Des huées, presque aussitôt, éclatèrent.
—Regardez! regardez!… Le matou est là-haut! au chat! au
chat!
La bande venait d’apercevoir Maigrat, sur la toiture du
hangar. Dans sa fièvre, malgré sa lourdeur, il avait monté
au treillage avec agilité, sans se soucier des bois qui
cassaient; et, maintenant, il s’aplatissait le long des tuiles, il
s’efforçait d’atteindre la fenêtre. Mais la pente se trouvait
très raide, il était gêné par son ventre, ses ongles
s’arrachaient. Pourtant, il se serait traîné jusqu’en haut, s’il
ne s’était mis à trembler, dans la crainte de recevoir des
pierres; car la foule, qu’il ne voyait plus, continuait à crier,
sous lui:
—Au chat! au chat!… Faut le démolir!
Et, brusquement, ses deux mains lâchèrent à la fois, il roula
comme une boule, sursauta à la gouttière, tomba en travers
du mur mitoyen, si malheureusement, qu’il rebondit du côté
de la route, où il s’ouvrit le crâne, à l’angle d’une borne. La
cervelle avait jailli. Il était mort. Sa femme, en haut, pâle et
brouillée derrière les vitres, regardait toujours.
D’abord, ce fut une stupeur. Étienne s’était arrêté, la hache
glissée des poings. Maheu, Levaque, tous les autres,
oubliaient la boutique, les yeux tournés vers le mur, où
coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient
cessé, un silence s’élargissait dans l’ombre croissante.
Tout de suite, les huées recommencèrent. C’étaient les
femmes qui se précipitaient, prises de l’ivresse du sang.
—Il y a donc un bon Dieu! Ah! cochon, c’est fini!
Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l’insultaient
avec des rires, traitant de sale gueule sa tête fracassée,
hurlant à la face de la mort la longue rancune de leur vie
sans pain.
—Je te devais soixante francs, te voilà payé, voleur! dit la
Maheude, enragée parmi les autres. Tu ne me refuseras
plus crédit… Attends! Attends! il faut que je t’engraisse
encore.
De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux
poignées, dont elle lui emplit la bouche, violemment.
—Tiens! mange donc!… Tiens! mange, mange, toi qui
nous mangeais!
Les injures redoublèrent, pendant que le mort, étendu sur le
dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel
immense d’où tombait la nuit. Cette terre, tassée dans sa
bouche, c’était le pain qu’il avait refusé. Et il ne mangerait
plus que de ce pain-là, maintenant. Ça ne lui avait guère
porté bonheur, d’affamer le pauvre monde.
Mais les femmes avaient à tirer de lui d’autres vengeances.
Elles tournaient en le flairant, pareilles à des louves. Toutes
cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageât.
On entendit la voix aigre de la Brûlé.
—Faut le couper comme un matou!
—Oui, oui! au chat! au chat!… Il en a trop fait, le salaud!
Déjà, la Mouquette le déculottait, tirait le pantalon, tandis
que la Levaque soulevait les jambes. Et la Brûlé, de ses
mains sèches de vieille, écarta les cuisses nues,
empoigna cette virilité morte. Elle tenait tout, arrachant,
dans un effort qui tendait sa maigre échine et faisait
craquer ses grands bras. Les peaux molles résistaient, elle
dut s’y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un
paquet de chair velue et sanglante, qu’elle agita, avec un
rire de triomphe:
—Je l’ai! je l’ai!
Des voix aiguës saluèrent d’imprécations l’abominable
trophée.
—Ah! bougre, tu n’empliras plus nos filles!
—Oui, c’est fini de te payer sur la bête, nous n’y passerons
plus toutes, à tendre le derrière pour avoir un pain.
—Tiens! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte?
moi, je veux bien, si tu peux encore!
Cette plaisanterie les secoua d’une gaieté terrible. Elles se
montraient le lambeau sanglant, comme une bête
mauvaise, dont chacune avait eu à souffrir, et qu’elles
venaient d’écraser enfin, qu’elles voyaient là, inerte, en leur
pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avançaient leurs
mâchoires, en répétant, dans un furieux éclat de mépris:
—Il ne peut plus! il ne peut plus!… Ce n’est plus un homme
qu’on va foutre dans la terre… Va donc pourrir, bon à rien!
