Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau

Chapitre 2César aux prises avec le malheur

Huit jours après cette fête, dernière flammèche du feu de pailled’une prospérité de dix-huit années près de s’éteindre, Césarregardait les passants, à travers les glaces de sa boutique, ensongeant à l’étendue de ses affaires qu’il trouvait lourdes&|160;!Jusqu’alors tout avait été simple dans sa vie : il fabriquait etvendait, ou achetait pour revendre. Aujourd’hui l’affaire desterrains, son intérêt dans la maison A. Popinot et Compagnie, leremboursement de cent soixante mille francs jetés sur la place, etqui allaient nécessiter ou des trafics d’effets qui déplairaient àsa femme, ou des succès inouïs chez Popinot, effrayaient ce pauvrehomme par la multiplicité des idées, il se sentait dans la mainplus de pelotons de fil qu’il n’en pouvait tenir. Comment Anselmegouvernerait-il sa barque&|160;? Birotteau traitait Popinot commeun professeur de rhétorique traite un élève, il se défiait de sesmoyens, et regrettait de n’être pas derrière lui. Le coup de piedqu’il lui avait allongé pour le faire taire chez Vauquelin expliqueles craintes que le jeune négociant inspirait au parfumeur.Birotteau se gardait bien de se laisser deviner par sa femme, parsa fille ou par son commis&|160;; mais il était alors comme unsimple canotier de la Seine à qui, par hasard, un ministre auraitdonné le commandement d’une frégate. Ces pensées formaient comme unbrouillard dans son intelligence peu propre à la méditation, et ilrestait debout, cherchant à y voir clair. En ce moment apparut dansla rue une figure pour laquelle il éprouvait une violenteantipathie, et qui était celle de son deuxième propriétaire, lepetit Molineux. Tout le monde a fait de ces rêves pleinsd’événements qui représentent une vie entière, et où revientsouvent un être fantastique chargé de mauvaises commissions, letraître de la pièce. Molineux semblait à Birotteau chargé par lehasard d’un rôle analogue dans sa vie : cette figure avait grimacédiaboliquement au milieu de la fête, en en regardant lessomptuosités d’un oeil haineux. En le revoyant, César se souvintd’autant plus des impressions que lui avait causées ce petitpingre, un mot de son vocabulaire, que Molineux lui fit éprouverune nouvelle répulsion en se montrant soudain au milieu de sarêverie.

– Monsieur, dit le petit homme de sa voix atrocement anodine,nous avons bâclé si lestement les choses que vous avez oubliéd’approuver l’écriture sur notre petit sous-seing.

Birotteau prit le bail pour réparer l’oubli. L’architecte entra,salua le parfumeur et tourna d’un air diplomatique autour delui.

– Monsieur, lui dit-il enfin à l’oreille, vous savez combien lescommencements d’un métier sont difficiles&|160;; vous êtes contentde moi, vous m’obligeriez beaucoup en me comptant mes honoraires.Birotteau, qui s’était dégarni en donnant son portefeuille et sonargent comptant, dit à Célestin de faire un effet de deux millefrancs à trois mois d’échéance, et de préparer une quittance.

– J’ai été bien heureux que vous prissiez à votre compte leterme du voisin, dit Molineux d’un air sournoisement goguenard. Monportier est venu me prévenir ce matin que le juge-de-paix apposaitles scellés par suite de la disparition du sieur Cayron [Coquilledu Furne : Cairon.].

– Pourvu que je ne sois pas pincé de cinq mille francs, pensaBirotteau.

– Il passait pour très-bien faire ses affaires, dit Lourdois quivenait d’entrer pour remettre son mémoire au parfumeur.

– Un commerçant n’est à l’abri des revers que quand il estretiré, dit le petit Molineux en pliant son acte avec uneminutieuse régularité.

L’architecte examina ce petit vieux avec le plaisir que toutartiste éprouve en voyant une caricature qui confirme ses opinionssur les bourgeois.

– Quant on a la tête sous un parapluie, on pense généralementqu’elle est à couvert s’il pleut, dit l’architecte.

Molineux étudia beaucoup plus les moustaches et la royale que lafigure de l’architecte en le regardant, et il le méprisa toutautant que monsieur Grindot le méprisait. Puis il resta pour luidonner un coup de griffe en sortant. A force de vivre avec seschats, Molineux avait dans sa manière comme dans ses yeux quelquechose de la race féline.

