Midi sonnèrent, on entendit les galoches des gamins qui
sortaient de l’école. Les pommes de terre étaient cuites, le
café, épaissi d’une bonne moitié de chicorée, passait dans
le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin
de la table fut débarrassé; mais la mère seule y mangea,
les trois enfants se contentèrent de leurs genoux; et, tout le
temps, le petit garçon, qui était d’une voracité muette, se
tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le
papier gras le surexcitait.
La Maheude buvait son café à petits coups, les deux mains
autour du verre pour les réchauffer, lorsque le père
Bonnemort descendit. D’habitude, il se levait plus tard, son
déjeuner l’attendait sur le feu. Mais, ce jour-là, il se mit à
grogner, parce qu’il n’y avait point de soupe. Puis, quand
sa bru lui eut dit qu’on ne faisait pas toujours comme on
voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De
temps à autre, il se levait, allait cracher dans les cendres,
par propreté; et, tassé ensuite sur sa chaise, il roulait la
nourriture au fond de sa bouche, la tête basse, les yeux
éteints.
—Ah! j’ai oublié, maman, dit Alzire, la voisine est venue…
Sa mère l’interrompit.
—Elle m’embête!
C’était une sourde rancune contre la Levaque, qui avait
pleuré misère, la veille, pour ne rien lui prêter; et elle la
savait justement à son aise, en ce moment-là, le logeur
Bouteloup ayant avancé sa quinzaine. Dans le coron, on ne
se prêtait guère de ménage à ménage.
—Tiens! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe
donc un moulin de café… Je le reporterai à la Pierronne, à
qui je le dois d’avant-hier.
Et, quand sa fille eut préparé le paquet, elle ajouta qu’elle
rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le
feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le
vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre,
tandis que Lénore et Henri se battaient pour manger les
pelures tombées.
La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, à
travers les jardins, de peur que la Levaque ne l’appelât.
Justement, son jardin s’adossait à celui des Pierron; et il y
avait, dans le treillage délabré qui les séparait, un trou par
lequel on voisinait. Le puits commun était là, desservant
quatre ménages. A côté, derrière un bouquet de lilas
chétifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de
vieux outils, et où l’on élevait, un à un, les lapins qu’on
mangeait les jours de fête. Une heure sonna, c’était l’heure
du café, pas une âme ne se montrait aux portes ni aux
fenêtres. Seul, un ouvrier de la coupe à terre, en attendant
la descente, bêchait son coin de légumes, sans lever la
tête. Mais, comme la Maheude arrivait en face, à l’autre
corps de bâtiment, elle fut surprise de voir paraître, devant
l’église, un monsieur et deux dames. Elle s’arrêta une
seconde, elle les reconnut: c’était madame Hennebeau, qui
faisait visiter le coron à ses invités, le monsieur décoré et
la dame en manteau de fourrure.
—Oh! pourquoi as-tu pris cette peine? s’écria la Pierronne,
lorsque la Maheude lui eut rendu son café. Ça ne pressait
pas.
Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du
coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche
étroite; et coquette avec ça, d’une propreté de chatte, la
gorge restée belle, car elle n’avait pas eu d’enfant. Sa
mère, la Brûlé, veuve d’un haveur mort à la mine, après
avoir envoyé sa fille travailler dans une fabrique, en jurant
qu’elle n’épouserait jamais un charbonnier, ne décolérait
plus, depuis que celle-ci s’était mariée sur le tard avec
Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans.
Cependant, le ménage vivait très heureux, au milieu des
bavardages, des histoires qui couraient sur les
complaisances du mari et sur les amants de la femme: pas
une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison
si nettement tenue, qu’on se serait miré dans les
casseroles. Pour surcroît de chance, grâce à des
protections, la Compagnie l’avait autorisée à vendre des
bonbons et des biscuits, dont elle étalait les bocaux sur
deux planches, derrière les vitres de la fenêtre. C’étaient
six ou sept sous de gain par jour, quelquefois douze le
dimanche. Et, dans ce bonheur, il n’y avait que la mère
Brûlé qui hurlât avec son enragement de vieille
révolutionnaire, ayant à venger la mort de son homme
contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochât en
gifles trop fréquentes les vivacités de la famille.
