Ursule Mirouët

Ursule Mirouët

d’ Honoré de Balzac

À Mademoiselle Sophie Surville.

C’est un vrai plaisir, ma chère nièce, que de te dédier un livre dont le sujet et les détails ont eu l’approbation, si difficile à obtenir, d’une jeune fille à qui le monde est encore inconnu, et qui ne transige avec aucun des nobles principes d’une sainte éducation. Vous autres jeunes filles, vous êtes un public redoutable ; car on ne doit vous laisser lire que des livres purs comme votre âme est pure, et l’on vous défend certaines lectures comme on vous empêche de voir la Société telle qu’elle est. N’est-ce pas alors à donner de l’orgueil à un auteur que de vous avoir plu ? Dieu veuille que l’affection ne t’ait pas trompée ! Qui nous le dira ? l’avenir que tu verras, je l’espère, et où je ne serai plus.

Ton oncle,

Honoré de Balzac.

Partie 1
Les Héritiers alarmés

En entrant à Nemours du côté de Paris, on passe sur le canal du Loing, dont les berges forment à la fois de champêtres remparts et de pittoresques promenades à cette jolie petite ville. Depuis 1830,on a malheureusement bâti plusieurs maisons en deçà du pont. Si cette espèce de faubourg s’augmente, la physionomie de la ville y perdra sa gracieuse originalité. Mais, en 1829, les côtés de la route étant libres, le maître de poste, grand et gros homme d’environ soixante ans, assis au point culminant de ce pont,pouvait, par une belle matinée, parfaitement embrasser ce qu’en termes de son art on nomme un ruban de queue. Le mois de septembre déployait ses trésors, l’atmosphère flambait au-dessus des herbes et des cailloux, aucun nuage n’altérait le bleu de l’éther dont la pureté partout vive, et même à l’horizon, indiquait l’excessive raréfaction de l’air. Aussi, Minoret-Levrault, ainsi se nommait le maître de poste, était-il obligé de se faire un garde-vue avec unede ses mains pour ne pas être ébloui. En homme impatientéd’attendre, il regardait tantôt les charmantes prairies quis’étalent à droite de la route et où ses regains poussaient, tantôtla colline chargée de bois qui, sur la gauche, s’étend de Nemours àBouron. Il entendait dans la vallée du Loing, où retentissaient lesbruits du chemin repoussés par la colline, le galop de ses propreschevaux et les claquements de fouet de ses postillons. Ne faut-ilpas être bien maître de poste pour s’impatienter devant une prairieoù se trouvaient des bestiaux comme en fait Paul Potter, sous unciel de Raphaël, sur un canal ombragé d’arbres dans la manièred’Hobbéma&|160;? Qui connaît Nemours sait que la nature y est aussibelle que l’art, dont la mission est de la spiritualiser : là, lepaysage a des idées et fait penser. Mais à l’aspect deMinoret-Levraut, un artiste aurait quitté le site pour croquer cebourgeois, tant il était original à force d’être commun. Réunisseztoutes les conditions de la brute, vous obtenez Caliban, qui,certes, est une grande chose. Là où la Forme domine, le Sentimentdisparaît. Le maître de poste, preuve vivante de cet axiome,présentait une de ces physionomies où le penseur aperçoitdifficilement trace d’âme sous la violente carnation que produit unbrutal développement de la chair. Sa casquette en drap bleu, àpetite visière et à côtes de melon, moulait une tête dont lesfortes dimensions prouvaient que la science de Gall n’a pas encoreabordé le chapitre des exceptions. Les cheveux gris et commelustrés qui débordaient la casquette vous eussent démontré que lachevelure blanchit par d’autres causes que par les fatiguesd’esprit ou par les chagrins. De chaque côté de la tête, on voyaitde larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par lesérosions d’un sang trop abondant qui semblait prêt à jaillir aumoindre effort. Le teint offrait des tons violacés sous une couchebrune, due à l’habitude d’affronter le soleil. Les yeux gris,agités, enfoncés, cachés sous deux buissons noirs, ressemblaientaux yeux des Kalmouks venus en 1815&|160;; s’ils brillaient parmoments, ce ne pouvait être que sous l’effort d’une pensée cupide.Le nez, déprimé depuis sa racine, se relevait brusquement en piedde marmite. Des lèvres épaisses en harmonie avec un double mentonpresque repoussant, dont la barbe faite à peine deux fois parsemaine maintenait un méchant foulard à l’état de corde usée&|160;;un cou plissé par la graisse, quoique très-court&|160;; de fortesjoues complétaient les caractères de la puissance stupide que lessculpteurs impriment à leurs cariatides. Minoret-Levraultressemblait à ces statues, à cette différence près qu’ellessupportent un édifice et qu’il avait assez à faire de se soutenirlui-même. Vous rencontrerez beaucoup de ces Atlas sans monde. Lebuste de cet homme était un bloc&|160;; vous eussiez dit d’untaureau relevé sur ses deux jambes de derrière. Les bras vigoureuxse terminaient par des mains épaisses et dures, larges et fortes,qui pouvaient et savaient manier le fouet, les guides, la fourche,et auxquelles aucun postillon ne se jouait. L’énorme ventre de cegéant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’unadulte et par des pieds d’éléphant. La colère devait être rare chezcet homme, mais terrible, apoplectique alors qu’elle éclatait.Quoique violent et incapable de réflexion, cet homme n’avait rienfait qui justifiât les sinistres promesses de sa physionomie. A quitremblait devant ce géant, ses postillons disaient : – Oh&|160;! iln’est pas méchant&|160;!

Le maître de Nemours, pour nous servir de l’abréviation usitéeen beaucoup de pays, portait une veste de chasse en velours vertbouteille,un pantalon de coutil vert à raies vertes, un ample giletjaune en poil de chèvre, dans la poche duquel on apercevait unetabatière monstrueuse dessinée par un cercle noir. A nez camardgrosse tabatière, est une loi presque sans exception.

Fils de la Révolution et spectateur de l’Empire,Minoret-Levrault ne s’était jamais mêlé de politique&|160;; quant àses opinions religieuses, il n’avait mis le pied à l’église quepour se marier&|160;; quant à ses principes dans la vie privée, ilsexistaient dans le Code civil : tout ce que la loi ne défendait pasou ne pouvait atteindre, il le croyait faisable. Il n’avait jamaislu que le journal du département de Seine et Oise, ou quelquesinstructions relatives à sa profession. Il passait pour uncultivateur habile&|160;; mais sa science était purement pratique.Ainsi, chez Minoret-Levrault, le moral ne démentait pas lephysique. Aussi parlait-il rarement&|160;; et, avant de prendre laparole, prenait-il toujours une prise de tabac pour se donner letemps de chercher non pas des idées,mais des mots. Bavard, il vouseût paru manqué. En pensant que cette espèce d’éléphant sans trompeet sans intelligence, se nomme Minoret-Levrault, nedoit-on pas reconnaître avec Sterne l’occulte puissance des noms,qui tantôt raillent et tantôt prédisent les caractères&|160;?Malgré ces incapacités visibles, en trente-six ans il avait, laRévolution aidant, gagné trente mille livres de rente, en prairies,terres labourables et bois. Si Minoret, intéressé dans lesmessageries de Nemours et dans celles du Gâtinais à Paris,travaillait encore, il agissait en ceci moins par habitude que pourun fils unique auquel il voulait préparer un bel avenir. Ce fils,devenu, selon l’expression des paysans, un monsieur, venait determiner son Droit et devait prêter serment à la rentrée, commeavocat stagiaire. Monsieur et madame Minoret-Levrault, car, àtravers ce colosse, tout le monde aperçoit une femme sans laquelleune si belle fortune serait impossible, laissaient leur fils librede se choisir une carrière : notaire à Paris, procureur du roiquelque part, receveur-général n’importe où, agent de change oumaître de poste. Quelle fantaisie pouvait se refuser, à quel étatne devait pas prétendre le fils d’un homme de qui l’on disait,depuis Montargis jusqu’à Essonne :  » Le père Minoret ne connaît passa fortune&|160;!  » Ce mot avait reçu, quatre ans auparavant, unesanction nouvelle quand, après avoir vendu son auberge, Minorets’était bâti des écuries et une maison superbes en transportant laposte de la Grand’rue sur le port. Ce nouvel établissement avaitcoûté deux cent mille francs, que les commérages doublaient àtrente lieues à la ronde. La poste de Nemours veut un grand nombrede chevaux, elle va jusqu’à Fontainebleau sur Paris et dessert audelà les routes de Montargis et de Montereau&|160;; de tous lescôtés, le relais est long, et les sables de la route de Montargisautorisent ce fantastique troisième cheval, qui se paye toujours etne se voit jamais. Un homme bâti comme Minoret, riche commeMinoret, et à la tête d’un pareil établissement, pouvait doncs’appeler sans antiphrase, le maître de Nemours. Quoiqu’il n’eûtjamais pensé ni à Dieu ni à diable, qu’il fût matérialiste pratiquecomme il était agriculteur pratique, égoïste pratique, avarepratique,Minoret avait jusqu’alors joui d’un bonheur sans mélange,si l’on doit regarder une vie purement matérielle comme un bonheur.En voyant le bourrelet de chair pelée qui enveloppait la dernièrevertèbre et comprimait le cervelet de cet homme, en entendantsurtout sa voix grêle et clairette qui contrastait ridiculementavec son encolure, un physiologiste eût parfaitement comprispourquoi ce grand, gros, épais cultivateur adorait son fils unique,et pourquoi peut-être il l’avait attendu si long-temps, comme ledisait assez le nom de Désiré que portait l’enfant. Enfin, sil’amour en trahissant une riche organisation est chez l’homme unepromesse des plus grandes choses, les philosophes comprendront lescauses de l’incapacité de Minoret. La mère, à qui fort heureusementle fils ressemblait, rivalisait de gâteries avec le père. Aucunnaturel d’enfant n’aurait pu résister à cette idolâtrie. AussiDésiré, qui connaissait l’étendue de son pouvoir, savait-il trairela cassette de sa mère et puiser dans la bourse de son père enfaisant croire à chacun des auteurs de ses jours qu’il nes’adressait qu’à lui. Désiré, qui jouait à Nemours un rôleinfiniment supérieur à celui que joue un prince royal dans lacapitale de son père, avait voulu se passer à Paris toutes sesfantaisies comme il se les passait dans sa petite ville, et chaqueannée il y avait dépensé plus de douze mille francs. Mais aussi,pour cette somme, avait-il acquis des idées qui ne lui seraientjamais venues à Nemours&|160;; il s’était dépouillé de la peau duprovincial, il avait compris la puissance de l’argent, et vu dansla magistrature un moyen d’élévation. Pendant cette dernière annéeil avait dépensé dix mille francs de plus, en se liant avec desartistes, avec des journalistes et leurs maîtresses. Une lettreconfidentielle assez inquiétante eût au besoin expliqué la factiondu maître de poste, à qui son fils demandait son appui pour unmariage&|160;; mais la mère Minoret-Levrault, occupée à préparer unsomptueux déjeuner pour célébrer le triomphe et le retour dulicencié en droit, avait envoyé son mari sur la route en lui disantde monter à cheval s’il ne voyait pas la diligence. La diligencequi devait amener ce fils unique arrive ordinairement à Nemoursvers cinq heures du matin, et neuf heures sonnaient&|160;! Quipouvait causer un pareil retard&|160;? Avait-on versé&|160;? Désirévivait-il&|160;? Avait-il seulement la jambe cassée&|160;?

Trois batteries de coups de fouet éclatent et déchirent l’aircomme une mousqueterie, les gilets rouges des postillons poindent,dix chevaux hennissent&|160;! le maître ôte sa casquette etl’agite, il est aperçu. Le postillon le mieux monté, celui quiramenait deux chevaux de calèche gris-pommelé, pique son porteur,devance cinq gros chevaux de diligence, les Minoret de l’écurie,trois chevaux de berline, et arrive devant le maître.

– As-tu vu la Ducler&|160;?

Sur les grandes routes, on donne aux diligences des noms assezfantastiques : on dit la Caillard, la Ducler (la voiture de Nemoursà Paris), le Grand-Bureau. Toute entreprise nouvelle est laConcurrence&|160;! Du temps de l’entreprise des Lecomte,leurs voitures s’appelaient la Comtesse. – Caillard n’apas attrapé la Comtesse, mais le Grand-Bureau lui a joliment brûlé…sa robe, tout de même&|160;! – La Caillard et le Grand-Bureau ontenfoncé les Françaises (les Messageries-Françaises). Sivous voyez le postillon allant à tout brésiller et refuserun verre de vin, questionnez le conducteur&|160;; il vous répond,le nez au vent, l’oeil sur l’espace : – La Concurrence estdevant&|160;! – Et nous ne la voyons pas&|160;! dit le postillon.Le scélérat, il n’aura pas fait manger sesvoyageurs&|160;! – Est-ce qu’il en a&|160;? répond leconducteur. Tape donc sur Polignac&|160;! Tous les mauvais chevauxse nomment Polignac. Telles sont les plaisanteries et le fond de laconversation entre les postillons et les conducteurs en haut desvoitures.Autant de professions en France, autant d’argots.

– As-tu vu dans la Ducler&|160;?…

– Monsieur Désiré&|160;? répondit le postillon en interrompantson maître. Eh&|160;! vous avez dû nous entendre, nos fouets vousl’annonçaient assez, nous pensions bien que vous étiez sur laroute.

– Pourquoi donc la diligence est-elle en retard de quatreheures&|160;?

– Le cercle d’une des roues de derrière s’est détaché entreEssonne et Ponthierry. Mais il n’y a pas eu d’accident&|160;; à lamontée, Cabirolle s’est heureusement aperçu de la chose.

En ce moment une femme endimanchée, car les volées de la clochede Nemours appelaient les habitants à la messe du dimanche, unefemme d’environ trente-six ans aborda le maître de poste.

– Eh&|160;! bien, mon cousin, dit-elle, vous ne vouliez pas mecroire&|160;! Notre oncle est avec Ursule dans la Grand’rue, et ilsvont à la grand’messe.

Malgré les lois de la poétique moderne sur la couleur locale, ilest impossible de pousser la vérité jusqu’à répéter l’horribleinjure mêlée de jurons que cette nouvelle, en apparence si peudramatique, fit sortir de la large bouche deMinoret-Levrault&|160;; sa voix grêle devint sifflante et sa figureprésenta cet effet que les gens du peuple nomment ingénieusement uncoup de soleil.

– Est-ce sûr&|160;? dit-il après la première explosion de sacolère.

Les postillons passèrent avec leurs chevaux en saluant leurmaître qui parut ne les avoir ni vus ni entendus. Au lieud’attendre son fils,Minoret-Levrault remonta la Grand’rue avec sacousine.

– Ne vous l’ai-je pas toujours dit&|160;? reprit-elle. Quand ledocteur Minoret n’aura plus sa tête, cette petite sainte nitouchele jettera dans la dévotion&|160;; et, comme qui tient l’esprittient la bourse, elle aura notre succession.

– Mais, madame Massin… dit le maître de poste hébété.

– Ah&|160;! vous aussi, reprit madame Massin en interrompant soncousin, vous allez me dire comme Massin : Est-ce une petite fillede quinze ans qui peut inventer des plans pareils et lesexécuter&|160;? faire quitter ses opinions à un homme dequatre-vingt-trois ans qui n’a jamais mis le pied dans une égliseque pour se marier, qui a les prêtres dans une telle horreur, qu’iln’a pas même accompagné cette enfant à la paroisse le jour de sapremière communion&|160;! Eh&|160;! bien, pourquoi, si le docteurMinoret a les prêtres en horreur, passe-t-il, depuis quinze ans,presque toutes les soirées de la semaine avec l’abbéChaperon&|160;? Le vieil hypocrite n’a jamais manqué de donner àUrsule vingt francs pour mettre au cierge quand elle rend le painbénit. Vous ne vous souvenez donc plus du cadeau fait par Ursule àl’église pour remercier le curé de l’avoir préparée à sa premièrecommunion&|160;? elle y avait employé tout son argent, et sonparrain le lui a rendu, mais doublé. Vous ne faites attention àrien, vous autres, hommes&|160;! En apprenant ces détails, j’ai dit: Adieu paniers, vendanges sont faites&|160;! Un oncle a successionne se conduit pas ainsi, sans des intentions, envers une petitemorveuse ramassée dans la rue.

– Bah&|160;! ma cousine, reprit le maître de poste, le bonhommemène peut-être Ursule par hasard à l’église. Il fait beau, notreoncle va se promener.

– Mon cousin, notre oncle tient un livre de prières à lamain&|160;; et il vous a un air cafard&|160;! Enfin, vous l’allezvoir.

– Ils cachaient bien leur jeu, répondit le gros maître de poste,car la Bougival m’a dit qu’il n’était jamais question de religionentre le docteur et l’abbé Chaperon. D’ailleurs le curé de Nemoursest le plus honnête homme de la terre, il donnerait sa dernièrechemise à un pauvre&|160;; il est incapable d’une mauvaiseaction&|160;; et subtiliser une succession, c’est…

– Mais c’est voler, dit madame Massin.

– C’est pis&|160;! cria Minoret-Levrault exaspéré parl’observation de sa bavarde cousine.

– Je sais, répondit madame Massin, que l’abbé Chaperon, quoiqueprêtre, est un honnête homme&|160;; mais il est capable de toutpour les pauvres&|160;! Il aura miné, miné, miné notre oncle endessous, et le docteur sera tombé dans le cagotisme. Nous étionstranquilles, et le voilà perverti. Un homme qui n’a jamais cru àrien et qui avait des principes&|160;! oh&|160;! c’est fait pournous. Mon mari est cen dessus dessous.

Madame Massin, dont les phrases étaient autant de flèches quipiquaient son gros cousin, le faisait marcher, malgré sonembonpoint, aussi promptement qu’elle, au grand étonnement des gensqui se rendaient à la messe. Elle voulait rejoindre cet oncleMinoret et le montrer au maître de poste.

Du côté du Gâtinais, Nemours est dominé par une colline le longde laquelle s’étendent la route de Montargis et le Loing. L’église,sur les pierres de laquelle le temps a jeté son riche manteau noir,car elle a sans doute été rebâtie au quatorzième siècle par lesGuise, pour lesquels Nemours fut érigé en duché-pairie, se dresseau bout de la petite ville, au bas d’une grande arche quil’encadre. Pour les monuments comme pour les hommes, la positionfait tout. Ombragée par quelques arbres, et mise en relief par uneplace proprette, cette église solitaire produit un effet grandiose.En débouchant sur la place, le maître de Nemours put voir son oncledonnant le bras à la jeune fille nommée Ursule, tenant chacun leurParoissien et entrant à l’église. Le vieillard ôta sonchapeau sous le porche, et sa tête, entièrement blanche, comme unsommet couronné de neige, brilla dans les douces ténèbres de lafaçade.

– Eh&|160;! bien, Minoret, que dites-vous de la conversion devotre oncle&|160;? s’écria le percepteur des contributions deNemours nommé Crémière.

– Que voulez-vous que je dise&|160;? lui répondit le maître deposte en lui offrant une prise de tabac.

– Bien répondu, père Levrault&|160;! vous ne pouvez pas dire ceque vous pensez, si un illustre auteur a eu raison d’écrire quel’homme est obligé de penser sa parole avant de parler sa pensée,s’écria malicieusement un jeune homme qui survint et qui jouaitdans Nemours le personnage de Méphistophélès de Faust.

Ce mauvais garçon, nommé Goupil, était le premier clerc demonsieur Crémière-Dionis, le notaire de Nemours. Malgré lesantécédents d’une conduite presque crapuleuse, Dionis avait prisGoupil dans son Etude, quand le séjour de Paris, où le clerc avaitdissipé la succession de son père, fermier aisé qui le destinait aunotariat, lui fut interdit par une complète indigence. En voyantGoupil, vous eussiez aussitôt compris qu’il se fût hâté de jouir dela vie&|160;; car pour obtenir des jouissances, il devait les payercher. Malgré sa petite taille, le clerc avait à vingt-sept ans lebuste développé comme peut l’être celui d’un homme de quarante ans.Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillécomme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve,faisaient encore ressortir cette bizarre conformation. Aussi, sonvisage semblait-il appartenir à un bossu dont la bosse eût été endedans. Une singularité de ce visage aigre et pâle confirmaitl’existence de cette invisible gibbosité. Courbe et tordu commecelui de beaucoup de bossus, le nez se dirigeait de droite àgauche, au lieu de partager exactement la figure. La bouche,contractée aux deux coins, comme celle des Sardes, était toujourssur le qui-vive de l’ironie. La chevelure, rare et roussâtre,tombait par mèches plates et laissait voir le crâne par places. Lesmains, grosses et mal emmanchées au bout de bras trop longs,étaient crochues et rarement propres.. Goupil portait des souliersbons à jeter au coin d’une borne, et des bas en filoselle d’un noirrougeâtre&|160;; son pantalon et son habit noir, usés jusqu’à lacorde et presque gras de crasse&|160;; ses gilets piteux, dontquelques boutons manquaient de moules&|160;; le vieux foulard quilui servait de cravate, toute sa mise annonçait la cynique misère àlaquelle ses passions le condamnaient. Cet ensemble de chosessinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunellecerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches. Personne n’étaitplus craint ni plus respecté que Goupil dans Nemours. Armé desprétentions que comportait sa laideur, il avait ce détestableesprit particulier à ceux qui se permettent tout, et l’employait àvenger les mécomptes d’une jalousie permanente. Il rimait lescouplets satiriques qui se chantent au carnaval, il organisait lescharivaris, il faisait à lui seul le petit journal de la ville.Dionis, homme fin et faux, par cela même assez craintif, gardaitGoupil autant par peur qu’à cause de son excessive intelligence etde sa connaissance profonde des intérêts du pays. Mais le patron sedéfiait tant du clerc, qu’il régissait lui-même sa caisse, ne lelogeait point chez lui, le tenait à distance, et ne lui confiaitaucune affaire secrète ou délicate. Aussi le clerc flattait-il sonpatron en cachant le ressentiment que lui causait cette conduite,et surveillait-il madame Dionis dans une pensée de vengeance. Douéd’une compréhension vive, il avait le travail facile.

– Oh&|160;! toi, te voilà déjà riant de notre malheur, réponditle maître de poste au clerc qui se frottait les mains.

Comme Goupil flattait bassement toutes les passions de Désiré,qui, depuis cinq ans, en faisait son compagnon, le maître de postele traitait assez cavalièrement, sans soupçonner quel horribletrésor de mauvais vouloirs s’entassait au fond du cœur de Goupil àchaque nouvelle blessure. Après avoir compris que l’argent luiétait plus nécessaire qu’à tout autre, le clerc, qui se savaitsupérieur à toute la bourgeoisie de Nemours, voulait faire fortuneet comptait sur l’amitié de Désiré pour acheter une des troischarges de la ville, le greffe de la Justice de Paix, l’étude d’undes huissiers, ou celle de Dionis. Aussi supportait-il patiemmentles algarades du maître de poste, les mépris de madameMinoret-Levrault, et jouait-il un rôle infâme auprès de Désiré,qui, depuis deux ans, lui laissait consoler les Arianes victimes dela fin des vacances. Goupil dévorait ainsi les miettes des ambigusqu’il avait préparés.

– Si j’avais été le neveu du bonhomme, il ne m’aurait pas donnéDieu pour cohéritier, répliqua le clerc en montrant par un hideuxricanement des dents rares, noires et menaçantes.

En ce moment, Massin-Levrault junior, le greffier de la Justicede Paix, rejoignit, sa femme en amenant madame Crémière, la femmedu percepteur de Nemours. Ce personnage, un des plus âpresbourgeois de la petite ville, avait la physionomie d’un Tartare :des yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front déprimé,les cheveux crépus, le teint huileux, de grandes oreilles sansrebords, une bouche presque sans lèvres et la barbe rare. Sesmanières avaient l’impitoyable douceur des usuriers, dont laconduite repose sur des principes fixes. Il parlait comme un hommequi a une extinction de voix. Enfin, pour le peindre, il suffira dedire qu’il employait sa fille aînée et sa femme à faire sesexpéditions de jugements.

Madame Crémière était une grosse femme d’un blond douteux, auteint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans sesrobes, liée avec madame Dionis, et qui passait pour instruite,parce qu’elle lisait des romans. Cette financière du dernier ordre,pleine de prétentions à l’élégance et au bel-esprit, attendaitl’héritage de son oncle pour prendre un certain genre,orner son salon et y recevoir la bourgeoisie&|160;; car son marilui refusait les lampes Carcel, les lithographies et les futilitésqu’elle voyait chez la notaresse. Elle craignait excessivementGoupil, qui guettait et colportait ses capsulinguettes(elle traduisait ainsi le mot lapsus linguae ). Un jourmadame Dionis lui dit qu’elle ne savait plus quelle eau prendrepour ses dents. – Prenez de l’opiat, lui répondit-elle.

Presque tous les collatéraux du vieux docteur Minoret setrouvèrent alors réunis sur la place, et l’importance del’événement qui les ameutait fut si généralement sentie, que lesgroupes de paysans et de paysannes armés de leurs parapluiesrouges, tous vêtus de ces couleurs éclatantes qui les rendent sipittoresques les jours de fête à travers les chemins, eurent lesyeux sur les héritiers Minoret. Dans les petites villes quitiennent le milieu entre les gros bourgs et les villes, ceux qui nevont pas à la messe restent sur la place. On y cause d’affaires. ANemours, l’heure des offices est celle d’une bourse hebdomadaire àlaquelle venaient souvent les maîtres des habitations éparses dansun rayon d’une demi-lieue. Ainsi s’explique l’entente des paysanscontre les bourgeois relativement aux prix des denrées et de lamain-d’œuvre.

– Et qu’aurais-tu donc fait&|160;? dit le maître de Nemours àGoupil.

– Je me serais rendu aussi nécessaire à sa vie que l’air qu’ilrespire. Mais, d’abord, vous n’avez pas su le prendre&|160;! Unesuccession veut être soignée autant qu’une belle femme, et, fautede soins, elles échappent toutes deux. Si ma patronne était là,reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison estjuste.

– Mais monsieur Bongrand vient de me dire de ne point nousinquiéter, répondit le greffier de la Justice de Paix.

– Oh&|160;! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupilen riant. J’aurais bien voulu entendre votre finaud de juge depaix&|160;! S’il n’y avait plus rien à faire&|160;; si, comme luiqui vit chez votre oncle, je savais tout perdu, je vous dirais : –Ne vous inquiétez de rien&|160;!

En prononçant cette dernière phrase, Goupil eut un sourire sicomique et lui donna une signification si claire, que les héritierssoupçonnèrent le greffier de s’être laissé prendre aux finesses dujuge de paix. Le percepteur, gros petit homme aussi insignifiantqu’un percepteur doit l’être, et aussi nul qu’une femme d’espritpouvait le souhaiter, foudroya son cohéritier Massin par un : –Quand je vous le disais&|160;!

Comme les gens doubles prêtent toujours aux autres leurduplicité, Massin regarda de travers le juge de paix qui causait ence moment près de l’église avec le marquis du Rouvre, un de sesanciens clients.

– Si je savais cela, dit-il.

– Vous paralyseriez la protection qu’il accorde au marquis duRouvre, contre lequel il est arrivé des prises de corps, et qu’ilarrose en ce moment de ses conseils, dit Goupil englissant une idée de vengeance au greffier. Mais filez doux avecvotre chef : le bonhomme est fin, il doit avoir de l’influence survotre oncle, et peut encore l’empêcher de léguer tout àl’Eglise.

– Bah&|160;! nous n’en mourrons pas, dit Minoret-Levrault enouvrant son immense tabatière.

– Vous n’en vivrez pas non plus, répondit Goupil en faisantfrissonner les deux femmes qui plus promptement que leurs maristraduisaient en privations la perte de cette succession tant defois employée en bien-être. Mais nous noierons dans les flots devin de Champagne ce petit chagrin en célébrant le retour de Désiré,n’est-ce pas, gros père&|160;? ajouta-t-il en frappant sur leventre du colosse et s’invitant ainsi lui-même, de peur qu’on nel’oubliât.

Avant d’aller plus loin, peut-être les gens exacts aimeront-ilsà trouver ici par avance une espèce d’intitulé d’inventaire asseznécessaire d’ailleurs pour connaître les degrés de parenté quirattachaient au vieillard, si subitement converti, ces trois pèresde famille ou leurs femmes. Ces entre-croisements de races au fonddes provinces peuvent être le sujet de plus d’une réflexioninstructive.

A Nemours, il ne se trouve que trois ou quatre maisons de petitenoblesse inconnue, parmi lesquelles brillait alors celle desPortenduère. Ces familles exclusives hantent les nobles quipossèdent des terres ou des châteaux aux environs, et parmilesquels on distingue les d’Aiglemont, propriétaires de la belleterre de Saint-Lange, et le marquis du Rouvre, dont les bienscriblés d’hypothèques étaient guettés par les bourgeois. Les noblesde la ville sont sans fortune. Pour tous biens, madame dePortenduère possédait une ferme de quatre mille sept cents francsde rente, et sa maison en ville. A l’encontre de ce minime faubourgSaint-Germain se groupent une dizaine de richards, d’anciensmeuniers, des négociants retirés, enfin une bourgeoisie enminiature sous laquelle s’agitent les petits détaillants, lesprolétaires et les paysans, Cette bourgeoisie offre, comme dans lesCantons Suisses et dans plusieurs autres petits pays, le curieuxspectacle de l’irradiation de quelques famillesautochtones[Coquille du Furne : autocthones.], gauloises peut-être,régnant sur un territoire, l’envahissant et rendant presque tousles habitants cousins. Sous Louis XI, époque à laquelle leTiers-Etat a fini par faire de ses surnoms de véritables noms dontquelques-uns se mêlèrent à ceux de la Féodalité, la bourgeoisie deNemours se composait de Minoret, de Massin, de Levrault et deCrémière. Sous Louis XIII, ces quatre familles produisaient déjàdes Massin-Crémière, des Levrault-Massin, des Massin-Minoret, desMinoret-Minoret, des Crémière-Levrault, desLevrault-Minoret-Massin, des Massin-Levrault, des Minoret-Massin,des Massin-Massin, des Crémière-Massin, tout cela bariolé dejunior, de fils aîné, de Crémière-François, de Levrault-Jacques, deJean-Minoret, à rendre fou le père Anselme du Peuple, si le Peupleavait jamais besoin de généalogiste. Les variations de cekaléidoscope domestique à quatre éléments se compliquaienttellement par les naissances et par les mariages, que l’arbregénéalogique des bourgeois de Nemours eût embarrassé lesBénédictins de l’Almanach de Gotha eux-mêmes, malgré la scienceatomistique avec laquelle ils disposent les zigzags des alliancesallemandes. Pendant long-temps, les Minoret occupèrent lestanneries, les Crémière tinrent les moulins, les Massins’adonnèrent au commerce, les Levrault restèrent fermiers.Heureusement pour le pays, ces quatre souches tallaient au lieu depivoter, ou repoussaient de bouture par l’expatriation des enfantsqui cherchaient fortune au dehors : il y a des Minoret couteliers àMelun, des Levrault à Montargis, des Massin à Orléans et desCrémière devenus considérables à Paris. Diverses sont les destinéesde ces abeilles sorties de la ruche-mère. Des Massin richesemploient nécessairement des Massin ouvriers, de même qu’il y a desprinces allemands au service de l’Autriche ou de la Prusse. Le mêmedépartement voit un Minoret millionnaire gardé par un Minoretsoldat. Pleines du même sang et appelées du même nom pour toutesimilitude, ces quatre navettes avaient tissé sans relâche unetoile humaine dont chaque lambeau se trouvait robe ou serviette,batiste superbe au doublure grossière. Le même sang était à latête, aux pieds ou au cœur, en des mains industrieuses, dans unpoumon souffrant ou dans un front gros de génie. Les chefs de clanhabitaient fidèlement la petite ville, où les liens de parenté serelâchaient, se resserraient au gré des événements représentés parce bizarre cognomonisme. En quelque pays que vous alliez,changez les noms, vous retrouverez le fait, mais sans la poésie quela Féodalité lui avait imprimée et que Walter Scott a reproduiteavec tant de talent. Portons nos regards un peu plus haut,examinons l’Humanité dans l’Histoire&|160;? Toutes les famillesnobles du onzième siècle, aujourd’hui presque toutes éteintes,moins la race royale des Capet, toutes ont nécessairement coopéré àla naissance d’un Rohan, d’un Montmorency, d’un Bauffremont, d’unMortemart d’aujourd’hui&|160;; enfin toutes seront nécessairementdans le sang du dernier gentilhomme vraiment gentilhomme. End’autres termes, tout bourgeois est cousin d’un bourgeois, toutnoble est cousin d’un noble. Comme le dit la sublime page desgénéalogies bibliques, en mille ans, trois familles, Sem, Cham etJaphet, peuvent couvrir le globe de leurs enfants. Une famille peutdevenir une nation, et malheureusement une nation peut redevenirune seule et simple famille.Pour le prouver, il suffit d’appliquerà la recherche des ancêtres et à leur accumulation que le tempsaccroît dans une rétrograde progression géométrique multipliée parelle-même, le calcul de ce sage qui, demandant à un roi de Perse,pour récompense d’avoir inventé le jeu d’échecs, un épi de blé pourla première case de l’échiquier en doublant toujours, démontra quele royaume ne suffirait pas à le payer. Le lacis de la noblesseembrassé par le lacis de la bourgeoisie, cet antagonisme de deuxsangs protégés, l’un par des institutions immobiles, l’autre parl’active patience du travail et par la ruse du commerce, a produitla révolution de 1789. Les deux sangs presque réunis se trouventaujourd’hui face à face avec des collatéraux sans héritage. Queferont-ils&|160;? Notre avenir politique est gros de laréponse.

