Germinal d’Emile Zola


Il resta les bras en l’air. La foule, à ce mot de justice,
secouée d’un long frisson, éclata en applaudissements, qui
roulaient avec un bruit de feuilles sèches. Des voix criaient:
—Justice!… Il est temps, justice!
Peu à peu, Étienne s’échauffait. Il n’avait pas l’abondance
facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient
souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un
effort qu’il appuyait d’un coup d’épaule. Seulement, à ces
heurts continuels, il rencontrait des images d’une énergie
familière, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses
gestes d’ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis
détendus et lançant les poings en avant, sa mâchoire
brusquement avancée, comme pour mordre, avaient eux
aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le
disaient, il n’était pas grand, mais il se faisait écouter.

—Le salariat est une forme nouvelle de l’esclavage, reprit-il
d’une voix plus vibrante. La mine doit être au mineur,
comme la mer est au pêcheur, comme la terre est au
paysan… Entendez-vous! la mine vous appartient, à vous
tous qui, depuis un siècle, l’avez payée de tant de sang et
de misère!
Carrément, il aborda des questions obscures de droit, le
défilé des lois spéciales sur les mines, où il se perdait. Le
sous-sol, comme le sol, était à la nation: seul, un privilège
odieux en assurait le monopole à des Compagnies;
d’autant plus que, pour Montsou, la prétendue légalité des
concessions se compliquait des traités passés jadis avec
les propriétaires des anciens fiefs, selon la vieille coutume
du Hainaut. Le peuple des mineurs n’avait donc qu’à
reconquérir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le
pays entier, au-delà de la forêt. A ce moment, la lune, qui
montait de l’horizon, glissant des hautes branches, l’éclaira.
Lorsque la foule, encore dans l’ombre, l’aperçut ainsi, blanc
de lumière, distribuant la fortune de ses mains ouvertes,
elle applaudit de nouveau, d’un battement prolongé.
—Oui, oui, il a raison, bravo!
Dès lors, Étienne chevauchait sa question favorite,
l’attribution des instruments de travail à la collectivité, ainsi
qu’il le répétait en une phrase, dont la barbarie le grattait
délicieusement. Chez lui, à cette heure, l’évolution était
complète. Parti de la fraternité attendrie des

catéchumènes, du besoin de réformer le salariat, il
aboutissait à l’idée politique de le supprimer. Depuis la
réunion du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore
humanitaire et sans formule, s’était raidi en un programme
compliqué, dont il discutait scientifiquement chaque article.
D’abord, il posait que la liberté ne pouvait être obtenue que
par la destruction de l’État. Puis, quand le peuple se serait
emparé du gouvernement, les réformes commenceraient:
retour à la commune primitive, substitution d’une famille
égalitaire et libre à la famille morale et oppressive, égalité
absolue, civile, politique et économique, garantie de
l’indépendance individuelle grâce à la possession et au
produit intégral des outils du travail, enfin instruction
professionnelle et gratuite, payée par la collectivité. Cela
entraînait une refonte totale de la vieille société pourrie; il
attaquait le mariage, le droit de tester, il réglementait la
fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des
siècles morts, d’un grand geste de son bras, toujours le
même, le geste du faucheur qui rase la moisson mûre; et il
reconstruisait ensuite de l’autre main, il bâtissait la future
humanité, l’édifice de vérité et de justice, grandissant dans
l’aurore du vingtième siècle. A cette tension cérébrale, la
raison chancelait, il ne restait que l’idée fixe du sectaire.
Les scrupules de sa sensibilité et de son bon sens étaient
emportés, rien ne devenait plus facile que la réalisation de
ce monde nouveau: il avait tout prévu, il en parlait comme
d’une machine qu’il monterait en deux heures, et ni le feu, et
ni le sang ne lui coûtaient.

—Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat. C’est
à nous d’avoir le pouvoir et la richesse!
Une acclamation roula jusqu’à lui, du fond de la forêt. La
lune, maintenant, blanchissait toute la clairière, découpait
en arêtes vives la houle des têtes, jusqu’aux lointains
confus des taillis, entre les grands troncs grisâtres. Et
c’était sous l’air glacial, une furie de visages, des yeux
luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les
hommes, les femmes, les enfants, affamés et lâchés au
juste pillage de l’antique bien dont on les dépossédait. Ils
ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient
chauffés aux entrailles. Une exaltation religieuse les
soulevait de terre, la fièvre d’espoir des premiers chrétiens
de l’Église, attendant le règne prochain de la justice. Bien
des phrases obscures leur avaient échappé, ils
n’entendaient guère ces raisonnements techniques et
abstraits; mais l’obscurité même, l’abstraction élargissait
encore le champ des promesses, les enlevait dans un
éblouissement. Quel rêve! être les maîtres, cesser de
souffrir, jouir enfin!
—C’est ça, nom de Dieu! à notre tour!… Mort aux
exploiteurs!
Les femmes déliraient, la Maheude sortie de son calme,
prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille
Brûlé hors d’elle, agitant des bras de sorcière, et
Philomène secouée d’un accès de toux, et la Mouquette si