La Brûlé, alors, planta tout le paquet au bout de son bâton;
et, le portant en l’air, le promenant ainsi qu’un drapeau, elle
se lança sur la route, suivie de la débandade hurlante des
femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair
lamentable pendait, comme un déchet de viande à l’étal
d’un boucher. En haut, à la fenêtre, madame Maigrat ne
bougeait toujours pas; mais, sous la dernière lueur du
couchant, les défauts brouillés des vitres déformaient sa
face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie à chaque
heure, les épaules pliées du matin au soir sur un registre,
peut-être riait-elle, quand la bande des femmes galopa,
avec la bête mauvaise, la bête écrasée, au bout du bâton.
Cette mutilation affreuse s’était accomplie dans une
horreur glacée. Ni Étienne, ni Maheu, ni les autres,
n’avaient eu le temps d’intervenir: ils restaient immobiles,
devant ce galop de furies. Sur la porte de l’estaminet Tison,
des têtes se montraient, Rasseneur blême de révolte, et
Zacharie, et Philomène, stupéfiés d’avoir vu. Les deux
vieux, Bonnemort et Mouque, très graves, hochaient la tête.
Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude Bébert, forçait
Lydie à lever le nez. Mais les femmes revenaient déjà,
tournant sur elles-mêmes, passant sous les fenêtres de la
Direction. Et, derrière les persiennes, ces dames et ces
demoiselles allongeaient le cou. Elles n’avaient pu
apercevoir la scène, cachée par le mur, elles distinguaient
mal, dans la nuit devenue noire.
—Qu’ont-elles donc au bout de ce bâton? demanda Cécile,
qui s’était enhardie jusqu’à regarder.
Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être une peau
de lapin.
—Non, non, murmura madame Hennebeau, ils auront pillé
la charcuterie, on dirait un débris de porc.
A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Madame
Grégoire lui avait donné un coup de genou. Toutes deux
restèrent béantes. Ces demoiselles, très pâles, ne
questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette
vision rouge, au fond des ténèbres.
Étienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne
se dissipait pas, ce cadavre à présent barrait la route et
protégeait la boutique. Beaucoup avaient reculé. C’était
comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu
demeurait sombre, lorsqu’il entendit une voix lui dire à
l’oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine,
toujours dans son vieux paletot d’homme, noire, haletante.
D’un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l’écouter, il
menaçait de la battre. Alors, elle eut un geste de
désespoir, elle hésita, puis courut vers Étienne.
—Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes!
Lui aussi la chassait, l’injuriait, en sentant remonter à ses
joues le sang des gifles qu’il avait reçues. Mais elle ne se
rebutait pas, elle l’obligeait à jeter la hache, elle l’entraînait
par les deux bras, avec une force irrésistible.
—Quand je te dis que voilà les gendarmes!… Écoute-moi
donc. C’est
Chaval qui est allé les chercher et qui les amène, si tu veux
savoir.
Moi, ça m’a dégoûtée, je suis venue… Sauve-toi, je ne
veux pas
qu’on te prenne.
Et Catherine l’emmena, à l’instant où un lourd galop
ébranlait au loin le pavé. Tout de suite, un cri éclata: «Les
gendarmes! les gendarmes!» Ce fut une débâcle, un
sauve-qui-peut si éperdu, qu’en deux minutes la route se
trouva libre, absolument nette, comme balayée par un
ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache
d’ombre sur la terre blanche. Devant l’estaminet Tison, il
n’était resté que Rasseneur, qui, soulagé, la face ouverte,
applaudissait à la facile victoire des sabres; tandis que,
dans Montsou désert, éteint, dans le silence des façades
closes, les bourgeois, la sueur à la peau, n’osant risquer un
oeil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous
l’épaisse nuit, il n’y avait plus que les hauts fourneaux et les
fours à coke incendiés au fond du ciel tragique.
Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils
débouchèrent sans qu’on les distinguât, en une masse
sombre. Et, derrière eux, confiée à leur garde, la voiture du
pâtissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d’où
sauta un marmiton, qui se mit d’un air tranquille à déballer
les croûtes des vol-au-vent.