La famille de celui qui sous Louis XV s’appelait Minoret toutcourt était si nombreuse qu’un des cinq enfants, le Minoret dontl’entrée à l’église faisait événement, alla chercher fortune àParis, et ne se montra plus que de loin en loin dans sa villenatale, où il vint sans doute chercher sa part d’héritage à la mortde ses grands-parents. Après avoir beaucoup souffert, comme tousles jeunes gens doués d’une volonté ferme et qui veulent une placedans le brillant monde de Paris, l’enfant des Minoret se fit unedestinée plus belle qu’il ne la rêvait peut-être à son début&|160;;car il se voua tout d’abord à la médecine, une des professions quidemandent du talent et du bonheur, mais encore plus de bonheur quede talent. Appuyé par Dupont de Nemours, lié par un heureux hasardavec l’abbé Morellet que Voltaire appelait Mord-les,protégé par les encyclopédistes, le docteur Minoret s’attacha commeun séide au grand médecin Bordeu, l’ami de Diderot. D’Alembert,Helvétius, le baron d’Holbach, Grimm, devant lesquels il fut petitgarçon, finirent sans doute, comme Bordeu, par s’intéresser àMinoret, qui vers 1777 eut une assez belle clientèle de déistes,d’encyclopédistes, sensualistes, matérialistes, comme il vousplaira d’appeler les riches philosophes de ce temps. Quoiqu’il fûttrès-peu charlatan, il inventa le fameux baume de Lelièvre, tantvanté par le Mercure de France, et dont l’annonce était enpermanence à la fin de ce journal, organe hebdomadaire desencyclopédistes. L’apothicaire Lelièvre, homme habile, vit uneaffaire là où Minoret n’avait vu qu’une préparation à mettre dansle Codex, et partagea loyalement ses bénéfices avec le docteur,élève de Rouelle en chimie, comme il était celui de Bordeu enmédecine. On eût été matérialiste à moins. Le docteur épousa paramour, en 1778, temps où régnait la Nouvelle-Héloïse et où l’on semariait quelquefois par amour, la fille du fameux clavecinisteValentin Mirouët, une célèbre musicienne, faible et délicate, quela Révolution tua. Minoret connaissait intimement Roberspierre, àqui jadis il fit avoir une médaille d’or pour une dissertation surce sujet : Quelle est l’origine de l’opinion qui étend sur unemême famille une partie de la honte attachée aux peines infamantesque subit un coupable&|160;? Cette opinion est-elle plus nuisiblequ’utile&|160;? Et dans le cas où l’on se déciderait pourl’affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénientsqui en résultent&|160;? L’Académie royale des sciences et desarts de Metz, à laquelle appartenait Minoret, doit avoir cettedissertation en original. Quoique, grâce à cette amitié, la femmedu docteur pût ne rien craindre, elle eut si peur d’aller àl’échafaud que cette invincible terreur empira l’anévrisme qu’elledevait à une trop grande sensibilité.Malgré toutes les précautionsque prenait un homme idolâtre de sa femme, Ursule rencontra lacharrette pleine de condamnés où se trouvait précisément madameRoland, et ce spectacle causa sa mort. Minoret, plein de faiblessepour son Ursule, à laquelle il ne refusait rien et qui avait menéla vie d’une petite-maîtresse, se trouva presque pauvre aprèsl’avoir perdue. Roberspierre le fit nommer médecin en chef d’unhôpital.

Quoique le nom de Minoret eût acquis, pendant les débats animésauxquels donna lieu le mesmérisme, une célébrité qui le rappela detemps en temps au souvenir de ses parents, la révolution fut un sigrand dissolvant et rompit tant les relations de famille, qu’en1813 on ignorait entièrement à Nemours l’existence du docteurMinoret à qui une rencontre inattendue fit concevoir le projet derevenir, comme les lièvres, mourir au gîte.

En traversant la France, où l’oeil est si promptement lassé parla monotonie des plaines, qui n’a pas eu la charmante sensationd’apercevoir en haut d’une côte, à sa descente ou à son tournant,alors qu’elle promettait un paysage aride, une fraîche valléearrosée par une rivière et une petite ville abritée sous le rochercomme une ruche dans le creux d’un vieux saule&|160;? En entendantle hue&|160;! du postillon qui marche le long de ses chevaux, onsecoue le sommeil, on admire comme un rêve dans le rêve quelquebeau paysage qui devient pour le voyageur ce qu’est pour un lecteurle passage remarquable d’un livre, une brillante pensée de lanature. Telle est la sensation que cause la vue soudaine de Nemoursen y venant de la Bourgogne. On la voit de là cerclée par desroches pelées, grises, blanches, noires, de formes bizarres, commeil s’en trouve tant dans la forêt de Fontainebleau, et d’oùs’élancent des arbres épars qui se détachent nettement sur le cielet donnent à cette espèce de muraille écroulée une physionomieagreste. Là se termine la longue colline forestière qui rampe deNemours à Bouron en côtoyant la route. Au bas de ce cirque informes’étale une prairie où court le Loing en formant des nappes àcascades. Ce délicieux paysage, que longe la route de Montargis,ressemble à une décoration d’opéra, tant les effets y sont étudiés.Un matin le docteur, qu’un riche malade de la Bourgogne avaitenvoyé chercher, et qui revenait en toute hâte à Paris, n’ayant pasdit au précédent relais quelle route il voulait prendre, futconduit à son insu par Nemours et revit entre deux sommeils lepaysage au milieu duquel son enfance s’était écoulée. Le docteuravait alors perdu plusieurs de ses vieux amis. Le sectaire del’Encyclopédie avait été témoin de la conversion de La Harpe, ilavait enterré Lebrun-Pindare, et Marie-Joseph de Chénier, etMorellet, et madame Helvétius. Il assistait à la quasi-chute deVoltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. Ilpensait donc à la retraite. Aussi, quand sa chaise de postes’arrêta en haut de la Grand’rue de Nemours, eut-il à cœur des’enquérir de sa famille. Minoret-Levrault vint lui-même voir ledocteur, qui reconnut dans le maître de poste le propre fils de sonfrère aîné. Ce neveu lui montra dans son épouse la fille unique dupère Levrault-Crémière, qui depuis douze ans lui avait laissé laposte et la plus belle auberge de Nemours.

– Eh&|160;! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d’autreshéritiers&|160;?

– Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin.

– Oui, l’intendant de Saint-Lange.

– Elle est morte veuve en laissant une seule fille, qui vient dese marier avec un Crémière-Crémière, un charmant garçon encore sansplace.

– Bien&|160;! elle est ma nièce directe. Or, comme mon frère lemarin est mort garçon, que le capitaine Minoret a été tué àMonte-Legino, et que me voici, la ligne paternelle est épuisée.Ai-je des parents dans la ligne maternelle&|160;? Ma mère était uneJean-Massin-Levrault.

– Des Jean-Massin-Levrault, répondit Minoret-Levrault, il n’estresté qu’une Jean-Massin qui a épousé monsieurCrémière-Levrault-Dionis, un fournisseur des fourrages qui a périsur l’échafaud. Sa femme est morte de désespoir et ruinée enlaissant une fille mariée à un Levrault-Minoret, fermier àMontereau, qui va bien&|160;; et leur fille vient d’épouser unMassin-Levrault, clerc de notaire à Montargis, où le père estserrurier.

– Ainsi, je ne manque pas d’héritiers, dit gaiement le docteurqui voulut faire le tour de Nemours en compagnie de son neveu.

Le Loing traverse onduleusement la ville, bordé de jardins àterrasses et de maisons proprettes dont l’aspect fait croire que lebonheur doit habiter là plutôt qu’ailleurs. Lorsque le docteurtourna de la Grand’rue dans la rue des Bourgeois, Minoret-Levraultlui montra la propriété de monsieur Levrault, riche marchand defers à Paris, qui, dit-il, venait de se laisser mourir.

– Voilà, mon oncle, une jolie maison à vendre, elle a uncharmant jardin sur la rivière.

– Entrons, dit le docteur en voyant au bout d’une petite courpavée une maison serrée entre les murailles de deux maisonsvoisines déguisées par des massifs d’arbres et de plantesgrimpantes.

– Elle est bâtie sur caves, dit le docteur en entrant par unperron très-élevé garni de vases en faïence blanche et bleue oùfleurissaient alors des géraniums.

Coupée, comme la plupart des maisons de province, par uncorridor qui mène de la cour au jardin, la maison n’avait à droitequ’un salon éclairé par quatre croisées, deux sur la cour et deuxsur le jardin&|160;; mais Levrault-Levrault avait consacré l’une deces croisées à l’entrée d’une longue serre bâtie en briques quiallait du salon à la rivière où elle se terminait par un horriblepavillon chinois.

– Bon&|160;! en faisant couvrir cette serre et la parquetant,dit le vieux Minoret, je pourrais loger ma bibliothèque et faire unjoli cabinet de ce singulier morceau d’architecture.De l’autre côtédu corridor, se trouvait sur le jardin une salle à manger, enimitation de laque noire à fleurs vert et or, et séparée de lacuisine par la cage de l’escalier. On communiquait, par un petitoffice pratiqué derrière cet escalier, avec la cuisine dont lesfenêtres à barreaux de fer grillagés donnaient sur la cour. Il yavait deux appartements au premier étage&|160;; et au-dessus, desmansardes lambrissées encore assez logeables. Après avoirrapidement examiné cette maison garnie de treillages verts du hauten bas, du côté de la cour comme du côté du jardin, et qui sur larivière était terminée par une terrasse chargée de vases enfaïence, le docteur dit : – Levrault-Levrault a dû dépenser bien del’argent ici&|160;!

– Oh&|160;! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. Il aimaitles fleurs, une bêtise&|160;! – Qu’est-ce que cela rapporte&|160;?dit ma femme. Vous voyez, un peintre de Paris est venu pour peindreen fleurs à fresque son corridor. Il a mis partout desglaces entières. Les plafonds ont été refaits avec des cornichesqui coûtent six francs le pied. La salle à manger, les parquetssont en marqueterie, des folies&|160;! La maison ne vaut pas un soude plus.

– Hé&|160;! bien, mon neveu, fais-moi cette acquisition,donne-m’en avis, voici mon adresse&|160;; le reste regardera monnotaire. – Qui donc demeure en face&|160;? demanda-t-il ensortant.

– Des émigrés&|160;! répondit le maître de poste, un chevalierde Portenduère.

Une fois la maison achetée, l’illustre docteur, au lieu d’yvenir, écrivit à son neveu de la louer. La Folie-Levrault futhabitée par le notaire de Nemours qui vendit alors sa charge àDionis, son maître-clerc, et qui mourut deux ans après, laissantsur le dos du médecin une maison à louer, au moment où le sort deNapoléon se décidait aux environs. Les héritiers du docteur, à peuprès leurrés, avaient pris son désir de retour pour la fantaisied’un richard, et se désespéraient en lui supposant à Paris desaffections qui l’y retiendraient et leur enlèveraient sasuccession. Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cetteoccasion d’écrire au docteur. Le vieillard répondit qu’aussitôt lapaix signée, une fois les routes débarrassées de soldats et lescommunications rétablies, il viendrait habiter Nemours. Il y fitune apparition avec deux de ses clients, l’architecte des hospiceset un tapissier, qui se chargèrent des réparations, desarrangements intérieurs et du transport du mobilier. MadameMinoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieuxnotaire décédé, qui fut acceptée. Quand les héritiers surent queleur oncle ou grand-oncle Minoret allait positivement demeurer àNemours, leurs familles furent prises, malgré les événementspolitiques qui pesaient alors précisément sur le Gâtinais et sur laBrie, d’une curiosité dévorante, mais presque légitime. L’oncleétait-il riche&|160;? Etait-il économe ou dépensier&|160;?Laisserait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien&|160;?Avait-il des rentes viagères&|160;? Voici ce qu’on finit parsavoir, mais avec des peines infinies et à force d’espionnagessouterrains. Après la mort d’Ursule Mirouët, sa femme, de 1789 à1813, le docteur, nommé médecin consultant de l’empereur en 1803,avait dû gagner beaucoup d’argent, mais personne ne connaissait safortune&|160;; il vivait simplement, sans autres dépenses quecelles d’une voiture à l’année et d’un somptueux appartement&|160;;il ne recevait jamais et dînait presque toujours en ville. Sagouvernante, furieuse de ne pas l’accompagner à Nemours, dit àZélie Levrault, la femme du maître de poste, qu’elle connaissait audocteur quatorze mille francs de rentes sur le grand-livre. Or,après vingt années d’exercice d’une profession que les titres demédecin en chef d’un hôpital, de médecin de l’Empereur et de membrede l’Institut rendaient si lucrative, ces quatorze mille livres derentes, fruit de placements successifs, accusaient tout au pluscent soixante mille francs d’économies&|160;! Pour n’avoir épargnéque huit mille francs par an, le docteur devait avoir eu bien desvices ou bien des vertus à satisfaire&|160;; mais ni la gouvernanteni Zélie, personne ne put pénétrer la raison de cette modestie defortune : Minoret, qui fut bien regretté dans son quartier, étaitun des hommes les plus bienfaisants de Paris, et comme Larrey,gardait un profond secret sur ses actes de bienfaisance. Leshéritiers virent donc arriver, avec une vive satisfaction, le richemobilier et la nombreuse bibliothèque de leur oncle, déjà officierde la Légion-d’Honneur, et nommé par le roi chevalier de l’ordre deSaint-Michel, à cause peut-être de sa retraite qui fit une place àquelque favori. Mais quand l’architecte, les peintres, lestapissiers eurent tout arrangé de la manière la plus comfortable,le docteur ne vint pas. Madame Minoret-Levault, qui surveillait letapissier et l’architecte comme s’il s’agissait de sa proprefortune, apprit, par l’indiscrétion d’un jeune homme envoyé pourranger la bibliothèque, que le docteur prenait soin d’une orphelinenommée Ursule. Cette nouvelle fit des ravages étranges dans laville de Nemours. Enfin le vieillard se rendit chez lui vers lemilieu du mois de janvier 1815, et s’installa sournoisement avecune petite fille âgée de dix mois, accompagnée d’une nourrice.

– Ursule ne peut pas être sa fille, il a soixante et onzeans&|160;! dirent les héritiers alarmés.

– Quoi qu’elle puisse être, dit madame Massin, elle nous donnerabien du tintoin&|160;! (Un mot de Nemours.)

Le docteur reçut assez froidement sa petite-nièce par la lignematernelle, dont le mari venait d’acheter le greffe de la Justicede Paix, et qui les premiers se hasardèrent à lui parler de leurposition difficile. Massin et sa femme n’étaient pas riches. Lepère de Massin, serrurier à Montargis, obligé de prendre desarrangements avec ses créanciers, travaillait à soixante-sept anscomme un jeune homme, et ne laisserait rien. Le père de madameMassin, Levrault-Minoret, venait de mourir à Montereau des suitesde la bataille, en voyant sa ferme incendiée, ses champs ruinés etses bestiaux dévorés.

– Nous n’aurons rien de ton grand-oncle, dit Massin à sa femmedéjà grosse de son second enfant.

Le docteur leur donna secrètement dix mille francs, aveclesquels le greffier de la Justice de Paix, ami du notaire et del’huissier de Nemours, commença l’usure et mena si rondement lespaysans des environs qu’en ce moment Goupil lui connaissait environquatre-vingt mille francs de capitaux inédits.

Quant à son autre nièce, le docteur fit avoir, par ses relationsà Paris, la perception de Nemours à Crémière et fournit lecautionnement. Quoique Minoret-Levrault n’eût besoin de rien,Zélie, jalouse des libéralités de l’oncle envers ses deux nièces,lui présenta son fils, alors âgé de dix ans, qu’elle allait envoyerdans un collège de Paris, où, dit-elle, les éducations coûtaientbien cher. Médecin de Fontanes, le docteur obtint une demi-bourseau collège Louis-le-Grand pour son petit-neveu qui fut mis enquatrième.

Crémière, Massin et Minoret-Levrault, gens excessivementcommuns, furent jugés sans appel par le docteur dès les deuxpremiers mois pendant lesquels ils essayèrent d’entourer moinsl’oncle que la succession. Les gens conduits par l’instinct ont cedésavantage sur les gens à idées, qu’ils sont promptement devinés :les inspirations de l’instinct sont trop naturelles, et s’adressenttrop aux yeux pour ne pas être aperçues aussitôt&|160;; tandis que,pour être pénétrées, les conceptions de l’esprit exigent uneintelligence égale de part et d’autre. Après avoir acheté lareconnaissance de ses héritiers et leur avoir en quelque sorte closla bouche, le rusé docteur prétexta de ses occupations, de seshabitudes et des soins qu’exigeait la petite Ursule pour ne pointles recevoir, sans toutefois leur fermer sa maison. Il aimait àdîner seul, il se couchait et se levait tard, il était venu dansson pays natal pour y trouver le repos et la solitude. Ces capricesd’un vieillard parurent assez naturels, et ses héritiers secontentèrent de lui faire, le dimanche, entre une heure et quatreheures, des visites hebdomadaires auxquelles il essaya de mettrefin, en leur disant : – Ne venez me voir que quand vous aurezbesoin de moi.

Le docteur, sans refuser de donner des consultations dans lescas graves, surtout aux indigents, ne voulut point être médecin dupetit hospice de Nemours, et déclara qu’il n’exercerait plus saprofession.

– J’ai assez tué de monde, dit-il en riant au curé Chaperon quile sachant bienfaisant plaidait pour les pauvres.

– C’est un fameux original&|160;! Ce mot, dit sur le docteurMinoret, fut l’innocente vengeance des amours-propres froissés, carle médecin se composa une société de personnages qui méritentd’être mis en regard des héritiers. Or, ceux des bourgeois qui secroyaient dignes de grossir la cour d’un homme à cordon noirconservèrent contre le docteur et ses privilégiés un ferment dejalousie qui malheureusement eut son action.

Par une bizarrerie qu’expliquerait le proverbe : Les extrêmes setouchent, ce docteur et le curé de Nemours furent très-promptementamis. Le vieillard aimait beaucoup le trictrac, jeu favori des gensd’église, et l’abbé Chaperon était de la force du médecin. Le jeufut donc un premier lien entre eux. Puis Minoret était charitable,et le curé de Nemours était le Fénelon du Gâtinais. Tous deux, ilsavaient une instruction variée, l’homme de Dieu pouvait donc seul,dans tout Nemours, comprendre l’athée. Pour pouvoir disputer, deuxhommes doivent d’abord se comprendre. Quel plaisir goûte-t-ond’adresser des mots piquants à quelqu’un qui ne les sent pas&|160;?Le médecin et ce prêtre avaient trop de bon goût, ils avaient vutrop bonne compagnie pour ne pas en pratiquer les préceptes, ilspurent alors se faire cette petite guerre si nécessaire à laconversation. Ils haïssaient l’un et l’autre leurs opinions, maisils estimaient leurs caractères. Si de semblables contrastes, si detelles sympathies ne sont pas les éléments de la vie intime, nefaudrait-il pas désespérer de la société qui, surtout en France,exige un antagonisme quelconque&|160;? C’est du choc des caractèreset non de la lutte des idées que naissent les antipathies. L’abbéChaperon fut donc le premier ami du docteur à Nemours. Cetecclésiastique, alors âgé de soixante ans, était curé de Nemoursdepuis le rétablissement du culte catholique. Par attachement pourson troupeau, il ait refusé le vicariat du diocèse. Si lesindifférents en matière de religion lui en savaient gré, lesfidèles l’en aimaient davantage. Ainsi vénéré de ses ouailles,estimé par la population, le curé faisait le bien sans s’enquérirdes opinions religieuses des malheureux. Son presbytère, à peinegarni du mobilier nécessaire aux plus stricts besoins de la vie,était froid et dénué comme le logis d’un avare. L’avarice et lacharité se trahissent par des effets semblables : la charité ne sefait-elle pas dans le ciel le trésor que se fait l’avare surterre&|160;? L’abbé Chaperon disputait avec sa servante sur sadépense avec plus de rigueur que Gobseck avec la sienne, sitoutefois ce fameux juif a jamais eu de servante. Le bon prêtrevendait souvent les boucles d’argent de ses souliers et de saculotte pour en donner le prix à des pauvres qui le surprenaientsans le sou. En le voyant sortir de son église, les oreilles de saculotte nouées dans les boutonnières, les dévotes de la villeallaient alors racheter les boucles du curé chez l’horlogerbijoutier de Nemours, et grondaient leur pasteur en les luirapportant. Il ne s’achetait jamais de linge ni d’habits, etportait ses vêtements jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus de mise.Son linge épais de reprises lui marquait la peau comme un cilice.Madame de Portenduère ou de bonnes âmes s’entendaient alors avec lagouvernante pour lui remplacer, pendant son sommeil, le linge oules habits vieux par des neufs, et le curé ne s’apercevait pastoujours immédiatement de l’échange. Il mangeait chez lui dansl’étain et avec des couverts de fer battu. Quand il recevait sesdesservants et les curés aux jours de solennité qui sont une chargepour les curés de canton, il empruntait l’argenterie et le linge detable de son ami l’athée.

– Mon argenterie fait son salut, disait alors le docteur.

Ces belles actions, tôt ou tard découvertes et toujoursaccompagnées d’encouragements spirituels, s’accomplissaient avecune naïveté sublime. Cette vie était d’autant plus méritoire quel’abbé Chaperon possédait une érudition aussi vaste que variée etde précieuses facultés. Chez lui la finesse et la grâce,inséparables compagnes de la simplicité, rehaussaient une élocutiondigne d’un prélat. Ses manières, son caractère et ses mœursdonnaient à son commerce la saveur exquise de tout ce qui dansl’intelligence est à la fois spirituel et candide. Ami de laplaisanterie, il n’était jamais prêtre dans un salon. Jusqu’àl’arrivée du docteur Minoret, le bonhomme laissa ses lumières sousle boisseau sans regret&|160;; mais peut-être lui sut-il gré de lesutiliser. Riche d’une assez belle bibliothèque et de deux millelivres de rente quand il vint à Nemours, le curé ne possédait plusen 1829 que les revenus de sa cure, presque entièrement distribuéschaque année. D’excellent conseil dans les affaires délicates oudans les malheurs, plus d’une personne qui n’allait point àl’église y chercher des consolations allait au presbytère ychercher des avis. Pour achever ce portrait moral, il suffira d’unepetite anecdote. Des paysans, rarement il est vrai, mais enfin demauvaises gens se disaient poursuivis ou se faisaient poursuivrefictivement pour stimuler la bienfaisance de l’abbé Chaperon. Ilstrompaient leurs femmes, qui, voyant leur maison menacéed’expropriation et leurs vaches saisies, trompaient par leursinnocentes larmes le pauvre curé, qui leur trouvait alors les septou huit cents francs demandés, avec lesquels le paysan achetait unlopin de terre. Quand de pieux personnages, des fabriciens,démontrèrent la fraude à l’abbé Chaperon en le priant de lesconsulter pour ne pas être victime de la cupidité, il leur dit : –Peut-être ces gens auraient-ils commis quelque chose de blâmablepour avoir leur arpent de terre, et n’est-ce pas encore faire lebien que d’empêcher le mal&|160;? On aimera peut-être à trouver icil’esquisse de cette figure, remarquable en ce que les sciences etles lettres avaient passé dans ce cœur et dans cette forte têtesans y rien corrompre. A soixante ans l’abbé Chaperon avait lescheveux entièrement blancs, tant il éprouvait vivement les malheursd’autrui, tant aussi les événements de la Révolution avaient agisur lui. Deux fois incarcéré pour deux refus de serment, deux fois,selon son expression, il avait dit son In manus. Il étaitde moyenne taille, ni gras ni maigre. Son visage, très-ridé,très-creusé, sans couleur, occupait tout d’abord le regard par latranquillité profonde des lignes et par la pureté des contours quisemblaient bordés de lumière. Le visage d’un homme chaste a je nesais quoi de radieux. Des yeux bruns, à prunelle vive, animaient cevisage irrégulier surmonté d’un front vaste. Son regard exerçait unempire explicable par une douceur qui n’excluait pas la force. Lesarcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de grossourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avaitperdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses jouesrentraient&|160;; mais cette destruction ne manquait pas de grâce,et ces rides pleines d’aménité semblaient vous sourire. Sans êtregoutteux, il avait les pieds si sensibles, il marchait sidifficilement qu’il gardait des souliers en veau d’Orléans partoutes les saisons. Il trouvait la mode des pantalons peuconvenable pour un prêtre, et se montrait toujours vêtu de gros basen laine noire tricotés par sa gouvernante et d’une culotte dedrap. Il ne sortait point en soutane, mais en redingote brune, etconservait le tricorne courageusement porté dans les plus mauvaisjours. Ce noble et beau vieillard, dont la figure était toujoursembellie par la sérénité d’une âme sans reproche, devait avoir surles choses et sur les hommes de cette histoire une si grandeinfluence qu’il fallait tout d’abord remonter à la source de sonautorité.

Minoret recevait trois journaux : un libéral, un ministériel, unultrà, quelques recueils périodiques et des journaux de science,dont les collections grossissaient sa bibliothèque. Les journaux,l’encyclopédiste et les livres furent un attrait pour un anciencapitaine au régiment de Royal-Suédois, nommé monsieur de Jordy,gentilhomme voltairien et vieux garçon qui vivait de seize centsfrancs de pension et rente viagères. Après avoir lu pendantquelques jours les gazettes par l’entremise du curé,monsieur de Jordy jugea convenable d’aller remercier le docteur.Dès la première visite, le vieux capitaine, ancien professeur àl’Ecole-Militaire, conquit les bonnes grâces du vieux médecin, quilui rendit sa visite avec empressement. Monsieur de Jordy, petithomme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu’il eût laface très-pâle, vous frappait tout d’abord par son beau front à laCharles XII, au-dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés rascomme ceux de ce roi-soldat. Ses yeux bleus, qui eussent fait dire: L’amour a passé par là, mais profondément attristés,intéressaient au premier regard où s’entrevoyaient des souvenirssur lesquels il gardait d’ailleurs un si profond secret que jamaisses vieux amis ne surprirent ni une allusion à sa vie passée ni unede ces exclamations arrachées par une similitude de catastrophes.Il cachait le douloureux mystère de son passé sous une gaietéphilosophique&|160;; mais, quand il se croyait seul, sesmouvements, engourdis par une lenteur moins sénile que calculée,attestaient une pensée pénible et constante : aussi l’abbé Chaperonl’avait-il surnommé le chrétien sans le savoir. Allant toujoursvêtu de drap bleu, son maintien un peu roide et son vêtementtrahissaient les anciennes coutumes de la discipline militaire. Savoix douce et harmonieuse remuait l’âme. Ses belles mains, la coupede sa figure, qui rappelait celle du comte d’Artois, en montrantcombien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient lemystère de sa vie encore plus impénétrable. On se demandaitinvolontairement quel malheur pouvait avoir atteint la beauté, lecourage, la grâce, l’instruction et les plus précieuses qualités ducœur qui furent jadis réunies en sa personne. Monsieur de Jordytressaillait toujours au nom de Roberspierre. Il prenait beaucoupde tabac, et, chose étrange, il s’en déshabitua pour la petiteUrsule, qui manifestait, à cause de cette habitude, de larépugnance pour lui. Dès qu’il put voir cette petite, le capitaineattacha sur elle de longs regards presque passionnés. Il aimait sifollement ses jeux, il s’intéressait tant à elle que cetteaffection rendit encore plus étroits ses liens avec le docteur, quin’osa jamais dire à ce vieux garçon : – Et vous aussi, vous avezdonc perdu des enfants&|160;? Il est de ces êtres, bons et patientscomme lui, qui passent dans la vie, une pensée amère au cœur et unsourire à la fois tendre et douloureux sur les lèvres, emportantavec eux le mot de l’énigme sans le laisser deviner par fierté, pardédain, par vengeance peut-être, n’ayant que Dieu pour confident etpour consolateur. Monsieur de Jordy ne voyait guère à Nemours, où,comme le docteur, il était venu mourir en paix, que le curétoujours aux ordres de ses paroissiens, et que madame dePortenduère qui se couchait à neuf heures. Aussi, de guerre lasse,avait-il fini par se mettre au lit de bonne heure, malgré lesépines qui rembourraient son chevet. Ce fut donc une bonne fortunepour le médecin comme pour le capitaine que de rencontrer un hommeayant vu le même monde, qui parlait la même langue, avec lequel onpouvait échanger ses idées, et qui se couchait tard. Une fois quemonsieur de Jordy, l’abbé Chaperon et Minoret eurent passé unepremière soirée, ils y éprouvèrent tant de plaisir que le prêtre etle militaire revinrent tous les soirs à neuf heures, moment où, lapetite Ursule couchée, le vieillard se trouvait libre. Et toustrois, ils veillaient jusqu’à minuit ou une heure.