En ce moment Ragon et Pillerault entrèrent.

– Nous avons parlé de notre affaire au juge, dit Ragon àl’oreille de César : il prétend que, dans une spéculation de cegenre, il nous faudrait une quittance des vendeurs et réaliser lesactes, afin d’être tous réellement propriétaires indivis…

– Ah&|160;! vous faites l’affaire de la Madeleine, dit Lourdois,on en parle, il y aura des maisons à construire&|160;!

Le peintre qui venait se faire promptement régler trouva sonintérêt à ne pas presser le parfumeur.

– Je vous ai remis mon mémoire à cause de la fin de l’année,dit-il à l’oreille de César, je n’ai besoin de rien.

– Eh&|160;! bien, qu’as-tu César&|160;? dit Pillerault enremarquant la surprise de son neveu qui, stupéfait par la vue dumémoire, ne répondait ni à Ragon ni à Lourdois.

– Ah&|160;! une vétille, j’ai pris cinq mille francs d’effets aumarchand de parapluies mon voisin, qui fait faillite. S’il m’avaitdonné des valeurs mauvaises, je serais gobé comme un niais.

– Il y a pourtant long-temps que je vous l’ai dit, s’écria Ragon: celui qui se noie s’accrocherait à la jambe de son père pour sesauver, et il le noie avec lui. J’en ai tant observé, defaillites&|160;! on n’est pas précisément fripon au commencement dudésastre, mais on le devient par nécessité.

– C’est vrai, dit Pillerault.

– Ah&|160;! si j’arrive jamais à la Chambre des Députés, ou sij’ai quelque influence dans le gouvernement… dit Birotteau sedressant sur ses pointes et retombant sur ses talons.

– Que feriez-vous&|160;? dit Lourdois, car vous êtes unsage.

Molineux, que toute discussion sur le Droit intéressait, restadans la boutique&|160;; et comme l’attention des autres rendattentif, Pillerault et Ragon, qui connaissaient les opinions deCésar, l’écoutèrent néanmoins aussi gravement que les troisétrangers.

– Je voudrais, dit le parfumeur, un tribunal de jugesinamovibles avec un ministère public jugeant au criminel. Après uneinstruction, pendant laquelle un juge remplirait immédiatement lesfonctions actuelles des agents, syndics et juge-commissaire, lenégociant serait déclaré failli réhabilitable ou banqueroutier.Failli réhabilitable, il serait tenu de tout payer&|160;; il seraitalors le gardien de ses biens, de ceux de sa femme&|160;; car sesdroits, ses héritages, tout appartiendrait à ses créanciers&|160;;il gérerait pour leur compte et sous une surveillance&|160;; enfin,il continuerait les affaires en signant toutefois : un tel, failli,jusqu’au parfait remboursement. Banqueroutier, il serait condamné,comme autrefois, au pilori dans la salle de la Bourse, exposépendant deux heures, coiffé du bonnet vert. Ses biens, ceux de safemme et ses droits seraient acquis aux créanciers, et il seraitbanni du royaume.

– Le commerce serait un peu plus sûr, dit Lourdois, et l’onregarderait à deux fois avant de faire des opérations.

– La loi actuelle n’est point suivie, dit César exaspéré&|160;;sur cent négociants, il y en a plus de cinquante qui sont desoixante-quinze pour cent au-dessous de leurs affaires, ou quivendent leurs marchandises à vingt-cinq pour cent au-dessous duprix d’inventaire, et qui ruinent ainsi le commerce.

– Monsieur est dans le vrai, dit Molineux, la loi actuellelaisse trop de latitude. Il faut ou l’abandon total oul’infamie.

– Eh&|160;! diantre, dit César, un négociant, au train dont vontles choses, va devenir un voleur patenté. Avec sa signature, ilpeut puiser dans la caisse de tout le monde.

– Vous n’êtes pas tendre, monsieur Birotteau, dit Lourdois.

– Il a raison, dit le vieux Ragon.

– Tous les faillis sont suspects, dit César exaspéré par cettepetite perte qui lui sonnait aux oreilles comme le premier cri del’hallali [Coquille du Furne : halali.] à celles d’un cerf.

