Des deux côtés, les mineurs attaquaient l’éboulement, avec
la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, à
côté de Maheu et d’Étienne; tandis que Zacharie dirigeait
le transport des terres. L’heure de la sortie était venue,
aucun n’avait mangé; mais on ne s’en allait pas pour la
soupe, tant que des camarades se trouvaient en péril.
Cependant, on songea que le coron s’inquiéterait, s’il ne
voyait rentrer personne, et l’on proposa d’y renvoyer les
femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni même Lydie, ne
voulurent s’éloigner, clouées par le besoin de savoir, aidant
aux déblais. Alors, Levaque accepta la commission
d’annoncer là-haut l’éboulement, un simple dommage qu’on
réparait. Il était près de quatre heures, les ouvriers en
moins d’une heure avaient fait la besogne d’un jour: déjà la
moitié des terres auraient dû être enlevées, si de nouvelles
roches n’avaient glissé du toit. Maheu s’obstinait avec une
telle rage, qu’il refusait d’un geste terrible, quand un autre
s’approchait pour le relayer un instant.
—Doucement! dit enfin Richomme. Nous arrivons… Il ne
faut pas les achever.
En effet, le râle devenait de plus en plus distinct. C’était ce
râle continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il
semblait souffler sous les pioches mêmes. Brusquement, il
cessa.
Tous, silencieux, se regardèrent, frissonnants d’avoir senti
passer le froid de la mort, dans les ténèbres. Ils piochaient,
trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. Un
pied fut rencontré, on enleva dès lors les terres avec les
mains, on dégagea les membres un à un. La tête n’avait
pas souffert. Des lampes l’éclairaient, et le nom de Chicot
circula. Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par
une roche.
—Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une
berline, commanda le porion. Au mioche maintenant,
dépêchons!
Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on
communiqua avec les hommes qui déblayaient
l’éboulement, de l’autre côté. Ils crièrent, ils venaient de
trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes brisées, respirant
encore. Ce fut le père qui apporta le petit dans ses bras;
et, les mâchoires serrées, il ne lâchait toujours que des
nom de Dieu! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et
les autres femmes s’étaient remises à hurler.
On forma vivement le cortège. Bébert avait ramené
Bataille, qu’on attela aux deux berlines: dans la première,
gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Étienne; dans la
seconde, Maheu s’était assis, portant sur les genoux
Jeanlin sans connaissance, couvert d’un lambeau de laine,
arraché à une porte d’aérage. Et l’on partit, au pas. Sur
chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge. Puis,
derrière, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine
d’ombres à la file. Maintenant, la fatigue les écrasait, ils
traînaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil
morne d’un troupeau frappé d’épidémie. Il fallut près d’une
demi-heure pour arriver à l’accrochage. Ce convoi sous la
terre, au milieu des épaisses ténèbres, n’en finissait plus,
le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se
déroulaient.
A l’accrochage, Richomme, venu en avant, avait donné
l’ordre qu’une cage vide fût réservée. Pierron emballa tout
de suite les deux berlines. Dans l’une, Maheu resta avec
son petit blessé sur les genoux, pendant que, dans l’autre,
Étienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de
Chicot, pour qu’il pût tenir. Lorsque les ouvriers se furent
entassés aux autres étages, la cage monta. On mit deux
minutes. La pluie du cuvelage tombait très froide, les
hommes regardaient en l’air, impatients de revoir le jour.
Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur
Vanderhaghen, l’avait trouvé et le ramenait. Jeanlin et le
mort furent portés dans la chambre des porions, où, d’un
bout de l’année à l’autre, brûlait un grand feu. On rangea les
seaux d’eau chaude, tout prêts pour le lavage des pieds;
et, après avoir étalé deux matelas sur les dalles, on y
coucha l’homme et l’enfant. Seuls, Maheu et Étienne
entrèrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des
galopins accourus, faisaient un groupe, causaient à voix
basse.
Dès que le médecin eut donné un coup d’oeil à Chicot, il
murmura:
—Fichu!… Vous pouvez le laver.
Deux surveillants déshabillèrent, puis lavèrent à l’éponge
ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du
travail.
—La tête n’a rien, avait repris le docteur, agenouillé sur le
matelas de Jeanlin. La poitrine non plus… Ah! ce sont les
jambes qui ont étrenné.
Lui-même déshabillait l’enfant, dénouait le béguin, ôtait la
veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de
nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d’une maigreur
d’insecte, souillé de poussière noire, de terre jaune, que
marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien,
on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous
l’éponge, la chair si blême, si transparente, qu’on voyait les
os. C’était une pitié, cette dégénérescence dernière d’une
race de misérables, ce rien du tout souffrant, à demi broyé
par l’écrasement des roches. Quand il fut propre, on
aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges
sur la peau blanche.
Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte.
Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le
regardait; et de grosses larmes roulèrent de ses yeux.
—Hein? c’est toi qui es le père? dit le docteur en levant la
tête. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu’il n’est pas mort…
Aide-moi plutôt.
Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui
donnait des inquiétudes: sans doute il faudrait la couper.
A ce moment, l’ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus
enfin, arrivèrent avec Richomme. Le premier écoutait le
récit du porion, d’un air exaspéré. Il éclata: toujours ces
maudits boisages! n’avait-il pas répété cent fois qu’on y
laisserait des hommes! et ces brutes-là qui parlaient de se
mettre en grève, si on les forçait à boiser plus solidement!
Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les
pots cassés. M. Hennebeau allait être content!
—Qui est-ce? demanda-t-il à Dansaert, silencieux devant
le cadavre, qu’on était en train d’envelopper dans un drap.
—Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître-
porion. Il a trois enfants… Pauvre bougre!
Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat
de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le
crépuscule tombait déjà, on ferait bien de transporter aussi
le cadavre; et l’ingénieur donna des ordres pour qu’on
attelât le fourgon et qu’on apportât un brancard. L’enfant
blessé fut mis sur le brancard, pendant qu’on emballait
dans le fourgon le matelas et le mort.
A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant
avec des mineurs qui s’attardaient, pour voir. Lorsque la
chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le
groupe. Et il se forma un nouveau cortège, le fourgon
devant, le brancard derrière, puis la queue du monde. On
quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en
pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient
dénudé l’immense plaine, une nuit lente l’ensevelissait,
comme un linceul tombé du ciel livide.
Étienne, alors, conseilla tout bas à Maheu d’envoyer
Catherine prévenir la Maheude, pour amortir le coup. Le
père, qui suivait le brancard, l’air assommé, consentit d’un
signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais
déjà le fourgon, cette boîte sombre bien connue, était
signalé. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs,
trois ou quatre galopaient d’angoisse, sans bonnet.
Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes
étranglées de la même terreur. Il y avait donc un mort? qui
était-ce? L’histoire racontée par Levaque, après les avoir
rassurées toutes, les jetait maintenant à une exagération
de cauchemar: ce n’était plus un homme, c’étaient dix qui
avaient péri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un à un.
Catherine avait trouvé sa mère agitée d’un pressentiment;
et, dès les premiers mots balbutiés, celle-ci cria:
—Le père est mort!
Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans
entendre, la Maheude s’était élancée. Et, en voyant le
fourgon qui débouchait devant l’église, elle avait défailli,
toute pâle. Sur les portes, des femmes, muettes de
saisissement, allongeaient le cou, tandis que d’autres
suivaient, tremblantes à l’idée de savoir devant quelle
maison s’arrêterait le cortège.
La voiture passa; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu
qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posé ce
brancard à sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses
jambes cassées, il y eut en elle une si brusque réaction,
qu’elle étouffa de colère, bégayant sans larmes:
—C’est tout ça! On nous estropie les petits, maintenant!…
Les deux jambes, mon Dieu! Qu’est-ce qu’on veut que j’en
fasse?
—Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait
suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu’il fût resté
là-bas?
Mais la Maheude s’emportait davantage, au milieu des
larmes d’Alzire, de Lénore et d’Henri. Tout en aidant à
monter le blessé et en donnant au docteur ce dont il avait
besoin, elle injuriait le sort, elle demandait où l’on voulait
qu’elle trouvât de l’argent pour nourrir des infirmes. Le vieux
ne suffisait donc pas, voilà que le gamin, lui aussi, perdait
les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que d’autres
cris, des lamentations déchirantes, sortaient d’une maison
voisine: c’étaient la femme et les enfants de Chicot qui
pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs
exténués mangeaient enfin leur soupe, dans le coron
tombé à un morne silence, traversé seulement de ces
grands cris.
Trois semaines se passèrent. On avait pu éviter
l’amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il
resterait boiteux. Après une enquête, la Compagnie s’était
résignée à donner un secours de cinquante francs. En
outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme,
dès qu’il serait rétabli, un emploi au jour. Ce n’en était pas
moins une aggravation de misère, car le père avait reçu
une telle secousse, qu’il en fut malade d’une grosse fièvre.
Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l’on était au
dimanche. Le soir, Étienne causa de la date prochaine du
1er décembre, préoccupé de savoir si la Compagnie
exécuterait sa menace. On veilla jusqu’à dix heures, en
attendant Catherine, qui devait s’attarder avec Chaval.
Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la
porte au verrou, sans une parole. Étienne fut long à
s’endormir, inquiet de ce lit vide, où Alzire tenait si peu de
place.
Le lendemain, toujours personne; et, l’après-midi
seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que
Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scènes si
abominables, qu’elle s’était décidée à se mettre avec lui.
Pour éviter les reproches, il avait quitté brusquement le
Voreux, il venait d’être embauché à Jean-Bart, le puits de
M. Deneulin, où elle le suivait comme herscheuse. Du
reste, le nouveau ménage continuait à habiter Montsou,
chez Piquette.
Maheu, d’abord, parla d’aller gifler l’homme et de ramener
sa fille à coups de pied dans le derrière. Puis, il eut un
geste résigné: à quoi bon? ça tournait toujours comme ça,
on n’empêchait pas les filles de se coller, quand elles en
avaient l’envie. Il valait mieux attendre tranquillement le
mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les
choses.
—Est-ce que je l’ai battue, quand elle a eu ce Chaval?
criait-elle à Étienne, qui l’écoutait, silencieux, très pâle.