Bientôt ce trio devint un quatuor. Un autre homme, à qui la vieétait connue et qui devait à la pratique des affaires cetteindulgence, ce savoir, cette masse d’observations, cette finesse,ce talent de conversation que le militaire, le médecin, le curédevaient à la pratique des âmes, des maladies et de l’enseignement,le juge de paix flaira les plaisirs de ces soirées et rechercha lasociété du docteur. Avant d’être juge de paix à Nemours, monsieurBongrand avait été pendant dix ans avoué à Melun, où il plaidaitlui-même selon l’usage des villes où il n’y a pas de barreau.Devenu veuf à l’âge de quarante-cinq ans, il se sentait encore tropactif pour ne rien faire&|160;; il avait donc demandé la Justice dePaix de Nemours, vacante quelques mois avant l’installation dudocteur. Le gardé des sceaux est toujours heureux de trouver despraticiens, et surtout des gens à leur aise pour exercer cetteimportante magistrature. Monsieur Bongrand vivait modestement àNemours des quinze cents francs de sa place, et pouvait ainsiconsacrer ses revenus à son fils, qui faisait son Droit à Paris,tout en étudiant la procédure chez le fameux avoué Derville. Lepère Bongrand ressemblait assez à un vieux chef de division enretraite : il avait cette figure moins blême que blêmie où lesaffaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes,ridée par la réflexion et aussi par les continuelles contractionsfamilières aux gens obligés de ne pas tout dire&|160;; mais elleétait souvent illuminée par des sourires particuliers à ces hommesqui tour à tour croient tout et ne croient rien, habitués à toutvoir et à tout entendre sans surprise, à pénétrer dans les abîmesque l’intérêt ouvre au fond des cœurs. Sous ses cheveux moinsblancs que décolorés, rabattus en ondes sur sa tête, il montrait unfront sagace dont la couleur jaune s’harmoniait aux filaments de samaigre chevelure. Son visage ramassé lui donnait d’autant plus deressemblance avec un renard, que son nez était court et pointu. Iljaillissait de sa bouche, fendue comme celle des grands parleurs,des étincelles blanches qui rendaient sa conversation si pluvieuse,que Goupil disait méchamment : – Il faut un parapluie pourl’écouter. – Ou bien : Il pleut des jugements à la Justice de Paix.Ses yeux semblaient fins derrière ses lunettes&|160;; mais lesôtait-il, son regard émoussé paraissait niais. Quoiqu’il fût gai,presque jovial même, il se donnait un peu trop, par sa contenance,l’air d’un homme important. Il tenait presque toujours ses mainsdans les poches de son pantalon, et ne les en tirait que pourraffermir ses lunettes par un mouvement presque railleur qui vousannonçait une observation fine ou quelque argument victorieux. Sesgestes, sa loquacité, ses innocentes prétentions trahissaientl’ancien avoué de province&|160;; mais ces légers défautsn’existaient qu’à la superficie&|160;; il les rachetait par unebonhomie acquise qu’un moraliste exact appellerait une indulgencenaturelle à la supériorité. S’il avait un peu l’air d’un renard, ilpassait aussi pour profondément rusé, sans être improbe. Sa ruseétait le jeu de la perspicacité. Mais n’appelle-t-on pas rusés lesgens qui prévoient un résultat et se préservent des piéges[Graphiedu temps ( Dict. Acad. Fr. 1835).] qu’on leur atendus&|160;? Le juge de paix aimait le whist, jeu que lecapitaine, que le docteur savaient, et que le curé apprit en peu detemps.

Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret.Le médecin de Nemours, qui ne manquait ni d’instruction ni desavoir-vivre, et qui honorait en Minoret une des illustrations dela médecine, y eut ses entrées&|160;; mais ses occupations, sesfatigues, qui l’obligeaient à se coucher tôt pour se lever de bonneheure, l’empêchèrent d’être aussi assidu que le furent les troisamis du docteur. La réunion de ces cinq personnes supérieures, lesseules qui dans Nemours eussent des connaissances assezuniverselles pour se comprendre, explique la répulsion du vieuxMinoret pour ses héritiers : s’il devait leur laisser sa fortune,il ne pouvait guère les admettre dans sa société. Soit que lemaître de poste, le greffier et le percepteur eussent compris cettenuance, soit qu’ils fussent rassurés par la loyauté, par lesbienfaits de leur oncle, ils cessèrent, à son grand contentement,de le voir. Ainsi les quatre vieux joueurs de whist et de trictrac,sept ou huit mois après l’installation du docteur à Nemours,formèrent une société compacte, exclusive, et qui fut pour chacund’eux comme une fraternité d’arrière-saison, inespérée, et dont lesdouceurs n’en furent que mieux savourées. Cette famille d’espritschoisis eut dans Ursule une enfant adoptée par chacun d’eux selonses goûts : le curé pensait à l’âme, le juge de paix se faisait lecurateur, le militaire se promettait de devenir leprécepteur&|160;; et, quant à Minoret, il était à la fois le père,la mère et le médecin.

Après s’être acclimaté, le vieillard prit ses habitudes et réglasa vie comme elle se règle au fond de toutes les provinces. A caused’Ursule il ne recevait personne le matin, il ne donnait jamais àdîner&|160;; ses amis pouvaient arriver chez lui vers six heures dusoir et y rester jusqu’à minuit. Les premiers venus trouvaient lesjournaux sur la table du salon et les lisaient en attendant lesautres, ou quelquefois ils allaient à la rencontre du docteur s’ilétait à la promenade. Ces habitudes tranquilles ne furent passeulement une nécessité de la vieillesse, elles furent aussi chezl’homme du monde un sage et profond calcul pour ne pas laissertroubler son bonheur par l’inquiète curiosité de ses héritiers nipar le caquetage des petites villes. Il ne voulait rien concéder àcette changeante déesse, l’opinion publique, dont la tyrannie, undes malheurs de la France, allait s’établir et faire de notre paysune même province. Aussi, dès que l’enfant fut sevrée et marcha,renvoya-t-il la cuisinière que sa nièce, madame Minoret-Levrault,lui avait donnée, en découvrant qu’elle instruisait la maîtresse deposte de tout ce qui se passait chez lui.

La nourrice de la petite Ursule, veuve d’un pauvre ouvrier sansautre nom qu’un nom de baptême et qui venait de Bougival, avaitperdu son dernier enfant à six mois, au moment où le docteur, quila connaissait pour une honnête et bonne créature, la prit pournourrice, touché de sa détresse. Sans fortune, venue de la Bresseoù sa famille était dans la misère, Antoinette Patris, veuve dePierre dit de Bougival, s’attacha naturellement à Ursule commes’attachent les mères de lait à leurs nourrissons quand elles lesgardent. Cette aveugle affection maternelle s’augmenta dudévouement domestique. Prévenue des intentions du docteur, laBougival apprit sournoisement à faire la cuisine, devint propre,adroite et se plia aux habitudes du vieillard. Elle eut des soinsminutieux pour les meubles et les appartements, enfin elle futinfatigable. Non-seulement le docteur voulait que sa vie privée fûtmurée, mais encore il avait des raisons pour dérober laconnaissance de ses affaires à ses héritiers. Dès la deuxième annéede son établissement, il n’eut donc plus au logis que la Bougival,sur la discrétion de laquelle il pouvait compter absolument, et ildéguisa ses véritables motifs sous la toute-puissante raison del’économie. Au grand contentement de ses héritiers, il se fitavare. Sans patelinage et par la seule influence de sa sollicitudeet de son dévouement, la Bougival, âgée de quarante-trois ans aumoment où ce drame commence, était la gouvernante du docteur et desa protégée, le pivot sur lequel tout roulait au logis, enfin lafemme de confiance. On l’avait appelée la Bougival parl’impossibilité reconnue d’appliquer à sa personne son prénomd’Antoinette, car les noms et les figures obéissent aux lois del’harmonie.

L’avarice du docteur ne fut pas un vain mot, mais elle eut unbut. A compter de 1817, il retrancha deux journaux et cessa sesabonnements à ses recueils périodiques. Sa dépense annuelle, quetout Nemours put estimer, ne dépassa point dix-huit cents francspar an. Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussureou vêtements étaient presque nuls. Tous les six mois il faisait unvoyage à Paris, sans doute pour toucher et placer lui-même sesrevenus. En quinze ans il ne dit pas un mot qui eût trait à sesaffaires. Sa confiance en Bongrand vint fort tard&|160;; il nes’ouvrit à lui sur ses projets qu’après la révolution de 1830.Telles étaient dans la vie du docteur les seules choses alorsconnues de la bourgeoisie et de ses héritiers. Quant à ses opinionspolitiques, comme sa maison ne payait que cent francs d’impôts, ilne se mêlait de rien, et repoussait aussi bien les souscriptionsroyalistes que les souscriptions libérales. Son horreur connue pourla prêtraille et son déisme aimaient si peu lesmanifestations qu’il mit à la porte un commis-voyageur envoyé parson petit-neveu Désiré Minoret-Levrault pour lui proposer unCuré Meslier et les discours du général Foy. La toléranceainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours.

Les trois héritiers collatéraux du docteur, Minoret-Levrault etsa femme, monsieur et madame Massin-Levrault junior, monsieur etmadame Crémière-Crémière, que nous appellerons simplement Crémière,Massin et Minoret, puisque ces distinctions entre homonymes ne sontnécessaires que dans le Gâtinais&|160;; ces trois familles, tropoccupées pour créer un autre centre, se voyaient comme on se voitdans les petites villes. Le maître de poste donnait un grand dînerle jour de la naissance de son fils, un bal au carnaval, un autreau jour anniversaire de son mariage, et il invitait alors toute labourgeoisie de Nemours. Le percepteur réunissait aussi deux foispar an ses parents et ses amis. Le greffier de la Justice de Paix,trop pauvre, disait-il, pour se jeter en de telles profusions,vivait petitement dans une maison située au milieu de la Grand’rue,et dont une portion, le rez-de-chaussée, était louée à sa sœur,directrice de la poste aux lettres, autre bienfait du docteur.Néanmoins, pendant l’année, ces trois héritiers ou leurs femmes serencontraient en ville, à la promenade, au marché le matin, sur lespas de leurs portes ou le dimanche après la messe, sur la place,comme en ce moment&|160;; en sorte qu’ils se voyaient tous lesjours. Or, depuis trois ans surtout, l’âge du docteur, son avariceet sa fortune autorisaient des allusions ou des propos directsrelatifs à la succession qui finirent pour gagner de proche enproche et par rendre également célèbres et le docteur et seshéritiers. Depuis six mois, il ne se passait pas de semaine que lesamis ou les voisins des héritiers Minoret ne leur parlassent avecune sourde envie du jour où, les deux yeux du bonhomme sefermant, ses coffres s’ouvriraient.

– Le docteur Minoret a beau être médecin et s’entendre avec lamort, il n’y a que Dieu d’éternel, disait l’un.

– Bah&|160;! il nous enterrera tous&|160;; il se porte mieux quenous, répondait hypocritement l’héritier.

– Enfin, si ce n’est pas vous, vos enfants hériteront toujours,à moins que cette petite Ursule…

– Il ne lui laissera pas tout.

Ursule, selon les prévisions de madame Massin, était la bêtenoire des héritiers, leur épée de Damoclès, et ce mot : –Bah&|160;! qui vivra verra&|160;! conclusion favorite de madameCrémière, disait assez qu’ils lui souhaitaient plus de mal que debien.

Le percepteur et le greffier, pauvres en comparaison du maîtrede poste, avaient souvent évalué, par forme de conversation,l’héritage du docteur. En se promenant le long du canal ou sur laroute, s’ils voyaient venir leur oncle, ils se regardaient d’un airpiteux.

– Il a sans doute gardé pour lui quelque élixir de longue vie,disait l’un.

– Il a fait un pacte avec le diable, répondait l’autre.

– Il devrait nous avantager nous deux, car ce gros Minoret n’abesoin de rien.

– Ah&|160;! Minoret a un fils qui lui mangera bien del’argent&|160;!

– A quoi estimez-vous la fortune du docteur&|160;? disait legreffier au financier.

– Au bout de douze ans, douze mille francs économisés chaqueannée donnent cent quarante-quatre mille francs, et les intérêtscomposés produisent au moins cent mille francs&|160;; mais, commeil a dû, conseillé par son notaire à Paris, faire quelques bonnesaffaires, et que jusqu’en 1822 il a dû placer à huit et à sept etdemi sur l’Etat, le bonhomme remue maintenant environ quatre centmille francs, sans compter ses quatorze mille livres de rente encinq pour cent, à cent seize aujourd’hui. S’il mourait demain sansavantager Ursule, il nous laisserait donc sept à huit cent millefrancs, outre sa maison et son mobilier.

– Eh&|160;! bien, cent mille à Minoret, cent mille à la petite,et à chacun de nous trois cents : voilà ce qui serait juste.

– Ah&|160;! cela nous chausserait proprement.

– S’il faisait cela, s’écriait Massin, je vendrais mon greffe,j’achèterais une belle propriété, je tâcherais de devenir juge àFontainebleau, et je serais député.

– Moi, j’achèterais une charge d’agent de change, disait lepercepteur.

– Malheureusement cette petite fille qu’il a sous le bras et lecuré l’ont si bien cerné que nous ne pouvons rien sur lui.

– Après tout, nous sommes toujours bien certains qu’il nelaissera rien à l’Eglise.

Chacun peut maintenant concevoir en quelles transes étaient leshéritiers en voyant leur oncle allant à la messe. On a toujoursassez d’esprit pour concevoir une lésion d’intérêts. L’intérêtconstitue l’esprit du paysan aussi bien que celui du diplomate, etsur ce terrain le plus niais en apparence serait peut-être le plusfort. Aussi ce terrible raisonnement :  » Si la petite Ursule a lepouvoir de jeter son protecteur dans le giron de l’Eglise, elleaura bien celui de se faire donner sa succession,  » éclatait-il enlettres de feu dans l’intelligence du plus obtus des héritiers. Lemaître de poste avait oublié l’énigme contenue dans la lettre deson fils pour accourir sur la place&|160;; car, si le docteur étaitdans l’église à lire l’ordinaire de la messe, il s’agissait de deuxcent cinquante mille francs à perdre. Avouons-le&|160;? la craintedes héritiers tenait aux plus forts et aux plus légitimes dessentiments sociaux, les intérêts de famille.

– Eh&|160;! bien, monsieur Minoret, dit le maire (ancien meunierdevenu royaliste, un Levrault-Crémière), quand le diable devintvieux, il se fit ermite. Votre oncle est, dit-on, des nôtres.

– Vaut mieux tard que jamais, mon cousin, répondit le maître deposte en essayant de dissimuler sa contrariété.

– Celui-là rirait-il si nous étions frustrés&|160;! il seraitcapable de marier son fils à cette damnée fille que le diablepuisse entortiller de sa queue&|160;! s’écria Crémière en serrantles poings et montrant le maire sous le porche.

– A qui donc en a-t-il le père Crémière&|160;? dit le boucher deNemours, un Levrault-Levrault fils aîné. N’est-il pas content devoir son oncle prendre le chemin du paradis&|160;?

– Qui aurait jamais cru cela&|160;? dit le greffier.

– Ah&|160;! il ne faut jamais dire :  » Fontaine, je ne boiraipas de ton eau,  » répondit le notaire qui voyant de loin le groupese détacha de sa femme en la laissant aller seule à l’église.

– Voyons, monsieur Dionis, dit Crémière en prenant le notairepar le bras, que nous conseillez-vous de faire dans cettecirconstance&|160;?

– Je vous conseille, dit le notaire en s’adressant auxhéritiers, de vous coucher et de vous lever à vos heureshabituelles, de manger votre soupe sans la laisser refroidir, demettre vos pieds dans vos souliers, vos chapeaux sur vos têtes,enfin de continuer votre genre de vie absolument comme si derien n’était.

– Vous n’êtes pas consolant, lui dit Massin en lui jetant unregard de compère.

Malgré sa petite taille et son embonpoint, malgré son visageépais et ramassé, Crémière-Dionis était délié comme une soie. Pourfaire fortune, il s’était associé secrètement avec Massin, à quisans doute il indiquait les paysans gênés et les pièces de terre àdévorer. Ces deux hommes choisissaient ainsi les affaires, n’enlaissaient point échapper de bonnes, et se partageaient lesbénéfices de cette usure hypothécaire qui retarde, sans l’empêcher,l’action des paysans sur le sol. Aussi, moins pour Minoret lemaître de poste, et Crémière le receveur, que pour son ami legreffier, Dionis portait-il un vif intérêt à la succession dudocteur. La part de Massin devait tôt ou tard grossir les capitauxavec lesquels les deux associés opéraient dans le canton.

– Nous tâcherons de savoir par monsieur Bongrand d’où part cecoup, répondit le notaire à voix basse en avertissant Massin de setenir coi.

– Mais que fais-tu donc là, Minoret&|160;? cria tout à coup unepetite femme qui fondit sur le groupe au milieu duquel le maître deposte se voyait comme une tour. Tu ne sais pas où est Désiré, et turestes planté sur tes jambes à bavarder quand je te croyais àcheval&|160;! Bonjour, mesdames et messieurs.

Cette petite femme maigre, pâle et blonde, vêtue d’une robed’indienne blanche à grandes fleurs couleur chocolat, coiffée d’unbonnet brodé garni de dentelle, et portant un petit châle vert surses plates épaules, était la maîtresse de poste qui faisaittrembler les plus rudes postillons, les domestiques et lescharretiers&|160;; qui tenait la caisse, les livres, et menait lamaison au doigt et à l’oeil, selon l’expression populaire desvoisins. Comme les vraies ménagères, elle n’avait aucun joyau surelle. Elle ne donnait point, selon son expression, dans leclinquant et les colifichets&|160;; elle s’attachait au solide, etgardait, malgré la fête, son tablier noir dans les poches duquelsonnait un trousseau de clefs. Sa voix glapissante déchirait letympan des oreilles. En dépit du bleu tendre de ses veux, sonregard rigide offrait une visible harmonie avec les lèvres mincesd’une bouche serrée, avec un front haut, bombé, très-impérieux. Vifétait le coup d’oeil, plus vifs étaient le geste et la parole.Zélie, obligée d’avoir de la volonté pour deux, en avait toujourseu pour trois, disait Goupil qui fit remarquer les règnessuccessifs de trois jeunes postillons à tenue soignée établis parZélie, chacun après sept ans de service. Aussi, le malicieux clercles nommait-il : Postillon Ier, Postillon II et Postillon III. Maisle peu d’influence de ces jeunes gens dans la maison et leurparfaite obéissance prouvaient que Zélie s’était purement etsimplement intéressée à de bons sujets.

– Eh&|160;! bien, Zélie aimé le zèle, répondait le clerc à ceuxqui lui faisaient ces observations.

Cette médisance était peu vraisemblable. Depuis la naissance deson fils nourri par elle sans qu’on pût apercevoir par où, lamaîtresse de poste ne pensa qu’à grossir sa fortune, et s’adonnasans trêve à la direction de son immense établissement. Dérober unebotte de paille ou quelques boisseaux d’avoine, surprendre Zéliedans les comptes les plus compliqués était la chose impossible,quoiqu’elle écrivît comme un chat et ne connût que l’addition et lasoustraction pour toute arithmétique. Elle ne se promenait que pouraller toiser ses foins, ses regains et ses avoines&|160;; puis elleenvoyait son homme à la récolte et ses postillons au bottelage enleur disant, à cent livres près, la quantité que tel ou tel prédevait donner. Quoiqu’elle fût l’âme de ce grand gros corps appeléMinoret-Levrault, et qu’elle le menât par le bout de ce nez sibêtement relevé, elle éprouvait les transes qui, plus ou moins,agitent toujours les dompteurs de bêtes féroces. Aussi semettait-elle constamment en colère avant lui, et les postillonssavaient, aux querelles que leur faisait Minoret, quand il avaitété querellé par sa femme, car la colère ricochait sur eux. LaMinoret était d’ailleurs aussi habile qu’intéressée. Par toute laville ce mot : Où en serait Minoret sans sa femme&|160;? se disaitdans plus d’un ménage.

– Quand tu sauras ce qui nous arrive, répondit le maître deNemours, tu seras toi-même hors des gonds.

– Eh&|160;! bien, quoi&|160;?

– Ursule a mené le docteur Minoret à la messe.

Les prunelles de Zélie Levrault se dilatèrent, elle restapendant un moment jaune de colère, dit : – Je veux le voir pour lecroire&|160;! et se précipita dans l’église. La messe en était àl’élévation. Favorisée par le recueillement général, la Minoret putdonc regarder dans chaque rangée de chaises et de bancs, enremontant le long des chapelles jusqu’à la place d’Ursule, auprèsde qui elle aperçut le vieillard la tête nue.

En vous souvenant des figures de Barbé-Marbois, deBoissy-d’Anglas, de Morellet, d’Helvétius, de Frédéric-le-Grand,vous aurez aussitôt une image exacte de la tête du docteur Minoret,dont la verte vieillesse ressemblait à celle de ces personnagescélèbres. Ces têtes, comme frappées au même coin, car elles seprêtent à la médaille, offrent un profil sévère et quasi puritain,une coloration froide, une raison mathématique, une certaineétroitesse dans le visage quasi pressé, des yeux fins, des bouchessérieuses, quelque chose d’aristocratique, moins dans le sentimentque dans l’habitude, plus dans les idées que dans le caractère.Tous ont des fronts hauts, mais fuyant à leur sommet, ce qui trahitune pente au matérialisme. Vous retrouverez ces principauxcaractères de tête et ces airs de visage dans les portraits de tousles encyclopédistes, des orateurs de la Gironde, et des hommes dece temps dont les croyances religieuses furent à peu près nulles,qui se disaient déistes et qui étaient athées. Le déiste est unathée sous bénéfice d’inventaire. Le vieux Minoret montrait donc unfront de ce genre, mais sillonné de rides, et qui reprenait unesorte de naïveté par la manière dont ses cheveux d’argent ramenésen arrière comme ceux d’une femme à sa toilette, se bouclaient enlégers flocons sur son habit noir, car il était obstinément vêtu,comme dans sa jeunesse, en bas de soie noirs, en souliers à bouclesd’or, en culotte de pou de soie, en gilet blanc traversé par lecordon noir, et en habit noir orné de la rosette rouge. Cette têtesi caractérisée, et dont la froide blancheur était adoucie par destons jaunes dus à la vieillesse, recevait en plein le jour d’unecroisée. Au moment où la maîtresse de poste arriva, le docteuravait ses yeux bleus aux paupières rosées, aux contours attendris,levés vers l’autel : une nouvelle conviction leur donnait uneexpression nouvelle. Ses lunettes marquaient dans son paroissienl’endroit où il avait quitté ses prières. Les bras croisés sur sapoitrine, ce grand vieillard sec, debout dans une attitude quiannonçait la toute-puissance de ses facultés et quelque chosed’inébranlable dans sa foi, ne cessa de contempler l’autel par unregard humble, et que rajeunissait l’espérance, sans vouloirregarder la femme de son neveu, plantée presque en face de luicomme pour lui reprocher ce retour à Dieu.

En voyant toutes les têtes se tourner vers elle, Zélie se hâtade sortir, et revint sur la place moins précipitamment qu’ellen’était allée à l’église&|160;; elle comptait sur cette succession,et la succession devenait problématique. Elle trouva le greffier,le percepteur et leurs femmes encore plus consternés qu’auparavant: Goupil avait pris plaisir à les tourmenter.

– Ce n’est pas sur la place et devant toute la ville que nouspouvons parler de nos affaires, dit la maîtresse de poste, venezchez moi. Vous ne serez pas de trop, monsieur Dionis, dit-elle aunotaire.

Ainsi, l’exhérédation probable des Massin, des Crémière et dumaître de poste allait être la nouvelle du pays.

Au moment où les héritiers et le notaire allaient traverser laplace pour se rendre à la poste, le bruit de la diligence arrivantà fond de train au bureau qui se trouve à quelques pas de l’égliseen haut de la Grand’rue, fit un fracas énorme.

– Tiens&|160;! je suis comme toi, Minoret, j’oublie Désiré, ditZélie. Allons à son débarquer&|160;; il est presque avocat, etc’est un peu de ses affaires qu’il s’agit.

L’arrivée d’une diligence est toujours une distraction&|160;;mais quand elle est en retard, on s’attend à des événements : aussila foule se porta-t-elle devant la Ducler.

– Voilà Désiré&|160;! fut un cri général.

A la fois le tyran et le boute-en-train de Nemours, Désirémettait toujours la ville en émoi par ses apparitions. Aimé de lajeunesse avec laquelle il se montrait généreux, il la stimulait parsa présence&|160;; nais ses amusements étaient si redoutés, queplus d’une famille fut très-heureuse de lui voir faire ses étudeset son Droit à Paris. Désiré Minoret, jeune homme mince, fluet etblond comme sa mère, de laquelle il avait les yeux bleus et leteint pâle, sourit par la portière à la foule, et descenditlestement pour embrasser sa mère. Une légère esquisse de ce garçonprouvera combien Zélie fut flattée en le voyant.

L’étudiant portait des bottes fines, un pantalon blanc d’étoffeanglaise à sous-pieds en cuir verni, une riche cravate bien mise,plus richement attachée, un joli gilet de fantaisie, et, dans lapoche de ce gilet, une montre plate dont la chaîne pendait, enfin,une redingote courte en drap bleu et un chapeau gris&|160;; mais leparvenu se trahissait dans les boutons d’or de son gilet et dans labague portée par-dessus des gants de chevreau d’une couleurviolâtre. Il avait une canne à pomme d’or ciselé.

– Tu vas perdre ta montre, lui dit sa mère en l’embrassant.

– C’est fait exprès, répondit-il, en se laissant embrasser parson père.

– Hé&|160;! bien, cousin, vous voilà bientôt avocat&|160;? ditMassin.

– Je prêterai serment à la rentrée, dit-il en répondant auxsaluts amicaux qui partaient de la foule.

– Nous allons donc rire, dit Goupil en lui prenant la main.

– Ah&|160;! te voilà, vieux singe, répondit Désiré.

– Tu prends encore la licence pour thèse après ta thèse pour lalicence, répliqua le clerc humilié d’être traité si familièrementen présence de tant de monde.

– Comment&|160;! il lui dit qu’il se taise&|160;? demanda madameCrémière à son mari.

– Vous savez tout ce que j’ai, Cabirolle&|160;! cria-t-il auvieux conducteur à face violacée et bourgeonnée. Vous ferez portertout chez nous.

– La sueur ruisselle sur tes chevaux, dit la rude Zélie àCabirolle, tu n’as donc pas de bon sens pour les mener ainsi&|160;?tu es plus bête qu’eux&|160;!

– Mais, monsieur Désiré voulait arriver à toute force pour voustirer d’inquiétude…

– Mais puisqu’il n’y avait point eu d’accident, pourquoi risquerde perdre tes chevaux, reprit-elle.

Les reconnaissances d’amis, les bonjours, les élans de lajeunesse autour de Désiré, tous les incidents de cette arrivée etles récits de l’accident auquel était dû le retard, prirent assezde temps pour que le troupeau des héritiers augmenté de leurs amisarrivât sur la place à la sortie de la messe. Par un effet duhasard, qui se permet tout, Désiré vit Ursule sous le porche de laparoisse au moment où il passait, et resta stupéfait de sa beauté.Le mouvement du jeune avocat arrêta nécessairement la marche de sesparents.

Obligée en donnant le bras à son parrain de tenir de la maindroite son paroissien et de l’autre son ombrelle, Ursule déployaitalors la grâce innée que les femmes gracieuses mettent às’acquitter des choses difficiles de leur joli métier de femme. Sila pensée se révèle en tout, il est permis de dire que ce maintienexprimait une divine simplesse. Ursule était vêtue d’une robe demousseline blanche en façon de peignoir, ornée de distance endistance de nœuds bleus. La pèlerine bordée d’un ruban pareil,passé dans un large ourlet et attachée par des nœuds semblables àceux de la robe, laissait apercevoir la beauté de son corsage. Soncou d’une blancheur mate était d’un ton charmant mis en relief partout ce bleu, le fard des blondes. Sa ceinture bleue à longs boutsflottants, dessinait une taille plate, qui paraissait flexible, unedes plus séduisantes grâces de la femme. Elle portait un chapeau depaille de riz, modestement garni de rubans pareils à ceux de larobe et dont les brides étaient nouées sous le menton, ce qui, touten relevant l’excessive blancheur du chapeau, ne nuisait point àcelle de son beau teint de blonde. De chaque côté de la figured’Ursule, qui se coiffait naturellement elle-même à la Berthe, sescheveux fins et blonds abondaient en grosses nattes aplaties dontles petites tresses saisissaient le regard par leurs mille bossesbrillantes. Ses yeux gris, à la fois doux et fiers, étaient enharmonie avec un front bien modelé. Une teinte rose répandue surses joues comme un nuage animait sa figure régulière sans fadeur,car la nature lui avait à la fois donné, par un rareprivilége[Graphie du temps ( Dict. Acad. Fr. 1835).], lapureté des lignes et la physionomie. La noblesse de sa vie setrahissait dans un admirable accord entre ses traits, sesmouvements et l’expression générale de sa personne qui pouvaitservir de modèle à la Confiance ou à la Modestie. Sa santé quoiquebrillante n’éclatait point grossièrement, en sorte qu’elle avaitl’air distingué. Sous ses gants de couleur claire, on devinait dejolies mains. Ses pieds cambrés et minces étaient mignonnementchaussés de brodequins en peau bronzée ornés d’une frange en soiebrune. Sa ceinture bleue, gonflée par une petite montre plate etpar sa bourse bleue à glands d’or, attira les regards de toutes lesfemmes.

– Il lui a donné une nouvelle montre&|160;! dit madame Crémièreen serrant le bras de son mari.

– Comment, c’est là Ursule&|160;? s’écria Désiré. Je ne lareconnaissais pas.

– Eh&|160;! bien, mon cher oncle, vous faites événement, dit lemaître de poste en montrant toute la ville en deux haies sur lepassage du vieillard, chacun veut vous voir.

– Est-ce l’abbé Chaperon ou mademoiselle Ursule qui vous aconverti, mon oncle&|160;? dit Massin avec une obséquiositéjésuitique en saluant le docteur et sa protégée.

– C’est Ursule, dit sèchement le vieillard en marchant toujourscomme un homme importuné.

Quand même la veille en finissant son whist avec Ursule, avec lemédecin de Nemours et Bongrand, à ce mot :  » J’irai demain à lamesse&|160;!  » dit par le vieillard, le juge de paix n’aurait pasrépondu :  » Vos héritiers ne dormiront plus&|160;!  » il devaitsuffire au sagace et clairvoyant docteur d’un seul coup d’oeil pourpénétrer les dispositions de ses héritiers à l’aspect de leursfigures. L’irruption de Zélie dans l’église, son regard que ledocteur avait saisi, cette réunion de tous les intéressés sur laplace, et l’expression de leurs yeux en apercevant Ursule, toutdémontrait une haine fraîchement ravivée et des craintessordides.

– C’est un fer à vous (affaire à vous), mademoiselle,reprit madame Crémière en intervenant aussi par une humblerévérence. Un miracle ne vous coûte guère.

