Germinal d’Emile Zola

Alors, Étienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du
criblage, il aperçut un être assis par terre, les jambes
allongées, au milieu d’une épaisse couche de charbon.
C’était Jeanlin, employé comme «nettoyeur de gros». Il
tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le
débarrassait, à coups de marteau, des fragments de
schiste; et une fine poudre le noyait d’un tel flot de suie, que
jamais le jeune homme ne l’aurait reconnu, si l’enfant n’avait
levé son museau de singe, aux oreilles écartées, aux petits
yeux verdâtres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d’un
dernier coup, disparut dans la poussière noire qui montait.
Dehors, Étienne suivit un moment la route, absorbé. Toutes
sortes d’idées bourdonnaient en lui. Mais il eut une
sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement.
Le soleil paraissait à l’horizon glorieux, c’était un réveil
d’allégresse, dans la campagne entière. Un flot d’or roulait
de l’orient à l’occident, sur la plaine immense. Cette chaleur
de vie gagnait, s’étendait, en un frisson de jeunesse, où
vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous
les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le
vieux monde voulait vivre un printemps encore.
Et, pénétré de cet espoir, Étienne ralentit sa marche, les
yeux perdus à droite et à gauche, dans cette gaieté de la
nouvelle saison. Il songeait à lui, il se sentait fort, mûri par
sa dure expérience au fond de la mine. Son éducation était
finie, il s’en allait armé, en soldat raisonneur de la
révolution, ayant déclaré la guerre à la société, telle qu’il la

voyait et telle qu’il la condamnait. La joie de rejoindre
Pluchart, d’être comme Pluchart un chef écouté, lui soufflait
des discours, dont il arrangeait les phrases. Il méditait
d’élargir son programme, l’affinement bourgeois qui l’avait
haussé au-dessus de sa classe le jetait à une haine plus
grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l’odeur de
misère le gênait maintenant, il éprouvait le besoin de les
mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls
grands, les seuls impeccables, comme l’unique noblesse
et l’unique force où l’humanité pût se retremper. Déjà, il se
voyait à la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple
ne le dévorait pas.
Très haut, un chant d’alouette lui fit regarder le ciel. De
petites nuées rouges, les dernières vapeurs de la nuit, se
fondaient dans le bleu limpide; et les figures vagues de
Souvarine et de Rasseneur lui apparurent. Décidément,
tout se gâtait, lorsque chacun tirait à soi le pouvoir. Ainsi,
cette fameuse Internationale qui aurait dû renouveler le
monde, avortait d’impuissance, après avoir vu son armée
formidable se diviser, s’émietter dans des querelles
intérieures. Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-
il qu’une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la
beauté et la continuité de l’espèce? Cette question le
troublait, bien qu’il tranchât, en homme content de sa
science. Mais une idée dissipa ses doutes, l’enchanta,
celle de reprendre son explication ancienne de la théorie,
la première fois qu’il parlerait. S’il fallait qu’une classe fût
mangée, n’était-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui

mangerait la bourgeoisie épuisée de jouissance? Du sang
nouveau ferait la société nouvelle. Et, dans cette attente
d’un envahissement des barbares, régénérant les vieilles
nations caduques, reparaissait sa foi absolue à une
révolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont
l’incendie embraserait la fin du siècle de cette pourpre de
soleil levant, qu’il regardait saigner au ciel.
Il marchait toujours, rêvassant, battant de sa canne de
cornouiller les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux
autour de lui, il reconnaissait des coins du pays. Justement,
à la Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu’il avait pris là le
commandement de la bande, le matin du saccage des
fosses. Aujourd’hui, le travail de brute, mortel, mal payé,
recommençait. Sous la terre, là-bas, à sept cents mètres, il
lui semblait entendre des coups sourds, réguliers, continus:
c’étaient les camarades qu’il venait de voir descendre, les
camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse.
Sans doute ils étaient vaincus, ils y avaient laissé de
l’argent et des morts; mais Paris n’oublierait pas les coups
de feu du Voreux, le sang de l’empire lui aussi coulerait par
cette blessure inguérissable; et, si la crise industrielle tirait
à sa fin, si les usines rouvraient une à une, l’état de guerre
n’en restait pas moins déclaré, sans que la paix fût
désormais possible. Les charbonniers s’étaient comptés,
ils avaient essayé leur force, secoué de leur cri de justice
les ouvriers de la France entière. Aussi leur défaite ne
rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis
dans leur victoire du sourd malaise des lendemains de

grève, regardaient derrière eux si leur fin n’était pas là
quand même, inévitable, au fond de ce grand silence. Ils
comprenaient que la révolution renaîtrait sans cesse,
demain peut-être, avec la grève générale, l’entente de tous
les travailleurs ayant des caisses de secours, pouvant tenir
pendant des mois, en mangeant du pain. Cette fois encore,
c’était un coup d’épaule donné à la société en ruine, et ils
en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils
sentaient monter d’autres secousses, toujours d’autres,
jusqu’à ce que le vieil édifice, ébranlé, s’effondrât,
s’engloutît comme le Voreux, coulant à l’abîme.
Étienne prit à gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il
y avait empêché la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au
loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs
fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et Crèvecoeur, côte
à côte. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine
qu’il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant
d’un bout de la plaine à l’autre. Un coup, et un coup encore,
et des coups toujours, sous les champs, les routes, les
villages, qui riaient à la lumière: tout l’obscur travail du
bagne souterrain, si écrasé par la masse énorme des
roches, qu’il fallait le savoir là-dessous, pour en distinguer
le grand soupir douloureux. Et il songeait à présent que la
violence peut-être ne hâtait pas les choses. Des câbles
coupés, des rails arrachés, des lampes cassées, quelle
inutile besogne! Cela valait bien la peine de galoper à trois
mille, en une bande dévastatrice! Vaguement, il devinait
que la légalité, un jour, pouvait être plus terrible. Sa raison

mûrissait, il avait jeté la gourme de ses rancunes. Oui, la
Maheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le
grand coup: s’enrégimenter tranquillement, se connaître, se
réunir en syndicats, lorsque les lois le permettraient; puis,
le matin où l’on se sentirait les coudes, où l’on se trouverait
des millions de travailleurs en face de quelques milliers de
fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. Ah! quel
réveil de vérité et de justice! Le dieu repu et accroupi en
crèverait sur l’heure, l’idole monstrueuse, cachée au fond
de son tabernacle, dans cet inconnu lointain où les
misérables la nourrissaient de leur chair, sans l’avoir
jamais vue.
Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait
sur le pavé. A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et
se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le
trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche.
Puis, c’étaient les autres fosses à l’horizon, la Victoire,
Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les
tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours
à coke fumaient dans l’air transparent du matin. S’il voulait
ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter,
car il avait encore six kilomètres à faire.
Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés
des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là,
il les entendait le suivre à chaque enjambée. N’était-ce pas
la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l’échine
cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par

le ronflement du ventilateur? A gauche, à droite, plus loin, il
croyait en reconnaître d’autres, sous les blés, les haies
vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil
d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui
enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons
crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la
poussée des herbes. De toutes parts, des graines se
gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées
d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de
sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des
germes s’épandait en un grand baiser. Encore, encore, de
plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent
rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons
enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse,
c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des
hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui
germait lentement dans les sillons, grandissant pour les
récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire
bientôt éclater la terre.

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