HIPPARQUE de Platon

L’ANONYME.
Oui.

SOCRATE.
Les honnêtes gens aiment donc toute espèce de gain, si
tout gain est un bien?

 L'ANONYME.

Oui, mais non pas cette espèce de gain par lequel ils
peuvent éprouver du dommage.

SOCRATE.
Éprouver du dommage, est-ce éprouver une perte, ou
l’entends-tu autrement?

L’ANONYME.
Non; c’est éprouver une perte.

SOCRATE.
Eh bien! éprouve-t-on une perte, en gagnant ou en
perdant?

L’ANONYME.
Mais des deux manières; en perdant, ou en faisant un
mauvais gain.

SOCRATE.
Et quelque chose de bon et d’utile peut-il être mauvais,
selon toi?

L’ANONYME.

Non, certainement.

SOCRATE.
Mais ne sommes-nous pas convenus à l’instant même
que le gain est le contraire de la perte, qui est un mal?

L’ANONYME.
Et je le dis encore.

SOCRATE.
Et qu’étant contraire au mal, il est un bien?

L’ANONYME.
Oui, nous en sommes convenus.

SOCRATE.
Tu vois donc que tu t’efforces de me tromper, en
affirmant à dessein le contraire de ce dont nous sommes
convenus.

L’ANONYME.
Non, Socrate, je le jure; c’est au contraire toi qui me
trompes et, je ne sais comment, me tournes et retournes
sens dessus dessous.

SOCRATE.
Doucement, je te prie; car je ne ferais certainement pas
bien si je n’obéissais à un homme vertueux et sage.

L’ANONYME.
A qui? Où en veux-tu venir?

SOCRATE.
À mon concitoyen et au tien, au fils de Pisistrate, du
dème de Philèdes Hipparque, l’aîné , et le plus sage
des fils de Pisistrate, qui, parmi beaucoup d’autres
preuves qu’il a données de sa sagesse, a le premier
porté les livres d’Homère dans cette contrée, et obligé
les rhapsodes à les réciter alternativement et par ordre
aux Panathénées, comme ils le font encore aujourd’hui
; il envoya aussi chercher Anacréon de Téos, avec
un vaisseau à cinquante rames, pour le conduire dans
cette ville; et il retint toujours auprès de lui Simonide de
Céos, par les grands revenus qu’il lui donna et par des
présents. Son but, en cela, était de former ses
concitoyens, voulant commander à des hommes éclairés,
et trop généreux pour se réserver exclusivement la
possession de la sagesse. Et quand il eut ainsi répandu
quelques lumières parmi les habitants de la ville,
pénétrés d’admiration pour lui, il tourna ses soins vers
les gens de la campagne, et éleva pour eux des Hermès
dans toutes les routes placées entre la ville et chaque
dème; puis, choisissant ce qu’il trouvait de mieux dans
son génie naturel ou dans ses connaissances, il le
renferma dans des vers élégiaques, et l’inscrivit sur les
Hermès, pour enseigner la sagesse; de sorte que
bientôt les citoyens admirèrent un peu moins ces
excellents préceptes que l’on voyait inscrits à Delphes:
Connais-toi toi-même; Rien de trop; et autres
semblables, et qu’ils reconnurent plus de sagesse dans
les pensées d’Hipparque. Les passants qui lisaient ces
inscriptions, y puisaient le goût de sa philosophie, et
accouraient de la campagne pour en apprendre

davantage. Chaque Hermès avait deux inscriptions:
à gauche, était le nom d’Hermès, portant qu’il se trouvait
entre la ville et tel ou tel dème; à droite, on lisait:

Monument d’Hipparque. Marche dans des pensées de
justice

II y avait d’autres inscriptions sur d’autres Hermès, belles
et en grand nombre. Celle de la voie Steiriaque, portait:

 Monument d’Hipparque. Ne trompe pas ton ami.

