Germinal d’Emile Zola

Rien ne remuait, toujours le même silence de mort. Furieux,
il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu’il
faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la
voie. Béant, il la regardait. Qu’avait-elle donc? Ce n’était
pas une frime au moins, histoire de faire un somme? Mais
la lampe, qu’il avait baissée pour lui éclairer la face,
menaça de s’éteindre. Il la releva, la baissa de nouveau,
finit par comprendre: ça devait être un coup de mauvais
air. Sa violence était tombée, le dévouement du mineur
s’éveillait, en face du camarade en péril. Déjà il criait qu’on
lui apportât sa chemise; et il avait saisi à pleins bras la fille
nue et évanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand
on lui eut jeté sur les épaules leurs vêtements, il partit au
pas de course, soutenant d’une main son fardeau, portant
les deux lampes de l’autre. Les galeries profondes se
déroulaient, il galopait, prenait à droite, prenait à gauche,
allait chercher la vie dans l’air glacé de la plaine, que
soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l’arrêta, le
ruissellement d’une infiltration coulant de la roche. Il se
trouvait à un carrefour d’une grande galerie de roulage, qui
desservait autrefois Gaston-Marie. L’aérage y soufflait en
un vent de tempête, la fraîcheur y était si grande, qu’il fut
secoué d’un frisson, lorsqu’il eut assis par terre, contre les
bois, sa maîtresse toujours sans connaissance, les yeux
fermés.
—Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague… Tiens-
toi un peu que je trempe ça dans l’eau.

Il s’effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa
chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle était
comme une morte, enterrée déjà au fond de la terre, avec
son corps fluet de fille tardive, où les formes de la puberté
hésitaient encore. Puis, un frémissement courut sur sa
gorge d’enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite
misérable, déflorée avant l’âge. Elle ouvrit les yeux, elle
bégaya:
—J’ai froid.
—Ah! j’aime mieux ça, par exemple! cria Chaval soulagé.
Il la rhabilla, glissa aisément la chemise, jura de la peine
qu’il eut à passer la culotte, car elle ne pouvait s’aider
beaucoup. Elle restait étourdie, ne comprenait pas où elle
se trouvait, ni pourquoi elle était nue. Quand elle se souvint,
elle fut honteuse. Comment avait-elle osé enlever tout! Et
elle le questionnait: est-ce qu’on l’avait aperçue ainsi, sans
un mouchoir à la taille seulement, pour se cacher? Lui, qui
rigolait, inventait des histoires, racontait qu’il venait de
l’apporter là, au milieu de tous les camarades faisant la
haie. Quelle idée aussi d’avoir écouté son conseil et de
s’être mis le derrière à l’air! Ensuite, il donna sa parole que
les camarades ne devaient pas même savoir si elle l’avait
rond ou carré, tellement il galopait raide.
—Bigre! mais je crève de froid, dit-il en se rhabillant à son
tour.

Jamais elle ne l’avait vu si gentil. D’ordinaire, pour une
bonne parole qu’il lui disait, elle empoignait tout de suite
deux sottises. Cela aurait été si bon de vivre d’accord! Une
tendresse la pénétrait, dans l’alanguissement de sa
fatigue. Elle lui sourit, elle murmura:
—Embrasse-moi.
Il l’embrassa, il se coucha près d’elle, en attendant qu’elle
pût marcher.
—Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier là-bas, car je n’en
pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins
chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie!
—Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous les arbres…
Tu as du mal dans ce chantier, ça, je m’en doute, ma
pauvre fille.
Elle fut si touchée de l’entendre en convenir, qu’elle fit la
vaillante.
—Oh! c’est une mauvaise disposition. Puis, aujourd’hui,
l’air est empoisonné… Mais tu verras, tout à l’heure, si je
suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille,
n’est-ce pas? Moi, j’y crèverais plutôt que de lâcher.
Il y eut un silence. Lui, la tenait d’un bras à la taille, en la
serrant contre sa poitrine, pour l’empêcher d’attraper du