allumée, qu’elle criait des mots tendres à l’orateur. Parmi
les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colère, entre
Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les
blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal
à l’aise, étonnés que le camarade en pût dire si long, sans
boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait
encore le plus de vacarme, excitant Bébert et Lydie, agitant
le panier où Pologne gisait.
La clameur recommença. Étienne goûtait l’ivresse de sa
popularité. C’était son pouvoir qu’il tenait, comme
matérialisé, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d’un
mot battre les coeurs. Souvarine, s’il avait daigné venir,
aurait applaudi ses idées à mesure qu’il les aurait
reconnues, content des progrès anarchiques de son élève,
satisfait du programme, sauf l’article sur l’instruction, un
reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire
ignorance devait être le bain où se retremperaient les
hommes. Quant à Rasseneur, il haussait les épaules de
dédain et de colère.
—Tu me laisseras parler! cria-t-il à Étienne.
Celui-ci sauta du tronc d’arbre.
—Parle, nous verrons s’ils t’écoutent.
Déjà Rasseneur l’avait remplacé et réclamait du geste le
silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des

premiers rangs qui l’avaient reconnu, aux derniers perdus
sous les hêtres; et l’on refusait de l’entendre, c’était une
idole renversée, dont la vue seule fâchait ses anciens
fidèles. Son élocution facile, sa parole coulante et bonne
enfant, qui avait si longtemps charmé, était traitée à cette
heure de tisane tiède, faite pour endormir les lâches.
Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le
discours d’apaisement qu’il promenait, l’impossibilité de
changer le monde à coups de lois, la nécessité de laisser
à l’évolution sociale le temps de s’accomplir: on le
plaisantait, on le chutait, sa défaite du Bon-Joyeux
s’aggravait encore et devenait irrémédiable. On finit par lui
jeter des poignées de mousse gelée, une femme cria
d’une voix aiguë:
—A bas le traître!
Il expliquait que la mine ne pouvait être la propriété du
mineur, comme le métier est celle du tisserand, et il disait
préférer la participation aux bénéfices, l’ouvrier intéressé,
devenu l’enfant de la maison.
—A bas le traître! répétèrent mille voix, tandis que des
pierres commençaient à siffler.
Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes.
C’était l’écroulement de son existence, vingt années de
camaraderie ambitieuse qui s’effondraient sous
l’ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d’arbre, frappé

au coeur, sans force pour continuer.
—Ça te fait rire, bégaya-t-il en s’adressant à Étienne
triomphant. C’est bon, je souhaite que ça t’arrive… Ça
t’arrivera, entends-tu!
Et, comme pour rejeter toute responsabilité dans les
malheurs qu’il prévoyait, il fit un grand geste, il s’éloigna
seul, à travers la campagne muette et blanche.
Des huées s’élevaient, et l’on fut surpris d’apercevoir,
debout sur le tronc, le père Bonnemort en train de parler au
milieu du vacarme. Jusque-là, Mouque et lui s’étaient tenus
absorbés, dans cet air qu’ils avaient de toujours réfléchir à
des choses anciennes. Sans doute il cédait à une de ces
crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en
lui le passé, si violemment, que des souvenirs remontaient
et coulaient de ses lèvres, pendant des heures. Un grand
silence s’était fait, on écoutait ce vieillard, d’une pâleur de
spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses
sans liens immédiats avec la discussion, de longues
histoires que personne ne pouvait comprendre, le
saisissement augmenta. C’était de sa jeunesse qu’il
causait, il disait la mort de ses deux oncles écrasés au
Voreux, puis il passait à la fluxion de poitrine qui avait
emporté sa femme. Pourtant, il ne lâchait pas son idée: ça
n’avait jamais bien marché, et ça ne marcherait jamais
bien. Ainsi, dans la forêt, ils s’étaient réunis cinq cents,
parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de

travail; mais il resta court, il commença le récit d’une autre
grève: il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces
arbres, ici au Plan-des-Dames, là-bas à la Charbonnerie,
plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des
fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu’on était
rentré sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi
arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil.
—Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas
redescendre…
Ah! j’ai juré, oui! j’ai juré!
La foule écoutait, béante, prise d’un malaise, lorsque
Étienne, qui suivait la scène, sauta sur l’arbre abattu et
garda le vieillard à son côté. Il venait de reconnaître Chaval
parmi les amis, au premier rang. L’idée que Catherine
devait être là l’avait soulevé d’une nouvelle flamme, d’un
besoin de se faire acclamer devant elle.
—Camarades, vous avez entendu, voilà un de nos anciens,
voilà ce qu’il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si
nous n’en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux.

Il fut terrible, jamais il n’avait parlé si violemment. D’un bras,
il maintenait le vieux Bonnemort, il l’étalait comme un
drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En
phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait
toute cette famille usée à la mine, mangée par la
Compagnie, plus affamée après cent ans de travail; et,
devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui
suaient l’argent, toute la bande des actionnaires entretenus
comme des filles depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de
leur corps. N’était-ce pas effroyable? un peuple d’hommes
crevant au fond de père en fils, pour qu’on paie des pots-
de-vin à des ministres, pour que des générations de
grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou
s’engraissent au coin de leur feu! Il avait étudié les
maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des
détails effrayants: l’anémie, les scrofules, la bronchite noire,
l’asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces
misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les
parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes
Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant
l’esclavage, menaçant d’enrégimenter tous les travailleurs
d’une nation, des millions de bras, pour la fortune d’un
millier de paresseux. Mais le mineur n’était plus l’ignorant,
la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée
poussait des profondeurs des fosses, une moisson de
citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre,
un jour de grand soleil. Et l’on saurait alors si, après
quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante

francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant
de la houille, les jambes enflées par l’eau des tailles. Oui!
le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu
impersonnel, inconnu de l’ouvrier, accroupi quelque part,
dans le mystère de son tabernacle, d’où il suçait la vie des
meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait là-bas, on finirait
bien par lui voir la face aux clartés des incendies, on le
noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole
monstrueuse, gorgée de chair humaine!
Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide,
désignait l’ennemi, là-bas, il ne savait où, d’un bout à l’autre
de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute,
que les bourgeois de Montsou l’entendirent et regardèrent
du côté de Vandame, pris d’inquiétude à l’idée de quelque
éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s’élevaient au-
dessus des bois, dans le grand ciel clair.
Lui, tout de suite, voulut conclure:
—Camarades, quelle est votre décision?… Votez-vous la
continuation de la grève?
—Oui! oui! hurlèrent les voix.
—Et quelles mesures arrêtez-vous?… Notre défaite est
certaine, si des lâches descendent demain.
Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête:

—Mort aux lâches!
—Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi
jurée… Voici ce que nous pourrions faire: nous présenter
aux fosses, ramener les traîtres par notre présence,
montrer à la Compagnie que nous sommes tous d’accord
et que nous mourrons plutôt que de céder.
—C’est cela, aux fosses! aux fosses!
Depuis qu’il parlait, Étienne avait cherché Catherine, parmi
les têtes pâles, grondantes devant lui. Elle n’y était
décidément pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait
de ricaner en haussant les épaules, dévoré de jalousie,
prêt à se vendre pour un peu de cette popularité.
—Et, s’il y a des mouchards parmi nous, camarades,
continua Étienne, qu’ils se méfient, on les connaît… Oui, je
vois des charbonniers de Vandame, qui n’ont pas quitté
leur fosse…
—C’est pour moi que tu dis ça? demanda Chaval d’un air
de bravade.
—Pour toi ou pour un autre… Mais, puisque tu parles, tu
devrais comprendre que ceux qui mangent n’ont rien à faire
avec ceux qui ont faim. Tu travailles à Jean-Bart…
Une voix gouailleuse interrompit:

—Oh! il travaille… Il a une femme qui travaille pour lui.
Chaval jura, le sang au visage.
—Nom de Dieu! c’est défendu de travailler, alors?
—Oui! cria Étienne, quand les camarades endurent la
misère pour le bien de tous, c’est défendu de se mettre en
égoïste et en cafard du côté des patrons. Si la grève était
générale, il y a longtemps que nous serions les maîtres…
Est-ce qu’un seul homme de Vandame aurait dû
descendre, lorsque Montsou a chômé? Le grand coup, ce
serait que le travail s’arrêtât dans le pays entier, chez
monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu? Il n’y a que des
traîtres aux tailles de Jean-Bart, vous êtes tous des traîtres!
Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings
se levaient, des cris: A mort! à mort! commençaient à
gronder. Il avait blêmi. Mais, dans sa rage de triompher
d’Étienne, une idée le redressa.
—Écoutez-moi donc! Venez demain à Jean-Bart, et vous
verrez si je travaille!… Nous sommes des vôtres, on m’a
envoyé vous dire ça. Faut éteindre les feux, faut que les
machineurs, eux aussi, se mettent en grève. Tant mieux si
les pompes s’arrêtent! l’eau crèvera les fosses, tout sera
foutu!
On l’applaudit furieusement à son tour, et dès lors Étienne
lui-même fut débordé. Des orateurs se succédaient sur le

tronc d’arbre, gesticulant dans le bruit, lançant des
propositions farouches. C’était le coup de folie de la foi,
l’impatience d’une secte religieuse, qui, lasse d’espérer le
miracle attendu, se décidait à le provoquer enfin. Les têtes,
vidées par la famine, voyaient rouge, rêvaient d’incendie et
de sang, au milieu d’une gloire d’apothéose, où montait le
bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle,
la forêt profonde ceignait de son grand silence ce cri de
massacre. Seules, les mousses gelées craquaient sous
les talons; tandis que les hêtres, debout dans leur force,
avec les délicates ramures de leurs branches, noires sur le
ciel blanc, n’apercevaient ni n’entendaient les êtres
misérables, qui s’agitaient à leur pied.
Il y eut des poussées, la Maheude se retrouva près de
Maheu, et l’un et l’autre, sortis de leur bon sens, emportés
dans la lente exaspération dont ils étaient travaillés depuis
des mois, approuvèrent Levaque, qui renchérissait en
demandant la tête des ingénieurs. Pierron avait disparu.
Bonnemort et Mouque causaient à la fois, disaient des
choses vagues et violentes, qu’on ne distinguait pas. Par
blague, Zacharie réclama la démolition des églises,
pendant que Mouquet, sa crosse à la main, en tapait la
terre, histoire simplement d’augmenter le bruit. Les
femmes s’enrageaient: la Levaque, les poings aux
hanches, s’empoignait avec Philomène, qu’elle accusait
d’avoir ri; la Mouquette parlait de démonter les gendarmes
à coups de pied quelque part; la Brûlé, qui venait de gifler
Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait

d’allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons
qu’elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin était resté
suffoqué, Bébert ayant appris par un galibot que madame
Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu’il eut
décidé qu’il retournerait lâcher furtivement la bête, à la
porte de l’Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau
neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire.
—Camarades! camarades! répétait Étienne épuisé,
enroué à vouloir obtenir une minute de silence, pour
s’entendre définitivement.
Enfin, on l’écouta.
—Camarades! demain matin, à Jean-Bart, est-ce
convenu?
—Oui, oui, à Jean-Bart! mort aux traîtres!
L’ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s’éteignit
dans la clarté pure de la lune.
Cinquième partie
I