– Il appartient à Dieu, madame, répondit Ursule.

– Oh&|160;! Dieu, s’écria Minoret-Levrault, mon beau-père disaitqu’il servait de couverture à bien des chevaux.

– Il avait des opinions de maquignon, dit sévèrement ledocteur.

– Eh&|160;! bien, dit Minoret à sa femme et à son fils, vous nevenez pas saluer mon oncle&|160;?

– Je ne serais pas maîtresse de moi devant cette saintenitouche, s’écria Zélie en emmenant son fils.

– Vous feriez bien, mon oncle, disait madame Massin, de ne pasaller à l’église sans avoir un petit bonnet de velours noir, laparoisse est bien humide.

– Bah&|160;! ma nièce, dit le bonhomme en regardant ceux quil’accompagnaient, plus tôt je serai couché, plus tôt vousdanserez.

Il continuait toujours à marcher en entraînant Ursule, et semontrait si pressé qu’on les laissa seuls.

– Pourquoi leur dites-vous des paroles si dures&|160;? ce n’estpas bien, lui dit Ursule en lui remuant le bras d’une façonmutine.

– Avant comme après mon entrée en religion, ma haine sera lamême contre les hypocrites. Je leur ai fait du bien à tous, je neleur ai pas demandé de reconnaissance&|160;; mais aucun de cesgens-là ne t’a envoyé une fleur le jour de ta fête, la seule que jecélèbre.

A une assez grande distance du docteur et d’Ursule, madame dePortenduère se traînait en paraissant accablée de douleurs. Elleappartenait à ce genre de vieilles femmes dans le costumedesquelles se retrouve l’esprit du dernier siècle, qui portent desrobes couleur pensée, à manches plates et d’une coupe dont lemodèle ne se voit que dans les portraits de madame Lebrun&|160;;elles ont des mantelets en dentelles noires, et des chapeaux deformes passées en harmonie avec leur démarche lente etsolennelle&|160;; on dirait qu’elles marchent toujours avec leurspaniers, et qu’elles les sentent encore autour d’elles, comme ceuxà qui l’on a coupé un bras agitent parfois la main qu’ils n’ontplus&|160;; leurs figures longues, blêmes, à grands yeux meurtris,au front fané, ne manquent pas d’une certaine grâce triste, malgrédes tours de cheveux dont les boucles restent aplaties&|160;; elless’enveloppent le visage de vieilles dentelles qui ne veulent plusbadiner le long des joues&|160;; mais toutes ces ruines sontdominées par une incroyable dignité dans les manières et dans leregard. Les yeux ridés et rouges de cette vieille dame disaientassez qu’elle avait pleuré pendant la messe. Elle allait comme unepersonne troublée, et semblait attendre quelqu’un, car elle seretourna. Or madame de Portenduère se retournant était un faitaussi grave que celui de la conversion du docteur Minoret.

– A qui madame de Portenduère en veut-elle&|160;? dit madameMassin en rejoignant les héritiers pétrifiés par les réponses duvieillard.

– Elle cherche le curé, dit le notaire Dionis qui se frappa lefront comme un homme saisi par un souvenir ou par une idée oubliée.J’ai votre affaire à tous, et la succession est sauvée&|160;!Allons déjeuner gaiement chez madame Minoret.

Chacun peut imaginer l’empressement avec lequel les héritierssuivirent le notaire à la poste. Goupil accompagna son camaradebras dessus bras dessous en lui disant à l’oreille avec un affreuxsourire : – Il y a de la crevette.

– Qu’est-ce que cela me fait&|160;! lui répondit le fils defamille en haussant les épaules, je suis amoureux-fou d’Esther, laplus céleste créature du monde.

– Qu’est-ce que c’est qu’Esther tout court&|160;? demandaGoupil. Je t’aime trop pour te laisser dindonner par descréatures.

– Esther est la passion du fameux Nucingen, et ma folie estinutile, car elle a positivement refusé de m’épouser.

– Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de latête, dit Goupil.

– Si tu la voyais seulement une fois, tu ne te servirais[Erreurdu Furne : serviras.] pas de pareilles expressions, ditlangoureusement Désiré.

– Si je te voyais briser ton avenir pour ce qui doit n’êtrequ’une fantaisie, reprit Goupil avec une chaleur à laquelleBongrand eût peut-être été pris, j’irais briser cette poupée commeVarney brise Amy Robsart dans Kenilworth&|160;! Ta femme doit êtreune d’Aiglemont, une mademoiselle du Rouvre, et te faire arriver àla députation. Mon avenir est hypothéqué sur le tien, et je ne telaisserai pas commettre de bêtises.

– Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, réponditDésiré.

– Eh&|160;! bien, que complotez-vous donc là&|160;? dit Zélie àGoupil en hélant[Erreur du Furne : hêlant.] les deux amis restés aumilieu de sa vaste cour.

Le docteur disparut dans la rue des Bourgeois, et arriva toutaussi lestement qu’un jeune homme à la maison où s’était accompli,pendant la semaine, l’étrange événement qui préoccupait alors toutela ville de Nemours, et qui veut quelques explications pour rendrecette histoire et la communication du notaire aux héritiersparfaitement claires.

Le beau-père du docteur, le fameux claveciniste et facteurd’instruments Valentin Mirouët, un de nos plus célèbres organistes,était mort en 1785, laissant un fils naturel, le fils de savieillesse, reconnu, portant son nom, mais excessivement mauvaissujet. A son lit de mort, il n’eut pas la consolation de voir cetenfant gâté. Chanteur et compositeur, Joseph Mirouët, après avoirdébuté aux Italiens sous un nom supposé, s’était enfui avec unejeune fille en Allemagne. Le vieux facteur recommanda ce garçon,vraiment plein de talent, à son gendre, en lui faisant observerqu’il avait refusé d’épouser la mère pour ne faire aucun tort àmadame Minoret. Le docteur promit de donner à ce malheureux lamoitié de la succession du facteur, dont le fonds fut acheté parErard. Il fit chercher diplomatiquement son beau-frère naturel,Joseph Mirouët&|160;; mais Grimm lui dit un soir qu’après s’êtreengagé dans un régiment prussien, l’artiste avait déserté, prenaitun faux nom et déjouait toutes les recherches.

Joseph Mirouët, doué par la nature d’une voix séduisante, d’unetaille avantageuse, d’une jolie figure, et par-dessus toutcompositeur plein de goût et de verve, mena pendant quinze anscette vie bohémienne que le Berlinois Hoffmann a si bien décrite.Aussi, vers quarante ans, fut-il en proie à de si grandes misères,qu’il saisit en 1806 l’occasion de redevenir Français. Il s’établitalors à Hambourg, où il épousa la fille d’un bon bourgeois, follede musique, qui s’éprit de l’artiste dont la gloire était toujoursen perspective, et qui voulut s’y consacrer. Mais après quinze ansde malheur, Joseph Mirouët ne sut pas soutenir le vin del’opulence&|160;; son naturel dépensier reparut&|160;; et, tout enrendant sa femme heureuse, il dépensa sa fortune en peu d’années.La misère revint. Le ménage dut avoir traîné l’existence la plushorrible pour que Joseph Mirouët en arrivât à s’engager commemusicien dans un régiment français. En 1813, par le plus grand deshasards, le chirurgien-major de ce régiment, frappé de ce nom deMirouët, écrivit au docteur Minoret auquel il avait desobligations. La réponse ne se fit pas attendre. En 1814, avant lacapitulation de Paris, Joseph Mirouët eut à Paris un asile où safemme mourut en donnant le jour à une petite fille que le docteurvoulut appeler Ursule, le nom de sa femme. Le capitaine de musiquene survécut pas à la mère, épuisé comme elle de fatigues et demisères. En mourant, l’infortuné musicien légua sa fille audocteur, qui lui servit de parrain, malgré sa répugnance pour cequ’il appelait les momeries de l’Eglise. Après avoir vu périrsuccessivement ses enfants par des avortements, dans des coucheslaborieuses ou pendant leur première année, le docteur avaitattendu l’effet d’une dernière expérience. Quand une femmemalingre, nerveuse, délicate, débute par une fausse couche, iln’est pas rare de la voir se conduire dans ses grossesses et dansses enfantements comme s’était conduite Ursule Minoret, malgré lessoins, les observations et la science de son mari. Le pauvre hommes’était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir desenfants. Le dernier, conçu après un repos de deux ans, était mortpendant l’année 1792, victime de l’état nerveux de la mère, s’ilfaut donner raison aux physiologistes qui pensent que, dans lephénomène inexplicable de la génération, l’enfant tient au père parle sang et à la mère par le système nerveux. Forcé de renoncer auxjouissances du sentiment le plus puissant chez lui, la bienfaisancefut sans doute pour le docteur une revanche de sa paternitétrompée. Durant sa vie conjugale, si cruellement agitée, le docteuravait, par-dessus tout, désiré une petite fille blonde, une de cesfleurs qui font la joie d’une maison&|160;; il accepta donc avecbonheur le legs que lui fit Joseph Mirouët et reporta surl’orpheline les espérances de ses rêves évanouis. Pendant deux ansil assista, comme fit jadis Caton pour Pompée, aux plus minutieuxdétails de la vie d’Ursule&|160;; il ne voulait pas que la nourricelui donnât à téter[Dans le Furne : teter. Graphie du Dict.Acad. Fr. 1835.], la levât, la couchât sans lui. Sonexpérience, sa science, tout fut au service de cet enfant. Aprèsavoir ressenti les douleurs, les alternatives de crainte etd’espérance, les travaux et les joies d’une mère, il eut le bonheurde voir dans cette fille de la blonde Allemagne et de l’artistefrançais, une vigoureuse vie, une sensibilité profonde. L’heureuxvieillard suivit avec les sentiments d’une mère les progrès decette chevelure blonde, d’abord duvet, puis soie, puis cheveuxlégers et fins, si caressants aux doigts qui les caressent. Ilbaisa souvent ces petits pieds nus dont les doigts, couverts d’unepellicule sous laquelle le sang se voit, ressemblent à des boutonsde rose. Il était fou de cette petite. Quand elle s’essayait aulangage ou quand elle arrêtait ses beaux yeux bleus, si doux, surtoutes choses en y jetant ce regard songeur qui semble êtrel’aurore de la pensée et qu’elle terminait par un rire, il restaitdevant elle pendant des heures entières cherchant avec Jordy lesraisons, que tant d’autres appellent des caprices, cachées sous lesmoindres phénomènes de cette délicieuse phase de la vie où l’enfantest à la fois une fleur et un fruit, une intelligence confuse, unmouvement perpétuel, un désir violent. La beauté d’Ursule, sadouceur la rendaient si chère au docteur qu’il aurait voulu changerpour elle les lois de la nature : il dit quelquefois au vieux Jordyavoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsqueles vieillards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes àleur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres ils font taireleurs manies, et pour eux se souviennent de tout leur passé. Leurexpérience, leur indulgence, leur patience, toutes les acquisitionsde la vie, ce trésor si péniblement amassé, ils le livrent à cettejeune vie par laquelle ils se rajeunissent, et suppléent alors à lamaternité par l’intelligence. Leur sagesse, toujours éveillée, vautl’intuition de la mère&|160;; ils se rappellent les délicatessesqui chez elle sont de la divination, et ils les portent dansl’exercice d’une compassion dont la force se développe sans douteen raison de cette immense faiblesse. La lenteur de leursmouvements remplace la douceur maternelle. Enfin chez eux commechez les enfants, la vie est réduite au simple&|160;; et, si lesentiment rend la mère esclave, le détachement de toute passion etl’absence de tout intérêt permettent au vieillard de se donner enentier. Aussi n’est-il pas rare de voir les enfants s’entendre avecles vieilles gens. Le vieux militaire, le vieux curé, le vieuxdocteur, heureux des caresses et des coquetteries d’Ursule, ne selassaient jamais de lui répondre ou de jouer avec elle. Loin de lesimpatienter, la pétulance de cette enfant les charmait, et ilssatisfaisaient à tous ses désirs en faisant de tout un sujetd’instruction. Ainsi cette petite grandit environnée de vieillesgens qui lui souriaient et lui faisaient comme plusieurs mèresautour d’elle, également attentives et prévoyantes. Grâce à cettesavante éducation, l’âme d’Ursule se développa dans la sphère quilui convenait. Cette plante rare rencontra son terrain spécial,aspira les éléments de sa vraie vie et s’assimila les flots de sonsoleil.

– Dans quelle religion élèverez-vous cette petite&|160;? demandal’abbé Chaperon à Minoret quand Ursule eut six ans.

– Dans la vôtre, répondit le médecin.

Athée à la façon de monsieur de Wolmar dans la NouvelleHéloïse, il ne se reconnut pas le droit de priver Ursule desbénéfices offerts par la religion catholique. Le médecin, assis surun banc au-dessous de la fenêtre du cabinet chinois, se sentitalors la main pressée par la main du curé.

– Oui, curé, toutes les fois qu’elle me parlera de Dieu, je larenverrai à son ami Sapron, dit-il en imitant le parlerenfantin d’Ursule. Je veux voir si le sentiment religieux est inné.Aussi n’ai-je rien fait pour, ni rien contre les tendances de cettejeune âme&|160;; mais je vous ai déjà nommé dans mon cœur son pèrespirituel.

– Ceci vous sera compté par Dieu, je l’espère, répondit l’abbéChaperon en frappant doucement ses mains l’une contre l’autre etles élevant vers le ciel comme s’il faisait une courte prièrementale.

Ainsi, dès l’âge de six ans, la petite orpheline tomba sous lepouvoir religieux du curé, comme elle était déjà tombée sous celuide son vieil ami Jordy.

Le capitaine, autrefois professeur dans une des anciennes écolesmilitaires, occupé par goût de grammaire et des différences entreles langues européennes, avait étudié le problème d’un langageuniversel. Ce savant homme, patient comme tous les vieux maîtres,se fit donc un bonheur d’apprendre à lire et à écrire à Ursule enlui apprenant la langue française et ce qu’elle devait savoir decalcul. La nombreuse bibliothèque du docteur permit de choisirentre les livres ceux qui pouvaient être lus par un enfant, et quidevaient l’amuser en l’instruisant. Le militaire et le curélaissèrent cette intelligence s’enrichir avec l’aisance et laliberté que le docteur laissait au corps. Ursule apprenait en sejouant. La religion contenait la réflexion. Abandonnée à la divineculture d’un naturel amené dans des régions pures par ces troisprudents instituteurs, Ursule alla plus vers le sentiment que versle devoir, et prit pour règle de conduite la voix de la conscienceplutôt que la loi sociale. Chez elle, le beau dans les sentimentset dans les actions devait être spontané : le jugement confirmeraitl’élan du cœur. Elle était destinée à faire le bien comme unplaisir avant de le faire comme une obligation. Cette nuance est lepropre de l’éducation chrétienne. Ces principes, tout autres queceux à donner aux hommes, convenaient à une femme, le génie et laconscience de la famille, l’élégance secrète de la vie domestique,enfin presque reine au sein du ménage. Tous trois procédèrent de lamême manière avec cette enfant. Loin de reculer devant les audacesde l’innocence, ils expliquaient à Ursule la fin des choses et lesmoyens connus en ne lui formulant jamais que des idées justes.Quand, à propos d’une herbe, d’une fleur, d’une étoile, elle allaitdroit à Dieu, le professeur et le médecin lui disaient que leprêtre seul pouvait lui répondre. Aucun d’eux n’empiéta sur leterrain des autres. Le parrain se chargeait de tout le bien-êtrematériel et des choses de la vie&|160;; l’instruction regardaitJordy&|160;; la morale, la métaphysique et les hautes questionsappartenaient au curé. Cette belle éducation ne fut pas, comme ilarrive souvent dans les maisons les plus riches, contrariée pard’imprudents serviteurs. La Bougival, sermonnée à ce sujet, et tropsimple d’ailleurs d’esprit et de caractère pour intervenir, nedérangea point l’œuvre de ces grands esprits. Ursule, créatureprivilégiée, eut donc autour d’elle trois bons génies à qui sonbeau naturel rendit toute tâche douce et facile. Cette tendressevirile, cette gravité tempérée par les sourires, cette liberté sansdanger, ce soin perpétuel de l’âme et du corps firent d’elle, àl’âge de neuf ans, une enfant accomplie et charmante à voir. Parmalheur, cette trinité paternelle se rompit. Dans l’année suivante,le vieux capitaine mourut, laissant au docteur et au curé son œuvreà continuer, après en avoir accompli la partie la plus difficile.Les fleurs devaient naître d’elles-mêmes dans un terrain si bienpréparé. Le gentilhomme avait, pendant neuf ans, économisé millefrancs par an, pour léguer dix mille francs à sa petite Ursule afinqu’elle conservât de lui un souvenir pendant tonte sa vie. Dans untestament dont les motifs étaient touchants, il invitait salégataire à se servir uniquement pour sa toilette des quatre oucinq cents francs de rente que rendrait ce petit capital. Quand lejuge de paix mit les scellés chez son vieil ami, l’on trouva dansun cabinet où jamais il n’avait laissé pénétrer personne une grandequantité de joujoux dont beaucoup étaient brisés et qui tousavaient servi, des joujoux du temps passé pieusement conservés, etque monsieur Bongrand devait brûler lui-même, à la prière du pauvrecapitaine. Vers cette époque, elle dut faire sa première communion.L’abbé Chaperon employa toute une année à l’instruction de cettejeune fille, chez qui le cœur et l’intelligence, si développés,mais si prudemment maintenus l’un par l’autre, exigeaient unenourriture spirituelle particulière. Telle fut cette initiation àla connaissance des choses divines, que depuis cette époque oùl’âme prend sa forme religieuse, Ursule devint la pieuse etmystique jeune fille dont le caractère fut toujours au-dessus desévénements, et dont le cœur domina toute adversité. Ce fut alorsaussi que commença secrètement entre cette vieillesse incrédule etcette enfance pleine de croyance une lutte pendant long-tempsinconnue à celle qui la provoqua, mais dont le dénoûment occupaittoute la ville, et devait avoir tant d’influence sur l’avenird’Ursule en déchaînant contre elle les collatéraux du docteur.

Pendant les six premiers mois de l’année 1824, Ursule passapresque toutes ses matinées au presbytère. Le vieux médecin devinales intentions du curé. Le prêtre voulait faire d’Ursule unargument invincible. L’incrédule, aimé par sa filleule comme ill’eût été de sa propre fille, croirait à cette naïveté, seraitséduit par les touchants effets de la religion dans l’âme d’uneenfant dont l’amour ressemblait à ces arbres des climats indienstoujours chargés de fleurs et de fruits, toujours verts et toujoursembaumés. Une belle vie est plus puissante que le plus vigoureuxraisonnement. On ne résiste pas aux charmes de certaines images.Aussi le docteur eut-il les yeux mouillés de larmes, sans savoirpourquoi, quand il vit la fille de son cœur partant pour l’église,habillée d’une robe de crêpe blanc, chaussée de souliers de satinblanc, parée de rubans blancs, la tête ceinte d’une bandeletteroyale attachée sur le côté par un gros nœud, les mille boucles desa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le corsagebordé d’une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par unepremière espérance, volant grande et heureuse à une première union,aimant mieux son parrain depuis qu’elle s’était élevée jusqu’àDieu. Quand il aperçut la pensée de l’éternité donnant lanourriture a cette âme jusqu’alors dans les limbes de l’enfance,comme après la nuit le soleil donne la vie à la terre&|160;;toujours sans savoir pourquoi, il fut fâché de rester seul aulogis. Assis sur les marches de son perron, il tint pendantlong-temps les yeux fixés sur la grille entre les barreaux delaquelle sa pupille avait disparu en lui disant : – Parrain,pourquoi ne viens-tu pas&|160;? Je serai donc heureuse sanstoi&|160;? Quoique ébranlé jusque dans ses racines, l’orgueil del’encyclopédiste ne fléchit point encore. Il se promena cependantde façon à voir la procession des communiants, et distingua sapetite Ursule brillante d’exaltation sous le voile. Elle lui lançaun regard inspiré qui remua, dans la partie rocheuse de son cœur,le coin fermé à Dieu. Mais le déiste tint bon, il se dit : –Momeries&|160;! Imaginer que, s’il existe un ouvrier des mondes,cet organisateur de l’infini s’occupe de ces niaiseries&|160;!… Ilrit et continua sa promenade sur les hauteurs qui dominent la routedu Gâtinais, où les cloches sonnées en volée répandaient au loin lajoie des familles.

Le bruit du trictrac est insupportable aux personnes qui nesavent pas ce jeu, l’un des plus difficiles qui existent. Pour nepas ennuyer sa pupille, à qui l’excessive délicatesse de sesorganes et de ses nerfs ne permettait pas d’entendre impunément cesmouvements et ce parlage dont la raison est inconnue, le curé, levieux Jordy quand il vivait et le docteur attendaient toujours queleur enfant fût couchée ou en promenade. Il arrivait alors assezsouvent que la partie était encore en train quand Ursule rentrait :elle se résignait alors avec une grâce infinie et se mettait auprèsde la fenêtre à travailler. Elle avait de la répugnance pour cejeu, dont les commencements sont en effet rudes et inaccessibles àbeaucoup d’intelligences, et si difficiles à vaincre que, si l’onne prend pas l’habitude de ce jeu pendant la jeunesse, il estpresque impossible plus tard de l’apprendre. Or le soir de sapremière communion, quand Ursule revint chez son tuteur, seul pourcette soirée, elle mit le trictrac devant le vieillard.

– Voyons, à qui le dé&|160;? dit-elle.

– Ursule, reprit le docteur, n’est-ce pas un péché de te moquerde ton parrain le jour de ta première communion&|160;?

– Je ne me moque point, dit-elle en s’asseyant&|160;; je me doisà vos plaisirs, vous qui veillez à tous les miens. Quand monsieurChaperon était content, il me donnait une leçon de trictrac, et ilm’a donné tant de leçons que je suis en état de vous gagner… Vousne vous gênerez plus pour moi. Pour ne pas entraver vos plaisirs,j’ai vaincu toutes les difficultés, et le bruit du trictrac meplaît.

Ursule gagna. Le curé vint surprendre les joueurs et jouir deson triomphe. Le lendemain Minoret, qui jusqu’alors avait refusé defaire apprendre la musique à sa pupille, se rendit à Paris, yacheta un piano, prit des arrangements à Fontainebleau avec unemaîtresse et se soumit à l’ennui que devaient lui causer lesperpétuelles études de sa pupille. Une des prédictions de feu Jordyle phrénologiste se réalisa : la petite fille devint excellentemusicienne. Le tuteur, fier de sa filleule, faisait en ce momentvenir de Paris une fois par semaine un vieil allemand nomméSchmucke, un savant professeur de musique, et subvenait auxdépenses de cet art, d’abord jugé par lui tout à fait inutile enménage. Les incrédules n’aiment pas la musique, céleste langagedéveloppé par le catholicisme, qui a pris les noms des sept notesdans un de ses hymnes : chaque note est la première syllabe dessept premiers vers de l’hymne à saint Jean. Quoique vive,l’impression produite sur le vieillard par la première communiond’Ursule fut passagère. Le calme, le contentement que les œuvres dela religion et la prière répandaient dans cette âme jeune furentaussi des exemples sans force pour lui. Sans aucun sujet de remordsni de repentir, Minoret jouissait d’une sérénité parfaite. Enaccomplissant ses bienfaits sans l’espoir d’une moisson céleste, ilse trouvait plus grand que le catholique, auquel il reprochaittoujours de faire de l’usure avec Dieu.

– Mais, lui disait l’abbé Chaperon, si les hommes voulaient tousse livrer à ce commerce, avouez que la société seraitparfaite&|160;? il n’y aurait plus de malheureux. Pour êtrebienfaisant à votre manière, il faut être un grandphilosophe&|160;; vous vous élevez à votre doctrine par leraisonnement, vous êtes une exception sociale&|160;; tandis qu’ilsuffit d’être chrétien pour être bienfaisant à la nôtre. Chez vous,c’est un effort&|160;; chez nous, c’est naturel.

– Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilàtout.

Cependant, à douze ans, Ursule, dont la finesse et l’adressenaturelle à la femme étaient exercées par une éducation supérieureet dont le sens dans toute sa fleur était éclairé par l’espritreligieux, de tous les genres d’esprit le plus délicat, finit parcomprendre que son parrain ne croyait ni à un avenir, ni àl’immortalité de l’âme, ni à une providence, ni à Dieu. Pressé dequestions par l’innocente créature, il fut impossible au docteur decacher plus longtemps ce fatal secret. La naïve consternationd’Ursule le fit d’abord sourire&|160;; mais en la voyantquelquefois triste, il comprit tout ce que cette tristesseannonçait d’affection. Les tendresses absolues ont horreur de touteespèce de désaccord, même dans les idées qui leur sont étrangères.Parfois le docteur se prêta comme à des caresses aux raisons de safille adoptive dites d’une voix tendre et douce, exhalées par lesentiment le plus ardent et le plus pur. Les croyants et lesincrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent secomprendre. La filleule, en plaidant la cause de Dieu, maltraitaitson parrain, comme un enfant gâté maltraite quelquefois sa mère. Lecuré blâma doucement Ursule, et lui dit que Dieu se réservaitd’humilier ces esprits superbes. La jeune fille répondit à l’abbéChaperon que David avait abattu Goliath. Cette dissidencereligieuse, ces regrets de l’enfant qui voulait entraîner sontuteur à Dieu, furent les seuls chagrins de cette vie intérieure,si douce et si pleine, dérobée aux regards de la petite villecurieuse. Ursule grandissait, se développait, devenait la jeunefille modeste et chrétiennement instruite que Désiré avait admiréeau sortir de l’église. La culture des fleurs dans le jardin, lamusique, les plaisirs de son tuteur, et tous les petits soinsqu’Ursule lui rendait, car elle avait soulagé la Bougival ens’occupant de lui, remplissaient les heures, les jours, les mois decette existence calme. Néanmoins, depuis un an, quelques troubleschez Ursule avaient inquiété le docteur&|160;; mais la cause enétait si prévue, qu’il ne s’en inquiéta que pour surveiller lasanté. Cependant cet observateur sagace, ce profond praticien crutapercevoir que les troubles avaient eu quelque retentissement dansle moral. Il espionna maternellement sa pupille, ne vit autourd’elle personne digne de lui inspirer de l’amour, et son inquiétudepassa.

En ces conjonctures, un mois avant le jour où ce drame commence,il arriva dans la vie intellectuelle du docteur un de ces faits quilabourent jusqu’au tuf le champ des convictions et le retournent,mais ce fait exige un récit succinct de quelques événements de sacarrière médicale qui donnera d’ailleurs un nouvel intérêt à cettehistoire.

Vers la fin du dix-huitième siècle, la Science fut aussiprofondément divisée par l’apparition de Mesmer, que l’Art le futpar celle de Gluck. Après avoir retrouvé le magnétisme, Mesmer vinten France, où depuis un temps immémorial les inventeurs accourentfaire légitimer leurs découvertes. La France, grâce à son langageclair, est en quelque sorte la trompette du monde.

– Si l’homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disaitdernièrement Hahnemann.

– Allez en France, disait M. de Metternich à Gall, et si l’ons’y moque de vos bosses, vous serez illustre.

Mesmer eut donc des adeptes et des antagonistes aussi ardentsque les piccinistes contre les gluckistes. La France savantes’émut, un débat solennel s’ouvrit. Avant l’arrêt, la Faculté demédecine proscrivit en masse le prétendu charlatanisme de Mesmer,son baquet, ses fils conducteurs et ses théories. Mais, disons-le,cet Allemand compromit malheureusement sa magnifique découverte pard’énormes prétentions pécuniaires. Mesmer succomba parl’incertitude des faits, par l’ignorance du rôle que jouent dans lanature les fluides impondérables alors inobservés, par soninaptitude à rechercher les côtés d’une science à triple face. Lemagnétisme a plus d’une application&|160;; entre les mains deMesmer, il fut, par rapport à son avenir, ce que le principe estaux effets. Mais si le trouveur manqua de génie, il est triste pourla raison humaine et pour la France d’avoir à constater qu’unescience contemporaine des sociétés, également cultivée par l’Egypteet par la Chaldée, par la Grèce et par l’Inde, éprouva dans Parisen plein dix-huitième siècle le sort qu’avait eu la vérité dans lapersonne de Galilée au seizième, et que le magnétisme y futrepoussé par les doubles atteintes des gens religieux et desphilosophes matérialistes également alarmés. Le magnétisme, lascience favorite de Jésus et l’une des puissances divines remisesaux apôtres, ne paraissait pas plus prévu par l’Eglise que par lesdisciples de Jean-Jacques et de Voltaire, de Locke et de Condillac.L’Encyclopédie et le Clergé ne s’accommodaient pas de ce vieuxpouvoir humain qui sembla si nouveau. Les miracles desconvulsionnaires étouffés par l’Eglise et par l’indifférence dessavants, malgré les écrits précieux du conseiller Carré deMontgeron, furent une première sommation de faire des expériencessur les fluides humains qui donnent le pouvoir d’opposer assez deforces intérieures pour annuler les douleurs causées par des agentsextérieurs. Mais il aurait fallu reconnaître l’existence de fluidesintangibles, invisibles, impondérables, trois négations danslesquelles la science d’alors voulait voir une définition du vide.Dans la philosophie moderne le vide n’existe pas. Dix pieds devide, le monde croule&|160;! Surtout pour les matérialistes, lemonde est plein, tout se tient, tout s’enchaîne et tout estmachiné.  » Le monde, disait Diderot, comme effet du hasard, estplus explicable que Dieu. La multiplicité des causes et le nombreincommensurable de jets que suppose le hasard, explique lacréation. Soient donnés l’Enéide et tous les caractères nécessairesà sa composition, si vous m’offrez le temps et l’espace, à force dejeter les lettres, j’atteindrai la combinaison Enéide.  » Cesmalheureux, qui déifiaient tout plutôt que d’admettre un Dieu,reculaient aussi devant la divisibilité infinie de la matière quecomporte la nature des forces impondérables. Locke et Condillac ontalors retardé de cinquante ans l’immense progrès que font en cemoment les sciences naturelles sous la pensée d’unité due au grandGeoffroy Saint-Hilaire. Quelques gens droits, sans système,convaincus par des faits consciencieusement étudiés, persévérèrentdans la doctrine de Mesmer, qui reconnaissait en l’hommel’existence d’une influence pénétrante, dominatrice d’homme àhomme, mise en œuvre par la volonté, curative par l’abondance dufluide, et dont le jeu constitue un duel entre deux volontés, entreun mal à guérir et le vouloir de guérir. Les phénomènes dusomnambulisme, à peine soupçonnés par Mesmer, furent dus àmessieurs de Puységur et Deleuze&|160;; mais la révolution mit àces découvertes un temps d’arrêt qui donna gain de cause auxsavants et aux railleurs. Parmi le petit nombre des croyants setrouvèrent des médecins. Ces dissidents furent, jusqu’à leur mort,persécutés par leurs confrères. Le corps respectable des médecinsde Paris déploya contre les mesmériens les rigueurs des guerresreligieuses, et fut aussi cruel dans sa haine contre eux qu’ilétait possible de l’être dans ce temps de tolérance voltairienne.Les docteurs orthodoxes refusaient de consulter avec les docteursqui tenaient pour l’hérésie mesmérienne. En 1820, ces prétendushérésiarques étaient encore l’objet de cette proscription sourde.Les malheurs, les orages de la Révolution n’éteignirent pas cettehaine scientifique. Il n’y a que les prêtres, les magistrats et lesmédecins pour haïr ainsi. La robe est toujours terrible. Mais aussiles idées ne seraient-elles pas plus implacables que leschoses&|160;? Le docteur Bouvard, ami de Minoret, donna dans la foinouvelle, et persévéra jusqu’à sa mort dans la science à laquelleil avait sacrifié le repos de sa vie, car il fut une des bêtesnoires de la Faculté de Paris. Minoret, l’un des plusvaillants soutiens des encyclopédistes, le plus redoutableadversaire de Deslon, le prévôt de Mesmer, et dont la plume futd’un poids énorme dans cette querelle, se brouilla sans retour avecson camarade&|160;; mais il fit plus, il le persécuta. Sa conduiteavec Bouvard devait lui causer le seul repentir qui pût troubler lasérénité de son déclin. Depuis la retraite du docteur Minoret àNemours, la science des fluides impondérables, seul nom quiconvienne au magnétisme si étroitement lié par la nature de sesphénomènes à la lumière et à l’électricité, faisait d’immensesprogrès, malgré les continuelles railleries de la scienceparisienne. La phrénologie et la physiognomie[Il faudrait :physiognomonie.], la science de Gall et celle de Lavater, qui sontjumelles, dont l’une est à l’autre ce que la cause est à l’effet,démontraient aux yeux de plus d’un physiologiste les traces dufluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté humaine, etd’où résultent les passions, les habitudes, les formes du visage etcelles du crâne. Enfin, les faits magnétiques, les miracles dusomnambulisme, ceux de la divination et de l’extase, qui permettentde pénétrer dans le monde spirituel, s’accumulaient. L’histoireétrange des apparitions du fermier Martin si bien constatées, etl’entrevue de ce paysan avec Louis XVIII&|160;; la connaissance desrelations de Swedenborg avec les morts, si sérieusement établie enAllemagne&|160;; les récits de Walter Scott sur les effets de laseconde vue; l’exercice des prodigieuses facultés dequelques diseurs de bonne aventure qui confondent en uneseule science la chiromancie, la cartomancie et l’horoscopie&|160;;les faits de catalepsie et ceux de la mise en œuvre des propriétésdu diaphragme par certaines affections morbides&|160;; cesphénomènes au moins curieux, tous émanés de la même source,sapaient bien des doutes, emmenaient les plus indifférents sur leterrain des expériences. Minoret ignorait ce mouvement des esprits,si grand dans le nord de l’Europe, encore si faible en France, oùse passaient néanmoins de ces faits qualifiés de merveilleux parles observateurs superficiels, et qui tombent comme des pierres aufond de la mer, dans le tourbillon des événements parisiens.