—Comme elle est grosse déjà! reprit la Pierronne, en
faisant des risettes à Estelle.
—Ah! le mal que ça donne, ne m’en parle pas! dit la
Maheude. Tu es heureuse de n’en pas avoir. Au moins, tu
peux tenir propre.
Bien que, chez elle, tout fût en ordre, et qu’elle lavât chaque
samedi, elle jetait un coup d’oeil de ménagère jalouse sur
cette salle si claire, où il y avait même de la coquetterie,
des vases dorés sur le buffet, une glace, trois gravures
encadrées.
Cependant, la Pierronne était en train de boire seule son
café, tout son monde se trouvant à la fosse.
—Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle.
—Non, merci, je sors d’avaler le mien.
—Qu’est-ce que ça fait?
En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement.
Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards
s’étaient arrêtés sur les maisons d’en face, qui alignaient,
aux fenêtres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins
de blancheur disait les vertus des ménagères. Ceux des
Levaque étaient très sales, de véritables torchons, qui
semblaient avoir essuyé le cul des marmites.
—S’il est possible de vivre dans une pareille ordure!
murmura la
Pierronne.
Alors, la Maheude partit et ne s’arrêta plus. Ah! si elle avait
eu un logeur comme ce Bouteloup, c’était elle qui aurait
voulu faire marcher son ménage! Quand on savait s’y
prendre, un logeur devenait une excellente affaire.
Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari
buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des cafés-
concerts de Montsou.
La Pierronne prit un air profondément dégoûté. Ces
chanteuses, ça donnait toutes les maladies. Il y en avait
une, à Joiselle, qui avait empoisonné une fosse.
—Ce qui m’étonne, c’est que tu aies laissé aller ton fils
avec leur fille.
—Ah! oui, empêche donc ça!… Leur jardin est contre le
nôtre. L’été, Zacharie était toujours avec Philomène
derrière les lilas, et ils ne se gênaient guère sur le carin, on
ne pouvait tirer de l’eau au puits sans les surprendre.
C’était la commune histoire des promiscuités du coron, les
garçons et les filles pourrissant ensemble, se jetant à cul,
comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du
carin, dès la nuit tombée. Toutes les herscheuses faisaient
là leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la
peine d’aller le faire à Réquillart ou dans les blés. Ça ne
tirait pas à conséquence, on se mariait ensuite, les mères
seules se fâchaient, lorsque les garçons commençaient
trop tôt, car un garçon qui se mariait ne rapportait plus à la
famille.
—A ta place, j’aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne
sagement. Ton Zacharie l’a déjà emplie deux fois, et ils
iront plus loin se coller… De toute façon, l’argent est fichu.
La Maheude, furieuse, étendit les mains.
—Écoute ça: je les maudis, s’ils se collent… Est-ce que
Zacharie ne nous doit pas du respect? Il nous a coûté,
n’est-ce pas? eh bien! il faut qu’il nous rende, avant de
s’embarrasser d’une femme… Qu’est-ce que nous
deviendrions, dis? si nos enfants travaillaient tout de suite
pour les autres? Autant crever alors!
Cependant, elle se calma.
—Je parle en général, on verra plus tard… Il est joliment
fort, ton café: tu mets ce qu’il faut.
Et, après un quart d’heure d’autres histoires, elle se sauva,
criant que la soupe de ses hommes n’était pas faite.
Dehors, les enfants retournaient à l’école, quelques
femmes se montraient sur les portes, regardaient madame
Hennebeau, qui longeait une des façades, en expliquant du
doigt le coron à ses invités. Cette visite commençait à
remuer le village. L’homme de la coupe à terre s’arrêta un
moment de bêcher, deux poules inquiètes s’effarouchèrent
dans les jardins.
Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui
était sortie pour sauter au passage sur le docteur
Vanderhaghen, un médecin de la Compagnie, petit homme
pressé, écrasé de besogne, qui donnait ses consultations
en courant.
—Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j’ai mal partout…
Faudrait en causer cependant.
Il les tutoyait toutes, il répondit sans s’arrêter:
—Fiche-moi la paix! tu bois trop de café.