A quatre heures, la lune s’était couchée, il faisait une nuit
très noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille
maison de briques restait muette et sombre, portes et
fenêtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la
séparait de la fosse Jean-Bart. Sur l’autre façade, passait
la route déserte de Vandame, un gros bourg, caché
derrière la forêt, à trois kilomètres environ.
Deneulin, las d’avoir passé, la veille, une partie de la
journée au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu’il rêva
qu’on l’appelait. Il finit par s’éveiller, entendit réellement une
voix, courut ouvrir la fenêtre. C’était un de ses porions,
debout dans le jardin.
—Quoi donc? demanda-t-il.
—Monsieur, c’est une révolte, la moitié des hommes ne
veulent plus travailler et empêchent les autres de
descendre.
Il comprenait mal, la tête lourde et bourdonnante de
sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche
glacée.
—Forcez-les à descendre, sacrebleu! bégaya-t-il.
—Voilà une heure que ça dure, reprit le porion. Alors, nous
avons eu l’idée de venir vous chercher. Il n’y a que vous qui

leur ferez peut-être entendre raison.
—C’est bien, j’y vais.
Vivement, il s’habilla, l’esprit net maintenant, très inquiet.
On aurait pu piller la maison, ni la cuisinière, ni le
domestique n’avait bougé. Mais, de l’autre côté du palier,
des voix alarmées chuchotaient; et, lorsqu’il sortit, il vit
s’ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent,
vêtues de peignoirs blancs, passés à la hâte.
—Père, qu’y a-t-il?
L’aînée, Lucie, avait vingt-deux ans déjà, grande, brune,
l’air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, âgée de dix-
neuf ans à peine, était petite, les cheveux dorés, d’une
grâce caressante.
—Rien de grave, répondit-il pour les rassurer. Il paraît que
des tapageurs font du bruit, là-bas. Je vais voir.
Mais elles se récrièrent, elles ne voulaient pas le laisser
partir sans qu’il prît quelque chose de chaud. Autrement, il
leur rentrerait malade, l’estomac délabré, comme toujours.
Lui, se débattait, donnait sa parole d’honneur qu’il était trop
pressé.
—Écoute, finit par dire Jeanne en se pendant à son cou, tu
vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits;
ou je reste comme ça, tu es obligé de m’emporter avec toi.

Il dut se résigner, en jurant que les biscuits l’étoufferaient.
Déjà, elles descendaient devant lui, chacune avec son
bougeoir. En bas, dans la salle à manger, elles
s’empressèrent de le servir, l’une versant le rhum, l’autre
courant à l’office chercher un paquet de biscuits. Ayant
perdu leur mère très jeunes, elles s’étaient élevées toutes
seules, assez mal, gâtées par leur père, l’aînée hantée du
rêve de chanter sur les théâtres, la cadette folle de
peinture, d’une hardiesse de goût qui la singularisait. Mais,
lorsque le train avait dû être diminué, à la suite de gros
embarras d’affaires, il était brusquement poussé, chez ces
filles d’air extravagant, des ménagères très sages et très
rusées, dont l’oeil découvrait les erreurs de centimes, dans
les comptes. Aujourd’hui, avec leurs allures garçonnières
d’artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous,
querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs
toilettes, arrivaient enfin à rendre décente la gêne
croissante de la maison.
—Mange, papa, répétait Lucie.
Puis, remarquant la préoccupation où il retombait,
silencieux, assombri, elle fut reprise de peur.
—C’est donc grave, que tu nous fais cette grimace?… Dis
donc, nous restons avec toi, on se passera de nous à ce
déjeuner.
Elle parlait d’une partie projetée pour le matin. Madame

Hennebeau devait aller, avec sa calèche, chercher d’abord
Cécile, chez les Grégoire; ensuite, elle viendrait les
prendre, et l’on irait toutes à Marchiennes, déjeuner aux
Forges, où la femme du directeur les avait invitées. C’était
une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et
les fours à coke.
—Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour.
Mais il se fâchait.
—En voilà une idée! Je vous répète que ce n’est rien…
Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et
habillez-vous pour neuf heures, comme c’est convenu.
Il les embrassa, il se hâta de partir. On entendit le bruit de
ses bottes qui se perdait sur la terre gelée du jardin.
Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du rhum, tandis
que Lucie mettait les biscuits sous clef. La pièce avait la
propreté froide des salles où la table est maigrement
servie. Et toutes deux profitaient de cette descente
matinale pour voir si rien, la veille, n’était resté à la
débandade. Une serviette traînait, le domestique serait
grondé. Enfin, elles remontèrent.
Pendant qu’il coupait au plus court, par les allées étroites
de son potager, Deneulin songeait à sa fortune
compromise, à ce denier de Montsou, ce million qu’il avait
réalisé en rêvant de le décupler, et qui courait aujourd’hui