Au commencement de cette année, le repos de l’anti-mesmérien futtroublé par la lettre suivante.

 » Mon vieux camarade,

Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescriventdifficilement. Je sais que vous vivez encore, et je me souviensmoins de notre inimitié que de nos beaux jours au taudis deSaint-Julien-le-Pauvre. Au moment de m’en aller de ce monde, jetiens à vous prouver que le magnétisme va constituer une dessciences les plus importantes, si toutefois la science ne doit pasêtre une. Je puis foudroyer votre incrédulité par despreuves positives. Peut-être devrai-je à votre curiosité le bonheurde vous serrer encore une fois la main, comme nous nous la serrionsavant Mesmer.

Toujours à vous,

BOUVARD.  »

Piqué comme l’est un lion par un taon, l’anti-mesmérien bonditjusqu’à Paris et mit sa carte chez le vieux Bouvard, qui demeuraitrue Férou, près de Saint-Sulpice. Bouvard lui mit une carte à sonhôtel, en lui écrivant :  » Demain, à neuf heures, rue Saint-Honoré,en face l’Assomption.  » Minoret, redevenu jeune, ne dormit pas. Ilalla voir les vieux médecins de sa connaissance, et leur demanda sile monde était bouleversé, si la médecine avait une Ecole, si lesquatre Facultés vivaient encore. Les médecins le rassurèrent en luidisant que le vieil esprit de résistance existait&|160;; seulement,au lieu de persécuter, l’Académie de médecine et l’Académie dessciences pouffaient de rire en rangeant les faits magnétiques parmiles surprises de Comus, de Comte, de Bosco, dans les jongleries, laprestidigitation et ce qu’on nomme la physique amusante. Cesdiscours n’empêchèrent point le vieux Minoret d’aller aurendez-vous que lui donnait le vieux Bouvard. Après quarante-quatreannées d’inimitié, les deux antagonistes se revirent sous une portecochère de la rue Saint-Honoré. Les Français sont tropcontinuellement distraits pour se haïr pendant long-temps. A Parissurtout, les faits étendent trop l’espace et font en politique, enlittérature et en science la vie trop vaste pour que les hommes n’ytrouvent pas des pays à conquérir où leurs prétentions peuventrégner à l’aise. La haine exige tant de forces toujours armées quel’on s’y met plusieurs quand on veut haïr pendant long-temps. Aussiles Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. Aprèsquarante-quatre ans, Roberspierre et Danton s’embrasseraient.Cependant chacun des deux docteurs garda sa main sans l’offrir.Bouvard le premier dit à Minoret : – Tu te portes à ravir.

– Oui, pas mal, et toi&|160;? répondit Minoret une fois la glacerompue.

– Moi, comme tu vois.

– Le magnétisme empêche-t-il de mourir&|160;? demanda Minoretd’un ton plaisant mais sans aigreur.

– Non, mais il a failli m’empêcher de vivre.

– Tu n’es donc pas riche&|160;? fit Minoret.

– Bah&|160;! dit Bouvard.

– Eh&|160;! bien, je suis riche, moi, s’écria Minoret.

– Ce n’est pas à ta fortune, mais à ta conviction que j’en veux.Viens, répondit Bouvard.

– Oh&|160;! l’entêté&|160;! s’écria Minoret.

Le mesmérien entraîna l’incrédule dans un escalier assez obscur,et le lui fit monter avec précaution jusqu’au quatrième étage.

En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, douépar la foi d’une incalculable puissance, et disposant des pouvoirsmagnétiques dans toutes leurs applications. Non-seulement ce grandinconnu, qui vit encore, guérissait par lui-même à distance lesmaladies les plus cruelles, les plus invétérées, soudainement etradicalement, comme jadis le Sauveur des hommes&|160;; mais encoreil produisait instantanément les phénomènes les plus curieux dusomnambulisme en domptant les volontés les plus rebelles. Laphysionomie de cet inconnu, qui dit ne relever que de Dieu etcommuniquer avec les anges comme Swedenborg, est celle dulion&|160;; il y éclate une énergie concentrée, irrésistible. Sestraits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible etfoudroyant&|160;; sa voix, qui vient des profondeurs de l’être, estcomme chargée du fluide magnétique, elle entre en l’auditeur partous les pores. Dégoûté de l’ingratitude publique après desmilliers de guérisons, il s’est rejeté dans une impénétrablesolitude, dans un néant volontaire. Sa toute puissante main, qui arendu des filles mourantes à leurs mères, des pères à leurs enfantséplorés, des maîtresses idolâtrées à des amants ivresd’amour&|160;; qui a guéri les malades abandonnés par les médecins,qui faisait chanter des hymnes dans les synagogues, dans lestemples et dans les églises par des prêtres de différents cultesramenés tous au même Dieu par le même miracle&|160;; quiadoucissait les agonies aux mourants chez lesquels la vie étaitimpossible&|160;; cette main souveraine, soleil de vie quiéblouissait les yeux fermés des somnambules, ne se lèverait paspour rendre un héritier présomptif à une reine. Enveloppé dans lesouvenir de ses bienfaits comme dans un suaire lumineux, il serefuse au monde et vit dans le ciel. Mais à l’aurore de son règne,surpris presque de son pouvoir, cet homme, dont le désintéressementa égalé la puissance, permettait à quelques curieux d’être témoinsde ses miracles. Le bruit de cette renommée, qui fut immense et quipourrait renaître demain, réveilla le docteur Bouvard sur le bordde la tombe. Le mesmérien, persécuté, put enfin voir les phénomènesles plus radieux de cette science, gardée en son cœur comme untrésor. Les malheurs de ce vieillard avaient ému le grand inconnu,qui lui donna quelques priviléges. Aussi Bouvard subissait-il, enmontant l’escalier, les plaisanteries de son vieil antagoniste avecune joie malicieuse. Il ne lui répondit que par des :  » Tu vasvoir&|160;! tu vas voir&|160;!  » et par ces petits hochements detête que se permettent les gens sûrs de leur fait.

Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus quemodeste. Bouvard alla parler pendant un moment dans une chambre àcoucher contiguë au salon où attendait Minoret, dont la défiances’éveilla&|160;; mais Bouvard vint aussitôt le prendre etl’introduisit dans cette chambre où se trouvaient le mystérieuxswedenborgiste et une femme assise dans un fauteuil. Cette femme nese leva point, et ne parut pas s’apercevoir de l’entrée des deuxvieillards.

– Comment&|160;! plus de baquets&|160;? fit Minoret ensouriant.

– Rien que le pouvoir de Dieu, répondit gravement leswedenborgiste qui parut à Minoret être âgé de cinquante ans.

Les trois hommes s’assirent, et l’inconnu se mit à causer. Onparla pluie et beau temps, à la grande surprise du vieux Minoretqui se crut mystifié. Le swedenborgiste questionna le visiteur surses opinions scientifiques, et semblait évidemment prendre le tempsde l’examiner.

– Vous venez ici en simple curieux, monsieur, dit-il enfin. Jen’ai pas l’habitude de prostituer une puissance qui, dans maconviction, émane de Dieu&|160;; si j’en faisais un usage frivoleou mauvais, elle pourrait m’être retirée. Néanmoins, il s’agit, m’adit monsieur Bouvard, de changer une conviction contraire à lanôtre, et d’éclairer un savant de bonne foi : je vais donc voussatisfaire. Cette femme que vous voyez, dit-il, en montrantl’inconnue, est dans le sommeil somnambulique. D’après les aveux etles manifestations de tous les somnambules, cet état constitue unevie délicieuse pendant laquelle l’être intérieur, dégagé de toutesles entraves apportées à l’exercice de ses facultés par la naturevisible, se promène dans le monde que nous nommons invisible àtort. La vue et l’ouïe s’exercent alors d’une manière plus parfaiteque dans l’état dit de veille, et peut-être sans lesecours des organes qui sont la gaîne[Graphie du Dict. Acad.Fr. 1835.] de ces épées lumineuses appelées la vue etl’ouïe&|160;! Pour l’homme mis dans cet état les distances et lesobstacles matériels n’existent pas, ou sont traversés par une viequi est en nous, et pour laquelle notre corps est un réservoir, unpoint d’appui nécessaire, une enveloppe. Les termes manquent pourdes effets si nouvellement retrouvés&|160;; car aujourd’hui lesmots impondérables, intangibles, invisibles, n’ont aucun sensrelativement au fluide dont l’action est démontrée par lemagnétisme. La lumière est pondérable par sa chaleur, qui enpénétrant les corps, augmente leur volume, et certes l’électricitén’est que trop tangible. Nous avons condamné les choses au lieud’accuser l’imperfection de nos instruments.

– Elle dort&|160;! dit Minoret en examinant la femme qui luiparut appartenir à la classe inférieure.

– Son corps est en quelque sorte annulé, répondit leswedenborgiste. Les ignorants prennent cet état pour le sommeil.Mais elle va vous prouver qu’il existe un univers spirituel et quel’esprit n’y reconnaît point les lois de l’univers matériel. Jel’enverrai dans la région où vous voudrez qu’elle aille. A vingtlieues d’ici comme en Chine, elle vous dira ce qui s’y passe.

– Envoyez-la seulement chez moi, à Nemours, demanda Minoret.

– Je n’y veux être pour rien, répondit l’homme mystérieux.Donnez-moi votre main, vous serez à la fois acteur et spectateur,effet et cause.

Il prit la main de Minoret, que Minoret lui laissaprendre&|160;; il la tint pendant un moment en paraissant serecueillir, et de son autre main il saisit la main de la femmeassise dans le fauteuil&|160;; puis il mit celle du docteur danscelle de la femme en faisant signe au vieil incrédule de s’asseoirà côté de cette pythonisse sans trépied. Minoret remarqua dans lestraits excessivement calmes de cette femme un léger tressaillementquand ils furent unis par le swedenborgiste&|160;; mais cemouvement, quoique merveilleux dans ses effets, fut d’une grandesimplicité.

– Obéissez à monsieur, lui dit ce personnage en étendant la mainsur la tête de la femme qui parut aspirer de lui la lumière et lavie, et songez que tout ce que vous ferez pour lui me plaira. Vouspouvez lui parler maintenant, dit-il à Minoret.

– Allez à Nemours, rue des Bourgeois, chez moi, dit ledocteur.

– Donnez-lui le temps, laissez votre main dans la sienne jusqu’àce qu’elle vous prouve par ce qu’elle vous dira qu’elle y estarrivée, dit Bouvard à son ancien ami.

– Je vois une rivière, répondit la femme d’une voix faible enparaissant regarder en dedans d’elle-même avec une profondeattention malgré ses paupières baissées. Je vois un jolijardin…

– Pourquoi entrez-vous par la rivière et par le jardin&|160;?dit Minoret.

– Parce qu’elles y sont.

– Qui&|160;?

– La jeune personne et la nourrice auxquelles vous pensez.

– Comment est le jardin&|160;? demanda Minoret.

– En y entrant par le petit escalier qui descend sur la rivière,il se trouve à droite une longue galerie en briques dans laquelleje vois des livres, et terminée par un cabajoutis orné desonnettes en bois et d’œufs rouges. A gauche le mur est revêtu d’unmassif de plantes grimpantes, de la vigne vierge, du jasmin deVirginie. Au milieu se trouve un petit cadran solaire. Il y abeaucoup de pots de fleurs. Votre pupille examine ses fleurs, lesmontre à sa nourrice, fait des trous avec un plantoir et y met desgraines… La nourrice râtisse les allées… Quoique la pureté de cettejeune fille soit celle d’un ange, il y a chez elle un commencementd’amour, faible comme un crépuscule du matin.

– Pour qui&|160;? demanda le docteur qui jusqu’à présentn’entendait rien que personne ne pût lui dire sans être somnambule.Il croyait toujours à de la jonglerie.

– Vous n’en savez rien, quoique vous ayez été dernièrement assezinquiet quand elle est devenue femme, dit-elle en souriant. Lemouvement de son cœur a suivi celui de la nature…

– Et c’est une femme du peuple qui parle ainsi&|160;? s’écria levieux docteur.

– Dans cet état toutes s’expriment avec une limpiditéparticulière, répondit Bouvard.

– Mais qui Ursule aime-t-elle&|160;?

– Ursule ne sait pas qu’elle aime, répondit avec un petitmouvement de tête la femme&|160;; elle est bien trop angélique pourconnaître le désir ou quoi que ce soit de l’amour&|160;; mais elleest occupée de lui, elle pense à lui, elle s’en défend même, elle yrevient malgré sa volonté de s’abstenir… Elle est au piano…

– Mais qui est-ce&|160;?

– Le fils d’une dame qui demeure en face…

– Madame de Portenduère&|160;?

– Portenduère, dites-vous, reprit la somnambule, je le veuxbien. Mais il n’y a pas de danger, il n’est point dans le pays.

– Se sont-ils parlé&|160;? demanda le docteur.

– Jamais. Ils se sont regardés l’un l’autre. Elle le trouvecharmant. Il est en effet joli homme, il a bon cœur. Elle l’a vu desa croisée, ils se sont vus aussi à l’église&|160;; mais le jeunehomme n’y pense plus.

– Son nom&|160;?

– Ah&|160;! pour vous le dire, il faut que je le lise ou que jel’entende. Il se nomme Savinien, elle vient de prononcer sonnom&|160;; elle le trouve doux à prononcer : elle a déjà regardédans l’almanach le jour de sa fête, elle y a fait un petit pointrouge… des enfantillages&|160;! Oh&|160;! elle aimera bien, maisavec autant de pureté que de force&|160;; elle n’est pas fille àaimer deux fois, et l’amour teindra son âme et la pénétrera si bienqu’elle repousserait tout autre sentiment.

– Où voyez-vous cela&|160;?

– En elle. Elle saura souffrir&|160;; elle a de qui tenir, carson père et sa mère ont bien souffert&|160;!

Ce dernier mot renversa le docteur, qui fut moins ébranlé quesurpris. Il n’est pas inutile de faire observer qu’entre chaquephrase de la femme il s’écoulait de dix à quinze minutes pendantlesquelles son attention se concentrait de plus en plus. On lavoyait voyant&|160;! son front présentait des aspects singuliers :il s’y peignait des efforts intérieurs, il s’éclaircissait ou secontractait par une puissance dont les effets n’avaient étéremarqués par Minoret que chez les mourants dans les instants oùils sont doués du don de prophétie. Elle fit à plusieurs reprisesdes gestes qui ressemblaient à ceux d’Ursule.

– Oh&|160;! questionnez-la, reprit le mystérieux personnage ens’adressant à Minoret, elle vous dira les secrets que vous pouvezseul connaître.

– Ursule m’aime&|160;? reprit Minoret.

– Presque autant que Dieu, dit-elle avec un sourire. Aussiest-elle bien malheureuse de votre incrédulité. Vous ne croyez pasen Dieu, comme si vous pouviez empêcher qu’il soit&|160;! Sa paroleemplit les mondes&|160;! Vous causez ainsi les seuls tourments decette pauvre enfant. Tiens&|160;! elle fait des gammes&|160;; ellevoudrait être encore meilleure musicienne qu’elle ne l’est, elle sedépite. Voici ce qu’elle pense : Si je chantais bien, si j’avaisune belle voix, quand il sera chez sa mère, ma voix irait bienjusqu’à son oreille.

Le docteur Minoret prit son portefeuille et nota l’heureprécise.

– Pouvez-vous me dire quelles sont les graines qu’elle asemées&|160;?

– Du réséda, des pois de senteur, des balsamines…

– En dernier&|160;?

– Des pieds d’alouette.

– Où est mon argent&|160;?

– Chez votre notaire&|160;; mais vous le placez à mesure sansperdre un seul jour d’intérêt.

– Oui&|160;; mais où est l’argent que je garde à Nemours pour madépense du semestre&|160;?

– Vous le mettez dans un grand livre relié en rouge intituléPandectes de Justinien, tome II, entre les deux avant-derniersfeuillets&|160;; le livre est au-dessus du buffet vitré, dans lacase aux in-folios. Vous en avez toute une rangée. Vos fonds sontdans le dernier volume, du côté du salon. Tiens&|160;! le tome IIIest avant le tome II. Mais vous n’avez pas d’argent, c’est des…

– Billets de mille francs&|160;?… demanda le docteur.

– Je ne vois pas bien, ils sont pliés. Non, il y a deux billetsde chacun cinq cents francs.

– Vous les voyez&|160;?

– Oui.

– Comment sont-ils&|160;?

– Il y en a un très-jaune et vieux, l’autre blanc et presqueneuf…

Cette dernière partie de l’interrogatoire foudroya le docteurMinoret. Il regarda Bouvard d’un air hébété, mais Bouvard et leswedenborgiste, familiarisés avec l’étonnement des incrédules,causaient à voix basse sans paraître ni surpris ni étonnés&|160;;Minoret les pria de lui permettre de revenir après le dîner.L’anti-mesmérien voulait se recueillir, se remettre de sa profondeterreur, pour éprouver de nouveau ce pouvoir immense, le soumettreà des expériences décisives, lui poser des questions dont lasolution enlevât toute espèce de doute.

– Soyez ici à neuf heures, ce soir, dit l’inconnu, je reviendraipour vous.

Le docteur Minoret était dans un état si violent, qu’il sortitsans saluer, suivi par Bouvard qui lui criait à distance : –Eh&|160;! bien, eh&|160;! bien&|160;?

– Je me crois fou, Bouvard, répondit Minoret sur le pas de laporte cochère. Si la femme a dit vrai pour Ursule, comme il n’y aqu’Ursule au monde qui sache ce que cette sorcière m’a révélé,tu auras raison. Je voudrais avoir des ailes, aller àNemours vérifier ses assertions. Mais je louerai une voiture etpartirai ce soir à dix heures. Ah&|160;! je perds la tête.

– Que deviendrais-tu donc si, connaissant depuis de longuesannées un malade incurable, tu le voyais guéri en cinqsecondes&|160;! Si tu voyais ce grand magnétiseur faire suer àtorrents un dartreux, si tu le voyais faire marcher une petitemaîtresse percluse&|160;?

– Dînons ensemble, Bouvard, et ne nous quittons pas jusqu’à neufheures. Je veux chercher une expérience décisive, irrécusable.

– Soit, mon vieux camarade, répondit le docteur mesmérien.

Les deux ennemis réconciliés allèrent dîner au Palais-Royal.Après une conversation animée, à l’aide de laquelle Minoret trompala fièvre d’idées qui lui ravageait la cervelle, Bouvard lui dit :– Si tu reconnais à cette femme la faculté d’anéantir ou detraverser l’espace, si tu acquiers la certitude que, del’Assomption, elle entend et voit ce qui se dit et se fait àNemours, il faut admettre tous les autres effets magnétiques, ilssont pour un incrédule tout aussi impossibles que ceux-là.Demande-lui donc une seule preuve qui te satisfasse, car tu peuxcroire que nous nous sommes procuré tous ces renseignements&|160;;mais nous ne pouvons pas savoir, par exemple, ce qui va se passer àneuf heures, dans ta maison, dans la chambre de ta pupille :retiens ou écris ce que la somnambule va voir ou entendre et courschez toi. Cette petite Ursule, que je ne connaissais point, n’estpas notre complice&|160;; et si elle a dit ou fait ce que tu aurasen écrit, baisse la tête, fier Sicambre&|160;!

Les deux amis revinrent dans la chambre, et y trouvèrent lasomnambule, qui ne reconnut pas le docteur Minoret. Les yeux decette femme se fermèrent doucement sous la main que leswedenborgiste étendit sur elle à distance, et elle repritl’attitude dans laquelle Minoret l’avait vue avant le dîner. Quandles mains de la femme et celles du docteur furent mises en rapport,il la pria de lui dire tout ce qui se passait chez lui, à Nemours,en ce moment.

– Que fait Ursule&|160;? dit-il.

– Elle est déshabillée, elle a fini de mettre ses papillotes,elle est à genoux sur son prie-Dieu, devant un crucifix d’ivoireattaché sur un tableau de velours rouge.

– Que dit-elle&|160;?

– Elle fait ses prières du soir, elle se recommande à Dieu, ellele supplie d’écarter de son âme les mauvaises pensées&|160;; elleexamine sa conscience et repasse ce qu’elle a fait dans la journéeafin de savoir si elle a manqué à ses commandements ou à ceux del’Eglise. Enfin elle épluche son âme, pauvre chère petitecréature&|160;! La somnambule eut les yeux mouillés. Elle n’a pascommis de péché, mais elle se reproche d’avoir trop pensé àmonsieur Savinien, reprit-elle. Elle s’interrompt pour se demanderce qu’il fait à Paris, et prie Dieu de le rendre heureux. Ellefinit par vous et dit à haute voix une prière.

– Pouvez-vous la répéter&|160;?

– Oui.

Minoret prit son crayon et écrivit, sous la dictée de lasomnambule, la prière suivante évidemment composée par l’abbéChaperon :

 » Mon Dieu, si vous êtes content de votre servante qui vousadore et vous prie avec autant d’amour que de ferveur, qui tâche dene point s’écarter de vos saints commandements, qui mourrait avecjoie comme votre Fils pour glorifier votre nom, qui voudrait vivredans votre ombre, vous enfin qui lisez dans les cœurs, faites-moila faveur de dessiller les yeux de mon parrain, de le mettre dansla voie du salut et lui communiquer votre grâce afin qu’il vive envous ses derniers jours&|160;; préservez-le de tout mal etfaites-moi souffrir en sa place&|160;! Bonne sainte Ursule, machère patronne, et vous divine mère de Dieu, reine du ciel,archanges et saints du paradis, écoutez-moi, joignez vosintercessions aux miennes et prenez pitié de nous.  »

La somnambule imita si parfaitement les gestes candides et lessaintes inspirations de l’enfant, que le docteur Minoret eut lesyeux pleins de larmes.

– Dit-elle encore quelque chose&|160;? demanda Minoret.

– Oui.

– Répétez-le&|160;?

– Ce cher parrain&|160;! avec qui fera-t-il son trictrac àParis&|160;? Elle souffle son bougeoir, elle penche la tête ets’endort. La voilà partie&|160;! Elle est bien jolie dans son petitbonnet de nuit.

Minoret salua le grand inconnu, serra la main à Bouvard,descendit avec rapidité, courut à une station de cabrioletsbourgeois qui existait alors sous la porte d’un hôtel depuis démolipour faire place à la rue d’Alger&|160;; il y trouva un cocher etlui demanda s’il consentait à partir sur-le-champ pourFontainebleau. Une fois le prix fait et accepté, le vieillard,redevenu jeune, se mit en route à l’instant. Suivant sa convention,il laissa reposer le cheval à Essonne, atteignit la diligence deNemours, y trouva de la place, et congédia son cocher. Arrivé chezlui vers cinq heures du matin, il se coucha dans les ruines detoutes ses idées antérieures sur la physiologie, sur la nature, surla métaphysique, et dormit jusqu’à neuf heures, tant il étaitfatigué de sa course.

A son réveil, certain que depuis son retour personne n’avaitfranchi le seuil de sa maison, le docteur procéda, non sans uneinvincible terreur, à la vérification des faits. Il ignoraitlui-même la différence des deux billets de banque et l’interversiondes deux volumes de Pandectes. La somnambule avait bien vu. Ilsonna la Bougival.

– Dites à Ursule de venir me parler, dit-il en s’asseyant aumilieu de sa bibliothèque.

L’enfant vint, elle courut à lui, l’embrassa&|160;; le docteurla prit sur ses genoux, où elle s’assit en mêlant ses bellestouffes blondes aux cheveux blancs de son vieil ami.

– Vous avez quelque chose, mon parrain&|160;?

– Oui, mais promets-moi, par ton salut, de répondre franchement,sans détour, à mes questions.

Ursule rougit jusque sur le front.

– Oh&|160;! je ne te demanderai rien que tu ne puisses me dire,dit-il en continuant et voyant la pudeur du premier amour troublerla pureté jusqu’alors enfantine de ces beaux yeux.

– Parlez, mon parrain.

– Par quelle pensée as-tu fini tes prières du soir, hier, et àquelle heure les as-tu faites&|160;?

– Il était neuf heures un quart, neuf heures et demie.

– Eh&|160;! bien, répète-moi ta dernière prière&|160;?

La jeune fille espéra que sa voix communiquerait sa foi àl’incrédule&|160;; elle quitta sa place, se mit à genoux, joignitles mains avec ferveur&|160;; une lueur radieuse illumina sonvisage, elle regarda le vieillard et lui dit : – Ce que jedemandais hier à Dieu, je l’ai demandé ce matin, je le demanderaijusqu’à ce qu’il m’ait exaucée.

Puis elle répéta sa prière avec une nouvelle et plus puissanteexpression&|160;; mais, à son grand étonnement, son parrainl’interrompit en achevant la prière.

– Bien, Ursule&|160;! dit le docteur en reprenant sa filleulesur ses genoux. Quand tu t’es endormie la tête sur l’oreiller,n’as-tu pas dit en toi-même :  » Ce cher parrain&|160;! avec quifera-t-il son trictrac à Paris&|160;? « .

Ursule se leva comme si la trompette du jugement dernier eûtéclaté à ses oreilles : elle jeta un cri de terreur&|160;; ses yeuxagrandis regardaient le vieillard avec une horrible fixité.

– Qui êtes-vous, mon parrain&|160;? De qui tenez-vous unepareille puissance&|160;? lui demanda-t-elle en imaginant que pourne pas croire en Dieu il devait avoir fait un pacte avec l’ange del’enfer.

– Qu’as-tu semé hier dans le jardin&|160;?

– Du réséda, des pois de senteur, des balsamines.

– Et en dernier des pieds d’alouette&|160;?

Elle tomba sur ses genoux.

– Ne m’épouvantez pas, mon parrain&|160;; mais vous étiez ici,n’est-ce pas&|160;?

– Ne suis-je pas toujours avec toi&|160;? répondit le docteur enplaisantant pour respecter la raison de cette innocente fille.Allons dans ta chambre.

Il lui donna le bras et monta l’escalier.

– Vos jambes tremblent, mon bon ami, dit-elle.

– Oui, je suis comme foudroyé.

– Croiriez-vous donc enfin en Dieu&|160;? s’écria-t-elle avecune joie naïve en laissant voir des larmes dans ses yeux.

Le vieillard regarda la chambre si simple et si coquette qu’ilavait arrangée pour Ursule. A terre un tapis vert uni peu coûteux,qu’elle maintenait dans une exquise propreté&|160;; sur les murs unpapier gris de lin semé de roses avec leurs feuilles vertes&|160;;aux fenêtres, qui avaient vue sur la cour, des rideaux de calicotornés d’une bande d’étoffe rose&|160;; entre les deux croisées,sous une haute glace longue, une console en bois doré couverte d’unmarbre, sur laquelle était un vase de bleu de Sèvres où ellemettait des bouquets&|160;; et, en face de la cheminée, une petitecommode d’une charmante marqueterie et à dessus de marbre ditbrèche d’Alep. Le lit, en vieille perse et à rideaux de persedoublés de rose, était un de ces lits à la duchesse si communs audix-huitième siècle et qui avait pour ornements une touffe deplumes sculptée au-dessus des quatre colonnettes cannelées dechaque angle. Une vieille pendule, enfermée dans une espèce demonument en écaille incrusté d’arabesques en ivoire, décorait lacheminée, dont le chambranle et les flambeaux de marbre, dont laglace et son trumeau à peinture en grisaille offraient unremarquable ensemble de ton, de couleur et de manière. Une grandearmoire, dont les battants offraient des paysages faits avecdifférents bois, dont quelques-uns avaient des teintes vertes etqui ne se trouvent plus dans le commerce, contenait sans doute sonlinge et ses robes. Il respirait dans cette chambre un parfum duciel. L’exact arrangement des choses attestait un esprit d’ordre,un sens de l’harmonie qui certes aurait saisi tout le monde, mêmeun Minoret-Levrault. On voyait surtout combien les choses quil’environnaient étaient chères à Ursule et combien elle se plaisaitdans une chambre qui tenait, pour ainsi dire, à toute sa vied’enfant et de jeune fille. En passant tout en revue par maintien,le tuteur s’assurait que de la chambre d’Ursule on pouvait voirchez madame de Portenduère. Pendant la nuit il avait médité sur laconduite qu’il devait tenir avec Ursule relativement au secretsurpris de cette passion naissante. Un interrogatoire lecompromettrait vis-à-vis de sa pupille. Ou il approuverait ou ildésapprouverait cet amour : dans les deux cas, sa position devenaitfausse. Il avait donc résolu d’examiner la situation respective dujeune Portenduère et d’Ursule pour savoir s’il devait combattre cepenchant avant qu’il ne fût irrésistible. Un vieillard pouvait seuldéployer tant de sagesse. Encore pantelant sous les atteintes de lavérité des faits magnétiques, il tournait sur lui-même et regardaitles moindres choses de cette chambre, il voulait jeter un coupd’oeil sur l’almanach suspendu au coin de la cheminée.