—Et mon mari, Monsieur, dit à son tour la Maheude, vous
deviez venir le voir… Il a toujours ses douleurs aux jambes.
—C’est toi qui l’esquintes, fiche-moi la paix!
Les deux femmes restèrent plantées, regardant fuir le dos
du docteur.
—Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut échangé
avec sa voisine un haussement d’épaules désespéré. Tu
sais qu’il y a du nouveau… Et tu prendras bien un peu de
café. Il est tout frais.
La Maheude, qui se débattait, fut sans force. Allons! une
goutte tout de même, pour ne pas la désobliger. Et elle
entra.
La salle était d’une saleté noire, le carreau et les murs
tachés de graisse, le buffet et la table poissés de crasse;
et une puanteur de ménage mal tenu prenait à la gorge.
Près du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfoncé
dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses
trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa
carrure épaisse de gros garçon placide; tandis que,
debout contre lui, le petit Achille, le premier-né de
Philomène, qui entrait dans ses trois ans déjà, le regardait
de l’air suppliant et muet d’une bête gourmande. Le logeur,
très tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de
temps à autre un morceau de sa viande au fond de la
bouche.
—Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la
cassonade d’avance dans la cafetière.
Elle, plus vieille que lui de six ans, était affreuse, usée, la
gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un
mufle aplati aux poils grisâtres, toujours dépeignée. Il l’avait
prise naturellement, sans l’éplucher davantage que sa
soupe, où il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les
draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le
mari aimait à répéter que les bons comptes font les bons
amis.
—Alors, c’était pour te dire, continua-t-elle, qu’on a vu hier
soir la Pierronne rôder du côté des Bas-de-Soie. Le
monsieur que tu sais l’attendait derrière Rasseneur, et ils
ont filé ensemble le long du canal… Hein? c’est du propre,
une femme mariée!
—Dame! dit la Maheude, Pierron avant de l’épouser
donnait des lapins au porion, maintenant ça lui coûte moins
cher de prêter sa femme.
Bouteloup éclata d’un rire énorme et jeta une mie de pain
saucée dans la bouche d’Achille. Les deux femmes
achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne,
une coquette pas plus belle qu’une autre, mais toujours
occupée à se visiter les trous de la peau, à se laver, à se
mettre de la pommade. Enfin, ça regardait le mari, s’il
aimait ce pain-là. Il y avait des hommes si ambitieux qu’ils
auraient torché les chefs, pour les entendre seulement dire
merci. Et elles ne furent interrompues que par l’arrivée
d’une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois,
Désirée, la dernière de Philomène: celle-ci, déjeunant au
criblage, s’entendait pour qu’on lui amenât là-bas sa petite,
et elle la faisait téter, assise un instant dans le charbon.
—La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle
gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle,
qui s’était endormie sur ses bras.
Mais elle ne réussit point à éviter la mise en demeure
qu’elle lisait depuis un moment dans les yeux de la
Levaque.
—Dis donc, il faudrait pourtant songer à en finir.
D’abord, les deux mères, sans avoir besoin d’en causer,
étaient tombées d’accord pour ne pas conclure le mariage.
Si la mère de Zacharie voulait toucher le plus longtemps
possible les quinzaines de son fils, la mère de Philomène
s’emportait à l’idée d’abandonner celles de sa fille. Rien ne
pressait, la seconde avait même préféré garder le petit,
tant qu’il y avait eu un seul enfant; mais, depuis que celui-ci,
grandissant, mangeait du pain, et qu’un autre était venu,
elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au
mariage, en femme qui n’entend pas y mettre du sien.
—Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus rien
n’arrête…
Voyons, à quand?
—Remettons ça aux beaux jours, répondit la Maheude
gênée. C’est ennuyeux, ces affaires! Comme s’ils
n’auraient pas pu attendre d’être mariés, pour aller
ensemble!… Parole d’honneur, tiens! j’étranglerais
Catherine, si j’apprenais qu’elle ait fait la bêtise.
La Levaque haussa les épaules.
—Laisse donc, elle y passera comme les autres!