de si grands risques. C’était une suite ininterrompue de
mauvaises chances, des réparations énormes et
imprévues, des conditions d’exploitation ruineuses, puis le
désastre de cette crise industrielle, juste à l’heure où les
bénéfices commençaient. Si la grève éclatait chez lui, il
était par terre. Il poussa une petite porte: les bâtiments de
la fosse se devinaient, dans la nuit noire, à un
redoublement d’ombre, étoilé de quelques lanternes.
Jean-Bart n’avait pas l’importance du Voreux, mais
l’installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot
des ingénieurs. On ne s’était pas contenté d’élargir le puits
d’un mètre cinquante et de le creuser jusqu’à sept cent huit
mètres de profondeur, on l’avait équipé à neuf, machine
neuve, cages neuves, tout un matériel neuf, établi d’après
les derniers perfectionnements de la science; et même une
recherche d’élégance se retrouvait jusque dans les
constructions, un hangar de criblage à lambrequin
découpé, un beffroi orné d’une horloge, une salle de recette
et une chambre de machine, arrondies en chevet de
chapelle renaissance, que la cheminée surmontait d’une
spirale de mosaïque, faite de briques noires et de briques
rouges. La pompe était placée sur l’autre puits de la
concession, à la vieille fosse Gaston-Marie, uniquement
réservée pour l’épuisement. Jean-Bart, à droite et à
gauche de l’extraction, n’avait que deux goyots, celui d’un
ventilateur à vapeur et celui des échelles.
Le matin, dès trois heures, Chaval était arrivé le premier,

débauchant les camarades, les convainquant qu’il fallait
imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de
cinq centimes par berline. Bientôt, les quatre cents ouvriers
du fond avaient débordé de la baraque dans la salle de
recette, au milieu d’un tumulte de gestes et de cris. Ceux
qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la
pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres,
encore en sabots, le paletot sur les épaules à cause du
grand froid, barraient le puits; et les porions s’étaient
enroués à vouloir mettre de l’ordre, à les supplier d’être
raisonnables, de ne pas empêcher de descendre ceux qui
en avaient la bonne volonté.
Mais Chaval s’emporta, quand il aperçut Catherine en
culotte et en veste, la tête serrée dans le béguin bleu. Il lui
avait, en se levant, signifié brutalement de rester couchée.
Elle, désespérée de cet arrêt du travail, l’avait suivi tout de
même, car il ne lui donnait jamais d’argent, elle devait
souvent payer pour elle et pour lui; et qu’allait-elle devenir,
si elle ne gagnait plus rien? Une peur l’obsédait, la peur
d’une maison publique de Marchiennes, où finissaient les
herscheuses sans pain et sans gîte.
—Nom de Dieu! cria Chaval, qu’est-ce que tu viens foutre
ici?
Elle bégaya qu’elle n’avait pas des rentes et qu’elle voulait
travailler.

—Alors, tu te mets contre moi, garce!… Rentre tout de
suite, ou je te raccompagne à coups de sabot dans le
derrière!
Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, résolue
à voir comment tourneraient les choses.
Deneulin arrivait par l’escalier du criblage. Malgré la faible
clarté des lanternes, d’un vif regard il embrassa la scène,
cette cohue noyée d’ombre, dont il connaissait chaque
face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les
herscheuses, jusqu’aux galibots. Dans la nef, neuve et
encore propre, la besogne arrêtée attendait: la machine,
sous pression, avait de légers sifflements de vapeur; les
cages demeuraient pendues aux câbles immobiles; les
berlines, abandonnées en route, encombraient les dalles
de fonte. On venait de prendre à peine quatre-vingts
lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un
mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail
recommencerait.
—Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-
t-il à pleine voix. Qu’est-ce qui vous fâche? Expliquez-moi
ça, nous allons nous entendre.
D’ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout
en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l’allure
brusque, il tâchait d’abord de les conquérir par une
bonhomie qui avait des éclats de clairon; et il se faisait

aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui
l’homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux,
le premier au danger, dès qu’un accident épouvantait la
fosse. Deux fois, après des coups de grisou, on l’avait
descendu, lié par une corde sous les aisselles, lorsque les
plus braves reculaient.
—Voyons, reprit-il, vous n’allez pas me faire repentir d’avoir
répondu de vous. Vous savez que j’ai refusé un poste de
gendarmes… Parlez tranquillement, je vous écoute.
Tous se taisaient maintenant, gênés, s’écartant de lui; et ce
fut
Chaval qui finit par dire:
—Voilà, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer à
travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline.
Il parut surpris.
—Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette
demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne
veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la Régie
de Montsou.
—C’est possible, mais les camarades de Montsou sont
tout de même dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils
exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu’il n’y
a pas moyen de travailler proprement, avec les
marchandages actuels… Nous voulons cinq centimes de

plus, n’est-ce pas, vous autres?
Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de
gestes violents. Peu à peu, tous se rapprochaient en un
cercle étroit.
Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa
poigne d’homme amoureux des gouvernements forts, se
serrait, de peur de céder à la tentation d’en saisir un par la
peau du cou. Il préféra discuter, parler raison.
—Vous voulez cinq centimes, et j’accorde que la besogne
les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je
vous les donnais, je serais simplement fichu… Comprenez
donc qu’il faut que je vive, moi d’abord, pour que vous
viviez. Et je suis à bout, la moindre augmentation du prix de
revient me ferait faire la culbute… Il y a deux ans, rappelez-
vous, lors de la dernière grève, j’ai cédé, je le pouvais
encore. Mais cette hausse du salaire n’en a pas moins été
ruineuse, car voici deux années que je me débats…
Aujourd’hui, j’aimerais mieux lâcher la boutique tout de
suite, que de ne savoir, le mois prochain, où prendre de
l’argent pour vous payer.
Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maître qui leur
contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient
le nez, têtus, incrédules, refusant de s’entrer dans le crâne
qu’un chef ne gagnât pas des millions sur ses ouvriers.

Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou
toujours aux aguets, prêt à le dévorer, s’il avait un soir la
maladresse de se casser les reins. C’était une
concurrence sauvage, qui le forçait aux économies,
d’autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart
augmentait chez lui le prix de l’extraction, condition
défavorable à peine compensée par la forte épaisseur des
couches de houille. Jamais il n’aurait haussé les salaires, à
la suite de la dernière grève, sans la nécessité où il s’était
trouvé d’imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le
lâcher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau résultat
pour eux, s’ils l’obligeaient à vendre, de passer sous le joug
terrible de la Régie! Lui, ne trônait pas au loin, dans un
tabernacle ignoré; il n’était pas un de ces actionnaires qui
paient des gérants pour tondre le mineur, et que celui-ci n’a
jamais vus; il était un patron, il risquait autre chose que son
argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa vie. L’arrêt
du travail allait être la mort, tout bonnement, car il n’avait
pas de stock, et il fallait pourtant qu’il expédiât les
commandes. D’autre part, le capital de son outillage ne
pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements?
qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiées
ses amis? Ce serait la faillite.
—Et voilà, mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous
convaincre… On ne demande pas à un homme de
s’égorger lui-même, n’est-ce pas? et que je vous donne
vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en
grève, c’est comme si je me coupais le cou.

Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des
mineurs semblait hésiter. Plusieurs retournèrent près du
puits.
—Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre…
Quels sont ceux qui veulent travailler?
Catherine s’était avancée une des premières. Mais Chaval,
furieux, la repoussa, en criant:
—Nous sommes tous d’accord, il n’y a que les jean-foutre
qui lâchent les camarades!
Dès lors, la conciliation parut impossible. Les cris
recommençaient, des bousculades chassaient les
hommes du puits, au risque de les écraser contre les murs.
Un instant, le directeur, désespéré, essaya de lutter seul,
de réduire violemment cette foule; mais c’était une folie
inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond
du bureau du receveur, essoufflé sur une chaise, si éperdu
de son impuissance, que pas une idée ne lui venait. Enfin,
il se calma, il dit à un surveillant d’aller lui chercher Chaval;
puis, quand ce dernier eut consenti à l’entretien, il congédia
le monde du geste.
—Laissez-nous.
L’idée de Deneulin était de voir ce que ce gaillard avait
dans le ventre. Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux,

dévoré de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie,
affecta de s’étonner qu’un ouvrier de son mérite compromît
de la sorte son avenir. A l’entendre, il avait depuis
longtemps jeté les yeux sur lui pour un avancement rapide;
et il termina en offrant carrément de le nommer porion, plus
tard. Chaval l’écoutait, silencieux, les poings d’abord
serrés, puis peu à peu détendus. Tout un travail s’opérait
au fond de son crâne: s’il s’entêtait dans la grève, il n’y
serait jamais que le lieutenant d’Étienne, tandis qu’une
autre ambition s’ouvrait, celle de passer parmi les chefs.
Une chaleur d’orgueil lui montait à la face et le grisait. Du
reste, la bande de grévistes, qu’il attendait depuis le matin,
ne viendrait plus à cette heure; quelque obstacle avait dû
l’arrêter, des gendarmes peut-être: il n’était que temps de
se soumettre. Mais il n’en refusait pas moins de la tête, il
faisait l’homme incorruptible, à grandes tapes indignées
sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous
donné par lui à ceux de Montsou, il promit de calmer les
camarades et de les décider à descendre.
Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à
l’écart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pérorer,
discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie
des ouvriers le huaient, cent vingt s’en allèrent, exaspérés,
s’obstinant dans la résolution qu’il leur avait fait prendre. Il
était déjà plus de sept heures, le jour se levait, très clair, un
jour gai de grande gelée. Et, tout d’un coup, le branle de la
fosse recommença, la besogne arrêtée continuait. Ce fut
d’abord la machine dont la bielle plongea, déroulant et

enroulant les câbles des bobines. Puis, au milieu du
vacarme des signaux, la descente se fit, les cages
s’emplissaient, s’engouffraient, remontaient, le puits avalait
sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis
que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les
berlines, dans un roulement de tonnerre.
—Nom de Dieu! qu’est-ce que tu fous là? cria Chaval à
Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et
ne pas flâner!
A neuf heures, lorsque madame Hennebeau arriva dans sa
voiture, avec Cécile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes
prêtes, très élégantes malgré leurs toilettes vingt fois
refaites. Mais Deneulin s’étonna, en apercevant Négrel qui
accompagnait la calèche à cheval. Quoi donc, les hommes
en étaient? Alors, madame Hennebeau expliqua de son air
maternel qu’on l’avait effrayée, que les chemins étaient
pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu’elle préférait
emmener un défenseur. Négrel riait, les rassurait: rien
d’inquiétant, des menaces de braillards comme toujours,
mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre.
Encore joyeux de son succès, Deneulin raconta la révolte
réprimée de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien
tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces
demoiselles montaient en voiture, tous s’égayaient de cette
journée superbe, sans deviner au loin, dans la campagne,
le long frémissement qui s’enflait, le peuple en marche dont
ils auraient entendu le galop, s’ils avaient collé l’oreille