– Ces vilains flambeaux sont trop lourds pour tes joliesmenottes, dit-il en prenant les chandeliers en marbre ornés decuivre. Il les soupesa, regarda l’almanach, le prit et dit : – Cecime semble bien laid aussi. Pourquoi gardes-tu cet almanach defacteur dans une si jolie chambre&|160;?

– Oh&|160;! laissez-le-moi, mon parrain.

– Non, tu en auras un autre demain.

Il descendit en emportant cette pièce de conviction, s’enfermadans son cabinet, chercha saint Savinien, et trouva, comme l’avaitdit la somnambule, un petit point rouge devant le 19 octobre&|160;;il en vit également un en face du jour de saint Denis, son patron àlui, et devant saint Jean, le patron du curé. Ce point gros commela tête d’une épingle, la femme endormie l’avait aperçu malgré ladistance et les obstacles. Le vieillard médita jusqu’au soir surces événements, plus immenses encore pour lui que pour tout autre.Il fallait se rendre à l’évidence. Une forte muraille s’écroulapour ainsi dire en lui-même, car il vivait appuyé sur deux bases :son indifférence en matière de religion et sa dénégation dumagnétisme. En prouvant que les sens, construction purementphysique, organes dont tous les effets s’expliquaient, étaientterminés par quelques-uns des attributs de l’infini, le magnétismerenversait ou du moins lui paraissait renverser la puissanteargumentation de Spinosa : l’infini et le fini, deux éléments,incompatibles selon ce grand homme, se trouvaient l’un dansl’autre. Quelque puissance qu’il accordât à la divisibilité, à lamobilité de la matière, il ne pouvait pas lui reconnaître desqualités quasi-divines. Enfin il était devenu trop vieux pourrattacher ces phénomènes à un système, pour les comparer à ceux dusommeil, de la vision, de la lumière. Toute sa science, basée surles assertions de l’école de Locke et de Condillac, était enruines. En voyant ses creuses idoles en pièces, nécessairement sonincrédulité chancelait. Ainsi tout l’avantage, dans le combat decette enfance catholique contre cette vieillesse voltairienne,allait être à Ursule. Dans ce fort démantelé, sur ces ruinesruisselait une lumière. Du sein de ces décombres éclatait la voixde la prière&|160;! Néanmoins l’obstiné vieillard chercha querelleà ses doutes. Encore qu’il fût atteint au cœur, il ne se décidaitpas, il luttait toujours contre Dieu. Cependant son esprit parutvacillant, il ne fut plus le même. Devenu songeur outre mesure, illisait les Pensées de Pascal, il lisait la sublime Histoire desVariations de Bossuet, il lisait Bonald, il lut saintAugustin&|160;; il voulut aussi parcourir les œuvres de Swedenborget de feu Saint-Martin, desquels lui avait parlé l’hommemystérieux. L’édifice bâti chez cet homme par le matérialismecraquait de toutes parts, il ne fallait plus qu’une secousse&|160;;et, quand son cœur fut mûr pour Dieu, il tomba dans la vignecéleste comme tombent les fruits. Plusieurs fois déjà, le soir, enjouant avec le curé, sa filleule à côté d’eux, il avait fait desquestions qui, relativement à ses opinions, paraissaientsingulières à l’abbé Chaperon, ignorant encore du travail intérieurpar lequel Dieu redressait cette belle conscience.

– Croyez-vous aux apparitions, demanda l’incrédule à son pasteuren interrompant la partie.

– Cardan, un grand philosophe du seizième siècle, a dit en avoireu, répondit le curé.

– Je connais toutes celles qui ont occupé les savants, je viensde relire Plotin. Je vous interroge en ce moment comme catholique,et vous demande si vous pensez que l’homme mort puisse revenir voirles vivants.

– Mais Jésus est apparu aux apôtres après sa mort, reprit lecuré. L’Eglise doit avoir foi dans les apparitions de NotreSauveur. Quant aux miracles, nous n’en manquons pas, dit l’abbéChaperon en souriant, voulez-vous connaître le plus récent&|160;?il a eu lieu pendant le dix-huitième siècle.

– Bah&|160;!

– Oui, le bienheureux Marie-Alphonse de Liguori a su bien loinde Rome la mort du pape, au moment où le Saint-Père expirait, et ily a de nombreux témoins de ce miracle. Le saint évêque, entré enextase, entendit les dernières paroles du souverain pontife et lesrépéta devant plusieurs personnes. Le courrier chargé d’annoncerl’événement ne vint que trente heures après…

– Jésuite&|160;! répondit le vieux Minoret en plaisantant, je nevous demande pas de preuves, je vous demande si vous y croyez.

– Je crois que l’apparition dépend beaucoup de celui qui lavoit, dit le curé continuant à plaisanter l’incrédule.

– Mon ami, je ne vous tends pas de piége, que croyez-vous surceci&|160;?

– Je crois la puissance de Dieu infinie, dit l’abbé.

– Quand je serai mort, si je me réconcilie avec Dieu, je leprierai de me laisser vous apparaître, dit le docteur en riant.

– C’est précisément la convention faite entre Cardan et son ami,répondit le curé.

– Ursule, dit Minoret, si jamais un danger te menaçait,appelle-moi, je viendrai.

– Vous venez de dire en un seul mot la touchante élégieintitulée NEERE, d’André Chénier, répondit le curé. Mais les poètesne sont grands que parce qu’ils savent revêtir les faits ou lessentiments d’images éternellement vivantes.

– Pourquoi parlez-vous de votre mort, mon cher parrain, dit d’unton douloureux la jeune fille, nous ne mourrons pas, nous autreschrétiens, notre tombe est le berceau de notre âme.

– Enfin, dit le docteur en souriant, il faut bien s’en aller dece monde, et quand je n’y serai plus, tu seras bien étonnée de tafortune.

– Quand vous ne serez plus, mon bon ami, ma seule consolationsera de vous consacrer ma vie.

– A moi, mort&|160;?

– Oui. Toutes les bonnes œuvres que je pourrai faire serontfaites en votre nom pour racheter vos fautes. Je prierai Dieu tousles jours, afin d’obtenir de sa clémence infinie qu’il ne punissepas éternellement les erreurs d’un jour, et qu’il mette près delui, parmi les âmes des bienheureux, une âme aussi belle, aussipure que la vôtre.

Cette réponse, dite avec une candeur angélique, prononcée d’unaccent plein de certitude, confondit l’erreur, et convertit DenisMinoret à la façon de saint Paul. Un rayon de lumière intérieurel’étourdit en même temps que cette tendresse, étendue sur sa vie àvenir, lui fit venir les larmes aux yeux. Ce subit effet de lagrâce eut quelque chose d’électrique. Le curé joignit les mains etse leva troublé. La petite, surprise de son triomphe, pleura. Levieillard se dressa comme si quelqu’un l’eût appelé, regarda dansl’espace comme s’il y voyait une aurore&|160;; puis, il fléchit legenou sur son fauteuil, joignit les mains et baissa les yeux versla terre en homme profondément humilié.

– Mon Dieu&|160;! dit-il d’une voix émue en relevant son front,si quelqu’un peut obtenir ma grâce et m’amener vers toi, n’est-cepas cette créature sans tache&|160;? Pardonne à cette vieillesserepentie que cette glorieuse enfant te présente&|160;! Il élevamentalement son âme à Dieu, le priant d’achever de l’éclairer parsa science après l’avoir foudroyé de sa grâce, il se tourna vers lecuré, et lui tendant la main : – Mon cher pasteur, je redevienspetit, je vous appartiens et vous livre mon âme.

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mains de son parrain enles lui baisant. Le vieillard prit cette enfant sur ses genoux etla nomma gaiement sa marraine. Le curé tout attendri récita leVeni, Creator dans une sorte d’effusion religieuse. Cethymne servit de prière du soir à ces trois chrétiensagenouillés.

– Qu’y a-t-il&|160;? demanda la Bougival étonnée.

– Enfin&|160;! mon parrain croit en Dieu, répondit Ursule.

– Ah&|160;! ma foi, tant mieux, il ne lui manquait que ça pourêtre parfait, s’écria la vieille Bressane en se signant avec unenaïveté sérieuse.

– Cher docteur, dit le bon prêtre, vous aurez compris bientôtles grandeurs de la religion et la nécessité de sespratiques&|160;; vous trouverez sa philosophie, dans ce qu’elle ad’humain, bien plus élevée que celle des esprits les plusaudacieux.

Le curé, qui manifestait une joie presque enfantine, convintalors de catéchiser ce vieillard en conférant avec lui deux foispar semaine. Ainsi, la conversion attribuée à Ursule et à un espritde calcul sordide fut spontanée. Le curé, qui s’était abstenupendant quatorze années de toucher aux plaies de ce cœur tout enles déplorant, avait été sollicité comme on va quérir le chirurgienen se sentant blessé. Depuis cette scène, tous les soirs, lesprières prononcées par Ursule avaient été faites en commun. Demoment en moment le vieillard avait senti la paix succédant enlui-même aux agitations. En ayant, comme il le disait, Dieu pouréditeur responsable des choses inexplicables, son esprit était àl’aise. Sa chère enfant lui répondait qu’il se voyait bien à ceciqu’il avançait dans le royaume de Dieu. Pendant la messe, il venaitde lire les prières en y appliquant son entendement, car il s’étaitélevé dans une première conférence à la divine idée de la communionentre tous les fidèles. Ce vieux néophyte avait compris le symboleéternel attaché à cette nourriture, et que la Foi rend nécessairequand il a été pénétré dans son sens intime profond, radieux. S’ilavait paru pressé de revenir au logis, c’était pour remercier sachère petite filleule de l’avoir fait entrer en religion, selon labelle expression du temps passé. Aussi la tenait-il sur ses genouxdans son salon, et la baisait-il saintement au front au moment où,salissant de leurs craintes ignobles une si sainte influence, seshéritiers collatéraux prodiguaient à Ursule les outrages les plusgrossiers. L’empressement du bonhomme à rentrer chez lui, sonprétendu dédain pour ses proches, ses mordantes réponses au sortirde l’église, étaient naturellement attribués par chacun deshéritiers à la haine qu’Ursule lui inspirait contre eux.

Pendant que la filleule jouait à son parrain des variations surla Dernière Pensée de Weber, il se tramait dans la salle à mangerde la maison Minoret-Levrault un honnête complot qui devait avoirpour résultat d’amener sur la scène un des principaux personnagesde ce drame. Le déjeuner, bruyant comme tous les déjeuners deprovince, et animé par d’excellents vins qui arrivent à Nemours parle canal, soit de la Bourgogne, soit de la Touraine, dura plus dedeux heures. Zélie avait fait venir du coquillage, du poisson demer et quelques raretés gastronomiques afin de fêter le retour deDésiré. La salle à manger, au milieu de laquelle la table rondeoffrait un spectacle réjouissant, avait l’air d’une salled’auberge. Satisfaite de la grandeur de ses communs, Zélie s’étaitbâti un pavillon entre sa vaste cour et son jardin cultivé enlégumes, plein d’arbres fruitiers. Tout, chez elle, était seulementpropre et solide. L’exemple de Levrault-Levrault avait été terriblepour le pays. Aussi défendit-elle à son maître-architecte de lajeter dans de pareilles sottises. Cette salle était donc tendued’un papier verni, garnie de chaises en noyer, de buffets en noyer,ornée d’un poêle en faïence, d’un cartel et d’un baromètre. Si lavaisselle était en porcelaine blanche commune, la table brillaitpar le linge et par une argenterie abondante. Une fois le caféservi par Zélie, qui allait et venait comme un grain de plomb dansune bouteille de vin de Champagne, car elle se contentait d’unecuisinière&|160;; quand Désiré, le futur avocat, eut été mis aufait du grand événement de la matinée et de ses conséquences, Zélieferma la porte, et la parole fut donnée au notaire Dionis. Par lesilence qui se fit, et par les regards que chaque héritier attachasur cette face authentique, il était facile de reconnaître l’empireque ces hommes exercent sur les familles.

– Mes chers enfants, dit-il, votre oncle, étant né en 1746, ases quatre-vingt-trois ans aujourd’hui&|160;; or, les vieillardssont sujets à des folies, et cette petite…

– Vipère, s’écria madame Massin.

– Misérable&|160;! dit Zélie.

– Ne l’appelons que par son nom, reprit Dionis.

– Eh&|160;! bien, c’est une voleuse, dit madame Crémière.

– Une jolie voleuse, répliqua Désiré Minoret.

– Cette petite Ursule, reprit Dionis, lui tient au cœur. Je n’aipas attendu, dans l’intérêt de vous tous, qui êtes mes clients, àce matin pour prendre des renseignements, et voici ce que je saissur cette jeune…

– Spoliatrice, s’écria le receveur.

– Captatrice de succession&|160;! dit le greffier.

– Chut&|160;! mes amis, dit le notaire, ou je prends monchapeau, je vous laisse, et bonsoir.

– Allons, papa, s’écria Minoret en lui versant un petit verre derhum, prenez&|160;?… il est de Rome même. Et allez, il y a centsous de guides.

– Ursule est, il est vrai, la fille légitime de JosephMirouët&|160;; mais son père est le fils naturel de ValentinMirouët, beau-père de votre oncle. Ursule est donc la niècenaturelle du docteur Denis Minoret. Comme nièce naturelle, letestament que ferait le docteur en sa faveur serait peut-êtreattaquable&|160;; et s’il lui laisse ainsi sa fortune, vousintenteriez à Ursule un procès assez mauvais pour vous, car on peutsoutenir qu’il n’existe aucun lien de parenté entre Ursule et ledocteur&|160;; mais ce procès effraierait certes une jeune fillesans défense et donnerait lieu à quelque transaction.

– La rigueur de la loi est si grande sur les droits des enfantsnaturels, dit le licencié de fraîche date jaloux de montrer sonsavoir, qu’aux termes d’un arrêt de la cour de cassation du 7juillet 1817, l’enfant naturel ne peut rien réclamer de sonaïeul naturel, pas même des aliments. Ainsi vous voyezqu’on a étendu la parenté de l’enfant naturel. Là loipoursuit l’enfant naturel jusque dans sa descendance légitime, carelle suppose que les libéralités faites aux petits-enfantss’adressent au fils naturel par interposition de personne.Ceci résulte des articles 757, 908 et 911 du Code civil rapprochés.Aussi la Cour Royale de Paris, le 26 décembre de l’année dernière,a-t-elle réduit un legs fait à l’enfant légitime du fils naturelpar l’aïeul qui, certes, en tant qu’aïeul, était aussi étrangerpour le petit-fils naturel que le docteur, en tant qu’on peutl’être relativement à Ursule.

– Tout cela, dit Goupil, ne me paraît concerner que la questiondes libéralités faites par les aïeux à la descendancenaturelle&|160;; il ne s’agit pas du tout des oncles, qui ne meparaissent avoir aucun lien de parenté avec les enfants légitimesde leurs beaux-frères naturels. Ursule est une étrangère pour ledocteur Minoret. Je me souviens d’un arrêt de la Cour Royale deColmar, rendu en 1825 pendant que j’achevais mon Droit, et parlequel on a déclaré que, l’enfant naturel une fois décédé, sadescendance ne pouvait plus être l’objet d’uneinterposition. Or, le père d’Ursule est mort.

L’argumentation de Goupil produisit ce que dans les comptesrendus des séances législatives les journalistes désignent par cesmots : Profonde sensation.

– Qu’est-ce que cela signifie&|160;? s’écria Dionis. Que le casde libéralités faites par l’oncle d’un enfant naturel ne s’est pasencore présenté devant les tribunaux&|160;; mais qu’il s’yprésente, et la rigueur de la loi française envers les enfantsnaturels sera d’autant mieux appliquée que nous sommes dans untemps où la religion est honorée. Aussi puis-je répondre que sur ceprocès il y aurait transaction, surtout quand on vous sauraitdéterminés à conduire Ursule jusqu’en cour de cassation.

Une joie d’héritiers trouvant des monceaux d’or éclata par dessourires, par des haut-le-corps, par des gestes autour de la tablequi ne permirent pas d’apercevoir une dénégation de Goupil. Puis, àcet élan, le profond silence et l’inquiétude succédèrent au premiermot du notaire, mot terrible : – Mais&|160;!…

Comme s’il eût tiré le fil d’un de ces petits théâtres dont tousles personnages marchent par saccades au moyen d’un rouage, Dionisvit alors tous les yeux braqués sur lui, tous les visages ramenés àune pose unique.

– Mais aucune loi ne peut empêcher votre oncle d’adopter oud’épouser Ursule, reprit-il. Quant à l’adoption, elle seraitcontestée et vous auriez, je crois, gain de cause : les CoursRoyales ne badinent pas en matière d’adoption, et vous seriezentendus dans l’enquête. Le docteur a beau porter le cordon deSaint-Michel, être officier de la Légion-d’Honneur et ancienmédecin de l’ex-empereur, il succomberait. Mais si vous êtesavertis en cas d’adoption, comment sauriez-vous le mariage&|160;?Le bonhomme est assez rusé pour aller se marier à Paris après un ande domicile, et reconnaître à sa future, par le contrat, une dotd’un million. Le seul acte qui mette votre succession en danger estdonc le mariage de la petite et de son oncle.

Ici le notaire fit une pause.

– Il existe un autre danger, dit encore Goupil d’un air capable,celui d’un testament fait à un tiers, le père Bongrand, parexemple, qui aurait un fidéicommis relatif à mademoiselle UrsuleMirouët.

– Si vous taquinez votre oncle, reprit Dionis en coupant laparole à son maître clerc, si vous n’êtes pas tous excellents pourUrsule, vous le pousserez soit au mariage, soit au fidéicommis dontvous parle Goupil&|160;; mais je ne le crois pas capable derecourir au fidéicommis, moyen dangereux. Quant au mariage, il estfacile de l’empêcher. Désiré n’a qu’à faire un doigt de cour à lapetite, elle préférera toujours un charmant jeune homme, le coq deNemours, à un vieillard.

– Ma mère, dit à l’oreille de Zélie le fils du maître de posteautant alléché par la somme que par la beauté d’Ursule, si jel’épousais, nous aurions tout.

– Es-tu fou&|160;? toi qui auras un jour cinquante mille livresde rentes et qui dois devenir député&|160;! Tant que je seraivivante, tu ne me casseras pas le cou par un sot mariage. Sept centmille francs&|160;?… la belle poussée&|160;! La fille unique àmonsieur le maire aura cinquante mille francs de rentes, et m’adéjà été proposée…

Cette réponse, où pour la première fois de sa vie sa mère luiparlait avec rudesse, éteignit en Désiré tout espoir de mariageavec la belle Esther, car son père et lui ne l’emporteraient jamaissur la décision écrite dans les terribles yeux bleus de Zélie.

– Hé&|160;! mais, dites donc, monsieur Dionis, s’écria Crémièreà qui sa femme avait poussé le coude, si le bonhomme prenait lachose au sérieux et mariait sa pupille à Désiré en lui donnant lanue propriété de toute la fortune, adieu la succession&|160;! Etqu’il vive encore cinq ans, notre oncle aura bien un million.

– Jamais, s’écria Zélie, ni de ma vie ni de mes jours, Désirén’épousera la fille d’un bâtard, une fille prise par charité,ramassée sur la place&|160;! Vertu de chou&|160;! mon fils doitreprésenter les Minoret à la mort de son oncle, et les Minoret ontcinq cents ans de bonne bourgeoisie. Cela vaut la noblesse. Soyeztranquilles là-dessus : Désiré se mariera quand nous saurons cequ’il peut devenir à la Chambre des Députés.

Cette hautaine déclaration fut appuyée par Goupil, qui dit : –Désiré, doté de vingt-quatre mille livres de rentes, deviendra ouPrésident de Cour Royale ou procureur-général, ce qui mène à lapairie&|160;; et un sot mariage l’enfoncerait.

Les héritiers se parlèrent tous alors les uns aux autres&|160;;mais ils se turent au coup de poing que Minoret frappa sur la tablepour maintenir la parole au notaire.

– Votre oncle est un brave et digne homme, reprit Dionis. Il secroit immortel&|160;; et, comme tous les gens d’esprit, il selaissera surprendre par la mort sans avoir testé. Mon opinion estdonc pour le moment de le pousser à placer ses capitaux de manièreà rendre votre dépossession difficile, et l’occasion s’en présente.Le petit Portenduère est à Sainte-Pélagie écroué pour cent etquelques mille francs de dettes. Sa vieille mère le sait en prison,elle pleure comme une Madeleine et attend l’abbé Chaperon à dîner,sans doute pour causer avec lui de ce désastre. Eh&|160;! bien,j’irai ce soir engager votre oncle à vendre ses rentes cinq pourcent consolidés, qui sont à cent dix-huit, et à prêter à madame dePortenduère, sur sa ferme des Bordières et sur sa maison, la sommenécessaire pour dégager l’enfant prodigue. Je suis dans mon rôle denotaire en lui parlant pour ce petit niais de Portenduère, et ilest très-naturel que je veuille lui faire déplacer ses rentes : j’ygagne des actes, des ventes, des affaires. Si je puis devenir sonconseil, je lui proposerai d’autres placements en terre pour lesurplus du capital, et j’en ai d’excellents à mon Etude. Une foissa fortune mise en propriétés foncières ou en créanceshypothécaires dans le pays, elle ne s’envolera pas facilement. Onpeut toujours faire naître des embarras entre la volonté deréaliser et la réalisation.

Les héritiers, frappés de la justesse de cette argumentationbien plus habile que celle de monsieur Josse, firent entendre desmurmures approbatifs.

– Entendez-vous donc bien, dit le notaire en terminant, pourgarder votre oncle à Nemours où il a ses habitudes, où vous pourrezle surveiller. En donnant un amant à la petite, vous empêchez lemariage…

– Mais si le mariage se faisait&|160;? dit Goupil étreint parune pensée ambitieuse.

– Ce ne serait pas déjà si bête, car la perte serait chiffrée,on saurait ce que le bonhomme veut lui donner, répondit le notaire.Mais si vous lui lâchez Désiré, il peut bien lambiner la petitejusqu’à la mort du bonhomme. Les mariages se font et se défont.

– Le plus court, dit Goupil, si le docteur doit vivre encorelong-temps, serait de la marier à un bon garçon qui vous endébarrasserait en allant s’établir avec elle à Sens, à Montargis, àOrléans, avec cent mille francs.

Dionis, Massin, Zélie et Goupil, les seules têtes fortes decette assemblée, échangèrent quatre regards remplis de pensées.

– Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l’oreille deMassin.

– Pourquoi l’a-t-on laissé venir&|160;? répondit legreffier.

– Ca t’irait&|160;! cria Désiré à Goupil&|160;; mais pourrais-tujamais te tenir assez proprement pour plaire au vieillard et à sapupille&|160;?

– Tu ne te frottes pas le ventre avec un panier, dit le maîtrede poste qui finit par comprendre l’idée de Goupil.

Cette grosse plaisanterie eut un succès prodigieux. Lemaître-clerc examina les rieurs par un regard circulaire siterrible que le silence se rétablit aussitôt.

– Aujourd’hui, dit Zélie à Massin d’oreille à oreille, lesnotaires ne connaissent que leurs intérêts&|160;; et si Dionisallait, pour faire des actes, se mettre du côté d’Ursule&|160;?

– Je suis sûr de lui, répondit le greffier en jetant à sacousine un regard de ses petits yeux malicieux. Il allait ajouter :J’ai de quoi le perdre&|160;! Mais il se retint. – Je suis tout àfait de l’avis de Dionis, dit-il à haute voix.

– Et moi aussi, s’écria Zélie qui cependant soupçonnait déjà lenotaire d’une collusion d’intérêts avec le greffier.

– Ma femme a voté&|160;! dit le maître de poste en humant unpetit verre, quoique déjà sa face fût violacée par la digestion dudéjeuner et par une notable absorption de liquides.

– C’est très-bien, dit le percepteur.

– J’irai donc après le dîner&|160;? reprit Dionis.

– Si monsieur Dionis a raison, dit madame Crémière à madameMassin, il faut aller chez notre oncle comme autrefois, en soiréetous les dimanches, et faire tout ce que vient de nous diremonsieur Dionis.

– Oui, pour être reçus comme nous l’étions&|160;! s’écria Zélie.Après tout, nous avons plus de quarante bonnes mille livres derentes, et il a refusé toutes nos invitations&|160;; nous le valonsbien. Si je ne sais pas faire des ordonnances, je sais mener mabarque, moi&|160;!

– Comme je suis loin d’avoir quarante mille livres de rentes,dit madame Massin un peu piquée, je ne me soucie pas d’en perdredix mille&|160;!

– Nous sommes ses nièces, nous le soignerons : nous y verronsclair, dit madame Crémière, et vous nous en saurez gré quelquejour, cousine.

– Ménagez bien Ursule, le vieux bonhomme de Jordy lui a laisséses économies&|160;! fit le notaire en levant son index droit à lahauteur de sa lèvre.

– Je vais me mettre sur mon cinquante et un, s’écria Désiré.

– Vous avez été aussi fort que Desroches, le plus fort desavoués de Paris, dit Goupil à son patron en sortant de laPoste.

– Et ils discutent nos honoraires&|160;! répondit le notaire ensouriant avec amertume.

Les héritiers qui reconduisaient Dionis et son premier clerc setrouvèrent le visage assez allumé par le déjeuner, tous, à lasortie des vêpres. Selon les prévisions du notaire, l’abbé Chaperondonnait le bras à la vieille madame de Portenduère.

– Elle l’a traîné à vêpres, s’écria madame Massin en montrant àmadame Crémière Ursule et son parrain qui sortaient del’église.

– Allons lui parler, dit madame Crémière en s’avançant vers levieillard.

Le changement que la conférence avait opéré sur tous ces visagessurprit le docteur Minoret. Il se demanda la cause de cette amitiéde commande, et par curiosité favorisa la rencontre d’Ursule et desdeux femmes empressées de la saluer avec une affection exagérée etdes sourires forcés.

– Mon oncle, nous permettrez-vous de venir vous voir cesoir&|160;? dit madame Crémière. Nous avons cru quelquefois vousgêner&|160;; mais il y a bien long-temps que nos enfants ne vousont rendu leurs devoirs, et voilà nos filles en âge de faireconnaissance avec notre chère Ursule.

– Ursule est digne de son nom, répliqua le docteur, elle esttrès-sauvage.

– Laissez-nous l’apprivoiser, dit madame Massin. Et puis, tenez,mon oncle, ajouta cette bonne ménagère en essayant de cacher sesprojets sous un calcul d’économie, on nous a dit que votre chèrefilleule a un si beau talent sur le forté, que nousserions bien enchantées de l’entendre. Madame Crémière et moi, noussommes assez disposées à prendre son maître pour nos petites&|160;;car s’il avait sept ou huit élèves, il pourrait mettre le prix deses leçons à la portée de nos fortunes…

– Volontiers, dit le vieillard, et cela se trouvera d’autantmieux que je veux aussi donner un maître de chant à Ursule.

– Eh&|160;! bien, à ce soir, mon oncle, nous viendrons avecvotre petit-neveu Désiré, que voilà maintenant avocat.

– A ce soir, répondit Minoret qui voulut pénétrer ces petitesâmes.

Les deux nièces serrèrent la main d’Ursule en lui disant avecune grâce affectée : – Au revoir.

– Oh&|160;! mon parrain, vous lisez donc dans mon cœur, s’écriaUrsule en jetant au vieillard un regard plein de remercîments.

– Tu as de la voix, dit-il. Et je veux te donner aussi desmaîtres de dessin et d’italien. Une femme, reprit le docteur enregardant Ursule au moment où il ouvrait la grille de sa maison,doit être élevée de manière à se trouver à la hauteur de toutes lespositions où son mariage peut la mettre.

Ursule devint rouge comme une cerise : son tuteur semblaitpenser à la personne à laquelle elle pensait elle-même. En sesentant près d’avouer au docteur le penchant involontaire qui laportait à s’occuper de Savinien et à lui rapporter tous ses désirsde perfection, elle alla s’asseoir sous le massif de plantesgrimpantes où, de loin, elle se détachait comme une fleur blancheet bleue.

– Vous voyez bien, mon parrain, que vos nièces sont bonnes pourmoi&|160;; elles ont été gentilles, dit-elle en le voyant venir etpour lui donner le change sur les pensées qui la rendaientrêveuse.

– Pauvre petite, s’écria le vieillard.

Il étala sur son bras la main d’Ursule en la tapotant etl’emmena le long de la terrasse au bord de la rivière où personnene pouvait les entendre.

– Pourquoi dites-vous pauvre petite&|160;?

– Ne vois-tu pas qu’elles te craignent&|160;?

– Et pourquoi&|160;?

– Les héritiers sont en ce moment tous inquiets de maconversion, ils l’ont sans doute attribuée à l’empire que tuexerces sur moi, et s’imaginent que je les frustrerai de masuccession pour t’enrichir.

– Mais ce ne sera pas&|160;?… dit naïvement Ursule en regardantson parrain.

– Oh&|160;! divine consolation de mes vieux jours, dit levieillard qui enleva de terre sa pupille et la baisa sur les deuxjoues. C’est bien pour elle et non pour moi, mon Dieu&|160;! que jevous ai prié tout à l’heure de me laisser vivre jusqu’au jour où jel’aurai confiée à quelque bon être digne d’elle. Tu verras, monpetit ange, les comédies que les Minoret, les Crémière et lesMassin vont venir jouer ici. Tu veux embellir et prolonger ma vie,toi&|160;! Eux, ils ne pensent qu’à ma mort.

– Dieu nous défend de haïr, mais si cela est&|160;?… Oh&|160;!je les méprise bien, fit Ursule.

– Le dîner, cria la Bougival du haut du perron qui du côté dujardin se trouvait au bout du corridor.

Ursule et son tuteur étaient au dessert dans la jolie salle àmanger décorée de peintures chinoises en façon de laque, la ruinede Levrault-Levrault, lorsque le juge de paix se présenta&|160;; ledocteur lui offrit, telle était sa grande marque d’intimité, unetasse de son café Moka mélangé de café Bourbon et de caféMartinique brûlé, moulu, fait par lui-même dans une cafetièred’argent, dite à la Chaptal.

– Eh&|160;! bien, dit Bongrand en relevant ses lunettes etregardant le vieillard d’un air narquois, la ville est en l’air,votre apparition à l’église a révolutionné vos parents. Vouslaissez votre fortune aux prêtres, aux pauvres. Vous les avezremués, et ils se remuent, ah&|160;! J’ai vu leur première émeutesur la place, ils étaient affairés comme des fourmis à qui l’on apris leurs œufs.

– Que te disais-je, Ursule&|160;? s’écria le vieillard. Aurisque de te peiner, mon enfant, ne dois-je pas t’apprendre àconnaître le monde et te mettre en garde contre des inimitiésimméritées&|160;!