Bouteloup, avec la tranquillité d’un homme qui est chez lui,
fouilla le buffet, cherchant le pain. Des légumes pour la
soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux,
traînaient sur un coin de la table, à moitié pelurés, repris et
abandonnés dix fois, au milieu des continuels
commérages. La femme venait cependant de s’y remettre,
lorsqu’elle les lâcha de nouveau, pour se planter devant la
fenêtre.
—Qu’est-ce que c’est que ça?… Tiens! c’est madame
Hennebeau avec des gens. Les voilà qui entrent chez la
Pierronne.
Du coup, toutes deux retombèrent sur la Pierronne. Oh! ça
ne manquait jamais, dès que la Compagnie faisait visiter le
coron à des gens, on les conduisait droit chez celle-là,
parce que c’était propre. Sans doute qu’on ne leur racontait
pas les histoires avec le maître-porion. On peut bien être
propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille
francs, logés, chauffés, sans compter les cadeaux. Si
c’était propre dessus, ce n’était guère propre dessous. Et,
tout le temps que les visiteurs restèrent en face, elles en
dégoisèrent.
—Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le
tour…
Regarde donc, ma chère, je crois qu’ils vont chez toi.
La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donné
un coup d’éponge à la table? Et sa soupe, à elle aussi, qui
n’était pas prête! Elle balbutia un «au revoir», elle se
sauva, filant, rentrant, sans un coup d’oeil de côté.
Mais tout reluisait. Alzire, très sérieuse, un torchon devant
elle, s’était mise à faire la soupe, en voyant que sa mère ne
revenait pas. Elle avait arraché les derniers poireaux du
jardin, cueilli de l’oseille, et elle nettoyait précisément les
légumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron,
chauffait l’eau pour le bain des hommes, quand ils allaient
rentrer. Henri et Lénore étaient sages par hasard, très
occupés à déchirer un vieil almanach. Le père Bonnemort
fumait silencieusement sa pipe.
Comme la Maheude soufflait, madame Hennebeau frappa.
—Vous permettez, n’est-ce pas? ma brave femme.
Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturité superbe
de la quarantaine, elle souriait avec un effort d’affabilité,
sans laisser trop paraître la crainte de tacher sa toilette de
soie bronze, drapée d’une mante de velours noir.
—Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités. Nous ne
gênons personne… Hein? est-ce propre encore? et cette
brave femme a sept enfants! Tous nos ménages sont
comme ça… Je vous expliquais que la Compagnie leur
loue la maison six francs par mois. Une grande salle au
rez-de-chaussée, deux chambres en haut, une cave et un
jardin.
Le monsieur décoré et la dame en manteau de fourrure,
débarqués le matin du train de Paris, ouvraient des yeux
vagues, avaient sur la face l’ahurissement de ces choses
brusques, qui les dépaysaient.
—Et un jardin, répéta la dame. Mais on y vivrait, c’est
charmant!
—Nous leur donnons du charbon plus qu’ils n’en brûlent,
continuait madame Hennebeau. Un médecin les visite deux
fois par semaine; et, quand ils sont vieux, ils reçoivent des
pensions, bien qu’on ne fasse aucune retenue sur les
salaires.
—Une Thébaïde! un vrai pays de Cocagne! murmura le
monsieur, ravi.
La Maheude s’était précipitée pour offrir des chaises. Ces
dames refusèrent. Déjà madame Hennebeau se lassait,
heureuse un instant de se distraire à ce rôle de montreur
de bêtes, dans l’ennui de son exil, mais tout de suite
répugnée par l’odeur fade de misère, malgré la propreté
choisie des maisons où elle se risquait. Du reste, elle ne
répétait que des bouts de phrase entendus, sans jamais
s’inquiéter davantage de ce peuple d’ouvriers besognant et
souffrant près d’elle.
—Les beaux enfants! murmura la dame, qui les trouvait
affreux, avec leurs têtes trop grosses, embroussaillées de
cheveux couleur de paille.