En ce moment le maître-d’hôtel apporta la facture de Chevet.Puis un patronnet de Félix, un garçon du café de Foy, la clarinettede Collinet arrivèrent avec les mémoires de leurs maisons.

– Le quart d’heure de Rabelais, dit Ragon en souriant.

– Ma foi, vous avez donné une belle fête, dit Lourdois.

– Je suis occupé, dit César à tous les garçons qui laissèrentles factures.

– Monsieur Grindot, dit Lourdois en voyant l’architecte pliantun effet que signa Birotteau, vous vérifierez et réglerez monmémoire, il n’y a qu’à toiser, tous les prix sont convenus par vousau nom de monsieur Birotteau.

Pillerault regarda Lourdois et Grindot.

– Des prix convenus d’architecte à entrepreneur, dit l’oncle àl’oreille du neveu, tu es volé.

Grindot sortit, Molineux le suivit et l’aborda d’un airmystérieux.

– Monsieur, lui dit-il, vous m’avez écouté, mais vous ne m’avezpas entendu, je vous souhaite un parapluie.

La peur saisit Grindot. Plus un bénéfice est illégal, plusl’homme y tient&|160;; le cœur humain est ainsi fait. L’artisteavait en effet étudié l’appartement avec amour, il y avait mistoute sa science et son temps, il s’y était donné du mal pour dixmille francs et se trouvait la dupe de son amour-propre, lesentrepreneurs eurent peu de peine à le séduire. L’argumentirrésistible et la menace bien comprise de le desservir en lecalomniant furent moins puissants encore que l’observation faitepar Lourdois sur l’affaire des terrains de la Madeleine : Birotteaune comptait pas y bâtir une seule maison, il spéculait seulementsur le prix des terrains. Les architectes et les entrepreneurs sontentre eux comme un auteur avec les acteurs, ils dépendent les unsdes autres. Grindot, chargé par Birotteau de stipuler les prix, futpour les gens du métier contre les bourgeois. Aussi trois grosentrepreneurs, Lourdois, Chaffaroux et Thorein le charpentier, leproclamèrent-ils un de ces bons enfants avec lesquels il y a duplaisir à travailler. Grindot devina que les mémoires sur lesquelsil avait une part seraient payés, comme ses honoraires, en effets,et le petit vieillard venait de lui donner des doutes sur leurpaiement. Grindot allait être impitoyable, à la manière desartistes, les gens les plus cruels à l’encontre des bourgeois.

Vers la fin de décembre, César eut pour soixante mille francs demémoires. Félix, le café de Foy, Tanrade et les petits créanciersqu’on doit payer comptant, avaient envoyé trois fois chez leparfumeur. Dans le commerce, ces niaiseries nuisent plus qu’unmalheur, elles l’annoncent. Les pertes connues sont définies, lapanique ne connaît pas de bornes. Birotteau vit sa caisse dégarnie.La peur saisit alors le parfumeur, à qui jamais pareille chosen’était arrivée durant sa vie commerciale. Comme tous les gens quin’ont jamais eu à lutter pendant long-temps contre la misère et quisont faibles, cette circonstance vulgaire dans la vie de la plupartdes petits marchands de Paris porta le trouble dans la cervelle deCésar. Le parfumeur donna l’ordre à Célestin d’envoyer les factureschez ses pratiques&|160;; mais avant de le mettre à exécution, lepremier commis se fit répéter cet ordre inouï. Les clients, nobleterme alors appliqué par les détaillants à leurs pratiques et dontCésar se servait malgré sa femme, qui avait fini par lui dire :Nomme-les comme tu voudras, pourvu qu’ils paient&|160;! ses clientsdonc étaient des personnes riches avec lesquelles il n’y avaitjamais de pertes à essayer, qui payaient à leur fantaisie, et chezlesquelles César avait souvent cinquante ou soixante mille francs.Le second commis prit le livre des factures et se mit à copier lesplus fortes. César redoutait sa femme. Pour ne pas lui laisser voirl’abattement que lui causait le simoon du malheur, il voulutsortir.