mal. Elle, bien qu’elle se sentît déjà la force de retourner au
chantier, s’oubliait avec délices.
—Seulement, continua-t-elle très bas, je voudrais bien que
tu fusses plus gentil… Oui, on est si content, quand on
s’aime un peu.
Et elle se mit à pleurer doucement.
—Mais je t’aime, cria-t-il, puisque je t’ai prise avec moi.
Elle ne répondit que d’un hochement de tête. Souvent, il y
avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les
avoir, en se fichant de leur bonheur à elles. Ses larmes
coulaient plus chaudes, cela la désespérait maintenant, de
songer à la bonne vie qu’elle mènerait, si elle était tombée
sur un autre garçon, dont elle aurait senti toujours le bras
passé ainsi à sa taille. Un autre? et l’image vague de cet
autre se dressait dans sa grosse émotion. Mais c’était fini,
elle n’avait plus que le désir de vivre jusqu’au bout avec
celui-là, s’il voulait seulement ne pas la bousculer si fort.
—Alors, dit-elle, tâche donc d’être comme ça de temps en
temps.
Des sanglots lui coupèrent la parole, et il l’embrassa de
nouveau.
—Es-tu bête!… Tiens! je jure d’être gentil. On n’est pas
plus méchant qu’un autre, va!

Elle le regardait, elle recommençait à sourire dans ses
larmes. Peut-être qu’il avait raison, on n’en rencontrait
guère, des femmes heureuses. Puis, bien qu’elle se défiât
de son serment, elle s’abandonnait à la joie de le voir
aimable. Mon Dieu! si cela avait pu durer! Tous deux
s’étaient repris; et, comme ils se serraient d’une longue
étreinte, des pas les firent se mettre debout. Trois
camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour
savoir.
On repartit ensemble. Il était près de dix heures, et l’on
déjeuna dans un coin frais, avant de se remettre à suer au
fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de
leur briquet, ils allaient boire une gorgée de café à leur
gourde, lorsqu’une rumeur, venue des chantiers lointains,
les inquiéta. Quoi donc? était-ce un accident encore? Ils se
levèrent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des
galibots les croisaient à chaque instant; et aucun ne savait,
tous criaient, ça devait être un grand malheur. Peu à peu, la
mine entière s’effarait, des ombres affolées débouchaient
des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les
ténèbres. Où était-ce? pourquoi ne le disait-on pas?
Tout d’un coup, un porion passa en criant:
—On coupe les câbles! on coupe les câbles!
Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers
des voies obscures. Les têtes se perdaient. A propos de

quoi coupait-on les câbles? et qui les coupait, lorsque les
hommes étaient au fond? Cela paraissait monstrueux.
Mais la voix d’un autre porion éclata, puis se perdit.
—Ceux de Montsou coupent les câbles! Que tout le monde
sorte!
Quand il eut compris, Chaval arrêta net Catherine. L’idée
qu’il rencontrerait là-haut ceux de Montsou, s’il sortait, lui
engourdissait les jambes. Elle était donc venue, cette
bande qu’il croyait aux mains des gendarmes! Un instant, il
songea à rebrousser chemin et à remonter par Gaston-
Marie; mais la manoeuvre ne s’y faisait plus. Il jurait,
hésitant, cachant sa peur, répétant que c’était bête de
courir comme ça. On n’allait pas les laisser au fond, peut-
être!
La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha.
—Que tout le monde sorte! Aux échelles! aux échelles!
Et Chaval fut emporté avec les camarades. Il bouscula
Catherine, il l’accusa de ne pas courir assez fort. Elle
voulait donc qu’ils restassent seuls dans la fosse, à crever
de faim? car les brigands de Montsou étaient capables de
casser les échelles, sans attendre que le monde fût sorti.
Cette supposition abominable acheva de les détraquer
tous, il n’y eut plus, le long des galeries, qu’une débandade
enragée, une course de fous à qui arriverait le premier,

pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que
les échelles étaient cassées, que personne ne sortirait. Et,
quand ils commencèrent à déboucher par groupes
épouvantés dans la salle d’accrochage, ce fut un véritable
engouffrement: ils se jetaient vers le puits, ils s’écrasaient à
l’étroite porte du goyot des échelles; tandis qu’un vieux
palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les
chevaux à l’écurie, les regardait d’un air de dédaigneuse
insouciance, habitué aux nuits passées dans la fosse,
certain qu’on le tirerait toujours de là.
—Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval à
Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes.
Ahurie, suffoquée par cette course de trois kilomètres qui
l’avait encore une fois trempée de sueur, elle
s’abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule.
Alors, il la tira par le bras, à le lui briser; et elle jeta une
plainte, ses larmes jaillirent: déjà il oubliait son serment,
jamais elle ne serait heureuse.
—Passe donc! hurla-t-il.
Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le
temps il la brutaliserait. Aussi résistait-elle, pendant que le
flot éperdu des camarades les repoussait de côté. Les
filtrations du puits tombaient à grosses gouttes, et le
plancher de l’accrochage, ébranlé par le piétinement,
tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux,

profond de dix mètres. Justement, c’était à Jean-Bart, deux
ans plus tôt, qu’un terrible accident, la rupture d’un câble,
avait culbuté la cage au fond du bougnou, dans lequel deux
hommes s’étaient noyés. Et tous y songeaient, on allait
tous y rester, si l’on s’entassait sur les planches.
—Sacrée tête de pioche! cria Chaval, crève donc, je serai
débarrassé!
Il monta, et elle le suivit.
Du fond au jour, il y avait cent deux échelles, d’environ sept
mètres, posées chacune sur un étroit palier qui tenait la
largeur du goyot, et dans lequel un trou carré permettait à
peine le passage des épaules. C’était comme une
cheminée plate, de sept cents mètres de hauteur, entre la
paroi du puits et la cloison du compartiment d’extraction, un
boyau humide, noir et sans fin, où les échelles se
superposaient, presque droites, par étages réguliers. Il
fallait vingt-cinq minutes à un homme solide pour gravir
cette colonne géante. D’ailleurs, le goyot ne servait plus
que dans les cas de catastrophe.
Catherine, d’abord, monta gaillardement. Ses pieds nus
étaient faits à l’escaillage tranchant des voies et ne
souffraient pas des échelons carrés, recouverts d’une
tringle de fer, qui empêchait l’usure. Ses mains, durcies par
le roulage, empoignaient sans fatigue les montants, trop
gros pour elles. Et même cela l’occupait, la sortait de son

chagrin, cette montée imprévue, ce long serpent d’hommes
se coulant, se hissant, trois par échelle, si bien que la tête
déboucherait au jour, lorsque la queue traînerait encore sur
le bougnou. On n’en était pas là, les premiers devaient se
trouver à peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus,
seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les
lampes, pareilles à des étoiles voyageuses, s’espaçaient
de bas en haut, en une ligne toujours grandissante.
Derrière elle, Catherine entendit un galibot compter les
échelles. Cela lui donna l’idée de les compter aussi. On en
avait déjà monté quinze, et l’on arrivait à un accrochage.
Mais, au même instant, elle se heurta dans les jambes de
Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en
proche, toute la colonne s’arrêtait, s’immobilisait. Quoi
donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour
questionner et s’épouvanter. L’angoisse augmentait depuis
le fond, l’inconnu de là-haut les étranglait davantage, à
mesure qu’ils se rapprochaient du jour. Quelqu’un annonça
qu’il fallait redescendre, que les échelles étaient cassées.
C’était la préoccupation de tous, la peur de se trouver dans
le vide. Une autre explication descendit de bouche en
bouche, l’accident d’un haveur glissé d’un échelon. On ne
savait au juste, des cris empêchaient d’entendre, est-ce
qu’on allait coucher là? Enfin, sans qu’on fût mieux
renseigné, la montée reprit, du même mouvement lent et
pénible, au milieu du roulement des pieds et de la danse
des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sûr, les échelles
cassées.