Et la Maheude dut dire leur âge, on lui adressa aussi des
questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le
père Bonnemort avait retiré sa pipe de la bouche; mais il
n’en restait pas moins un sujet d’inquiétude, si ravagé par
ses quarante années de fond, les jambes raides, la
carcasse démolie, la face terreuse; et, comme un violent
accès de toux le prenait, il préféra sortir pour cracher
dehors, dans l’idée que son crachat noir allait gêner le
monde.
Alzire eut tout le succès. Quelle jolie petite ménagère, avec
son torchon! On complimenta la mère d’avoir une petite fille
déjà si entendue pour son âge. Et personne ne parlait de la
bosse, des regards d’une compassion pleine de malaise
revenaient toujours vers le pauvre être infirme.
—Maintenant, conclut madame Hennebeau, si l’on vous
interroge sur nos corons, à Paris, vous pourrez répondre…
Jamais plus de bruit que ça, moeurs patriarcales, tous
heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit où
vous devriez venir vous refaire un peu, à cause du bon air
et de la tranquillité.
—C’est merveilleux, merveilleux! cria le monsieur, dans un
élan final d’enthousiasme.
Ils sortirent de l’air enchanté dont on sort d’une baraque de
phénomènes, et la Maheude qui les accompagnait,
demeura sur le seuil, pendant qu’ils repartaient doucement,
en causant très haut. Les rues s’étaient peuplées, ils
devaient traverser des groupes de femmes, attirées par le
bruit de leur visite, qu’elles colportaient de maison en
maison.
Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrêté la
Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient
une surprise mauvaise. Eh bien! quoi donc, ces gens
voulaient y coucher, chez les Maheu? Ce n’était pourtant
pas si drôle.
—Toujours sans le sou, avec ce qu’ils gagnent! Dame!
quand on a des vices!
—Je viens d’apprendre qu’elle est allée ce matin mendier
chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait
refusé du pain, lui en a donné… On sait comment il se
paie, Maigrat.
—Sur elle, oh! non! faudrait du courage… C’est sur
Catherine qu’il en prend.
—Ah! écoute donc, est-ce qu’elle n’a pas eu le toupet tout à
l’heure de me dire qu’elle étranglerait Catherine, si elle y
passait!… Comme si le grand Chaval, il y a beau temps,
ne l’avait pas mise à cul sur le carin!
—Chut!… Voici le monde.
Alors, la Levaque et la Pierronne, l’air paisible, sans
curiosité impolie, s’étaient contentées de guetter sortir les
visiteurs, du coin de l’oeil. Puis, elles avaient appelé
vivement d’un signe la Maheude, qui promenait encore
Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient
s’éloigner les dos bien vêtus de madame Hennebeau et de
ses invités. Lorsque ceux-ci furent à une trentaine de pas,
les commérages reprirent, avec un redoublement de
violence.
—Elles en ont pour de l’argent sur la peau, ça vaut plus
cher qu’elles, peut-être!
—Ah! sûr!… Je ne connais pas l’autre, mais celle d’ici, je
n’en donnerais pas quatre sous, si grosse qu’elle soit. On
raconte des histoires…
—Hein? quelles histoires?
—Elle aurait des hommes donc!… D’abord, l’ingénieur…
—Ce petiot maigre!… Oh! il est trop menu, elle le perdrait
dans les draps.
—Qu’est-ce que ça fiche, si ça l’amuse?… Moi, je n’ai pas
confiance, quand je vois une dame qui prend des mines
dégoûtées et qui n’a jamais l’air de se plaire où elle est…
Regarde donc comme elle tourne son derrière, avec l’air
de nous mépriser toutes. Est-ce que c’est propre?
Les promeneurs s’en allaient du même pas ralenti, causant
toujours, lorsqu’une calèche vint s’arrêter sur la route,
devant l’église. Un monsieur d’environ quarante-huit ans en
descendit, serré dans une redingote noire, très brun de
peau, le visage autoritaire et correct.
—Le mari! murmura la Levaque, baissant la voix comme
s’il avait pu l’entendre, saisie de la crainte hiérarchique que
le directeur inspirait à ses dix mille ouvriers. C’est pourtant
vrai qu’il a une tête de cocu, cet homme!