– Bonjour, monsieur, dit Grindot en entrant avec cet air dégagéque prennent les artistes pour parler des intérêts auxquels ils seprétendent absolument étrangers. Je ne puis trouver aucune espècede monnaie avec votre papier, je suis obligé de vous prier de mel’échanger contre des écus, je suis l’homme le plus malheureux decette démarche, je ne sais pas parler aux usuriers, je ne voudraispas colporter votre signature, je sais assez de commerce pourcomprendre que ce serait l’avilir&|160;; il est donc dans votreintérêt de…

– Monsieur, dit Birotteau stupéfait, plus bas, s’il vous plaît,vous me surprenez étrangement.

Lourdois entra.

– Lourdois, dit Birotteau souriant, comprenez-vous&|160;?…

Birotteau s’arrêta. Le pauvre homme allait prier Lourdois deprendre l’effet de Grindot en se moquant de l’architecte avec labonne foi du négociant sûr de lui-même : il aperçut un nuage sur lefront de Lourdois, il frémit de son imprudence. Cette innocenteraillerie était la mort d’un crédit soupçonné. En pareil cas, unriche négociant reprend son billet, et il ne l’offre pas. Birotteause sentait la tête agitée comme s’il eût regardé le fond d’un abîmetaillé à pic.

– Mon cher monsieur Birotteau, dit Lourdois en l’emmenant aufond de magasin, mon mémoire est toisé, réglé, vérifié, je vousprie de me tenir l’argent prêt demain. Je marie ma fille au petitCrottat, il lui faut de l’argent, les notaires ne négocient point,d’ailleurs on n’a jamais vu ma signature.

– Envoyez après-demain, dit fièrement Birotteau qui compta surles paiements de ses mémoires. Et vous aussi, monsieur, dit-il àl’architecte.

– Et pourquoi pas tout de suite&|160;? dit l’architecte.

– J’ai la paie de mes ouvriers au faubourg, dit César quin’avait jamais menti.

Il prit son chapeau pour sortir avec eux. Mais le maçon, Thoreinet Chaffaroux l’arrêtèrent au moment où il fermait la porte.

– Monsieur, lui dit Chaffaroux, nous avons bien besoind’argent.

– Hé [Coquille du Furne : Et&|160;!]! je n’ai pas les mines duPérou, dit César impatienté qui s’en alla vivement à cent pasd’eux. – Il y a quelque chose là-dessous. Maudit bal&|160;! tout lemonde vous croit des millions. Néanmoins l’air de Lourdois n’étaitpas naturel, pensa-t-il, il y a quelque anguille sous roche.

Il marchait dans la rue Saint-Honoré sans direction, en sesentant comme dissous, et se heurta contre Alexandre au coin d’unerue, comme un bélier ou comme un mathématicien absorbé par lasolution d’un problème en aurait heurté un autre.

– Ah&|160;! monsieur, dit le futur notaire, une question :Roguin a-t-il donné vos quatre cent mille francs à monsieurClaparon&|160;?

– L’affaire s’est faite devant vous, monsieur Claparon ne m’en afait aucun reçu… mes valeurs étaient à… négocier… Roguin a pu luiremettre… mes deux cent quarante mille francs d’écus… nous devons…il a été dit qu’on réaliserait définitivement les actes de vente…Monsieur Popinot le juge prétend… La quittance… Mais… Pourquoicette question&|160;?