Sixième partie
I
La première quinzaine de février s’écoula encore, un froid
noir prolongeait le dur hiver, sans pitié des misérables. De
nouveau, les autorités avaient battu les routes: le préfet de
Lille, un procureur, un général. Et les gendarmes n’avaient
pas suffi, de la troupe était venue occuper Montsou, tout un
régiment, dont les hommes campaient de Beaugnies à
Marchiennes. Des postes armés gardaient les puits, il y
avait des soldats devant chaque machine. L’hôtel du
directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu’aux
maisons de certains bourgeois, s’étaient hérissés de
baïonnettes. On n’entendait plus, le long du pavé, que le
passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux,
continuellement, une sentinelle restait plantée, comme une
vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent
glacé qui soufflait là-haut; et, toutes les deux heures, ainsi
qu’en pays ennemi, retentissaient les cris de faction.
—Qui vive?… Avancez au mot de ralliement!
Le travail n’avait repris nulle part. Au contraire, la grève
s’était aggravée: Crèvecoeur, Mirou, Madeleine arrêtaient
l’extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire
perdaient de leur monde chaque matin; à Saint-Thomas,
jusque-là indemne, des hommes manquaient. C’était
maintenant une obstination muette, en face de ce
déploiement de force, dont s’exaspérait l’orgueil des
mineurs. Les corons semblaient déserts, au milieu des
champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, à peine
en rencontrait-on un par hasard, isolé, le regard oblique,
baissant la tête devant les pantalons rouges. Et, sous cette
grande paix morne, dans cet entêtement passif, se butant
contre les fusils, il y avait la douceur menteuse,
l’obéissance forcée et patiente des fauves en cage, les
yeux sur le dompteur, prêts à lui manger la nuque, s’il
tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail
ruinait, parlait d’embaucher des mineurs du Borinage, à la
frontière belge; mais elle n’osait point; de sorte que la
bataille en restait là, entre les charbonniers qui
s’enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardées par
la troupe.
Dès le lendemain de la journée terrible, cette paix s’était
produite, d’un coup, cachant une panique telle, qu’on faisait
le plus de silence possible sur les dégâts et les atrocités.
L’enquête ouverte établissait que Maigrat était mort de sa
chute, et l’affreuse mutilation du cadavre demeurait vague,
entourée déjà d’une légende. De son côté, la Compagnie
n’avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les
Grégoire ne se souciaient de compromettre leur fille dans
le scandale d’un procès, où elle devrait témoigner.
Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des
comparses comme toujours, imbéciles et ahuris, ne
sachant rien. Par erreur, Pierron était allé, les menottes aux
poignets, jusqu’à Marchiennes, ce dont les camarades
riaient encore. Rasseneur, également, avait failli être
emmené entre deux gendarmes. On se contentait, à la
Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les
livrets en masse: Maheu avait reçu le sien, Levaque aussi,
de même que trente-quatre de leurs camarades, au seul
coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la sévérité
retombait sur Étienne, disparu depuis le soir de la bagarre,
et qu’on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval,
dans sa haine, l’avait dénoncé, en refusant de nommer les
autres, supplié par Catherine qui voulait sauver ses
parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n’était
fini, on attendait la fin, la poitrine oppressée d’un malaise.
A Montsou, dès lors, les bourgeois s’éveillèrent en sursaut
chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d’un tocsin
imaginaire, les narines hantées d’une puanteur de poudre.
Mais ce qui acheva de leur fêler le crâne, ce fut un prône
de leur nouveau curé, l’abbé Ranvier, ce prêtre maigre aux
yeux de braise rouge, qui succédait à l’abbé Joire. Comme
on était loin de la discrétion souriante de celui-ci, de son
unique soin d’homme gras et doux à vivre en paix avec tout
le monde! Est-ce que l’abbé Ranvier ne s’était pas permis
de prendre la défense des abominables brigands en train
de déshonorer la région? Il trouvait des excuses aux
scélératesses des grévistes, il attaquait violemment la
bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les
responsabilités. C’était la bourgeoisie qui, en dépossédant
l’Église de ses libertés antiques pour en mésuser elle-
même, avait fait de ce monde un lieu maudit d’injustice et
de souffrance; c’était elle qui prolongeait les malentendus,
qui poussait à une catastrophe effroyable, par son
athéisme, par son refus d’en revenir aux croyances, aux
traditions fraternelles des premiers chrétiens. Et il avait osé
menacer les riches, il les avait avertis que, s’ils s’entêtaient
davantage à ne pas écouter la voix de Dieu, sûrement Dieu
se mettrait du côté des pauvres: il reprendrait leurs fortunes
aux jouisseurs incrédules, il les distribuerait aux humbles
de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les dévotes en
tremblaient, le notaire déclarait qu’il y avait là du pire
socialisme, tous voyaient le curé à la tête d’une bande,
brandissant une croix, démolissant la société bourgeoise
de 89, à grands coups.