C’est pourquoi je n’oserais jamais te tromper, toi qui es
mon ami, ni manquer à ce qui m’a été prescrit par un si
grand homme, dont la mort livra Athènes, pendant trois
ans, à la tyrannie de son frère Hippias. Et tous les
anciens disent que ces trois années furent le seul temps
d’oppression pour les Athéniens, et qu’auparavant ils
vivaient presque comme sous le règne de Saturne. Les
hommes les mieux instruits assurent que la cause de la
mort d’Hipparque n’est pas, comme on le croit
généralement, l’affront qu’il fit à la sœur d’Armodius, la
Canéphore ; ce serait trop de crédulité. Armodius
était le bien-aimé et le disciple d’Aristogiton, qui se
glorifiait de son disciple et croyait avoir Hipparque pour
rival. Or, il se trouva que, sur ces entrefaites,
Armodius devint amoureux d’un jeune homme des plus
beaux et des mieux nés qui fussent alors. On cite son
nom, mais je ne me le rappelle pas. Ce jeune homme
admira d’abord Armodius et Aristogiton comme des
sages; mais quand il se fut lié intimement avec

Hipparque, il les méprisa; et ceux-ci, de dépit, tuèrent
Hipparque.

L’ANONYME.
Tu as bien l’air, Socrate, de ne pas me croire ton ami, ou
si tu me crois tel, tu ne te conformes guère au précepte
d’Hipparque. Car je ne puis me persuader que tu
ne veuilles pas me tromper d’une manière ou d’une
autre.

SOCRATE.
Eh bien! taisons comme si nous jouions aux échecs;
remettons le coup, pour que tu ne croies pas que tu as
été trompé. Veux-tu que nous remettions ce que nous
avons dit que tous les hommes cherchent le bien?

L’ANONYME.
Nullement.

SOCRATE.
Ou bien qu’une perte est un mal?

L’ANONYME.
Non.

SOCRATE.
Ou peut-être que le gain est contraire à la perte, et que
faire un gain est le contraire d’essuyer une perte?

 L'ANONYME.

Pas davantage.

SOCRATE.
Ou faut-il que je te remette qu’il est bien de gagner, le
gain étant contraire au mal?

L’ANONYME.
Non, ne me remets pas cela.

SOCRATE.
Tu penses, à ce qu’il paraît, que le gain peut avoir
quelque chose de bon et quelque chose de mauvais?

L’ANONYME.
Tu as deviné ma pensée.

SOCRATE.
Je te remets tout ce que nous avons dit là-dessus. Soit:
tel gain est bon, tel autre mauvais. Mais le bon n’est pas
plus gain que le mauvais; n’est-ce pas?

L’ANONYME.
Pourquoi cette demande?

SOCRATE.
Je m’explique: un mets peut-il être bon ou mauvais?

 L'ANONYME.

Sans doute.

SOCRATE.
L’un est-il pour cela plus mets que l’autre? ou tous deux

ne sont-ils pas la même chose, c’est-à-dire, des mets?
N’est-il pas vrai qu’ils ne diffèrent aucunement l’un de
l’autre, en tant que mets, et qu’ils diffèrent seulement en
ce que l’un est bon et l’autre mauvais?

L’ANONYME.
Comme tu le dis.

SOCRATE.
N’en est-il pas de même de la boisson et de toutes les
autres choses qui, identiques au fond, se trouvent
accidentellement les unes bonnes et les autres
mauvaises, sans différer entre elles le moins du monde,
attendu qu’elles sont la même chose, comme
l’homme est toujours homme, le bon ainsi que le
méchant?

L’ANONYME.
Cela est juste.

SOCRATE.
Aucun d’eux, je pense, n’est ni plus ni moins homme que
l’autre; le bon pas plus que le méchant, et le méchant
pas plus que le bon.

L’ANONYME.
Tu dis la vérité.

SOCRATE.
Ne pouvons-nous pas dire la même chose du gain? Le
gain n’est-il pas toujours gain, le bon comme le

mauvais?

L’ANONYME.
Nécessairement.

SOCRATE.
Celui donc qui fait une bonne espèce de gain ne gagne
pas plus que celui qui en préfère une mauvaise espèce;
nul de ces gains ne l’est plus que l’autre, ainsi que
nous en sommes convenus.

L’ANONYME.
Non, certes.

SOCRATE.
Car le plus et le moins ne conviennent ni à l’un ni à
l’autre.

L’ANONYME.
Nullement.

SOCRATE.
Et comment pourrait-il y avoir du plus ou du moins pour
quelqu’un dans une chose qui n’est par elle-même
susceptible ni de plus ni de moins?