– Pourquoi puis-je vous faire une semblable question&|160;? Poursavoir si vos deux cent quarante mille francs sont chez Claparon ouchez Roguin. Roguin était lié depuis si long-temps avec vous&|160;?il aurait pu par délicatesse les avoir remis à Claparon, et vousl’échapperiez belle&|160;! mais suis-je bête&|160;! il les emporteavec l’argent de monsieur Claparon, qui heureusement n’avait encoreenvoyé que cent mille francs. Roguin est en fuite, il a reçu de moicent mille francs sur sa charge, dont je n’ai pas la quittance, jeles lui ai donnés comme je vous confierais ma bourse. Vos vendeursn’ont pas reçu un liard, ils sortent de chez moi. L’argent de votreemprunt sur vos terrains n’existait ni pour vous ni pour votreprêteur, Roguin l’avait dévoré comme vos cent mille francs… qu’il…n’avait plus depuis long-temps… Ainsi vos cent derniers millefrancs sont pris, je me souviens d’être allé les toucher à laBanque. Les pupilles de César se dilatèrent si démesurément qu’ilne vit plus qu’une flamme rouge. – Vos cent mille francs sur laBanque, mes cent mille francs sur sa charge, cent mille francs àmonsieur Claparon, voilà trois cent mille francs de sifflés, sansles vols qui vont se découvrir. On désespère de madame Roguin,monsieur du Tillet a passé la nuit près d’elle. Il l’a échappébelle, lui&|160;! Roguin l’a tourmenté pendant un mois pour lefourrer dans cette affaire des terrains, et heureusement il avaittous ses fonds dans une spéculation avec la maison Nucingen. Roguina écrit à sa femme une lettre épouvantable&|160;! je viens de lalire. Il tripotait les fonds de ses clients depuis cinq ans, etpourquoi&|160;? pour une maîtresse, la belle Hollandaise&|160;; ill’a quittée quinze jours avant de faire son coup. Cette gaspilleuseétait sans un liard, on a vendu ses meubles, elle avait signé deslettres de change. Afin d’échapper aux poursuites, elle s’étaitréfugiée dans une maison du Palais-Royal où elle a été assassinéehier au soir par un capitaine. Elle a été bientôt punie par Dieu,elle qui certes a dévoré la fortune de Roguin. Il y a des femmespour qui rien n’est sacré, dévorer une charge de notaire&|160;!Madame Roguin n’aura de fortune qu’en usant de son hypothèquelégale, tous les biens du gueux sont grevés au delà de leur valeur.La charge est vendue quatre cent mille francs&|160;! Moi quicroyais faire une bonne affaire, et qui commence par payer l’étudecent mille francs de plus, je n’ai pas de quittance, il y a desfaits de charge qui vont absorber charge et cautionnement, lescréanciers croiront que je suis son compère si je parle de mes centmille francs, et quand on débute, il faut prendre garde à saréputation. Vous aurez à peine trente pour cent. A mon âge, boireun pareil bouillon&|160;! Un homme de cinquante-neuf ans payer unefemme&|160;!… le vieux drôle&|160;! Il y a vingt jours qu’il m’adit de ne pas épouser Césarine, vous deviez être bientôt sans pain,le monstre&|160;!

Alexandre aurait pu parler pendant long-temps, Birotteau étaitdebout, pétrifié. Autant de phrases, autant de coups de massue. Iln’entendait plus qu’un bruit de cloches mortuaires, de même qu’ilavait commencé par ne plus voir que le feu de son incendie.Alexandre Crottat, qui croyait le digne parfumeur fort et capable,fut épouvanté par sa pâleur et par son immobilité. Le successeur deRoguin ne savait pas que le notaire emportait plus que la fortunede César. L’idée du suicide immédiat passa par la tête de cet hommesi profondément religieux. Le suicide est dans ce cas un moyen defuir mille morts, il semble logique de n’en accepter qu’une.Alexandre Crottat donna le bras à César et voulut le faire marcher,ce fut impossible : ses jambes se dérobaient sous lui comme s’ileût été ivre.

– Qu’avez-vous donc&|160;? dit Crottat. Mon brave monsieurCésar, un peu de courage&|160;! ce n’est pas la mort d’unhomme&|160;! D’ailleurs, vous retrouverez quarante mille francs,votre prêteur n’avait pas cette somme, elle ne vous a pas étédélivrée, il y a lieu à plaider la rescision du contrat.

– Mon bal, ma croix, deux cent mille francs d’effets sur laplace, rien en caisse. Les Ragon, Pillerault… Et ma femme quivoyait clair&|160;!

Une pluie de paroles confuses qui réveillaient des massesd’idées accablantes et des souffrances inouïes tomba comme unegrêle en hachant toutes les fleurs du parterre de la Reine desRoses.

– Je voudrais qu’on me coupât la tête, dit enfin Birotteau, elleme gêne par sa masse, elle ne me sert à rien…

– Pauvre père Birotteau, dit Alexandre, mais vous êtes donc enpéril&|160;?

– Péril&|160;!

– Eh&|160;! bien, du courage, luttez.

– Luttez&|160;! répéta le parfumeur.