contre la terre.
—Eh bien! c’est convenu, répéta madame Hennebeau. Ce
soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dînez
avec nous… madame Grégoire m’a également promis de
venir reprendre Cécile.
—Comptez sur moi, répondit Deneulin.
La calèche partit du côté de Vandame. Jeanne et Lucie
s’étaient penchées, pour rire encore à leur père, resté
debout au bord du chemin; tandis que Négrel trottait
galamment, derrière les roues qui fuyaient.
On traversa la forêt, on prit la route de Vandame à
Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne
demanda à madame Hennebeau si elle connaissait la
Côte-Verte; et celle-ci, malgré son séjour de cinq ans déjà
dans le pays, avoua qu’elle n’était jamais allée de ce côté.
Alors, on fit un détour. Le Tartaret, à la lisière du bois, était
une lande inculte, d’une stérilité volcanique, sous laquelle,
depuis des siècles, brûlait une mine de houille incendiée.
Cela se perdait dans la légende, des mineurs du pays
racontaient une histoire: le feu du ciel tombant sur cette
Sodome des entrailles de la terre, où les herscheuses se
souillaient d’abominations; si bien qu’elles n’avaient pas
même eu le temps de remonter, et qu’aujourd’hui encore,
elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinées,
rouge sombre, se couvraient d’une efflorescence d’alun,

comme d’une lèpre. Du soufre poussait, en une fleur jaune,
au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer
un oeil à ces trous, juraient y voir des flammes, les âmes
criminelles en train de grésiller dans la braise intérieure.
Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs
chaudes, empoisonnant l’ordure et la sale cuisine du
diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu’un miracle
d’éternel printemps, au milieu de cette lande maudite du
Tartaret, la Côte-Verte se dressait avec ses gazons
toujours verts, ses hêtres dont les feuilles se renouvelaient
sans cesse, ses champs où mûrissaient jusqu’à trois
récoltes. C’était une serre naturelle, chauffée par l’incendie
des couches profondes. Jamais la neige n’y séjournait.
L’énorme bouquet de verdure, à côté des arbres dépouillés
de la forêt, s’épanouissait dans cette journée de
décembre, sans que la gelée en eût même roussi les
bords.
Bientôt, la calèche fila en plaine. Négrel plaisantait la
légende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent
au fond d’une mine, par la fermentation des poussières du
charbon; quand on ne pouvait s’en rendre maître, il brûlait
sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu’on avait
inondée, en détournant et en jetant dans le puits une rivière.
Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient à chaque
minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux,
avec des regards obliques, dévisageant ce luxe qui les
forçait à se ranger. Leur nombre augmentait toujours, les
chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la

Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fût
ainsi par les chemins? Ces demoiselles s’effrayaient,
Négrel commençait à flairer quelque bagarre, dans la
campagne frémissante; et ce fut un soulagement lorsqu’on
arriva enfin à Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les
éteindre, les batteries des fours à coke et les tours des
hauts fourneaux lâchaient des fumées, dont la suie
éternelle pleuvait dans l’air.
II
A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure déjà,
poussant les berlines jusqu’au relais; et elle était trempée
d’un tel flot de sueur, qu’elle s’arrêta un instant pour
s’essuyer la face.
Du fond de la taille, où il tapait à la veine avec les
camarades du marchandage, Chaval s’étonna, lorsqu’il
n’entendit plus le grondement des roues. Les lampes
brûlaient mal, la poussière du charbon empêchait de voir.
—Quoi donc? cria-t-il.
Quand elle lui eut répondu qu’elle allait fondre bien sûr, et
qu’elle se sentait le coeur qui se décrochait, il répliqua
furieusement:

—Bête, fais comme nous, ôte ta chemise!
C’était à sept cent huit mètres, au nord, dans la première
voie de la veine Désirée, que trois kilomètres séparaient
de l’accrochage. Lorsqu’ils parlaient de cette région de la
fosse, les mineurs du pays pâlissaient et baissaient la voix,
comme s’ils avaient parlé de l’enfer; et ils se contentaient le
plus souvent de hocher la tête, en hommes qui préféraient
ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A
mesure que les galeries s’enfonçaient vers le nord, elles se
rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans l’incendie
intérieur, qui, là-haut, calcinait les roches. Les tailles, au
point où l’on en était arrivé, avaient une température
moyenne de quarante-cinq degrés. On s’y trouvait en pleine
cité maudite, au milieu des flammes que les passants de la
plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des
vapeurs abominables.
Catherine, qui avait déjà enlevé sa veste, hésita, puis ôta
également sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la
chemise serrée aux hanches par une corde, comme une
blouse, elle se remit à rouler.
—Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix haute.
Dans son étouffement, il y avait une vague peur. Depuis
cinq jours qu’ils travaillaient là, elle songeait aux contes
dont on avait bercé son enfance, à ces herscheuses du
temps jadis qui brûlaient sous le Tartaret, en punition de

choses qu’on n’osait pas répéter. Sans doute, elle était trop
grande maintenant pour croire de pareilles bêtises; mais,
pourtant, qu’aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu
sortir du mur une fille rouge comme un poêle, avec des
yeux pareils à des tisons? Cette idée redoublait ses
sueurs.
Au relais, à quatre-vingts mètres de la taille, une autre
herscheuse prenait la berline et la roulait à quatre-vingts
mètres plus loin, jusqu’au pied du plan incliné, pour que le
receveur l’expédiât avec celles qui descendaient des voies
d’en haut.
—Fichtre! tu te mets à ton aise, dit cette femme, une
maigre veuve de trente ans, quand elle aperçut Catherine
en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan
m’embêtent avec leurs saletés.
—Ah bien! répliqua la jeune fille, je m’en moque, des
hommes! je souffre trop.
Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis était que,
dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au
voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable.
On côtoyait d’anciens travaux, une galerie abandonnée de
Gaston-Marie, très profonde, où un coup de grisou, dix ans
plus tôt, avait incendié la veine, qui brûlait toujours, derrière
le «corroi», le mur d’argile bâti là et réparé continuellement,
afin de limiter le désastre. Privé d’air, le feu aurait dû