– Je voudrais vous dire un mot à ce sujet, reprit Bongrand ensaisissant cette occasion de parler à son vieil ami de l’avenird’Ursule.

Le docteur mit un bonnet de velours noir sur sa tête blanche, lejuge de paix garda son chapeau pour se garantir de la fraîcheur, ettous deux ils se promenèrent le long de la terrasse en discutantles moyens d’assurer à Ursule ce que son parrain voudrait luidonner. Le juge de paix connaissait l’opinion de Dionis surl’invalidité d’un testament fait par le docteur en faveur d’Ursule,car Nemours se préoccupait trop de la succession Minoret pour quecette question n’eût pas été agitée entre les jurisconsultes de laville. Bongrand avait décidé qu’Ursule Mirouët était une étrangèreà l’égard du docteur Minoret, mais il sentait bien que l’esprit dela législation repoussait de la famille les superfétationsillégitimes. Les rédacteurs du code n’avaient prévu que lafaiblesse des pères et des mères pour les enfants naturels, sansimaginer que des oncles ou des tantes épouseraient la tendresse del’enfant naturel en faveur de sa descendance. Evidemment il serencontrait une lacune dans la loi.

– En tout autre pays, dit-il au docteur en achevant de luiexposer l’état de la jurisprudence que Goupil, Dionis et Désirévenaient d’expliquer aux héritiers, Ursule n’aurait rien àcraindre&|160;; elle est fille légitime, et l’incapacité de sonpère ne devrait avoir d’effet qu’à l’égard de la succession deValentin Mirouët, votre beau-père&|160;; mais en France, lamagistrature est malheureusement très-spirituelle etconséquentielle, elle recherche l’esprit de la loi. Des avocatsparleront morale et démontreront que la lacune du code vient de labonhomie des législateurs qui n’ont pas prévu le cas, mais qui n’enont pas moins établi un principe. Le procès sera long etdispendieux. Avec Zélie on irait jusqu’en cour de cassation, et jene suis pas sûr d’être encore vivant quand ce procès se fera.

– Le meilleur des procès ne vaut encore rien, s’écria ledocteur. Je vois déjà des mémoires sur cette question : Jusqu’àquel degré l’incapacité qui, en matière de succession, frappe lesenfants naturels, doit-elle s’étendre&|160;? et la gloire d’unbon avocat consiste à gagner de mauvais procès.

– Ma foi, dit Bongrand, je n’oserais prendre sur moi d’affirmerque les magistrats n’étendraient pas le sens de la loi dansl’intention d’étendre la protection accordée au mariage, baseéternelle des sociétés.

Sans se prononcer sur ses intentions, le vieillard rejeta lefidéicommis. Mais quant à la voie d’un mariage que Bongrand luiproposa de prendre pour assurer sa fortune à Ursule : – Pauvrepetite&|160;! s’écria le docteur. Je suis capable de vivre encorequinze ans, que deviendrait-elle&|160;?

– Eh&|160;! bien, que comptez-vous donc faire&|160;?… ditBongrand.

– Nous y penserons, je verrai, répondit le vieux docteurévidemment embarrassé de répondre.

En ce moment Ursule vint annoncer aux deux amis que Dionisdemandait à parler au docteur.

– Déjà Dionis&|160;? s’écria Minoret en regardant le juge depaix. – Oui, répondit-il à Ursule, qu’il entre.

– Je gagerais mes lunettes contre une allumette, qu’il est leparavent de vos héritiers&|160;; ils ont déjeuné tous à la Posteavec Dionis, il s’y est machiné quelque chose.

Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu’au fond du jardin.Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionisobtint un moment d’audience particulière. Ursule et Bongrand seretirèrent au salon.

– Nous y penserons&|160;! Je verrai&|160;! se disait en lui-mêmeBongrand en répétant les dernières paroles du docteur. Voilà le motdes gens d’esprit&|160;; la mort les surprend, et ils laissent dansl’embarras les êtres qui leur sont chers&|160;!

La défiance que les hommes d’élite inspirent aux gens d’affairesest remarquable : ils ne leur accordent pas le moins enleur reconnaissant le plus. Mais peut-être cette défianceest-elle un éloge&|160;? En leur voyant habiter le sommet deschoses humaines, les gens d’affaires ne croient pas les hommessupérieurs capables de descendre aux infiniment petits des détailsqui, de même que les intérêts en finance et les microscopiques enscience naturelle, finissent par égaler les capitaux et par formerdes mondes. Erreur&|160;! l’homme de cœur et l’homme de génievoient tout. Bongrand, piqué du silence que le docteur avait gardé,mais mû[Coquille du Furne : mu.] sans doute par l’intérêt d’Ursuleet le croyant compromis, résolut de la défendre contre leshéritiers. Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien duvieillard avec Dionis.

– Quelque pure que soit Ursule, pensa-t-il en l’examinant, ilest un point sur lequel les jeunes filles ont coutume de faire àelles seules la jurisprudence et la morale. Essayons&|160;! – LesMinoret-Levrault, dit-il à Ursule en raffermissant ses lunettes,sont capables de vous demander en mariage pour leur fils.

La pauvre petite pâlit : elle était trop bien élevée, elle avaitune trop sainte délicatesse pour aller écouter ce qui se disaitentre Dionis et son oncle&|160;; mais, après une petitedélibération intime, elle crut pouvoir se montrer, en pensant que,si elle était de trop, son parrain le lui ferait sentir. Lepavillon chinois où se trouvait le cabinet du docteur avait lespersiennes de sa porte-fenêtre ouvertes. Ursule inventa d’allertout y fermer elle-même. Elle s’excusa de laisser seul au salon lejuge de paix, qui lui dit en souriant : – Faites&|160;!faites&|160;!

Ursule arriva sur les marches du perron par où l’on descendaitdu pavillon chinois au jardin, et y resta pendant quelques minutes,manœuvrant les persiennes avec lenteur et regardant le coucher dusoleil. Elle entendit alors cette réponse faite par le docteur quivenait vers le pavillon chinois.

– Mes héritiers seraient enchantés de me voir des biens-fonds,des hypothèques&|160;; ils s’imaginent que ma fortune seraitbeaucoup plus en sûreté : je devine tout ce qu’ils se disent, etpeut-être venez-vous de leur part&|160;? Apprenez, mon chermonsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Mes héritiersauront le capital de la fortune que j’ai apportée ici, qu’ils setiennent pour avertis et me laissent tranquille. Si l’un d’euxdérangeait quelque chose à ce que je crois devoir faire pour cetenfant (il désigna sa filleule), je reviendrais de l’autre mondepour les tourmenter&|160;! Ainsi, monsieur Savinien de Portenduèrepeut bien rester en prison, si l’on compte sur moi pour l’en tirer,ajouta le docteur. Je ne vendrai point mes rentes.

En entendant ce dernier fragment de phrase, Ursule éprouva lapremière et la seule douleur qui l’eût atteinte, elle appuya sonfront à la persienne en s’y attachant pour se soutenir.

– Mon Dieu&|160;! qu’a-t-elle&|160;? s’écria le vieux médecin,elle est sans couleur. Une pareille émotion après dîner peut latuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presqueévanouie. – Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.

Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps deLouis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacond’éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.

– Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veuxrester seul avec elle.

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu’à la grille en luidemandant, sans y mettre aucun empressement : – Qu’est-il doncarrivé à Ursule&|160;?

– Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur lesmarches à nous écouter&|160;; et quand son oncle m’arefusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui esten prison pour dettes, car il n’a pas eu, comme monsieur du Rouvre,un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé…L’aimerait-elle&|160;? Y aurait-il entre eux…

– A quinze ans&|160;? répliqua Bongrand en interrompantDionis.

– Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatremois.

– Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non,c’est une crise.

– Une crise de cœur, répliqua le notaire.

Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devaitempêcher le redoutable mariage in extremis par lequel ledocteur pouvait frustrer ses héritiers&|160;; tandis que Bongrandvoyait ses châteaux en Espagne démolis : depuis long-temps ilpensait à marier son fils avec Ursule.

– Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheurpour elle : madame de Portenduère est bretonne et entichée denoblesse, répondit le juge de paix après une pause.

– Heureusement… pour l’honneur des Portenduère, répliqua lenotaire qui faillit se laisser deviner.

Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire,qu’en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleurpour son fils, l’espérance qu’il avait caressée de pouvoir un journommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres derentes à son fils le jour où il serait nommé substitut&|160;; et sile docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deuxjeunes gens devaient être la perle des ménages&|160;; son Eugèneétait un loyal et charmant garçon. Peut-être avait-il un peu tropvanté cet Eugène, et la défiance du vieux Minoret venait-elle delà.

– Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. MaisUrsule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avecson million. Maintenant il faut manœuvrer pour faire épouser àUrsule ce petit Portenduère, si toutefois elle l’aime.

Après avoir fermé la porte du côté de la bibliothèque et celledu jardin, le docteur avait amené sa pupille à la fenêtre quidonnait sur le bord de l’eau.

– Qu’as-tu, cruelle enfant&|160;? lui dit-il. Ta vie est ma vie.Sans ton sourire, que deviendrais-je&|160;?

– Savinien en prison, répondit-elle.

Après ces mots, un torrent de larmes sortit de ses yeux, et lessanglots vinrent.

– Elle est sauvée, pensa le vieillard qui lui tâtait le poulsavec une anxiété de père. Hélas&|160;! elle a toute la sensibilitéde ma pauvre femme, se dit-il en allant prendre un stéthoscopequ’il mit sur le cœur d’Ursule en y appliquant son oreille. Allons,tout va bien&|160;! se dit-il. – Je ne savais pas, mon cœur, que tul’aimasses autant déjà, reprit-il en la regardant. Mais pense avecmoi comme avec toi-même, et raconte-moi tout ce qui s’est passéentre vous deux.

– Je ne l’aime pas, mon parrain, nous ne nous sommes jamais riendit, répondit-elle en sanglotant. Mais apprendre que ce pauvrejeune homme est en prison et savoir que vous refusez durement del’en tirer, vous si bon&|160;!

– Ursule, mon bon petit ange, si tu ne l’aimes pas, pourquoifais-tu devant le jour de saint Savinien un point rouge commedevant le jour de saint Denis&|160;? Allons, raconte-moi lesmoindres événements de cette affaire de cœur.

Ursule rougit, retint quelques larmes, et il se fit entre elleet son oncle un moment de silence.

– As-tu peur de ton père, de ton ami, de ta mère, de tonmédecin, de ton parrain, dont le cœur a été depuis quelques joursrendu plus tendre encore qu’il ne l’était.

– Eh&|160;! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrirmon âme. Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère.Jusqu’à ce voyage, je n’avais jamais fait la moindre attention àlui. Quand il est parti pour demeurer à Paris, j’étais une enfant,et ne voyais, je vous le jure, aucune différence entre un jeunehomme et vous autres, si ce n’est que je vous aimais sans imaginerjamais pouvoir aimer mieux qui que ce soit. Monsieur Savinien estarrivé par la malle la veille du jour de la fête de sa mère sansque nous le sussions. A sept heures du matin, après avoir dit mesprières, en ouvrant la fenêtre pour donner de l’air à ma chambre,je vois les fenêtres de la chambre de monsieur Savinien ouvertes,et monsieur Savinien en robe de chambre, occupé à se faire labarbe, et mettant à ses mouvements une grâce… enfin je l’ai trouvégentil. Il a peigné ses moustaches noires, sa virgule sous lementon, et j’ai vu son cou blanc, rond… Faut-il vous diretout&|160;?… je me suis aperçue que ce cou si frais, ce visage etces beaux cheveux noirs étaient bien différents des vôtres, quandje vous regardais vous faisant la barbe. Il m’a monté, je ne saisd’où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à latête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais metenir debout, je tremblais. Mais j’avais tant envie de le revoir,que je me suis mise sur la pointe des pieds, il m’a vue alors, etm’a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et…

– Et&|160;?…

– Et, reprit-elle, je me suis cachée, aussi honteusequ’heureuse, sans m’expliquer pourquoi j’avais honte de ce bonheur.Ce mouvement qui m’éblouissait l’âme en y amenant je ne sais quellepuissance, s’est renouvelé toutes les fois qu’en moi-même jerevoyais cette jeune figure. Enfin je me plaisais à retrouver cetteémotion quelque violente qu’elle fût. En allant à la messe, uneforce invincible m’a poussée à regarder monsieur Savinien donnantle bras à sa mère : sa démarche, ses vêtements, tout jusqu’au bruitde ses bottes sur le pavé me paraissait joli. La moindre chose delui, sa main si finement gantée, exerçait sur moi comme un charme.Cependant j’ai eu la force de ne pas penser à lui pendant la messe.A la sortie, je suis restée dans l’église de manière à laisserpartir madame de Portenduère la première et à marcher ainsi aprèslui. Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangementsm’intéressaient. En rentrant, quand je me suis retournée pourfermer la grille…

– Et la Bougival&|160;?… dit le docteur.

– Oh&|160;! je l’avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvementUrsule. J’ai donc pu voir naturellement monsieur Savinien plantésur ses jambes et me contemplant. Oh&|160;! parrain, je me suissentie si fière en croyant remarquer dans ses yeux une sorte desurprise et d’admiration, que je ne sais pas ce que j’aurais faitpour lui fournir l’occasion de me regarder. Il m’a semblé que je nedevais plus désormais m’occuper que de lui plaire. Son regard estmaintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. Depuisce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. MonsieurSavinien est reparti le soir, je ne l’ai plus revu, la rue desBourgeois m’a paru vide, et il a comme emporté mon cœur avec luisans le savoir.

– Voilà tout&|160;? dit le docteur.

– Tout, mon parrain, dit-elle avec un soupir où le regret de nepas avoir à en dire davantage était étouffé sous la douleur dumoment.

– Ma chère petite, dit le docteur en asseyant Ursule sur sesgenoux, tu vas attraper tes seize ans bientôt, et ta vie de femmeva commencer. Tu es entre ton enfance bénie qui cesse, et lesagitations de l’amour qui te feront une existence orageuse, car tuas le système nerveux d’une exquise sensibilité. Ce qui t’arrive,c’est l’amour, ma fille, dit le vieillard avec une expression deprofonde tristesse, c’est l’amour dans sa sainte naïveté, l’amourcomme il doit être : involontaire, rapide, venu comme un voleur quiprend tout… oui, tout&|160;! Et je m’y attendais. J’ai bien observéles femmes, et sais que, si chez la plupart l’amour ne s’empared’elles qu’après bien des témoignages, des miracles d’affection, sicelles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues&|160;;il en est d’autres qui, sous l’empire d’une sympathie explicableaujourd’hui par les fluides magnétiques, sont envahies en uninstant. Je puis te le dire aujourd’hui : aussitôt que j’ai vu lacharmante femme qui portait ton nom, j’ai senti que je l’aimeraisuniquement et fidèlement sans savoir si nos caractères, si nospersonnes se conviendraient. Y a-t-il en amour une secondevue&|160;? Quelle réponse faire, après avoir vu tant d’unionscélébrées sous les auspices d’un si céleste contrat, plus tardbrisées, engendrant des haines presque éternelles, des répulsionsabsolues&|160;? Les sens peuvent, pour ainsi dire, s’appréhender etles idées être en désaccord : et peut-être certaines personnesvivent-elles plus par les idées que par le corps&|160;? Aucontraire, souvent les caractères s’accordent et les personnes sedéplaisent. Ces deux phénomènes si différents, qui rendraientraison de bien des malheurs, démontrent la sagesse des lois quilaissent aux parents la haute main sur le mariage de leursenfants&|160;; car une jeune fille est souvent la dupe de l’une deces deux hallucinations. Aussi ne te blâmé-je pas. Les sensationsque tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite deson centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, cebonheur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel. Mais,mon enfant adoré, comme te l’a dit notre bon abbé Chaperon, laSociété demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels.Autres sont les destinées de l’homme, autres sont celles de lafemme. J’ai pu choisir Ursule Mirouët pour femme, et venir à elleen lui disant combien je l’aimais&|160;; tandis qu’une jeune fillement à ses vertus en sollicitant l’amour de celui qu’elle aime : lafemme n’a pas comme nous la faculté de poursuivre au grand jourl’accomplissement de ses vœux[Coquille du Furne : veux.]. Aussi lapudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrièreinfranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitationà me confier tes premières émotions m’a dit assez que tusouffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d’avouer àSavinien…

– Oh&|160;! oui, dit-elle.

– Mais, mon enfant, tu dois faire plus : tu dois réprimer lesmouvements de ton cœur, les oublier.

– Pourquoi&|160;?

– Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l’homme quisera ton mari&|160;; et quand même monsieur Savinien de Portenduèret’aimerait…

– Je n’y ai pas encore pensé.

– Ecoute-moi&|160;? Quand même il t’aimerait, quand sa mère medemanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariagequ’après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduitevient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettreentre les héritières et lui des barrières qui tomberontdifficilement.

Un sourire d’ange sécha les pleurs d’Ursule, qui dit : – Aquelque chose malheur est bon&|160;! Le docteur fut sans réponse àcette naïveté. – Qu’a-t-il fait, mon parrain&|160;?reprit-elle.

– En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingtmille francs de dettes&|160;! Il a eu la sottise de se laissercoffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais unjeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable deplonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, commeton pauvre père, mourir sa femme de désespoir&|160;!

– Croyez-vous qu’il puisse se corriger&|160;?demanda-t-elle.

– Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et jene sais pas de pire correction pour un noble que d’être sansfortune.

Cette réponse rendit Ursule pensive : elle essaya ses larmes etdit à son parrain : – Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, monparrain&|160;; ce service vous donnera le droit de le conseiller :vous lui ferez des remontrances…

– Et, dit le docteur en imitant le parler d’Ursule, il pourravenir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et…

– Je ne songe en ce moment qu’à lui-même, répondit Ursule enrougissant.

– Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant&|160;; c’est unefolie&|160;! dit gravement le docteur. Jamais madame dePortenduère, une Kergarouët, n’eût-elle que trois cents livres paran pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien dePortenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère,lieutenant-général des armées navales du roi et fils du vicomte dePortenduère, capitaine de vaisseau, avec qui&|160;? avec UrsuleMirouët, fille d’un musicien de régiment, sans fortune, et dont lepère, hélas&|160;! voici le moment de te le dire, était le bâtardd’un organiste, de mon beau-père.

– O mon parrain&|160;! vous avez raison : nous ne sommes égauxque devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières,dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita.Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoinune pauvre fille comme moi&|160;? En prison, lui&|160;!

– Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nousviendra-t-il en aide.

Le silence régna pendant quelques instants. Quand Ursule, quin’osait regarder son parrain, leva les yeux sur lui, son cœur futprofondément remué lorsqu’elle vit des larmes roulant sur ses jouesflétries. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceuxdes enfants sont naturels.

Qu’avez-vous&|160;? mon Dieu&|160;! dit-elle en se jetant à sespieds et lui baisant les mains. N’êtes-vous pas sûr demoi&|160;?

– Moi qui voudrais satisfaire à tous tes vœux, je suis obligé dete causer la première grande douleur de ta vie&|160;! Je souffreautant que toi. Je n’ai pleuré qu’à la mort de mes enfants et àcelle d’Ursule. Tiens, je ferai tout ce que tu voudras,s’écria-t-il.

A travers ses larmes, Ursule jeta sur son parrain un regard quifut comme un éclair. Elle sourit.

– Allons au salon, et sache te garder le secret à toi-même surtout ceci, ma petite, dit le docteur eu laissant sa filleule danssou cabinet.

Ce père se sentit si faible contre ce divin sourire qu’il allaitdire un mot d’espérance et tromper ainsi sa filleule.

En ce moment madame de Portenduère, seule avec le curé dans safroide petite salle au rez-de-chaussée, avait fini de confier sesdouleurs à ce bon prêtre, son seul ami. Elle tenait à la main deslettres que l’abbé Chaperon venait de lui rendre après les avoirlues, et qui avaient mis ses misères au comble. Assise dans sabergère d’un côté de la table carrée où se voyaient les restes dudessert, la vieille dame regardait le curé, qui de l’autre côté,ramassé dans son fauteuil, se caressait le menton par ce gestecommun aux valets de théâtre, aux mathématiciens, aux prêtres, etqui trahit quelque méditation sur un problème difficile àrésoudre.

Cette petite salle, éclairée par deux fenêtres sur la rue etgarnie de boiseries peintes en gris, était si humide que lespanneaux du bas offraient aux regards les fendillementsgéométriques du bois pourri quand il n’est plus maintenu que par lapeinture. Le carreau, rouge et frotté par l’unique servante de lavieille dame, exigeait devant chaque siège de petits ronds ensparteries sur l’un desquels l’abbé tenait ses pieds. Les rideaux,de vieux damas vert-clair à fleurs vertes, étaient tirés, et lespersiennes avaient été fermées. Deux bougies éclairaient la table,tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Est-il besoin dedire qu’entre les deux fenêtres un beau pastel de Latour montraitle fameux amiral de Portenduère, le rival des Suffren, desKergarouët, des Guichen et des Simeuse. Sur la boiserie en face dela cheminée, on apercevait le vicomte de Portenduère et la mère dela vieille dame, une Kergarouët-Ploëgat. Savinien avait donc pourgrand-oncle le vice-amiral de Kergarouët, et pour cousin le comtede Portenduère, petit-fils de l’amiral, l’un et l’autre fortriches. Le vice-amiral de Kergarouët habitait Paris, et le comte dePortenduère le château de ce nom dans le Dauphiné. Son cousin lecomte représentait la branche aînée, et Savinien était le seulrejeton du cadet de Portenduère. Le comte, âgé de plus de quaranteans, marié à une femme riche, avait trois enfants. Sa fortune,accrue de plusieurs héritages, se montait, dit-on, à soixante millelivres de rentes. Député de l’Isère, il passait ses hivers à Parisoù il avait racheté l’hôtel de Portenduère avec les indemnités quelui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avaitrécemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquementpour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donclui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon,si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par unamiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjàlieutenant de vaisseau&|160;; mais sa mère, opposée à ce que sonfils unique se destinât à l’état militaire, l’avait fait élever àNemours par un vicaire de l’abbé Chaperon, et s’était flattée depouvoir conserver jusqu’à sa mort son fils près d’elle. Ellevoulait sagement le marier avec une demoiselle d’Aiglemont, richede douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom dePortenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ceplan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à laseconde génération, eût été déjoué par les événements. Lesd’Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l’aînée,Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère.L’ennui d’une vie sans air, sans issue et sans action, sans autrealiment que l’amour des fils pour leurs mères, fatigua tellementSavinien qu’il rompit ses chaînes, quelque douces qu’elles fussent,et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tardque son avenir n’était pas rue des Bourgeois. A vingt-un[Formebalzacienne.] ans il avait donc quitté sa mère pour se fairereconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devaitêtre un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de lavie de Paris pour un jeune homme de vingt-un[Forme balzacienne.]ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirset à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient lessalons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt annéesamassées dans quelque cachette, Savinien eut bientôt dépensé lessix mille francs qu’elle lui donna pour voir Paris. Cette somme nedéfraya pas ses six premiers mois, et il dut alors le double decette somme à son hôtel, à son tailleur, à son bottier, à sonloueur de voitures et de chevaux, à un bijoutier, à tous lesmarchands qui concourent au luxe des jeunes gens. A peine avait-ilréussi à se faire connaître, à peine savait-il parler, seprésenter, porter ses gilets et les choisir, commander ses habitset mettre sa cravate, qu’il se trouvait à la tête de trente millefrancs de dettes et n’en était encore qu’à chercher une tournuredélicate pour déclarer son amour à la sœur du marquis deRonquerolles, madame de Sérizy, femme élégante, mais dont lajeunesse avait brillé sous l’Empire.

– Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres&|160;? dit unjour à la fin d’un déjeuner Savinien à quelques élégants aveclesquels il s’était lié comme se lient aujourd’hui des jeunes gensdont les prétentions en toute chose visent au même but et quiréclament une impossible égalité. Vous n’étiez pas plus riches quemoi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j’aidéjà des dettes&|160;!

– Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riantRastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Emile Blondet,les dandies d’alors.

– Si de Marsay s’est trouvé riche au début de la vie, c’est unhasard&|160;! dit l’amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentaitde frayer avec ces jeunes gens. Et s’il n’eût pas été lui-même,ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.

– Le mot y est, dit Maxime de Trailles.

– Et l’idée aussi, répliqua Rastignac.

– Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sontla commandite de l’expérience. Une bonne éducation universitaireavec maîtres d’agréments et de désagréments, qui ne vous apprendrien, coûte soixante mille francs. Si l’éducation par le mondecoûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, lapolitique, les hommes et quelquefois les femmes.

Blondet acheva cette leçon par cette traduction d’un vers de LaFontaine :

Le monde vend très-cher ce qu’on pense qu’il donne&|160;!

Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes del’archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n’y vit que desplaisanteries.

– Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beaunom, et si vous n’acquérez pas la fortune qu’exige votre nom, vouspourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal deslogis[Erreur du Furne : maréchal des-logis.] dans un régiment decavalerie.

Nous avons vu tomber de plus illustres têtes&|160;!

ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le brasde Savinien. – Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans,un jeune comte d’Esgrignon qui n’a pas vécu plus de deux ans dansle paradis du grand monde. Hélas&|160;! il a vécu ce que vivent lesfusées. Il s’est élevé jusqu’à la duchesse de Maufrigneuse, et ilest retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre unvieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche.Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sanshonte, elle vous sera très-utile&|160;; tandis que si vous jouezavec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone deRaphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grandsfrais dans le pays de Tendre&|160;!

Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme,n’osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madamede Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner dela tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu’elle possédait, surune lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistiquedes ruses dirigées par les enfants contre les coffres-fortspaternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisserprotester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin dela première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame deSérizy sérieusement éprise de lui, et qui d’ailleurs le formait, ilusa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis,un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l’adressa, dansun jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien etdûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirentl’escompte doux et facile. L’usure et le trompeur secours desrenouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environdix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfantdevint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude commetoutes les jeunes personnes qui attendent la mort d’un vieux mari,et qui font l’habile report de leur vertu sur un second mariage.Incapable de comprendre qu’une vertu raisonnée est invincible,Savinien faisait la cour à Emilie de Kergarouët en grande tenued’homme riche : il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elledevait se trouver.

– Mon petit, tu n’as pas assez de poudre pour faire sauter cerocher là, lui dit un soir en riant de Marsay.

Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, parcommisération, expliquer Emilie de Fontaine à cet enfant, il fallutles sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pouréclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite àun bijoutier, d’accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoirl’odieux de l’arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept millefrancs, Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l’insu de sesamis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par deMarsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinienet lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvantdénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers,avait indiqué l’appartement secret où Savinien logeait, et tout yavait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu’ilportait. Les trois jeunes gens, munis d’un excellent dîner, et touten buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s’informèrent dela situation de Savinien, en apparence afin d’organiser son avenir,mais sans doute pour le juger.

– Quand on s’appelle Savinien de Portenduère, s’était écriéRastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pourgrand-oncle l’amiral Kergarouët, si l’on commet l’énorme faute dese laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, moncher&|160;!

– Pourquoi ne m’avoir rien dit&|160;? s’écria de Marsay. Vousaviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et deslettres pour l’Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet etautres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d’abord quelâne vous a mené boire à cette source mortelle&|160;? demanda deMarsay.

– Des Lupeaulx.

Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi lamême pensée, un soupçon, mais sans l’exprimer.

– Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demandade Marsay.

Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sapetite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sansautre jardin qu’une cour à puits et à hangar pour serrer lebois&|160;; qu’il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtieen grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme desBordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d’un airprofond le mot de l’abbé dans les Marrons du feu d’Alfredde Musset dont les Contes d’Espagne venaient de paraître : –Triste&|160;!

– Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, ditRastignac.

– Oui, mais après&|160;?… s’écria de Marsay.

– Si vous n’aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, legouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie&|160;; maisSainte-Pélagie n’est pas l’antichambre d’une ambassade.

– Vous n’êtes pas assez fort pour la vie de Paris, ditRastignac.

– Voyons&|160;? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme unmaquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bienfendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirsmagnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre jouepâle, et une taille svelte&|160;; vous avez un pied qui annonce dela race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires etcependant solides. Vous êtes ce que j’appelle un brun élégant.Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu decouleurs, le nez d’une jolie forme&|160;; et vous avez de plus cequi plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pascompte les hommes eux-mêmes et qui tient à l’air, à la démarche, auson de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule depetites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachentun certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, moncher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez uneAnglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre devicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmantebelle-mère lady Dudley, qui n’a pas sa pareille pour embrocher deuxcœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrainsd’alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir etsavoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habilemanœuvre de haute banque. Pourquoi ne m’avoir rien dit&|160;? ABade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être&|160;;mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L’usurierest comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l’hommeassez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux.Aux yeux d’un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse quiroussit furieusement l’âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis,mon cher enfant&|160;? je vous dirai comme au petit d’Esgrignon :Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant troisans, et mariez-vous en province avec la première fille qui auratrente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvéquelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère.Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast : – A lafille d’argent&|160;!

Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu’à l’heureofficielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent : –Il n’est pas fort&|160;! – Il est bien abattu&|160;! – serelèvera-t-il&|160;?

Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession généraleen vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée,madame de Portenduère écrivit d’abord à son fils, en lui promettantde le tirer de prison&|160;; puis aux comtes de Portenduère et deKergarouët.

Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mèretenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matinmême et lui avaient brisé le cœur.

A MADAME DE PORTENDUERE.

Paris, septembre 1829.

 » Madame,

 » Vous ne pouvez pas douter de l’intérêt que l’amiral et moinous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur deKergarouët m’afflige d’autant plus que ma maison était celle devotre fils : nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus deconfiance en l’amiral, nous l’eussions pris avec nous, il seraitdéjà placé convenablement&|160;; mais il ne nous a rien dit, lemalheureux enfant&|160;! L’amiral ne saurait payer cent millefrancs&|160;; il est endetté lui-même, et s’est obéré pour moi quine savais rien de sa position pécuniaire. Il est d’autant plusdésespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en selaissant arrêter. Si mon beau neveu n’avait pas eu pour moi je nesais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent parl’orgueil de l’amoureux, nous l’eussions fait voyager en Allemagnependant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur deKergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dansles bureaux de la marine&|160;; mais un emprisonnement pour dettesva sans doute paralyser les démarches de l’amiral. Payez les dettesde Savinien, qu’il serve dans la marine, il fera son chemin en vraiPortenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nousl’aiderons tous.

Ne vous désespérez donc pas, madame&|160;; il vous reste desamis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plussincères, et je vous envoie mes veux avec les respects de votre

 » Très-affectionnée servante,

 » Emilie de KERGAROUET.  »

A MADAME DE PORTENDUERE.

Portenduère, août 1829.

 » Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu’affligé desescapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d’une fille, mafortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mesespérances, ne me permet pas de l’amoindrir d’une somme de centmille francs pour payer la rançon d’un Portenduère pris par lesLombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez àPortenduère, vous y trouverez l’accueil que nous vous devons, quandmême nos cœurs ne seraient pas entièrement à vous. Vous vivrezheureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouvecharmant. Cette frasque n’est rien, ne vous désolez pas, elle ne sesaura jamais dans notre province où nous connaissons plusieursfilles d’argent très-riches, et qui seront enchantées de nousappartenir.