L’ANONYME.
Impossible.

SOCRATE.
Puisque l’un et l’autre sont également des gains, il nous

reste à chercher ce que tu vois de commun dans l’un et
dans l’autre qui te les fait nommer des gains;
comme si tu me demandais pourquoi j’appelle également
mets un bon mets comme un mauvais, je te répondrais
que quant à moi j’appelle l’un et l’autre des mets, parce
que tous deux sont une nourriture solide qui peut être
donnée à notre corps. Car tu accorderas que tout mets
est cela; n’est-ce pas?

L’ANONYME.
Je ne puis m’y refuser.

SOCRATE.
Je répondrais de la même manière pour la boisson. On
l’appelle boisson, parce qu’elle est pour notre corps un
aliment liquide, bon ou mauvais. Il en sera de
même des autres objets; efforce-toi donc de m’imiter en
me répondant. Tu appelles gain celui qui peut être bon,
comme celui qui peut être mauvais. Que vois-tu de
commun dans ce gain bon et mauvais, qui te fait donner
à tous deux le nom de gain? Si tu ne sais que me
répondre, fais attention à ce que je vais te dire.
N’appelleras-tu pas gain la possession que l’on acquiert
quand, en ne dépensant rien du tout, ou en dépensant
peu de chose, on reçoit davantage?

L’ANONYME.
C’est bien là, ce me semble, ce que j’appelle un gain.

SOCRATE.
Diras-tu donc que celui qui, sans avoir rien dépensé, a

fait un excellent repas, et a gagné une maladie, a fait un
gain?

L’ANONYME.
Non, je le jure.

SOCRATE.
Mais celui qui, par ses repas, s’est acquis une bonne
santé, a-t-il fait un gain ou une perte?

L’ANONYME.
Un gain.

SOCRATE.
Toute acquisition n’est donc pas un gain?

L’ANONYME.
Non, certainement.

SOCRATE.
Est-ce donc faire un gain que d’acquérir la première
chose venue, mauvaise ou peu bonne?

L’ANONYME.
Non, il faut qu’elle soit bonne.

SOCRATE.
Et si elle est mauvaise, l’acquérir n’est-ce pas une perte?

L’ANONYME.
Oui, selon moi.

SOCRATE.
Reconnais donc le cercle dans lequel tu tournes: c’est
que le gain est un bien et la perte un mal.

L’ANONYME.
Je ne sais plus que dire.

SOCRATE.
Et je n’en suis pas surpris; mais réponds encore à une
question. Si quelqu’un en dépensant moins a reçu plus,
diras-tu qu’il a fait un gain?

L’ANONYME.
Il n’aura pas fait assurément une mauvaise affaire,
pourvu qu’en donnant moins d’or ou d’argent, il en ait
reçu plus.

SOCRATE.
Fort bien; je te ferai à présent une seconde question. Si
quelqu’un a donné une demi-livre d’or, et qu’il ait reçu le
double de ce poids en argent, sera-ce une perte ou un
gain?

L’ANONYME.
Une perte, certainement; car l’or lui revient à deux au
lieu de douze.

SOCRATE.
Cependant il a reçu plus qu’il n’a donné. Est-ce que le
double n’est pas plus grand qu’une moitié?

L’ANONYME.
Oui, mais l’argent n’a pas la même valeur que l’or.

SOCRATE.
Il faut donc pour déterminer le gain, connaître la valeur
des choses. Ne dis-tu pas que l’argent en plus grande
quantité a une plus petite valeur que l’or, et que l’or,
quoique en moins grande quantité, a plus de valeur?

L’ANONYME.
Oui, car cela est vrai.

SOCRATE.
C’est donc la valeur des choses qui constitue le gain,
quelle que soit la quantité. Ce qui n’a aucune valeur ne
peut produire aucun gain.

L’ANONYME.
J’en tombe d’accord.

SOCRATE.
N’est-ce donc pas seulement ce qui a de la valeur qui
vaut la peine d’être acquis, selon toi?

L’ANONYME.
Oui, sans doute.

SOCRATE.
Et qui vaut la peine d’être acquis, l’inutile ou l’utile?

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