Voyons, répondez! vous qui êtes un homme raisonnable…
Nous l’avons laissée libre, n’est-ce pas? parce que, mon
Dieu! toutes passent par là. Ainsi, moi, j’étais grosse,
quand le père m’a épousée. Mais je n’ai pas filé de chez
mes parents, jamais je n’aurais fait la saleté de porter
avant l’âge l’argent de mes journées à un homme qui n’en
avait pas besoin… Ah! c’est dégoûtant, voyez-vous! On en
arrivera à ne plus faire d’enfants.
Et, comme Étienne ne répondait toujours que par des
hochements de tête, elle insista.
—Une fille qui allait tous les soirs où elle voulait! Qu’a-t-elle
donc dans la peau? Ne pas pouvoir attendre que je la
marie, après qu’elle nous aurait aidés à sortir du pétrin!
Hein? c’était naturel, on a une fille pour qu’elle travaille…
Mais voilà, nous avons été trop bons, nous n’aurions pas
dû lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en
accorde un bout, et elles en prennent long comme ça.
Alzire approuvait de la tête. Lénore et Henri, saisis de cet
orage, pleuraient tout bas, tandis que la mère, maintenant,
énumérait leurs malheurs: d’abord, Zacharie qu’il avait fallu
marier; puis, le vieux Bonnemort qui était là, sur sa chaise,
avec ses pieds tordus; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter
la chambre avant dix jours, les os mal recollés; et, enfin, le
dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un
homme! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le père
à la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter
Estelle, sur les trois francs du père? Autant se jeter en
choeur dans le canal.
—Ça n’avance à rien que tu te ronges, dit Maheu d’une voix
sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-être.
Étienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tête et
murmura, les yeux perdus dans une vision d’avenir:
—Ah! il est temps, il est temps!
Quatrième partie
I
Ce lundi-là, les Hennebeau avaient à déjeuner les Grégoire
et leur fille Cécile. C’était toute une partie projetée: en
sortant de table, Paul Négrel devait faire visiter à ces
dames une fosse, Saint-Thomas, qu’on réinstallait avec
luxe. Mais il n’y avait là qu’un aimable prétexte, cette partie
était une invention de madame Hennebeau, pour hâter le
mariage de Cécile et de Paul.
Et, brusquement, ce lundi même, à quatre heures du matin,
la grève venait d’éclater. Lorsque, le 1er décembre, la
Compagnie avait appliqué son nouveau système de
salaire, les mineurs étaient restés calmes. A la fin de la
quinzaine, le jour de la paie, pas un n’avait fait la moindre
réclamation. Tout le personnel, depuis le directeur jusqu’au
dernier des surveillants, croyait le tarif accepté; et la
surprise était grande, depuis le matin, devant cette
déclaration de guerre, d’une tactique et d’un ensemble qui
semblaient indiquer une direction énergique.
A cinq heures, Dansaert réveilla M. Hennebeau pour
l’avertir que pas un homme n’était descendu au Voreux. Le
coron des Deux-Cent-Quarante, qu’il avait traversé,
dormait profondément, fenêtres et portes closes. Et, dès
que le directeur eut sauté du lit, les yeux gros encore de
sommeil, il fut accablé: de quart d’heure en quart d’heure,
des messagers accouraient, des dépêches tombaient sur
son bureau, dru comme grêle. D’abord, il espéra que la
révolte se limitait au Voreux; mais les nouvelles devenaient
plus graves à chaque minute: c’était Mirou, c’était
Crèvecoeur, c’était Madeleine, où il n’avait paru que les
palefreniers; c’étaient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux
fosses les mieux disciplinées, dans lesquelles la descente
se trouvait réduite d’un tiers; Saint-Thomas seul avait son
monde au complet et semblait demeurer en dehors du
mouvement. Jusqu’à neuf heures, il dicta des dépêches,
télégraphiant de tous côtés, au préfet de Lille, aux
régisseurs de la Compagnie, prévenant les autorités,
demandant des ordres. Il avait envoyé Négrel faire le tour
des fosses voisines, pour avoir des renseignements
précis.
Tout d’un coup, M. Hennebeau songea au déjeuner; et il
allait envoyer le cocher avertir les Grégoire que la partie
était remise, lorsqu’une hésitation, un manque de volonté
l’arrêta, lui qui venait, en quelques phrases brèves, de
préparer militairement son champ de bataille. Il monta chez
madame Hennebeau, qu’une femme de chambre achevait
de coiffer, dans son cabinet de toilette.
—Ah! ils sont en grève, dit-elle tranquillement, lorsqu’il l’eut
consultée. Eh bien, qu’est-ce que cela nous fait?… Nous
n’allons point cesser de manger, n’est-ce pas?
Et elle s’entêta, il eut beau lui dire que le déjeuner serait
troublé, que la visite à Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu:
elle trouvait une réponse à tout, pourquoi perdre un
déjeuner déjà sur le feu? et quant à visiter la fosse, on
pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade était
vraiment imprudente.
—Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut
sortie, vous savez pourquoi je tiens à recevoir ces braves
gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les bêtises
de vos ouvriers… Enfin, je le veux, ne me contrariez pas.
Il la regarda, agité d’un léger tremblement, et son visage
dur et fermé d’homme de discipline exprima la secrète
douleur d’un coeur meurtri. Elle était restée les épaules
nues, déjà trop mûre, mais éclatante et désirable encore,
avec sa carrure de Cérès dorée par l’automne. Un instant,
il dut avoir le désir brutal de la prendre, de rouler sa tête
entre les deux seins qu’elle étalait, dans cette pièce tiède,
d’un luxe intime de femme sensuelle, et où traînait un
parfum irritant de musc; mais il se recula, depuis dix
années le ménage faisait chambre à part.