A la trente-deuxième échelle, comme on dépassait un
troisième accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses
bras se raidir. D’abord, elle avait éprouvé à la peau des
picotements légers. Maintenant, elle perdait la sensation
du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une
douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait les
muscles. Et, dans l’étourdissement qui l’envahissait, elle se
rappelait les histoires du grand-père Bonnemort, du temps
qu’il n’y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans
sortaient le charbon sur leurs épaules, le long des échelles
plantées à nu; si bien que, lorsqu’une d’elles glissait, ou
que simplement un morceau de houille déboulait d’un
panier, trois ou quatre enfants dégringolaient du coup, la
tête en bas. Les crampes de ses membres devenaient
insupportables, jamais elle n’irait au bout.
De nouveaux arrêts lui permirent de respirer. Mais la
terreur qui, chaque fois, soufflait d’en haut, achevait de
l’étourdir. Au-dessus et au-dessous d’elle, les respirations
s’embarrassaient, un vertige se dégageait de cette
ascension interminable, dont la nausée la secouait avec
les autres. Elle suffoquait, ivre de ténèbres, exaspérée de
l’écrasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait
aussi de l’humidité, le corps en sueur sous les grosses
gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie
battait si fort, qu’elle menaçait d’éteindre les lampes.
Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de

réponse. Que fichait-elle là-dessous, est-ce qu’elle avait
laissé tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle
tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si
lourdement, qu’il en était seulement à la cinquante-
neuvième échelle. Encore quarante-trois. Catherine finit
par bégayer qu’elle tenait bon tout de même. Il l’aurait
traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude. Le fer
des échelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait
qu’on la sciait là, jusqu’à l’os. Après chaque brassée, elle
s’attendait à voir ses mains lâcher les montants, pelées et
roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle
croyait tomber en arrière, les épaules arrachées, les
cuisses démanchées, dans leur continuel effort. C’était
surtout du peu de pente des échelles qu’elle souffrait, de
cette plantation presque droite, qui l’obligeait de se hisser
à la force des poignets, le ventre collé contre le bois.
L’essoufflement des haleines à présent couvrait le
roulement des pas, un râle énorme, décuplé par la cloison
du goyot, s’élevait du fond, expirait au jour. Il y eut un
gémissement, des mots coururent, un galibot venait de
s’ouvrir le crâne à l’arête d’un palier.
Et Catherine montait. On dépassa le niveau. La pluie avait
cessé, un brouillard alourdissait l’air de cave, empoisonné
d’une odeur de vieux fers et de bois humide.
Machinalement, elle s’obstinait tout bas à compter: quatre-
vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-
neuf. Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de leur
balancement rythmique. Elle n’avait plus conscience de ses

mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes
tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait
mourir, le moindre souffle allait la précipiter. Le pis était
que ceux d’en bas poussaient maintenant, et que la
colonne entière se ruait, cédant à la colère croissante de
sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des
camarades, les premiers, étaient sortis; il n’y avait donc
pas d’échelles cassées; mais l’idée qu’on pouvait en
casser encore, pour empêcher les derniers de sortir,
lorsque d’autres respiraient déjà là-haut, achevait de les
rendre fous. Et, comme un nouvel arrêt se produisait, des
jurons éclatèrent, tous continuèrent à monter, se
bousculant, passant sur les corps, à qui arriverait quand
même.
Alors, Catherine tomba. Elle avait crié le nom de Chaval,
dans un appel désespéré. Il n’entendit pas, il se battait, il
enfonçait les côtes d’un camarade, à coups de talon, pour
être avant lui. Elle fut roulée, piétinée. Dans son
évanouissement, elle rêvait: il lui semblait qu’elle était une
des petites herscheuses de jadis, et qu’un morceau de
charbon, glissé d’un panier, au-dessus d’elle, venait de la
jeter en bas du puits, ainsi qu’un moineau atteint d’un
caillou. Cinq échelles seulement restaient à gravir, on avait
mis près d’une heure. Jamais elle ne sut comment elle était
arrivée au jour, portée par des épaules, maintenue par
l’étranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans
un éblouissement de soleil, au milieu d’une foule hurlante
qui la huait.

