Anna Karénine – Tome II

Anna Karénine – Tome II

de Lev Nikolayevich Tolstoy

Partie 1

« Je me suis réservé à la vengeance. » dit le Seigneur.

Chapitre 1

Les Karénine continuèrent à vivre sous le même toit, à se rencontrer chaque jour, et à rester complètement étrangers l’un à l’autre. Alexis Alexandrovitch se faisait un devoir d’éviter les commentaires des domestiques en se montrant avec sa femme, mais il dînait rarement chez lui. Wronsky ne paraissait jamais : Anna le rencontrait au dehors, et son mari le savait.

Tous les trois souffraient d’une situation qui eût été intolérable si chacun d’eux ne l’avait jugée transitoire. Alexis Alexandrovitch s’attendait à voir cette belle passion prendre fin, comme toute chose en ce monde, avant que son honneur fût ostensiblement entaché ; Anna, la cause de tout le mal, et sur qui les conséquences en pesaient le plus cruellement,n’acceptait sa position que dans la conviction d’un dénouement prochain. Quant à Wronsky, il avait fini par croire comme elle.

Vers le milieu de l’hiver, Wronsky eut unesemaine ennuyeuse à traverser. Il fut chargé de montrer Pétersbourgà un prince étranger, et cet honneur, que lui valurent sonirréprochable tenue et sa connaissance des langues étrangères, luiparut fastidieux. Le prince voulait être à même de répondre auxquestions qui lui seraient adressées au retour sur son voyage, etprofiter cependant de tous les plaisirs spécialement russes. Ilfallait donc l’instruire le matin et l’amuser le soir. Or ce princejouissait d’une santé exceptionnelle, même pour un prince, et ilétait arrivé, grâce à des soins minutieusement hygiéniques de sapersonne, à supporter des fatigues excessives, tout en restantfrais comme un grand concombre hollandais, vert et luisant. Ilavait beaucoup voyagé, et l’avantage incontestable qu’ilreconnaissait aux facilités de communication modernes, était depouvoir s’amuser de façons variées. En Espagne, il avait donné dessérénades, courtisé des Espagnoles, et joué de la mandoline ;en Suisse, il avait chassé le chamois ; en Angleterre, sautédes haies en habit rouge et parié de tuer 200 faisans ; enTurquie, il avait pénétré dans un harem ; aux Indes, ils’était promené sur des éléphants, et maintenant il tenait àconnaître les plaisirs de la Russie.

Wronsky, en sa qualité de maître descérémonies, organisa, non sans peine, le programme desdivertissements ; c’étaient les blinis [1], lescourses de trotteurs, la chasse à l’ours, les parties de troïka,les Bohémiennes, les réunions intimes dans lesquelles on lançait auplafond des plateaux chargés de vaisselle. Le prince s’assimilaitces divers plaisirs avec une rare facilité, et s’étonnait, aprèsavoir tenu une Bohémienne sur ses genoux, et brisé tout ce qui luitombait sous la main, que l’entrain russe s’arrêtât là. Au fond, cequi l’amusa le plus, ce furent les actrices françaises, lesdanseuses et le champagne.

Wronsky connaissait les princes, engénéral ; mais, soit qu’il eût changé dans les derniers temps,soit que l’intimité de celui qu’on le chargeait de divertir futparticulièrement pénible, cette semaine lui sembla cruellementlongue. Il éprouva l’impression d’un homme préposé à la garde d’unfou dangereux qui redouterait son malade, et craindrait pour sapropre raison ; malgré la réserve officielle où il seretranchait, il rougit plus d’une fois de colère en écoutant lesréflexions du prince sur les femmes russes qu’il daigna étudier. Cequi irritait le plus violemment Wronsky dans ce personnage, c’étaitde trouver en lui comme un reflet de sa propre individualité, et cemiroir n’avait rien de flatteur. L’image qu’il y voyait était celled’un homme bien portant, très soigné, fort sot et enchanté de sapersonne, d’humeur égale avec ses supérieurs, simple et bon enfantavec ses égaux, froidement bienveillant envers ses inférieurs, maisgardant toujours l’aisance et les façons d’un« gentleman ». Wronsky se comportait exactement de même,et s’en était fait un mérite jusque-là ; mais comme il jouaitauprès du prince un rôle inférieur, ces airs dédaigneuxl’exaspérèrent. « Quel sot personnage ! Est-il possibleque je lui ressemble ! » pensait-il. Aussi, au bout de lasemaine, fut-il soulagé de quitter ce miroir incommode sur le quaide la gare, où le prince, en partant pour Moscou, lui adressa sesremerciements. Ils revenaient d’une chasse à l’ours, et la nuits’était passée à donner une brillante représentation de l’audacerusse.

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