—C’est bon, dit-il en la quittant. Ne décommandons rien.
M . Hennebeau était né dans les Ardennes. Il avait eu les
commencements difficiles d’un garçon pauvre, jeté orphelin
sur le pavé de Paris. Après avoir suivi péniblement les
cours de l’École des Mines, il était, à vingt-quatre ans, parti
pour la Grand-Combe, comme ingénieur du puits Sainte-
Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingénieur divisionnaire,
dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut là
qu’il se maria, épousant, par un de ces coups de fortune
qui sont la règle pour le corps des mines, la fille d’un riche
filateur d’Arras. Pendant quinze années, le ménage habita
la même petite ville de province, sans qu’un événement
rompît la monotonie de son existence, pas même la
naissance d’un enfant. Une irritation croissante détachait
madame Hennebeau, élevée dans le respect de l’argent,
dédaigneuse de ce mari qui gagnait durement des
appointements médiocres, et dont elle ne tirait aucune des
satisfactions vaniteuses, rêvées en pension. Lui, d’une
honnêteté stricte, ne spéculait point, se tenait à son poste,
en soldat. Le désaccord n’avait fait que grandir, aggravé
par un de ces singuliers malentendus de la chair qui
glacent les plus ardents: il adorait sa femme, elle était
d’une sensualité de blonde gourmande, et déjà ils
couchaient à part, mal à l’aise, tout de suite blessés. Elle
eut dès lors un amant, qu’il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-
Calais, pour venir occuper à Paris une situation de bureau,
dans l’idée qu’elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris
devait achever la séparation, ce Paris qu’elle souhaitait
depuis sa première poupée, et où elle se lava en huit jours
de sa province, élégante d’un coup, jetée à toutes les folies
luxueuses de l’époque. Les dix ans qu’elle y passa furent
emplis par une grande passion, une liaison publique avec
un homme, dont l’abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari
n’avait pu garder son ignorance, et il se résigna, à la suite
de scènes abominables, désarmé devant la tranquille
inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur où
elle le trouvait. C’était après la rupture, lorsqu’il l’avait vue
malade de chagrin, qu’il avait accepté la direction des
mines de Montsou, espérant encore la corriger là-bas,
dans ce désert des pays noirs.
Les Hennebeau, depuis qu’ils habitaient Montsou,
retournaient à l’ennui irrité des premiers temps de leur
mariage. D’abord, elle parut soulagée par ce grand calme,
goûtant un apaisement dans la monotonie plate de
l’immense plaine; et elle s’enterrait en femme finie, elle
affectait d’avoir le coeur mort, si détachée du monde,
qu’elle ne souffrait même plus d’engraisser. Puis, sous
cette indifférence, une fièvre dernière se déclara, un besoin
de vivre encore, qu’elle trompa pendant six mois en
organisant et en meublant à son goût le petit hôtel de la
Direction. Elle le disait affreux, elle l’emplit de tapisseries,
de bibelots, de tout un luxe d’art, dont on parla jusqu’à Lille.
Maintenant, le pays l’exaspérait, ces bêtes de champs
étalés à l’infini, ces éternelles routes noires, sans un arbre,
où grouillait une population affreuse qui la dégoûtait et
l’effrayait. Les plaintes de l’exil commencèrent, elle
accusait son mari de l’avoir sacrifiée aux appointements
de quarante mille francs qu’il touchait, une misère à peine
suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu’il n’aurait
pas dû imiter les autres, exiger une part, obtenir des
actions, réussir à quelque chose enfin? et elle insistait avec
une cruauté d’héritière qui avait apporté la fortune. Lui,
toujours correct, se réfugiant dans sa froideur menteuse
d’homme administratif, était ravagé par le désir de cette
créature, un de ces désirs tardifs, si violents, qui croissent
avec l’âge. Il ne l’avait jamais possédée en amant, il était
hanté d’une continuelle image, l’avoir une fois à lui comme
elle s’était donnée à un autre. Chaque matin, il rêvait de la
conquérir le soir; puis, lorsqu’elle le regardait de ses yeux
froids, lorsqu’il sentait que tout en elle se refusait, il évitait
même de lui effleurer la main. C’était une souffrance sans
guérison possible, cachée sous la raideur de son attitude,
la souffrance d’une nature tendre agonisant en secret de
n’avoir pas trouvé le bonheur dans son ménage. Au bout
des six mois, quand l’hôtel, définitivement meublé,
n’occupa plus madame Hennebeau, elle tomba à une
langueur d’ennui, en victime que l’exil tuerait et qui se disait
heureuse d’en mourir.
Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou. Sa mère,
veuve d’un capitaine provençal, vivant à Avignon d’une
maigre rente, avait dû se contenter de pain et d’eau pour le
pousser jusqu’à l’École polytechnique. Il en était sorti dans
un mauvais rang, et son oncle, M. Hennebeau, venait de lui
faire donner sa démission, en offrant de le prendre comme
ingénieur, au Voreux. Dès lors, traité en enfant de la
maison, il y eut même sa chambre, y mangea, y vécut, ce
qui lui permettait d’envoyer à sa mère la moitié de ses
appointements de trois mille francs. Pour déguiser ce
bienfait, M. Hennebeau parlait de l’embarras où était un
jeune homme, obligé de se monter un ménage, dans un
des petits chalets réservés aux ingénieurs des fosses.
madame Hennebeau, tout de suite, avait pris un rôle de
bonne tante, tutoyant son neveu, veillant à son bien-être.
Les premiers mois surtout, elle montra une maternité
débordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle
restait femme pourtant, elle glissait à des confidences
personnelles. Ce garçon si jeune et si pratique, d’une
intelligence sans scrupule, professant sur l’amour des
théories de philosophe, l’amusait, grâce à la vivacité de
son pessimisme, dont s’aiguisait sa face mince, au nez
pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et
elle parut se livrer par bonté, tout en lui disant qu’elle n’avait
plus de coeur et qu’elle voulait être uniquement son amie.
En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les
herscheuses qu’il déclarait abominables, le boudait
presque, parce qu’il n’avait pas des farces de jeune
homme à lui conter. Puis, l’idée de le marier la passionna,
elle rêva de se dévouer, de le donner elle-même à une fille
riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de récréation,
où elle mettait ses tendresses dernières de femme oisive
et finie.
Deux ans s’étaient écoulés. Une nuit, M. Hennebeau, en
entendant des pieds nus frôler sa porte, eut un soupçon.
Mais cette nouvelle aventure le révoltait, chez lui, dans sa
demeure, entre cette mère et ce fils! Et, du reste, le
lendemain, sa femme lui parla précisément du choix qu’elle
avait fait de Cécile Grégoire pour leur neveu. Elle
s’employait à ce mariage avec une telle ardeur, qu’il rougit
de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au
jeune homme une reconnaissance de ce que la maison,
depuis son arrivée, était moins triste.
Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau
trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-
ci avait l’air tout amusé par cette histoire de grève.
—Eh bien? lui demanda son oncle.
—Eh bien, j’ai fait le tour des corons. Ils paraissent très
sages, là-dedans… Je crois seulement qu’ils vont t’envoyer
des délégués.
Mais, à ce moment, la voix de madame Hennebeau
appela, du premier étage.
—C’est toi, Paul?… Monte donc me donner des nouvelles.
Sont-ils drôles de faire les méchants, ces gens qui sont si
heureux!
Et le directeur dut renoncer à en savoir davantage, puisque
sa femme lui prenait son messager. Il revint s’asseoir
devant son bureau, sur lequel s’était amassé un nouveau
paquet de dépêches.
A onze heures, lorsque les Grégoire arrivèrent, ils
s’étonnèrent qu’Hippolyte, le valet de chambre, posé en
sentinelle, les bousculât pour les introduire, après avoir jeté
des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les
rideaux du salon étaient fermés, on les fit passer
directement dans le cabinet de travail, où M. Hennebeau
s’excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le
pavé, et il était inutile d’avoir l’air de provoquer les gens.
—Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant
leur surprise.
M. Grégoire, quand il apprit que la grève avait enfin éclaté,
haussa les épaules de son air placide. Bah! ce ne serait
rien, la population était honnête. D’un hochement du
menton, madame Grégoire approuvait sa confiance dans
la résignation séculaire des charbonniers; tandis que
Cécile, très gaie ce jour-là, belle de santé dans une toilette
de drap capucine, souriait à ce mot de grève, qui lui
rappelait des visites et des distributions d’aumônes dans
les corons.
Mais madame Hennebeau, suivie de Négrel, parut, toute
en soie noire.
—Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle dès la porte. Comme
s’ils n’auraient pas dû attendre, ces hommes!… Vous
savez que Paul refuse de nous conduire à Saint-Thomas.
—Nous resterons ici, dit obligeamment M. Grégoire. Ce
sera tout plaisir.
Paul s’était contenté de saluer Cécile et sa mère. Fâchée
de ce peu d’empressement, sa tante le lança d’un coup
d’oeil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire
ensemble, elle les enveloppa d’un regard maternel.
Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les dépêches et
rédigea quelques réponses. On causait près de lui, sa
femme expliquait qu’elle ne s’était pas occupée de ce
cabinet de travail, qui avait en effet gardé son ancien
papier rouge déteint, ses lourds meubles d’acajou, ses
cartonniers éraflés par l’usage. Trois quarts d’heure se
passèrent, on allait se mettre à table, lorsque le valet de
chambre annonça M. Deneulin. Celui-ci, l’air excité, entra et
s’inclina devant madame Hennebeau.
—Tiens! vous voilà? dit-il en apercevant les Grégoire.
Et, vivement, il s’adressa au directeur.
—Ça y est donc? Je viens de l’apprendre par mon
ingénieur… Chez moi, tous les hommes sont descendus,
ce matin. Mais ça peut gagner. Je ne suis pas tranquille…
Voyons, où en êtes-vous?
Il accourait à cheval, et son inquiétude se trahissait dans
son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient
ressembler à un officier de cavalerie en retraite.
M. Hennebeau commençait à le renseigner sur la situation
exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle à
manger. Alors, il s’interrompit pour dire:
—Déjeunez avec nous. Je vous continuerai ça au dessert.