III
Dès le matin, avant le jour, un frémissement avait agité les
corons, ce frémissement qui s’enflait à cette heure par les
chemins, dans la campagne entière. Mais le départ
convenu n’avait pu avoir lieu, une nouvelle se répandait,
des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On
racontait qu’ils étaient arrivés de Douai pendant la nuit, on
accusait Rasseneur d’avoir vendu les camarades, en
prévenant M. Hennebeau; même une herscheuse jurait
qu’elle avait vu passer le domestique, qui portait la
dépêche au télégraphe. Les mineurs serraient les poings,
guettaient les soldats, derrière leurs persiennes, à la clarté
pâle du petit jour.
Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un
autre bruit circula, rassurant les impatients. C’était une
fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le
général en ordonnait parfois depuis la grève, sur le désir
du préfet de Lille. Les grévistes exécraient ce
fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir trompés
par la promesse d’une intervention conciliante, qui se
bornait, tous les huit jours, à faire défiler des troupes dans
Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les
dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le

chemin de Marchiennes, après s’être contentés d’assourdir
les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les
mineurs se moquèrent-ils de cet innocent de préfet, avec
ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses
allaient chauffer. Jusqu’à neuf heures, ils se firent du bon
sang, l’air paisible, devant les maisons, tandis qu’ils
suivaient des yeux, sur le pavé, les dos débonnaires des
derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les
bourgeois de Montsou dormaient encore, la tête dans la
plume. A la Direction, on venait de voir madame
Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au
travail sans doute, car l’hôtel, clos et muet, semblait mort.
Aucune fosse ne se trouvait gardée militairement, c’était
l’imprévoyance fatale à l’heure du danger, la bêtise
naturelle des catastrophes, tout ce qu’un gouvernement
peut commettre de fautes, dès qu’il s’agit d’avoir
l’intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les
charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se
rendre au rendez-vous décidé la veille, dans la forêt.
D’ailleurs, Étienne comprit tout de suite qu’il n’aurait point,
là-bas, à Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels
il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et
le pis était que deux ou trois bandes, déjà en chemin,
allaient compromettre la cause, s’il ne se mettait pas quand
même à leur tête. Près d’une centaine, partis avant le jour,
avaient dû se réfugier sous les hêtres de la forêt, en
attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta
consulter, haussa les épaules: dix gaillards résolus

faisaient plus de besogne qu’une foule; et il se replongea
dans un livre ouvert devant lui, il refusa d’en être. Cela
menaçait de tourner encore au sentiment, lorsqu’il aurait
suffi de brûler Montsou, ce qui était très simple. Comme
Étienne sortait par l’allée de la maison, il aperçut
Rasseneur assis devant la cheminée de fonte, très pâle,
tandis que sa femme, grandie dans son éternelle robe
noire, l’invectivait en paroles tranchantes et polies.
Maheu fut d’avis qu’on devait tenir sa parole. Un pareil
rendez-vous était sacré. Cependant, la nuit avait calmé leur
fièvre à tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il
expliquait que leur devoir était de se trouver là-bas, pour
maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude
approuva d’un signe. Étienne répétait avec complaisance
qu’il fallait agir révolutionnairement, sans attenter à la vie
des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d’un pain,
qu’on lui avait donné la veille, avec une bouteille de
genièvre; mais il but coup sur coup trois petits verres,
histoire simplement de combattre le froid; même il en
emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le
vieux Bonnemort, les jambes malades d’avoir trop couru la
veille, était resté au lit.

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