s’éteindre; mais sans doute des courants inconnus
l’avivaient, il s’entretenait depuis dix années, il chauffait
l’argile du corroi comme on chauffe les briques d’un four, au
point qu’on en recevait au passage la cuisson. Et c’était le
long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent
mètres, que se faisait le roulage, dans une température de
soixante degrés.
Après deux voyages, Catherine étouffa de nouveau.
Heureusement, la voie était large et commode, dans cette
veine Désirée, une des plus épaisses de la région. La
couche avait un mètre quatre-vingt-dix, les ouvriers
pouvaient travailler debout. Mais ils auraient préféré le
travail à col tordu, et un peu de fraîcheur.
—Ah! ça, est-ce que tu dors? reprit violemment Chaval,
dès qu’il cessa d’entendre remuer Catherine. Qui est-ce
qui m’a fichu une rosse de cette espèce? Veux-tu bien
emplir ta berline et rouler!
Elle était au bas de la taille, appuyée sur sa pelle; et un
malaise l’envahissait, pendant qu’elle les regardait tous
d’un air imbécile, sans obéir. Elle les voyait mal, à la lueur
rougeâtre des lampes, entièrement nus comme des bêtes,
si noirs, si encrassés de sueur et de charbon, que leur
nudité ne la gênait pas. C’était une besogne obscure, des
échines de singe qui se tendaient, une vision infernale de
membres roussis, s’épuisant au milieu de coups sourds et
de gémissements. Mais eux la distinguaient mieux sans

doute, car les rivelaines s’arrêtèrent de taper, et ils la
plaisantèrent d’avoir ôté sa culotte.
—Eh! tu vas l’enrhumer, méfie-toi!
—C’est qu’elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en
a pour deux!
—Oh! faudrait voir. Relève ça. Plus haut! plus haut!
Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires, retomba sur
elle.
—Ça y est-il, nom de Dieu!… Ah! pour les saletés, elle est
bonne. Elle resterait là, à en entendre jusqu’à demain.
Péniblement, Catherine s’était décidée à emplir sa berline;
puis, elle la poussa. La galerie était trop large pour qu’elle
pût s’arc-bouter aux deux côtés des bois, ses pieds nus se
tordaient dans les rails, où ils cherchaient un point d’appui,
pendant qu’elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant,
la taille cassée. Et, dès qu’elle longeait le corroi, le
supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitôt de
tout son corps, en gouttes énormes, comme une pluie
d’orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglée,
souillée elle aussi d’une boue noire. Sa chemise étroite,
comme trempée d’encre, collait à sa peau, lui remontait
jusqu’aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en
était si douloureusement bridée, qu’il lui fallut lâcher encore
la besogne.

Qu’avait-elle donc, ce jour-là? Jamais elle ne s’était senti
ainsi du coton dans les os. Ça devait être un mauvais air.
L’aérage ne se faisait pas, au fond de cette voie éloignée.
On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du
charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si
abondantes parfois, que les lampes refusaient de brûler;
sans parler du grisou, dont on ne s’occupait plus, tant la
veine en soufflait au nez des ouvriers, d’un bout de la
quinzaine à l’autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air,
cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds
gaz d’asphyxie, en haut des gaz légers qui s’allument et
foudroient tous les chantiers d’une fosse, des centaines
d’hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son
enfance, elle en avait tellement avalé, qu’elle s’étonnait de
le supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en
feu.
N’en pouvant plus, elle éprouva un besoin d’ôter sa
chemise. Cela tournait à la torture, ce linge dont les
moindres plis la coupaient, la brûlaient. Elle résista, voulut
rouler encore, fut forcée de se remettre debout. Alors,
vivement, en se disant qu’elle se couvrirait au relais, elle
enleva tout, la corde, la chemise, si fiévreuse, qu’elle aurait
arraché la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant,
pitoyable, ravalée au trot de la femelle quêtant sa vie par la
boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouillée de
suie, avec de la crotte jusqu’au ventre, ainsi qu’une jument
de fiacre. A quatre pattes, elle poussait.

Mais un désespoir lui vint, elle n’était pas soulagée, d’être
nue. Quoi ôter encore? Le bourdonnement de ses oreilles
l’assourdissait, il lui semblait sentir un étau la serrer aux
tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, calée dans
le charbon de la berline, lui parut s’éteindre. Seule,
l’intention d’en remonter la mèche surnageait, au milieu de
ses idées confuses. Deux fois elle voulut l’examiner, et les
deux fois, à mesure qu’elle la posait devant elle, par terre,
elle la vit pâlir, comme si elle aussi eût manqué de souffle.
Brusquement, la lampe s’éteignit. Alors, tout roula au fond
des ténèbres, une meule tournait dans sa tête, son coeur
défaillait, s’arrêtait de battre, engourdi à son tour par la
fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s’était
renversée, elle agonisait dans l’air d’asphyxie, au ras du
sol.
—Je crois, nom de Dieu! qu’elle flâne encore, gronda la
voix de
Chaval.
Il écouta du haut de la taille, n’entendit point le bruit des
roues.
—Eh! Catherine, sacrée couleuvre!
La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une
haleine ne répondait.
—Veux-tu que j’aille te faire grouiller, moi!

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