Maintenant, le coron entier était dehors. La curiosité des
femmes montait, les groupes se rapprochaient, se
fondaient en une foule; tandis que des bandes de
marmaille mal mouchée traînaient sur les trottoirs, bouche
béante. On vit un instant la tête pâle de l’instituteur qui se
haussait, lui aussi, derrière la haie de l’école. Au milieu des
jardins, l’homme en train de bêcher restait le pied sur sa
bêche, les yeux arrondis. Et le murmure des commérages
s’enflait peu à peu avec un bruit de crécelles, pareil à un
coup de vent dans des feuilles sèches.
C’était surtout devant la porte de la Levaque que le
rassemblement avait grossi. Deux femmes s’étaient
avancées, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne
se taisait, à présent qu’il y avait trop d’oreilles. La
Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi
de regarder; et, pour calmer Estelle réveillée et hurlant, elle
avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de
bonne bête nourricière, qui pendait, roulante, comme
allongée par la source continue de son lait. Quand M.
Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la
voiture, qui fila du côté de Marchiennes, il y eut une
explosion dernière de voix bavardes, toutes les femmes
gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d’un
tumulte de fourmilière en révolution.
Mais trois heures sonnèrent. Les ouvriers de la coupe à
terre étaient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement,
au détour de l’église, parurent les premiers charbonniers
qui revenaient de la fosse, le visage noir, les vêtements
trempés, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se
produisit une débandade parmi les femmes, toutes
couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement
de ménagères que trop de café et trop de cancans avaient
mises en faute. Et l’on n’entendait plus que ce cri inquiet,
gros de querelles:
—Ah! mon Dieu! et ma soupe! et ma soupe qui n’est pas
prête!
IV
Lorsque Maheu rentra, après avoir laissé Étienne chez
Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin
attablés, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse,
on avait si faim, qu’on mangeait dans ses vêtements
humides, avant même de se débarbouiller; et personne ne
s’attendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il
y en avait un là, avalant sa portion, au hasard des
exigences du travail.
Dès la porte, Maheu aperçut les provisions. Il ne dit rien,
mais son visage inquiet s’éclaira. Toute la matinée, le vide
du buffet, la maison sans café et sans beurre, l’avait
tracassé, lui était revenue en élancements douloureux,
pendant qu’il tapait à la veine, suffoqué au fond de la taille.
Comment la femme aurait-elle fait? et qu’allait-on devenir,
si elle était rentrée les mains vides? Puis, voilà qu’il y avait
de tout. Elle lui conterait ça plus tard. Il riait d’aise.
Déjà Catherine et Jeanlin s’étaient levés, prenant leur café
debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se
coupait une large tartine de pain, qu’il couvrait de beurre. Il
voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il
n’y touchait pas, la viande était pour le père, quand il n’y en
avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur
soupe d’une grande lampée d’eau fraîche, la bonne
boisson claire des fins de quinzaine.
—Je n’ai pas de bière, dit la Maheude, lorsque le père se
fut attablé à son tour. J’ai voulu garder un peu d’argent…
Mais, si tu en désires, la petite peut courir en prendre une
pinte.
Il la regardait, épanoui. Comment? elle avait aussi de
l’argent!
—Non, non, dit-il. J’ai bu une chope, ça va bien.
Et Maheu se mit à engloutir, par lentes cuillerées, la pâtée
de pain, de pommes de terre, de poireaux et d’oseille,
enfaîtée dans la jatte qui lui servait d’assiette. La Maheude,
sans lâcher Estelle, aidait Alzire à ce qu’il ne manquât de
rien, poussait près de lui le beurre et la charcuterie,
remettait au feu son café pour qu’il fût bien chaud.