—Oui, comme il vous plaira, répondit Deneulin, si plein de
son idée, qu’il acceptait sans autres façons.
Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna
vers madame Hennebeau, en s’excusant. Elle fut d’ailleurs
charmante. Quand elle eut fait mettre un septième couvert,
elle installa ses convives: madame Grégoire et Cécile aux
côtés de son mari, puis, M. Grégoire et Deneulin à sa
droite et à sa gauche; enfin, Paul, qu’elle plaça entre la
jeune fille et son père. Comme on attaquait les hors-
d’oeuvre, elle reprit avec un sourire:
—Vous m’excuserez, je voulais vous donner des huîtres…
Le lundi, vous savez qu’il y a un arrivage d’ostendes à
Marchiennes, et j’avais projeté d’envoyer la cuisinière avec
la voiture… Mais elle a eu peur de recevoir des pierres…
Tous l’interrompirent d’un grand éclat de gaieté. On trouvait
l’histoire drôle.
—Chut! dit M. Hennebeau contrarié, en regardant les
fenêtres, d’où l’on voyait la route. Le pays n’a pas besoin
de savoir que nous recevons, ce matin.
—Voici toujours un rond de saucisson qu’ils n’auront pas,
déclara M.
Grégoire.
Les rires recommencèrent, mais plus discrets. Chaque
convive se mettait à l’aise, dans cette salle tendue de
tapisseries flamandes, meublée de vieux bahuts de chêne.
Des pièces d’argenterie luisaient derrière les vitraux des
crédences; et il y avait une grande suspension en cuivre
rouge, dont les rondeurs polies reflétaient un palmier et un
aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors,
la journée de décembre était glacée par une aigre bise du
nord-est. Mais pas un souffle n’entrait, il faisait là une
tiédeur de serre, qui développait l’odeur fine d’un ananas,
coupé au fond d’une jatte de cristal.
—Si l’on fermait les rideaux? proposa Négrel, que l’idée de
terrifier les Grégoire amusait.
La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un
ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dès lors, des
plaisanteries interminables: on ne posa plus un verre ni une
fourchette, sans prendre des précautions; on salua chaque
plat, ainsi qu’une épave échappée à un pillage, dans une
ville conquise; et, derrière cette gaieté forcée, il y avait une
sourde peur, qui se trahissait par des coups d’oeil
involontaires jetés vers la route, comme si une bande de
meurt-de-faim eût guetté la table du dehors.
Après les oeufs brouillés aux truffes, parurent des truites de
rivière. La conversation était tombée sur la crise
industrielle, qui s’aggravait depuis dix-huit mois.
—C’était fatal, dit Deneulin, la prospérité trop grande des
dernières années devait nous amener là… Songez donc
aux énormes capitaux immobilisés, aux chemins de fer,
aux ports et aux canaux, à tout l’argent enfoui dans les
spéculations les plus folles. Rien que chez nous, on a
installé des sucreries comme si le département devait
donner trois récoltes de betteraves… Et, dame!
aujourd’hui, l’argent s’est fait rare, il faut attendre qu’on
rattrape l’intérêt des millions dépensés: de là, un
engorgement mortel et la stagnation finale des affaires.
M. Hennebeau combattit cette théorie, mais il convint que
les années heureuses avaient gâté l’ouvrier.
—Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos
fosses, pouvaient se faire jusqu’à six francs par jour, le
double de ce qu’ils gagnent à présent! Et ils vivaient bien,
et ils prenaient des goûts de luxe… Aujourd’hui,
naturellement, ça leur semble dur, de revenir à leur frugalité
ancienne.
—Monsieur Grégoire, interrompit madame Hennebeau, je
vous en prie, encore un peu de ces truites… Elles sont
délicates, n’est-ce pas?
Le directeur continuait:
—Mais, en vérité, est-ce notre faute? Nous sommes
atteints cruellement, nous aussi… Depuis que les usines
ferment une à une, nous avons un mal du diable à nous
débarrasser de notre stock; et, devant la réduction
croissante des demandes, nous nous trouvons bien forcés
d’abaisser le prix de revient… C’est ce que les ouvriers ne
veulent pas comprendre.
Un silence régna. Le domestique présentait des perdreaux
rôtis, tandis que la femme de chambre commençait à
verser du chambertin aux convives.
—Il y a eu une famine dans l’Inde, reprit Deneulin à demi-
voix, comme s’il se fût parlé à lui-même. L’Amérique, en
cessant ses commandes de fer et de fonte, a porté un rude
coup à nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse
lointaine suffit à ébranler le monde… Et l’Empire qui était si
fier de cette fièvre chaude de l’industrie!
Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix:
—Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait
logiquement produire davantage: autrement, la baisse se
porte sur les salaires, et l’ouvrier a raison de dire qu’il paie
les pots cassés.
Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion.
Les dames ne s’amusaient guère. Chacun, du reste,
s’occupait de son assiette, dans le feu du premier appétit.
Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler,
puis il hésita.
—Qu’y a-t-il? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des
dépêches, donnez-les-moi… J’attends des réponses.
—Non, Monsieur, c’est M. Dansaert qui est dans le
vestibule… Mais il craint de déranger.