Ma femme se joint à moi pour vous dire toute la joie que vousnous ferez, et vous prie d’agréer ses veux pour la réalisation dece projet et l’assurance de nos respects affectueux.

Luc-Savinien, comte de PORTENDUERE.  »

– Quelles lettres pour une Kergarouët&|160;! s’écria la vieilleBretonne en essuyant ses yeux.

– L’amiral ne sait pas que son neveu est en prison, dit enfinl’abbé Chaperon&|160;; la comtesse a seule lu votre lettre, etseule a répondu. Mais il faut prendre un parti, reprit-il après unepause, et voici ce que j’ai l’honneur de vous conseiller. Ne vendezpas votre ferme. Le bail est à fin, et voici vingt-quatre ans qu’ildure&|160;; dans quelques mois, vous pourrez porter son fermage àsix mille francs, et vous faire donner un pot-de-vin d’une valeurde deux années. Empruntez à un honnête homme, et non aux gens de laville qui font le commerce des hypothèques. Votre voisin est undigne homme, un homme de bonne compagnie, qui a vu le beau mondeavant la Révolution, et qui d’athée est devenu catholique. N’ayezpoint de répugnance à le venir voir ce soir, il sera très-sensibleà votre démarche&|160;; oubliez un moment que vous êtesKergarouët.

– Jamais&|160;! dit la vieille mère d’un son de voixstrident.

– Enfin soyez une Kergarouët aimable&|160;; venez quand il seraseul, il ne vous prêtera qu’à trois et demi, peut-être à trois pourcent, et vous rendra service avec délicatesse, vous en serezcontente&|160;; il ira délivrer lui-même Savinien, car il seraforcé de vendre des rentes, et vous le ramènera.

– Vous parlez donc de ce petit Minoret&|160;?

– Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l’abbé Chaperon ensouriant. Ma chère dame, ayez un peu de charité chrétienne, ne leblessez pas, il peut vous être utile de plus d’une manière.

– Et comment&|160;?

– Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeunefille.

– Oui, cette petite Ursule… Eh&|160;! bien, après&|160;?

Le pauvre curé n’osa poursuivre en entendant cet : Eh&|160;!bien, après&|160;? dont la sécheresse et l’âpreté tranchaientd’avance la proposition qu’il voulait faire.

– Je crois le docteur Minoret puissamment riche…

– Tant mieux pour lui.

– Vous avez déjà très-indirectement causé les malheurs actuelsde votre fils en ne lui donnant pas de carrière, prenez garde àl’avenir&|160;! dit sévèrement le curé. Dois-je annoncer votrevisite à votre voisin&|160;?

– Mais pourquoi, sachant que j’ai besoin de lui, ne viendrait-ilpas&|160;?

– Ah&|160;! madame, en allant chez lui, vous payerez trois pourcent&|160;; et, s’il vient chez vous, vous payerez cinq, dit lecuré qui trouva cette belle raison afin de décider la vieille dame.Et si vous étiez forcée de vendre votre ferme par Dionis lenotaire, par le greffier Massin, qui vous refuseraient des fonds enespérant profiter de votre désastre, vous perdriez la moitié de lavaleur des Bordières. Je n’ai pas la moindre influence sur desDionis, des Massin, des Levrault, les gens riches du pays quiconvoitent votre ferme et savent votre fils en prison.

– Ils le savent, ils le savent, s’écria-t-elle en levant lesbras. Oh&|160;! mon pauvre curé, vous avez laissé[Erreur du Furne :laissez.] refroidir votre café… Tiennette&|160;!Tiennette&|160;!

Tiennette, une vieille Bretonne à casaquin et à bonnet breton,âgée de soixante ans, entra lestement et prit, pour le fairechauffer, le café du curé.

– Soyez paisible, monsieur le recteur, dit-elle en voyant que lecuré voulait boire, je le mettrai dans le bain-marie, il nedeviendra point mauvais.

– Eh&|160;! bien, reprit le curé de sa voix insinuante, j’iraiprévenir monsieur le docteur de votre visite, et vous viendrez.

La vieille mère ne céda qu’après une heure de discussion,pendant laquelle le curé fut obligé de répéter dix fois sesarguments. Et encore l’altière Kergarouët ne fut-elle vaincue quepar ces derniers mots : – Savinien irait&|160;!

– Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle.

Neuf heures sonnaient quand la petite porte ménagée dans lagrande se fermait sur le curé, qui sonna vivement à la grille dudocteur. L’abbé Chaperon tomba de Tiennette en Bougival, car lavieille nourrice lui dit : – Vous venez bien tard, monsieur lecuré&|160;! comme l’autre lui avait dit : – Pourquoi quittez-voussitôt madame quand elle a du chagrin&|160;?

Le curé trouva nombreuse compagnie dans le salon vert et brun dudocteur, car Dionis était allé rassurer les héritiers en passantchez Massin pour leur répéter les paroles de leur oncle.

– Ursule, dit-il, a, je crois, un amour au cœur qui ne luidonnera que peine et soucis&|160;; elle paraît romanesque(l’excessive sensibilité s’appelle ainsi chez les notaires), etnous la verrons long-temps fille. Ainsi, pas de défiance : soyezaux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle,car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sanssavoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes,renard.

Donc, mesdames Massin et Crémière, leurs maris, le maître deposte et Désiré formaient avec le médecin de Nemours et Bongrandune assemblée inaccoutumée et turbulente chez le docteur. L’abbéChaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursuleachevait la symphonie en la de Beethoven. Avec la rusepermise à l’innocence, l’enfant, que son parrain avait éclairée età qui les héritiers déplaisaient, choisit cette musique grandioseet qui doit être étudiée pour être comprise, afin de dégoûter cesfemmes de leur envie. Plus la musique est belle, moins lesignorants la goûtent. Aussi, quand la porte s’ouvrit et que l’abbéChaperon montra sa tête vénérable : – Ah&|160;! voilà monsieur lecuré, s’écrièrent les héritiers heureux de se lever tous et demettre un terme à leur supplice.

L’exclamation trouva un écho à la table de jeu où Bongrand, lemédecin de Nemours et le vieillard étaient victimes del’outrecuidance[Erreur du Furne : l’outrecuisance.] avec laquellele percepteur, pour plaire à son grand-oncle, avait proposé defaire le quatrième au whist. Ursule quitta le forté. Ledocteur se leva comme pour saluer le curé, mais bien pour arrêterla partie. Après de grands compliments adressés à leur oncle sur letalent de sa filleule, les héritiers tirèrent leur révérence.

– Bonsoir, mes amis, s’écria le docteur quand la grilleretentit.

– Ah&|160;! voilà ce qui coûte si cher, dit madame Crémière àmadame Massin quand elles furent à quelques pas.

– Dieu me garde de donner de l’argent pour que ma petite Alineme fasse des charivaris pareils dans la maison, répondit madameMassin.

– Elle dit que c’est de Bethovan, qui passe cependantpour un grand musicien, dit le receveur, il a de la réputation.

– Ma foi, ce ne sera pas à Nemours, reprit madame Crémière, etil est bien nommé Bête à vent.

– Je crois que notre oncle l’a fait exprès pour que nous n’yrevenions plus, dit Massin, car il a cligné des yeux en montrant levolume vert à sa petite mijaurée.

– Si c’est avec ce carillon-là qu’ils s’amusent, reprit lemaître de poste, ils font bien de rester entre eux.

– Il faut que monsieur le juge de paix aime bien à jouer pourentendre ces sonacles, dit madame Crémière.

– Je ne saurai jamais jouer devant des personnes qui necomprennent pas la musique, dit Ursule en venant s’asseoir auprèsde la table de jeu.

– Les sentiments chez les personnes richement organisées nepeuvent se développer que dans une sphère amie, dit le curé deNemours. De même que le prêtre ne saurait bénir en présence duMauvais Esprit, que le châtaignier meurt dans une terre grasse, unmusicien de génie éprouve une défaite intérieure quand il estentouré d’ignorants. Dans les arts, nous devons recevoir des âmesqui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur encommuniquons. Cet axiome qui régit les affections humaines a dictéles proverbes : – Il faut hurler avec les loups. – Qui se ressembles’assemble. Mais la souffrance que vous devez avoir éprouvéen’atteint que les natures tendres et délicates.

– Aussi, mes amis, dit le docteur, une chose qui ne ferait quede la peine à une femme pourrait-elle tuer ma petite Ursule.Ah&|160;! quand je ne serai plus, élevez entre cette chère fleur etle monde cette haie protectrice dont parlent les vers de Catulle :ut flos, etc.

– Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule,dit le juge de paix en souriant.

– Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin deNemours.

– J’ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteriesde commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi&|160;?

– Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l’abbé.

– Vous avez dîné chez madame de[Dans le Furne, oubli de laparticule.] Portenduère&|160;? dit alors Ursule qui interrogeal’abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d’inquiètecuriosité.

– Oui&|160;; la pauvre dame est bien affligée, et il ne seraitpas impossible qu’elle vînt vous voir ce soir, monsieurMinoret.

– Si elle est dans le chagrin et qu’elle ait besoin de moi,j’irai chez elle, s’écria le docteur. Achevons le dernierrubber.

Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.

– Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pourhabiter Paris sans un mentor. Quand j’ai su qu’on prenait ici, prèsdu notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame,j’ai deviné qu’il escomptait la mort de sa mère.

– L’en croyez-vous capable&|160;? dit Ursule en lançant unregard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même :Hélas&|160;! oui, elle l’aime.

– Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, etla raison en est qu’il est en prison : les fripons n’y vontjamais.

– Mes amis, s’écria le vieux Minoret, en voici bien assez pource soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minutede plus quand on peut sécher ses larmes.

Les quatre amis se levèrent et sortirent, Ursule les accompagnajusqu’à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à laporte en face&|160;; et quand Tiennette les eut introduits, elles’assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant laBougival près d’elle.

– Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans lapetite salle, monsieur le docteur Minoret n’a point voulu que vousprissiez la peine de venir chez lui…

– Je suis trop de l’ancien temps, madame, reprit le docteur,pour ne pas savoir tout ce qu’un homme doit à une personne de votrequalité, et je suis trop heureux, d’après ce que m’a dit monsieurle curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.

Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tantque depuis le départ de l’abbé Chaperon elle voulait s’adresser aunotaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret,qu’elle se leva pour répondre à son salut et lui montra unfauteuil.

– Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d’un air royal. Notre chercuré vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelquesdettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les luiprêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme desBordières.

– Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurairamené monsieur votre fils, si vous me permettez d’être votreintendant en cette circonstance.

– Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame eninclinant la tête et regardant le curé d’un air qui voulait dire :Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.

– Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame,est plein de dévouement pour votre maison.

– Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madamede Portenduère en faisant visiblement un effort&|160;; car à votreâge s’aventurer dans Paris à la piste des méfaits d’un étourdi…

– Madame, en soixante-cinq, j’eus l’honneur de voir l’illustreamiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes,et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionnersur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n’est pas impossibleque feu monsieur de Portenduère, votre mari, s’y soit trouvé. Lamarine française était alors glorieuse, elle tenait tête àl’Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie saquote-part de courage. Avec quelle impatience, enquatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp deSaint-Roch&|160;! J’ai failli partir comme médecin des armées duroi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l’amiral Kergarouët asoutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur laBelle-Poule.

– Ah&|160;! s’il savait son petit-neveu en prison&|160;!

– Monsieur le vicomte n’y sera plus dans deux jours, dit levieux Minoret en se levant.

Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui sela laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la saluaprofondément et sortit&|160;; mais il rentra pour dire au curé : –Voulez-vous, mon cher abbé, m’arrêter une place à la diligence pourdemain matin&|160;?

Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter leslouanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait laconquête de la vieille dame.

– Il est étonnant pour son âge, dit-elle&|160;; il parle d’allerà Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s’il n’avaitque vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.

– La meilleure, madame&|160;; et aujourd’hui plus d’un fils depair de France pauvre serait bien heureux d’épouser sa pupille avecun million. Ah&|160;! si cette idée passait par le cœur deSavinien, les temps sont si changés que ce n’est pas de votre côtéque seraient les plus grandes difficultés, après la conduite devotre fils.

L’étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieilledame permit au curé de l’achever.

– Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.

– Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils seconduise désormais de manière à conquérir l’estime de cevieillard&|160;!

– Si ce n’était pas vous, monsieur le curé, dit madame dePortenduère, si c’était un autre qui me parlât ainsi…

– Vous ne le verriez plus, dit en souriant l’abbé Chaperon.Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Parisen fait d’alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et aprèsavoir déjà compromis son avenir ne l’empêchez pas de se faire uneposition.

– Et c’est vous qui me dites cela&|160;?

– Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait&|160;?s’écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.

Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans lacour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleulequ’il venait de céder : elle voulait aller à Paris et lui donnaitmille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenirtout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligenceétait encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir,le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans lasoirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événementspolitiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait ditplusieurs fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu’ilfallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tantque la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pasvidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectementdonné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyagepour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutesse trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Lenotaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laisséspar monsieur de Jordy à Ursule, et qu’il avait fait valoir en bonpère de famille. Il promit de mettre en campagne un agentd’affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers deSavinien&|160;; mais il fallait, pour réussir, que le jeune hommeeût le courage de rester quelques jours encore en prison.

– La précipitation dans ces sortes d’affaires coûte au moinsquinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d’abord vousn’aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.

Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins unesemaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l’yaccompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L’oncle et lanièce étaient logés dans un hôtel de la rueCroix-des-Petits-Champs, où le docteur avait pris tout unappartement convenable&|160;; et, connaissant la religion de sapupille, il lui fit promettre de n’en point sortir quand il seraitdehors pour ses affaires. Le bonhomme promenait Ursule dans Paris,lui faisait voir les passages, les boutiques, les boulevards&|160;;mais rien ne l’amusait ni ne l’intéressait.

– Que veux-tu&|160;? lui disait le vieillard.

– Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination.

Minoret prit alors un fiacre et la mena jusqu’à la rue de laClef, où la voiture stationna devant l’ignoble façade de cet anciencouvent transformé en prison. La vue de ces hautes muraillesgrisâtres dont toutes les fenêtres sont grillées, celle de ceguichet où l’on ne peut entrer qu’en se baissant (horribleleçon&|160;!), cette masse sombre dans un quartier plein de misèreset où elle se dresse entourée de rues désertes comme une misèresuprême : cet ensemble de choses tristes saisit Ursule et lui fitverser quelques larmes.

– Comment, dit-elle, emprisonne-t-on des jeunes gens pour del’argent&|160;? comment une dette donne-t-elle à un usurier unpouvoir que le roi lui-même n’a pas&|160;? Il est donclà&|160;! s’écria-t-elle. Et où, mon parrain&|160;? ajouta-t-elleen regardant de fenêtre en fenêtre.

– Ursule, dit le vieillard, tu me fais faire des folies. Cen’est pas l’oublier, cela.

– Mais, reprit-elle, s’il faut renoncer à lui, dois-je aussi nelui porter aucun intérêt&|160;? Je puis l’aimer et ne me marier àpersonne.

– Ah&|160;! s’écria le bonhomme, il y a tant de raison dans tadéraison que je me repens de t’avoir amenée.

Trois jours après, le vieillard avait les quittances en règle,les titres et toutes les pièces établissant la libération deSavinien. Cette liquidation, y compris les honoraires de l’hommed’affaires, s’était opérée pour une somme de quatre-vingt millefrancs. Il restait au docteur huit cent mille francs, que sonnotaire lui fit mettre en bons du trésor, afin de ne pas perdretrop d’intérêts. Il gardait vingt mille francs en billets de banquepour Savinien. Le docteur alla lui-même lever l’écrou le samedi àdeux heures, et le jeune vicomte, instruit déjà par une lettre desa mère, remercia son libérateur avec une sincère effusion decœur.

– Vous ne devez pas tarder à venir voir votre mère, lui dit levieux Minoret.

Savinien répondit avec une sorte de confusion qu’il avaitcontracté dans sa prison une dette d’honneur, et raconta la visitede ses amis.

– Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s’écria ledocteur en souriant. Votre mère m’emprunte cent mille francs, maisje n’en ai payé que quatre-vingt mille : voici le reste, ménagez-lebien, monsieur, et considérez ce que vous en garderez comme votreenjeu au tapis vert de la fortune.

Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait desréflexions sur l’époque actuelle. La concurrence en toute choseexige de grands travaux à qui veut une fortune. Les moyens illégauxdemandent plus de talent et de pratiques souterraines qu’unerecherche à ciel ouvert. Les succès dans le monde, loin de donnerune position, dévorent le temps et veulent énormément d’argent. Lenom de Portenduère, que sa mère lui disait tout-puissant, n’étaitrien à Paris. Son cousin le député, le comte de Portenduère,faisait petite figure au sein de la Chambre élective en présence dela Pairie, de la Cour, et n’avait pas trop de son crédit pourlui-même. L’amiral de Kergarouët n’existait que par sa femme. Ilavait vu des orateurs, des gens venus du milieu social inférieur àla noblesse ou de petits gentilshommes être des personnagesinfluents. Enfin l’argent était le pivot, l’unique moyen, mobiled’une Société que Louis XVIII avait voulu créer à l’instar de celled’Angleterre. De la rue de la Clef à la rueCroix-des-Petits-Champs, le gentilhomme développa le résumé de sesméditations, en harmonie d’ailleurs avec le conseil de de Marsay,au vieux médecin.

– Je dois, dit-il, me faire oublier pendant trois ou quatre ans,et chercher une carrière. Peut-être me ferais-je un nom par unlivre de haute politique ou de statistique morale, par quelquetraité sur une des grandes questions actuelles. Enfin, tout encherchant à me marier avec une jeune personne qui me donnel’éligibilité, je travaillerai dans l’ombre et le silence.

En étudiant avec soin la figure du jeune homme, le docteur yreconnut le sérieux de l’homme blessé qui veut une revanche. Ilapprouva beaucoup ce plan.

– Mon voisin, lui dit-il en terminant, si vous avez dépouillé lapeau de la vieille noblesse, qui n’est plus de miseaujourd’hui&|160;; après trois ou quatre ans de vie sage etappliquée, je me charge de vous trouver une jeune personnesupérieure, belle, aimable, pieuse, et riche de sept à huit centmille francs, qui vous rendra heureux et de laquelle vous serezfier, mais qui ne sera noble que par le cœur.

– Eh&|160;! docteur, s’écria le jeune homme, il n’y a plus denoblesse aujourd’hui, il n’y a plus qu’une aristocratie.

– Allez payer vos dettes d’honneur, et revenez ici&|160;; jevais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi,dit le vieillard.

Le soir, à six heures, les trois voyageurs partirent par laDucler de la rue Dauphine. Ursule, qui avait mis un voile, ne ditpas un mot. Après avoir envoyé, par un mouvement de galanteriesuperficielle, ce baiser qui fit chez Ursule autant de ravagesqu’en aurait fait un livre d’amour, Savinien avait entièrementoublié la pupille du docteur dans l’enfer de ses dettes à Paris, etd’ailleurs son amour sans espoir pour Emilie de Kergarouët ne luipermettait pas d’accorder un souvenir à quelques regards échangésavec une petite fille de Nemours&|160;; il ne la reconnut donc pasquand le vieillard la fit monter la première et se mit auprèsd’elle pour la séparer du jeune vicomte.

– J’aurai des comptes à vous rendre, dit le docteur au jeunehomme, je vous apporte toutes vos paperasses.

– J’ai failli ne pas partir, dit Savinien, car il m’a fallu mecommander des habits et du linge&|160;; les Philistins m’ont toutpris, et j’arrive en enfant prodigue.

Quelque intéressants que fussent les sujets de conversationentre le jeune homme et le vieillard, quelque spirituelles quefussent certaines réponses de Savinien, la jeune fille resta muettejusqu’au crépuscule, son voile vert baissé, ses mains croisées surson châle.

– Mademoiselle n’a pas l’air d’être enchantée de Paris&|160;?dit enfin Savinien piqué.

– Je reviens à Nemours avec plaisir, répondit-elle d’une voixémue en levant son voile.

Malgré l’obscurité, Savinien la reconnut alors à la grosseur deses nattes et à ses brillants yeux bleus.

– Et moi je quitte Paris sans regret pour venir m’enterrer àNemours, puisque j’y retrouve ma belle voisine, dit-il. J’espère,monsieur le docteur, que vous me recevrez chez vous&|160;; j’aimela musique, et je me souviens d’avoir entendu le piano demademoiselle Ursule.

– Je ne sais pas, monsieur, dit gravement le docteur, si madamevotre mère vous verrait avec plaisir chez un vieillard qui doitavoir pour cette chère enfant toute la sollicitude d’une mère.

Cette réponse mesurée fit beaucoup penser Savinien, qui sesouvint alors du baiser si légèrement envoyé. La nuit était venue,la chaleur était lourde, Savinien et le docteur s’endormirent lespremiers. Ursule, qui veilla long-temps en faisant des projets,succomba vers minuit. Elle avait ôté son petit chapeau de paillecommune tressée. Sa tête couverte d’un bonnet brodé se posa bientôtsur l’épaule de son parrain. Au petit jour, à Bouron, Saviniens’éveilla le premier. Il aperçut alors Ursule dans le désordre oùles cahots avaient mis sa tête : le bonnet s’était chiffonné,retroussé&|160;; les nattes déroulées tombaient de chaque côté dece visage animé par la chaleur de la voiture&|160;; mais dans cettesituation, horrible pour les femmes auxquelles la toilette estnécessaire, la jeunesse et la beauté triomphent. L’innocence atoujours un beau sommeil. Les lèvres entr’ouvertes laissaient voirde jolies dents, le châle défait permettait de remarquer, sansoffenser Ursule, sous les plis d’une robe de mousseline peinte,toutes les grâces du corsage. Enfin, la pureté de cette âme viergebrillait sur cette physionomie et se laissait voir d’autant mieuxqu’aucune autre expression ne la troublait. Le vieux Minoret, quis’éveilla, replaça la tête de sa fille dans le coin de la voiturepour qu’elle fût plus à son aise&|160;; elle se laissa faire sanss’en apercevoir, tant elle dormait profondément après toutes lesnuits employées à penser au malheur de Savinien.

– Pauvre petite&|160;! dit-il à son voisin, elle dort comme unenfant qu’elle est.

– Vous devez en être fier, reprit Savinien, car elle paraît êtreaussi bonne qu’elle est belle&|160;!

– Ah&|160;! c’est la joie de la maison. Elle serait ma fille, jene l’aimerais pas davantage. Elle aura seize ans le 5 févrierprochain. Dieu veuille que je vive assez pour la marier à un hommequi la rende heureuse. J’ai voulu la mener au spectacle à Paris oùelle venait pour la première fois&|160;; elle n’a pas voulu, lecuré de Nemours le lui avait défendu. – Mais, lui ai-je dit, quandtu seras mariée, si ton mari veut t’y conduire&|160;? – Je feraitout ce que désirera mon mari, m’a-t-elle répondu. S’il me demandequelque chose de mal et que je sois assez faible pour lui obéir, ilsera chargé de ces fautes-là devant Dieu&|160;; aussi puiserai-jela force de résister, dans son intérêt bien entendu.

En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s’éveillatoute honteuse de son désordre, et de rencontrer le regard pleind’admiration de Savinien. Pendant l’heure que la diligence mit àvenir de Bouron, où elle s’arrêta quelques minutes, le jeune hommes’était épris d’Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, labeauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, lecharme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et siexpressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire.Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule lafemme que le docteur lui avait dépeinte en l’encadrant d’or avecces mots magiques : sept à huit cent mille francs&|160;!

– Dans trois ou quatre ans, elle aura vingt ans, j’en auraivingt-sept&|160;; le bonhomme a parlé d’épreuves, de travail, debonne conduite&|160;! Quelque fin qu’il paraisse, il finira par medire son secret.

Les trois voisins se séparèrent en face de leurs maisons, etSavinien mit de la coquetterie dans ses adieux en lançant à Ursuleun regard plein de sollicitations. Madame de Portenduère laissa sonfils dormir jusqu’à midi. Malgré la fatigue du voyage, le docteuret Ursule allèrent à la grand’messe. La délivrance de Savinien etson retour en compagnie du docteur avaient expliqué le but de sonabsence aux politiques de la ville et aux héritiers réunis sur laplace en un conciliabule semblable à celui qu’ils y tenaient quinzejours auparavant. Au grand étonnement des groupes, à la sortie dela messe, madame de Portenduère arrêta le vieux Minoret, qui luioffrit le bras et la reconduisit. La vieille dame voulait le prierà dîner, ainsi que sa pupille, aujourd’hui même, en lui disant quemonsieur le curé serait l’autre convive.

– Il aura voulu montrer Paris à Ursule, ditMinoret-Levrault.

– Peste&|160;! le bonhomme ne fait pas un pas sans sa petitebonne, s’écria Crémière.

– Pour que la bonne femme Portenduère lui ait donné le bras, ildoit se passer des choses bien intimes entre eux, dit Massin.

– Et vous n’avez pas deviné que votre oncle a vendu ses renteset débloqué le petit Portenduère&|160;! s’écria Goupil. Il avaitrefusé mon patron, mais il n’a pas refusé sa patronne… Ah&|160;!vous êtes cuits. Le vicomte proposera de faire un contrat au lieud’une obligation, et le docteur fera reconnaître à son bijou defilleule par le mari tout ce qu’il sera nécessaire de donner pourconclure une pareille alliance.

– Ce ne serait pas une maladresse que de marier Ursule avecmonsieur Savinien, dit le boucher. La vieille dame donne à dîneraujourd’hui à monsieur Minoret, Tiennette est venue dès cinq heuresme retenir un filet de bœuf.

– Eh&|160;! bien, Dionis, il se fait de belle besogne&|160;?…dit Massin en courant au-devant du notaire qui venait sur laplace.

– Eh&|160;! bien, quoi&|160;? tout va bien, répliqua le notaire.Votre oncle a vendu ses rentes, et madame de Portenduère m’a priéde passer chez elle pour signer une obligation de cent mille francshypothéqués sur ses biens et prêtés par votre oncle.

– Oui&|160;; mais si les jeunes gens allaient semarier&|160;?

– C’est comme si vous me disiez que Goupil est mon successeur,répondit le notaire.

– Les deux choses ne sont pas impossibles, dit Goupil.

En revenant de la messe, la vieille dame fit dire par Tiennetteà son fils de passer chez elle.

Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. Cellede madame de Portenduère et celle de feu son mari se trouvaient dumême côté, séparées par un grand cabinet de toilette qu’éclairaitun jour de souffrance, et réunies par une petite antichambre quidonnait sur l’escalier. La fenêtre de l’autre chambre, habitée detout temps par Savinien, était, comme celle de son père, sur larue. L’escalier se développait derrière de manière à laisser pourcette chambre un petit cabinet éclairé par un oeil-de-bœuf sur lacour. La chambre de madame de Portenduère, la plus triste de toutela maison, avait vue sur la cour&|160;; mais la veuve passait savie dans la salle au rez-de-chaussée, qui communiquait par unpassage avec la cuisine, bâtie au fond de la cour&|160;; en sorteque cette salle servait à la fois de salon et de salle à manger.Cette chambre de feu monsieur de Portenduère restait dans l’état oùelle fut au jour de sa mort : il n’y avait que le défunt de moins.Madame de Portenduère avait fait elle-même le lit, en mettantdessus l’habit de capitaine de vaisseau, l’épée, le cordon rouge,les ordres et le chapeau de son mari. La tabatière d’or danslaquelle le vicomte prisa pour la dernière fois se trouvait sur latable de nuit avec son livre de prières, avec sa montre et la tassedans laquelle il avait bu. Ses cheveux blancs, encadrés et disposésen une seule mèche roulée, étaient suspendus au-dessus du crucifixà bénitier placé dans l’alcôve. Enfin les babioles dont il seservait, ses journaux, ses meubles, son crachoir hollandais, salongue-vue de campagne accrochée à sa cheminée, rien n’y manquait.La veuve avait arrêté le vieux cartel à l’heure de la mort, qu’ilindiquait ainsi à jamais. On y sentait encore la poudre et le tabacdu défunt. Le foyer était comme il l’avait laissé. Entrer là,c’était le revoir en retrouvant toutes les choses qui parlaient deses habitudes. Sa grande canne à pomme d’or restait où il l’avaitposée, ainsi que ses gros gants de daim tout auprès. Sur la consolebrillait un vase d’or grossièrement sculpté, mais d’une valeur demille écus, offert par la Havane, que, lors de la guerre del’indépendance américaine, il avait préservée d’une attaque desAnglais en se battant contre des forces supérieures après avoirfait entrer à bon port le convoi qu’il protégeait. Pour lerécompenser, le roi d’Espagne l’avait fait chevalier de ses ordres.Porté pour ce fait dans la première promotion au grade de chefd’escadre, il eut le cordon rouge. Sûr alors de la premièrevacance, il épousa sa femme, riche de deux cent mille francs. Maisla Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduèreémigra.

– Où est ma mère&|160;? dit Savinien à Tiennette.

– Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit lavieille servante bretonne.

Savinien ne put retenir un tressaillement. Il connaissait larigidité des principes de sa mère son culte de l’honneur, saloyauté, sa foi dans la noblesse, et il prévit une scène. Aussialla-t-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle.Dans le demi-jour qui filtrait à travers les persiennes il aperçutsa mère vêtue de noir et qui avait arboré un air solennel enharmonie avec cette chambre mortuaire.

– Monsieur le vicomte, lui dit-elle en le voyant, se levant etlui saisissant la main pour l’amener devant le lit paternel, là aexpiré votre père, homme d’honneur, mort sans avoir un reproche àse faire. Son esprit est là. Certes, il a dû gémir là-haut enapercevant son fils souillé par un emprisonnement pour dettes. Sousl’ancienne monarchie, on vous eût épargné cette tache de boue ensollicitant une lettre de cachet et vous enfermant pour quelquesjours dans une prison d’Etat. Mais enfin vous voilà devant votrepère qui vous entend. Vous qui savez tout ce que vous avez faitavant d’aller dans cette ignoble prison, pouvez-vous me jurerdevant cette ombre et devant Dieu qui voit tout, que vous n’avezcommis aucune action déshonorante, que vos dettes ont été la suitede l’entraînement de la jeunesse, et qu’enfin l’honneur estsauf&|160;! Si votre irréprochable père était là vivant dans cefauteuil, s’il vous demandait compte de votre conduite, après vousavoir écouté vous embrasserait-il&|160;?

– Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine derespect.

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils sur son cœur enversant quelques larmes.

– Oublions donc tout, dit-elle, ce n’est que l’argent de moins,je prierai Dieu qu’il nous le fasse retrouver et, puisque tu estoujours digne de ton nom, embrasse-moi, car j’ai biensouffert&|160;!

– Je jure, ma chère mère, dit-il en étendant la main sur ce lit,de ne plus te donner le moindre chagrin de ce genre, et de toutfaire pour réparer mes premières fautes.

– Viens déjeuner, mon enfant, dit-elle en sortant de lachambre.

S’il faut appliquer les lois de la Scène au Récit, l’arrivée deSavinien, en introduisant à Nemours le seul personnage qui manquâtencore à ceux qui doivent être en présence dans ce petit drame,termine ici l’exposition.

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