se faire beaucoup d’enfants,
cette nuit-là. On arriva débandé au coron. Ni les Levaque ni
les Maheu ne soupèrent avec appétit, et ceux-ci dormaient
en achevant leur bouilli du matin.

Étienne avait emmené Chaval boire encore chez
Rasseneur.
—J’en suis! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliqué
l’affaire de la caisse de prévoyance. Tape là-dedans, tu es
un bon!
Un commencement d’ivresse faisait flamber les yeux
d’Étienne. Il cria:
—Oui, soyons d’accord… Vois-tu, moi, pour la justice je
donnerais tout, la boisson et les filles. Il n’y a qu’une chose
qui me chauffe le coeur, c’est l’idée que nous allons balayer
les bourgeois.
III
Vers le milieu d’août, Étienne s’installa chez les Maheu,
lorsque Zacharie marié put obtenir de la Compagnie, pour
Philomène et ses deux enfants, une maison libre du coron;
et, dans les premiers temps, le jeune homme éprouva une
gêne en face de Catherine.
C’était une intimité de chaque minute, il remplaçait partout
le frère aîné, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la

grande soeur. Au coucher, au lever, il devait se déshabiller,
se rhabiller près d’elle, la voyait elle-même ôter et remettre
ses vêtements. Quand le dernier jupon tombait, elle
apparaissait d’une blancheur pâle, de cette neige
transparente des blondes anémiques; et il éprouvait une
continuelle émotion, à la trouver si blanche, les mains et le
visage déjà gâtés, comme trempée dans du lait, de ses
talons à son col, où la ligne du hâle tranchait nettement en
un collier d’ambre. Il affectait de se détourner; mais il la
connaissait peu à peu: les pieds d’abord que ses yeux
baissés rencontraient; puis, un genou entrevu, lorsqu’elle
se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits
seins rigides, dès qu’elle se penchait le matin sur la terrine.
Elle, sans le regarder, se hâtait pourtant, était en dix
secondes dévêtue et allongée près d’Alzire, d’un
mouvement si souple de couleuvre, qu’il retirait à peine ses
souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne
montrant plus que son lourd chignon.
Jamais, du reste, elle n’eut à se fâcher. Si une sorte
d’obsession le faisait, malgré lui, guetter de l’oeil l’instant
où elle se couchait, il évitait les plaisanteries, les jeux de
main dangereux. Les parents étaient là, et il gardait en
outre pour elle un sentiment fait d’amitié et de rancune, qui
l’empêchait de la traiter en fille qu’on désire, au milieu des
abandons de leur vie devenue commune, à la toilette, aux
repas, pendant le travail, sans que rien d’eux ne leur restât
secret, pas même les besoins intimes. Toute la pudeur de
la famille s’était réfugiée dans le lavage quotidien, auquel

la jeune fille maintenant procédait seule dans la pièce du
haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l’un
après l’autre.
Et, au bout du premier mois, Étienne et Catherine
semblaient déjà ne plus se voir, quand, le soir, avant
d’éteindre la chandelle, ils voyageaient déshabillés par la
chambre. Elle avait cessé de se hâter, elle reprenait son
habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit,
les bras en l’air, remontant sa chemise jusqu’à ses cuisses;
et lui, sans pantalon, l’aidait parfois, cherchait les épingles
qu’elle perdait. L’habitude tuait la honte d’être nu, ils
trouvaient naturel d’être ainsi, car ils ne faisaient point de
mal et ce n’était pas leur faute, s’il n’y avait qu’une chambre
pour tant de monde. Des troubles cependant leur
revenaient, tout d’un coup, aux moments où ils ne
songeaient à rien de coupable. Après ne plus avoir vu la
pâleur de son corps pendant des soirées, il la revoyait
brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le
secouait d’un frisson, qui l’obligeait à se détourner, par
crainte de céder à l’envie de la prendre. Elle, d’autres soirs,
sans raison apparente, tombait dans un émoi pudique,
fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti
les mains de ce garçon la saisir. Puis, la chandelle éteinte,
ils comprenaient qu’ils ne s’endormaient pas, qu’ils
songeaient l’un à l’autre, malgré leur fatigue. Cela les
laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils
préféraient les soirs de tranquillité, où ils se mettaient à
l’aise, en camarades.

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