M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un
haussement d’épaules:
—S’il nous ennuie trop, l’évêque nous en débarrassera.
Et, pendant que la panique soufflait ainsi d’un bout à l’autre
de la plaine, Étienne habitait sous terre, au fond de
Réquillart, le terrier à Jeanlin. C’était là qu’il se cachait,
personne ne le croyait si proche, l’audace tranquille de ce
refuge, dans la mine même, dans cette voie abandonnée
du vieux puits, avait déjoué les recherches. En haut, les
prunelliers et les aubépines, poussés parmi les charpentes
abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s’y risquait
plus, il fallait connaître la manoeuvre, se pendre aux racines
du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les
échelons solides encore; et d’autres obstacles le
protégeaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt
mètres d’une descente dangereuse, puis le pénible
glissement à plat ventre, d’un quart de lieue, entre les
parois resserrées de la galerie, avant de découvrir la
caverne scélérate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de
l’abondance, il y avait trouvé du genièvre, le reste de la
morue sèche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit
de foin était excellent, on ne sentait pas un courant d’air,
dans cette température égale, d’une tiédeur de bain. Seule,
la lumière menaçait de manquer. Jeanlin qui s’était fait son
pourvoyeur, avec une prudence et une discrétion de
sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait
jusqu’à de la pommade, mais ne pouvait arriver à mettre la
main sur un paquet de chandelles.
Dès le cinquième jour, Étienne n’alluma plus que pour
manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu’il les
avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complète,
toujours du même noir, était sa grande souffrance. Il avait
beau dormir en sûreté, être pourvu de pain, avoir chaud,
jamais la nuit n’avait pesé si lourdement à son crâne. Elle
lui semblait être comme l’écrasement même de ses
pensées. Maintenant, voilà qu’il vivait de vols! Malgré ses
théories communistes, les vieux scrupules d’éducation se
soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion.
Mais comment faire? il fallait bien vivre, sa tâche n’était
pas remplie. Une autre honte l’accablait, le remords de
cette ivresse sauvage, du genièvre bu dans le grand froid,
l’estomac vide, et qui l’avait jeté sur Chaval, armé d’un
couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d’épouvante, le
mal héréditaire, la longue hérédité de soûlerie, ne tolérant
plus une goutte d’alcool sans tomber à la fureur homicide.
Finirait-il donc en assassin? Lorsqu’il s’était trouvé à l’abri,
dans ce calme profond de la terre, pris d’une satiété de
violence, il avait dormi deux jours d’un sommeil de brute,
gorgée, assommée; et l’écoeurement persistait, il vivait
moulu, la bouche amère, la tête malade, comme à la suite
de quelque terrible noce. Une semaine s’écoula; les
Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle: il fallut
renoncer à voir clair, même pour manger.
Maintenant, durant des heures, Étienne demeurait allongé
sur son foin. Des idées vagues le travaillaient, qu’il ne
croyait pas avoir. C’était une sensation de supériorité qui le
mettait à part des camarades, une exaltation de sa
personne, à mesure qu’il s’instruisait. Jamais il n’avait tant
réfléchi, il se demandait pourquoi son dégoût, le lendemain
de la furieuse course au travers des fosses; et il n’osait se
répondre, des souvenirs le répugnaient, la bassesse des
convoitises, la grossièreté des instincts, l’odeur de toute
cette misère secouée au vent. Malgré le tourment des
ténèbres, il en arrivait à redouter l’heure où il rentrerait au
coron. Quelle nausée, ces misérables en tas, vivant au
baquet commun! Pas un avec qui causer politique
sérieusement, une existence de bétail, toujours le même
air empesté d’oignon où l’on étouffait! Il voulait leur élargir
le ciel, les élever au bien-être et aux bonnes manières de la
bourgeoisie, en faisant d’eux les maîtres; mais comme ce
serait long! et il ne se sentait plus le courage d’attendre la
victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanité
d’être leur chef, sa préoccupation constante de penser à
leur place, le dégageaient, lui soufflaient l’âme d’un de ces
bourgeois qu’il exécrait.
Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volé dans la
lanterne d’un roulier; et ce fut un grand soulagement pour
Étienne. Lorsque les ténèbres finissaient par l’hébéter, par
lui peser sur le crâne à le rendre fou, il allumait un instant;
puis, dès qu’il avait chassé le cauchemar, il éteignait, avare
de cette clarté nécessaire à sa vie, autant que le pain. Le
silence bourdonnait à ses oreilles, il n’entendait que la fuite
d’une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le
petit bruit d’une araignée filant sa toile. Et les yeux ouverts
dans ce néant tiède, il retournait à son idée fixe, à ce que
les camarades faisaient là-haut. Une défection de sa part
lui aurait paru la dernière des lâchetés. S’il se cachait ainsi,
c’était pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues
songeries avaient fixé son ambition: en attendant mieux, il
aurait voulu être Pluchart, lâcher le travail, travailler
uniquement à la politique, mais seul, dans une chambre
propre, sous le prétexte que les travaux de tête absorbent
la vie entière et demandent beaucoup de calme.
Au commencement de la seconde semaine, l’enfant lui
ayant dit que les gendarmes le croyaient passé en
Belgique, Étienne osa sortir de son trou, dès la nuit
tombée. Il désirait se rendre compte de la situation, voir si
l’on devait s’entêter davantage. Lui, pensait la partie
compromise; avant la grève, il doutait du résultat, il avait
simplement cédé aux faits; et, maintenant, après s’être
grisé de rébellion, il revenait à ce premier doute,
désespérant de faire céder la Compagnie. Mais il ne se
l’avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu’il
songeait aux misères de la défaite, à toute cette lourde
responsabilité de souffrance qui pèserait sur lui. La fin de
la grève, n’était-ce pas la fin de son rôle, son ambition par
terre, son existence retombant à l’abrutissement de la mine
et aux dégoûts du coron? Et, honnêtement, sans bas
calculs de mensonge, il s’efforçait de retrouver sa foi, de se
prouver que la résistance restait possible, que le capital
allait se détruire lui-même, devant l’héroïque suicide du
travail.
C’était en effet, dans le pays entier, un long retentissement
de ruines. La nuit, lorsqu’il errait par la campagne noire,
ainsi qu’un loup hors de son bois, il croyait entendre les
effondrements des faillites, d’un bout de la plaine à l’autre. Il
ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines
fermées, mortes, dont les bâtiments pourrissaient sous le
ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la
sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, après avoir réduit le
nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour à tour. A
la minoterie Dutilleul, la dernière meule s’était arrêtée le
deuxième samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les
câbles de mine se trouvait définitivement tuée par le
chômage. Du côté de Marchiennes, la situation s’aggravait
chaque jour: tous les feux éteints à la verrerie Gagebois,
des renvois continuels aux ateliers de construction
Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges
allumé, pas une batterie des fours à coke ne brûlant à
l’horizon. La grève des charbonniers de Montsou, née de la
crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l’avait
accrue, en précipitant la débâcle. Aux causes de
souffrance, l’arrêt des commandes de l’Amérique,
l’engorgement des capitaux immobilisés dans un excès de
production, se joignait maintenant le manque imprévu de la
houille, pour les quelques chaudières qui chauffaient
encore; et, là, était l’agonie suprême, ce pain des
machines que les puits ne fournissaient plus. Effrayée
devant le malaise général, la Compagnie, en diminuant son
extraction et en affamant ses mineurs, s’était fatalement
trouvée, dès la fin de décembre, sans un morceau de
charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le
fléau soufflait de loin, une chute en entraînait une autre, les
industries se culbutaient en s’écrasant, dans une série si
rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient
jusqu’au fond des cités voisines, Lille, Douai,
Valenciennes, où des banquiers en fuite ruinaient des
familles.