Cependant, à côté du feu, le lavage commençait, dans une
moitié de tonneau, transformée en baquet. Catherine, qui
passait la première, l’avait empli d’eau tiède; et elle se
déshabillait tranquillement, ôtait son béguin, sa veste, sa
culotte, jusqu’à sa chemise, habituée à cela depuis l’âge
de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna
seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement
avec du savon noir. Personne ne la regardait, Lénore et
Henri eux-mêmes n’avaient plus la curiosité de voir
comment elle était faite. Quand elle fut propre, elle monta
toute nue l’escalier, laissant sa chemise mouillée et ses
autres vêtements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle
éclatait entre les deux frères: Jeanlin s’était hâté de sauter
dans le baquet, sous le prétexte que Zacharie mangeait
encore; et celui-ci le bousculait, réclamait son tour, criait
que s’il était assez gentil pour permettre à Catherine de se
tremper d’abord, il ne voulait pas avoir la rinçure des
galopins, d’autant plus que, lorsque celui-ci avait passé
dans l’eau, on pouvait en remplir les encriers de l’école. Ils
finirent par se laver ensemble, tournés également vers le
feu, et ils s’entraidèrent même, ils se frottèrent le dos. Puis,
comme leur soeur, ils disparurent dans l’escalier, tout nus.
—En font-ils un gâchis! murmurait la Maheude, en prenant
par terre les vêtements pour les mettre sécher. Alzire,
éponge un peu, hein!
Mais un tapage, de l’autre côté du mur, lui coupa la parole.
C’étaient des jurons d’homme, des pleurs de femme, tout
un piétinement de bataille, avec des coups sourds qui
sonnaient comme des heurts de courge vide.
—La Levaque reçoit sa danse, constata paisiblement
Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller.
C’est drôle, Bouteloup prétendait que la soupe était prête.
—Ah! oui, prête! dit la Maheude, j’ai vu les légumes sur la
table, pas même épluchés.
Les cris redoublaient, il y eut une poussée terrible qui
ébranla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le
mineur, en avalant une dernière cuillerée, conclut d’un air
de calme justice:
—Si la soupe n’est pas prête, ça se comprend.
Et, après avoir bu un plein verre d’eau, il attaqua le
fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carrés,
qu’il piquait de la pointe de son couteau et qu’il mangeait
sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le
père mangeait. Lui-même avait la faim silencieuse, il ne
reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ça
devait venir d’ailleurs; pourtant, il n’adressait aucune
question à sa femme. Il demanda seulement si le vieux
dormait toujours, là-haut. Non, le grand-père était déjà sorti,
pour son tour de promenade accoutumé. Et le silence
recommença.
Mais l’odeur de la viande avait fait lever les têtes de Lénore
et d’Henri, qui s’amusaient par terre à dessiner des
ruisseaux avec l’eau répandue. Tous deux vinrent se
planter près du père, le petit en avant. Leurs yeux suivaient
chaque morceau, le regardaient pleins d’espoir partir de
l’assiette, et le voyaient d’un air consterné s’engouffrer dans
la bouche. A la longue, le père remarqua le désir gourmand
qui les pâlissait et leur mouillait les lèvres.
—Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il.
Et, comme sa femme hésitait:
—Tu sais, je n’aime pas ces injustices. Ça m’ôte l’appétit,
quand ils sont là, autour de moi, à mendier un morceau.
—Mais oui, ils en ont eu! s’écria-t-elle, en colère. Ah bien!
si tu les écoutes, tu peux leur donner ta part et celle des
autres, ils s’empliront jusqu’à crever… N’est-ce pas, Alzire,
que nous avons tous mangé du fromage?
—Bien sûr, maman, répondit la petite bossue, qui, dans
ces circonstances-là, mentait avec un aplomb de grande
personne.
Lénore et Henri restaient immobiles de saisissement,
révoltés d’une pareille menterie, eux qu’on fouettait, s’ils ne
disaient pas la vérité. Leurs petits coeurs se gonflaient, et
ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu’ils
n’étaient pas là, eux, lorsque les autres en avaient mangé.
—Allez-vous-en donc! répétait la mère, en les chassant à
l’autre bout de la salle. Vous devriez rougir d’être toujours
dans l’assiette de votre père. Et, s’il était le seul à en avoir,
est-ce qu’il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas
de vauriens, vous ne savez encore que dépenser. Ah! oui,
et plus que vous n’êtes gros!
Maheu les rappela. Il assit Lénore sur sa cuisse gauche,
Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de
cochon, en faisant la dînette avec eux. Chacun sa part, il
leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis,
dévoraient.
Quand il eut fini, il dit à sa femme:
—Non, ne me sers pas mon café. Je vais me laver
d’abord… Et donne-moi un coup de main pour jeter cette
eau sale.