Le directeur s’excusa et fit entrer le maître-porion. Celui-ci
se tint debout, à quelques pas de la table; tandis que tous
se tournaient pour le voir, énorme, essoufflé des nouvelles
qu’il apportait. Les corons restaient tranquilles; seulement,
c’était une chose décidée, une délégation allait venir. Peut-
être, dans quelques minutes, serait-elle là.
—C’est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport
matin et soir, entendez-vous!
Et, dès que Dansaert fut parti, on se remit à plaisanter, on
se jeta sur la salade russe, en déclarant qu’il fallait ne pas
perdre une seconde, si l’on voulait la finir. Mais la gaieté ne
connut plus de borne, lorsque Négrel ayant demandé du
pain à la femme de chambre, celle-ci lui répondit un: «Oui,
Monsieur», si bas et si terrifié, qu’elle semblait avoir
derrière elle une bande, prête au massacre et au viol.
—Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau
complaisamment. Ils ne sont pas encore ici.
Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de
dépêches, voulut lire une des lettres tout haut. C’était une
lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses,
il avertissait qu’il se voyait obligé de se mettre en grève
avec les camarades, pour ne pas être maltraité; et il
ajoutait qu’il n’avait même pu refuser de faire partie de la
délégation, bien qu’il blâmât cette démarche.
—Voilà la liberté du travail! s’écria M. Hennebeau.
Alors, on revint sur la grève, on lui demanda son opinion.
—Oh! répondit-il, nous en avons vu d’autres… Ce sera une
semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la
dernière fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils
auront trop faim, ils retourneront aux fosses.
Deneulin hocha la tête.
—Je ne suis pas si tranquille… Cette fois, ils paraissent
mieux organisés. N’ont-ils pas une caisse de prévoyance?
—Oui, à peine trois mille francs: où voulez-vous qu’ils aillent
avec ça?… Je soupçonne un nommé Étienne Lantier d’être
leur chef. C’est un bon ouvrier, cela m’ennuierait d’avoir à
lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur,
qui continue à empoisonner le Voreux, avec ses idées et
sa bière… N’importe, dans huit jours, la moitié des
hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront
au fond.
Il était convaincu. Sa seule inquiétude venait de sa
disgrâce possible, si la Régie lui laissait la responsabilité
de la grève. Depuis quelque temps, il se sentait moins en
faveur. Aussi, abandonnant la cuillerée de salade russe
qu’il avait prise, relisait-il les dépêches reçues de Paris,
des réponses dont il tâchait de pénétrer chaque mot. On
l’excusait, le repas tournait à un déjeuner militaire, mangé
sur un champ de bataille, avant les premiers coups de feu.
Les dames, dès lors, se mêlèrent à la conversation.
Madame Grégoire s’apitoya sur ces pauvres gens qui
allaient souffrir de la faim; et déjà Cécile faisait la partie de
distribuer des bons de pain et de viande. Mais madame
Hennebeau s’étonnait, en entendant parler de la misère
des charbonniers de Montsou. Est-ce qu’ils n’étaient pas
très heureux? Des gens logés, chauffés, soignés aux frais
de la Compagnie! Dans son indifférence pour ce troupeau,
elle ne savait de lui que la leçon apprise, dont elle
émerveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y
croire, elle s’indignait de l’ingratitude du peuple.
Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer M.
Grégoire. Cécile ne lui déplaisait pas, et il voulait bien
l’épouser, pour être agréable à sa tante; mais il n’y
apportait aucune fièvre amoureuse, en garçon
d’expérience qui ne s’emballait plus, comme il disait. Lui,
se prétendait républicain, ce qui ne l’empêchait pas de
conduire ses ouvriers avec une rigueur extrême, et de les
plaisanter finement, en compagnie des dames.
—Je n’ai pas non plus l’optimisme de mon oncle, reprit-il.
Je crains de graves désordres… Ainsi, monsieur Grégoire,
je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous
piller.
Justement, sans quitter le sourire qui éclairait son bon
visage, M. Grégoire renchérissait sur sa femme en
sentiments paternels à l’égard des mineurs.
—Me piller! s’écria-t-il, stupéfait. Et pourquoi me piller?
—N’êtes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne
faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous êtes
l’infâme capital, et cela suffit… Soyez certain que, si la
révolution triomphait, elle vous forcerait à restituer votre
fortune, comme de l’argent volé.
Du coup, il perdit la tranquillité d’enfant, la sérénité
d’inconscience où il vivait. Il bégaya:
—De l’argent volé, ma fortune! Est-ce que mon bisaïeul
n’avait pas gagné, et durement, la somme placée
autrefois? Est-ce que nous n’avons pas couru tous les
risques de l’entreprise? Est-ce que je fais un mauvais
usage des rentes, aujourd’hui?
Madame Hennebeau, alarmée en voyant la mère et la fille
blanches de peur, elles aussi, se hâta d’intervenir, en
disant:
—Paul plaisante, cher Monsieur.
Mais M. Grégoire était hors de lui. Comme le domestique
passait un buisson d’écrevisses, il en prit trois, sans savoir
ce qu’il faisait, et se mit à briser les pattes avec les dents.
—Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par
exemple, on m’a conté que des ministres ont reçu des
deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus à
la Compagnie. C’est comme ce grand seigneur que je ne
nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires,
dont la vie est un scandale de prodigalité, millions jetés à la
rue en femmes, en bombances, en luxe inutile… Mais
nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves
gens que nous sommes! nous qui ne spéculons pas, qui
nous contentons de vivre sainement avec ce que nous
avons, en faisant la part des pauvres!… Allons donc! il
faudrait que vos ouvriers fussent de fameux brigands pour
voler chez nous une épingle!
Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de sa colère.
Les écrevisses passaient toujours, on entendait les petits
craquements des carapaces, pendant que la conversation
tombait sur la politique. Malgré tout, frémissant encore, M.
Grégoire se disait libéral; et il regrettait Louis-Philippe.
Quant à Deneulin, il était pour un gouvernement fort, il
déclarait que l’empereur glissait sur la pente des
concessions dangereuses.
—Rappelez-vous 89, dit-il. C’est la noblesse qui a rendu la
Révolution possible par sa complicité, par son goût des
nouveautés philosophiques… Eh bien, la bourgeoisie joue
aujourd’hui le même jeu imbécile, avec sa fureur de
libéralisme, sa rage de destruction, ses flatteries au
peuple… Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour
qu’il nous dévore. Et il nous dévorera, soyez tranquilles!
Les dames le firent taire et voulurent changer d’entretien,
en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie était à
Marchiennes, où elle chantait avec une amie; Jeanne
peignait la tête d’un vieux mendiant. Mais il disait ces
choses d’un air distrait, il ne quittait pas du regard le
directeur, absorbé dans la lecture de ses dépêches,
oublieux de ses invités. Derrière ces minces feuilles, il
sentait Paris, les ordres des régisseurs, qui décideraient
de la grève. Aussi ne put-il s’empêcher de céder encore à
sa préoccupation.
—Enfin, qu’allez-vous faire? demanda-t-il brusquement.
M. Hennebeau tressaillit, puis s’en tira par une phrase
vague.
—Nous allons voir.
—Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez
attendre, se mit à penser tout haut Deneulin. Mais moi, j’y
resterai, si la grève gagne Vandame. J’ai eu beau
réinstaller Jean-Bart à neuf, je ne puis m’en tirer, avec cette
fosse unique, que par une production incessante… Ah! je
ne me vois pas à la noce, je vous assure!
Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau.
Il écoutait, et un plan germait en lui: dans le cas où la grève
tournerait mal, pourquoi ne pas l’utiliser, laisser les choses
se gâter jusqu’à la ruine du voisin, puis lui racheter sa
concession à bas prix? C’était le moyen le plus sûr de
regagner les bonnes grâces des régisseurs, qui, depuis
des années, rêvaient de posséder Vandame.
—Si Jean-Bart vous gêne tant que ça, dit-il en riant,
pourquoi ne nous le cédez-vous pas?
Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes. Il cria:
—Jamais de la vie!
On s’égaya de sa violence, on oublia enfin la grève, au
moment où le dessert paraissait. Une charlotte de pommes
meringuée fut comblée d’éloges. Ensuite, les dames
discutèrent une recette, au sujet de l’ananas, qu’on déclara
également exquis. Les fruits, du raisin et des poires,
achevèrent cet heureux abandon des fins de déjeuner
copieux. Tous causaient à la fois, attendris, pendant que le
domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le
champagne, jugé commun.
Et le mariage de Paul et de Cécile fit certainement un pas
sérieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait
jeté des regards si pressants, que le jeune homme se
montrait aimable, reconquérant de son air câlin les
Grégoire atterrés par ses histoires de pillage. Un instant,
M. Hennebeau, devant l’entente si étroite de sa femme et
de son neveu, sentit se réveiller l’abominable soupçon,
comme s’il avait surpris un attouchement, dans les coups
d’oeil échangés. Mais, de nouveau, l’idée de ce mariage,
fait là, devant lui, le rassura.
Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre
accourut, pleine d’effarement.
—Monsieur, Monsieur, les voici!
C’étaient les délégués. Des portes battirent, on entendit
passer un souffle d’effroi, au travers des pièces voisines.
—Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau.
Autour de la table, les convives s’étaient regardés, avec un
vacillement d’inquiétude. Un silence régna. Puis, ils
voulurent reprendre leurs plaisanteries: on feignit de mettre
le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les
couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires
tombèrent, les voix devinrent des chuchotements, pendant
que les pas lourds des délégués, qu’on introduisait,
écrasaient à côté le tapis du salon.
Madame Hennebeau dit à son mari, en baissant la voix:
—J’espère que vous allez boire votre café.
—Sans doute, répondit-il. Qu’ils attendent!
Il était nerveux, il prêtait l’oreille aux bruits, l’air uniquement
occupé de sa tasse.
Paul et Cécile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer
un oeil à la serrure. Ils étouffaient des rires, ils parlaient très
bas.
—Les voyez-vous?
—Oui… J’en vois un gros, avec deux autres petits,
derrière.
—Hein? ils ont des figures abominables.
—Mais non, ils sont très gentils.
Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant
que le café était trop chaud et qu’il le boirait après. Comme
il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander
la prudence. Tous s’étaient rassis, et ils restèrent à table,
muets, n’osant plus remuer, écoutant de loin, l’oreille
tendue, dans le malaise de ces grosses voix d’homme.