Souvent, au coude d’un chemin, Étienne s’arrêtait, dans la
nuit glacée, pour écouter pleuvoir les décombres. Il
respirait fortement les ténèbres, une joie du néant le
prenait, un espoir que le jour se lèverait sur l’extermination
du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau
égalitaire passé comme une faux, au ras du sol. Mais les
fosses de la Compagnie surtout l’intéressaient, dans ce
massacre. Il se remettait en marche, aveuglé d’ombre, il les
visitait les unes après les autres, heureux quand il
apprenait quelque nouveau dommage. Des éboulements
continuaient à se produire, d’une gravité croissante, à
mesure que l’abandon des voies se prolongeait. Au-
dessus de la galerie nord de Mirou, l’affaissement du sol
gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours
de cent mètres, s’était engloutie, comme dans la secousse
d’un tremblement de terre; et la Compagnie, sans
marchander, payait leurs champs disparus aux
propriétaires, inquiète du bruit soulevé autour de ces
accidents. Crèvecoeur et Madeleine, de roche très
ébouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de
deux porions ensevelis à la Victoire; un coup d’eau avait
inondé Feutry-Cantel; il faudrait murailler un kilomètre de
galerie à Saint-Thomas, où les bois, mal entretenus,
cassaient de toutes parts. C’étaient ainsi, d’heure en heure,
des frais énormes, des brèches ouvertes dans les
dividendes des actionnaires, une rapide destruction des
fosses, qui devait finir, à la longue, par manger les fameux
deniers de Montsou, centuplés en un siècle.
Alors, devant ces coups répétés, l’espoir renaissait chez
Étienne, il finissait par croire qu’un troisième mois de
résistance achèverait le monstre, la bête lasse et repue,
accroupie là-bas comme une idole, dans l’inconnu de son
tabernacle. Il savait qu’à la suite des troubles de Montsou,
une vive émotion s’était emparée des journaux de Paris,
toute une polémique violente entre les feuilles officieuses et
les feuilles de l’opposition, des récits terrifiants, que l’on
exploitait surtout contre l’Internationale, dont l’empire
prenait peur, après l’avoir encouragée; et, la Régie n’osant
plus faire la sourde oreille, deux des régisseurs avaient
daigné venir pour une enquête, mais d’un air de regret,
sans paraître s’inquiéter du dénouement, si désintéressés,
que trois jours après ils étaient repartis, en déclarant que
les choses allaient le mieux du monde. Pourtant, on lui
affirmait d’autre part que ces messieurs, durant leur séjour,
siégeaient en permanence, déployaient une activité fébrile,
enfoncés dans des affaires dont personne autour d’eux ne
soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il
arrivait à traiter leur départ de fuite affolée, certain
maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes
lâchaient tout.
Mais Étienne, la nuit suivante, désespéra de nouveau. La
Compagnie avait les reins trop forts pour qu’on les lui
cassât si aisément: elle pouvait perdre des millions, ce
serait plus tard sur les ouvriers qu’elle les rattraperait, en
rognant leur pain. Cette nuit-là, ayant poussé jusqu’à Jean-
Bart, il devina la vérité, quand un surveillant lui conta qu’on
parlait de céder Vandame à Montsou. C’était, disait-on,
chez Deneulin, une misère pitoyable, la misère des riches,
le père malade d’impuissance, vieilli par le souci de
l’argent, les filles luttant au milieu des fournisseurs, tâchant
de sauver leurs chemises. On souffrait moins dans les
corons affamés que dans cette maison de bourgeois, où
l’on se cachait pour boire de l’eau. Le travail n’avait pas
repris à Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la pompe de
Gaston-Marie; sans compter que, malgré toute la hâte
mise, un commencement d’inondation s’était produit, qui
nécessitait de grandes dépenses. Deneulin venait de
risquer enfin sa demande d’un emprunt de cent mille francs
aux Grégoire, dont le refus, attendu d’ailleurs, l’avait
achevé: s’ils refusaient, c’était par affection, afin de lui
éviter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de
vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela l’enrageait
de payer les frais de la grève, il espérait d’abord en mourir,
le sang à la tête, le cou étranglé d’apoplexie. Puis, que
faire? il avait écouté les offres. On le chicanait, on
dépréciait cette proie superbe, ce puits réparé, équipé à
neuf, où le manque d’avances paralysait seul l’exploitation.
Bien heureux encore s’il en tirait de quoi désintéresser ses
créanciers. Il s’était, pendant deux jours, débattu contre les
régisseurs campés à Montsou, furieux de la façon tranquille
dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de
sa voix retentissante. Et l’affaire en restait là, ils étaient
retournés à Paris attendre patiemment son dernier râle.
Étienne flaira cette compensation aux désastres, repris de
découragement devant la puissance invincible des gros
capitaux, si forts dans la bataille, qu’ils s’engraissaient de
la défaite en mangeant les cadavres des petits, tombés à
leur côté.
Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une
bonne nouvelle. Au Voreux, le cuvelage du puits menaçait
de crever, les eaux filtraient de tous les joints; et l’on avait
dû mettre une équipe de charpentiers à la réparation, en
grande hâte.