Ils empoignèrent les anses du baquet, et ils le vidaient
dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin
descendit, avec des vêtements secs, une culotte et une
blouse de laine trop grandes, lasses de déteindre sur le
dos de son frère. En le voyant filer sournoisement par la
porte ouverte, sa mère l’arrêta.
—Où vas-tu?
—Là.
—Où, là?… Écoute, tu vas aller cueillir une salade de
pissenlits pour ce soir. Hein! tu m’entends? si tu ne
rapportes pas une salade, tu auras affaire à moi.
—Bon! bon!
Jeanlin partit, les mains dans les poches, traînant ses
sabots, roulant ses reins maigres d’avorton de dix ans,
comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait,
plus soigné, le torse pris dans un tricot de laine noire à
raies bleues. Son père lui cria de ne pas rentrer tard; et il
sortit en hochant la tête, la pipe aux dents, sans répondre.
De nouveau, le baquet était plein d’eau tiède. Maheu,
lentement, enlevait déjà sa veste. Sur un coup d’oeil, Alzire
emmena Lénore et Henri jouer dehors. Le père n’aimait
pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans
beaucoup d’autres maisons du coron. Du reste, il ne
blâmait personne, il disait simplement que c’était bon pour
les enfants, de barboter ensemble.
—Que fais-tu donc là-haut? cria la Maheude à travers
l’escalier.
—Je raccommode ma robe, que j’ai déchirée hier, répondit
Catherine.
—C’est bien… Ne descends pas, ton père se lave.
Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls. Celle-ci s’était
décidée à poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle,
se trouvant bien près du feu, ne hurlait pas et tournait vers
ses parents des yeux vagues de petit être sans pensée.
Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d’abord
plongé sa tête, frottée de ce savon noir dont l’usage
séculaire décolore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite,
il entra dans l’eau, s’enduisit la poitrine, le ventre, les bras,
les cuisses, se les racla énergiquement des deux poings.
Debout, sa femme le regardait.
—Dis donc, commença-t-elle, j’ai vu ton oeil, quand tu es
arrivé… Tu te tourmentais, hein? ça t’a déridé, ces
provisions… Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine
ne m’ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont
habillé les petits, et j’avais honte de les supplier, car ça me
reste en travers, quand je demande.
Elle s’interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise,
crainte d’une culbute. Le père continuait à s’user la peau,
sans hâter d’une question cette histoire qui l’intéressait,
attendant patiemment de comprendre.
—Faut te dire que Maigrat m’avait refusé, oh! raide!
comme on flanque un chien dehors… Tu vois si j’étais à la
noce! Ça tient chaud, des vêtements de laine, mais ça ne
vous met rien dans le ventre, pas vrai?
Il leva la tête, toujours muet. Rien à la Piolaine, rien chez
Maigrat: alors, quoi? Mais, comme à l’ordinaire, elle venait
de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les
parties qu’il lui était mal commode d’atteindre. D’ailleurs, il
aimait qu’elle le savonnât, qu’elle le frottât partout, à se
casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les
épaules, tandis qu’il se raidissait, afin de tenir le coup.
—Donc, je suis retournée chez Maigrat, je lui en ai dit, ah!
je lui en ai dit… Et qu’il ne fallait pas avoir de coeur, et qu’il
lui arriverait du mal, s’il y avait une justice… Ça l’ennuyait, il
tournait les yeux, il aurait bien voulu filer…
Du dos, elle était descendue aux fesses; et, lancée, elle
poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place
du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois
casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement,
elle suait à ce terrible va-et-vient des bras, toute secouée
elle-même, si essoufflée, que ses paroles s’étranglaient.
—Enfin, il m’a appelée vieux crampon… Nous aurons du
pain jusqu’à samedi, et le plus beau, c’est qu’il m’a prêté
cent sous… J’ai encore pris chez lui le beurre, le café, la
chicorée, j’allais même prendre la charcuterie et les
pommes de terre, quand j’ai vu qu’il grognait… Sept sous
de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre,
il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoût et un
pot-au-feu… Hein? je crois que je n’ai pas perdu ma
matinée.