– Du Tillet a été votre commis, il a une fière tête, il vousaidera.

– Du Tillet&|160;?

– Allons, venez&|160;!

– Mon Dieu&|160;! je ne voudrais pas rentrer chez moi comme jesuis, dit Birotteau. Vous qui êtes mon ami, s’il y a des amis, vousqui m’avez inspiré de l’intérêt et qui dîniez chez moi, au nom dema femme, promenez-moi en fiacre, Xandrot, accompagnez-moi.

Le notaire désigné mit avec beaucoup de peine dans un fiacre lamachine inerte qui avait nom César. – Xandrot, dit-il d’une voixtroublée par les larmes, car en ce moment les larmes tombèrent deses yeux et desserrèrent un peu le bandeau de fer qui lui cerclaitle crâne, passons chez moi, parlez pour moi à Célestin. Mon ami,dites-lui qu’il y va de ma vie et de celle de ma femme. Que sousaucun prétexte personne ne jase de la disparition de Roguin. Faitesdescendre Césarine et priez-la d’empêcher qu’on ne parle de cetteaffaire à sa mère&|160;; elle doit se défier de nos meilleurs amis,Pillerault, les Ragon, tout le monde.

Le changement de la voix de Birotteau frappa vivement Crottatqui comprit l’importance de cette recommandation. La rueSaint-Honoré menait chez le magistrat&|160;; il remplit lesintentions du parfumeur, que Célestin et Césarine virent aveceffroi sans voix, pâle et comme hébété au fond du fiacre.

– Gardez-moi le secret sur cette affaire, dit le parfumeur.

– Ah&|160;! se dit Xandrot, il revient&|160;! je le croyaisperdu.

La conférence d’Alexandre Crottat et du magistrat dura longtemps: on envoya chercher le président de la chambre des notaires&|160;;on transporta partout César comme un paquet, il ne bougeait pas etne disait mot. Vers sept heures du soir, Alexandre Crottat ramenale parfumeur chez lui. L’idée de comparaître devant Constancerendit du ton à César. Le jeune notaire eut la charité de leprécéder pour prévenir madame Birotteau que son mari venait d’avoirune espèce de coup de sang.

– Il a les idées troubles, dit-il en faisant un geste employépour peindre l’embrouillement du cerveau, il faudrait peut-être lesaigner ou lui mettre les sangsues.

– Cela devait arriver, dit Constance à mille lieues d’undésastre, il n’a pas pris sa médecine de précaution à l’entrée del’hiver, et il se donne, depuis deux mois, un mal de galérien,comme s’il n’avait pas son pain gagné.

César fut supplié par sa femme et par sa fille de se mettre aulit, et l’on envoya chercher le vieux docteur Haudry, médecin deBirotteau. Le vieux Haudry était un médecin de l’école de Molière,grand praticien et ami des anciennes formules de l’apothicairerie,droguant ses malades ni plus ni moins qu’un médicastre, toutconsultant qu’il était. Il vint, étudia le facies de César, ordonnal’application immédiate de sinapismes à la plante des pieds : ilvoyait les symptômes d’une congestion cérébrale.

– Qui a pu lui causer cela, dit Constance.

– Le temps humide, répondit le docteur à qui Césarine vint direun mot.

Il y a souvent obligation pour les médecins de lâcher sciemmentdes niaiseries afin de sauver l’honneur ou la vie des gens bienportants qui sont autour du malade. Le vieux docteur avait vu tantde choses, qu’il comprit à demi-mot. Césarine le suivit surl’escalier en lui demandant une règle de conduite.

– Du calme et du silence, puis nous risquerons des fortifiantsquand la tête sera dégagée.

Madame César passa deux jours au chevet du lit de son mari, quilui parut souvent avoir le délire. Mis dans la belle chambre bleuede sa femme, il disait des choses incompréhensibles pour Constance,à l’aspect des draperies, des meubles et de ses coûteusesmagnificences.

– Il est fou, disait-elle à Césarine en un moment où Césars’était dressé sur son séant et citait d’une voix solennelle lesarticles du Code de commerce par bribes.

– Si les dépenses sont jugées excessives, ôtez lesdraperies&|160;!

Après trois terribles jours, pendant lesquels la raison de Césarfut en danger, la nature forte du paysan tourangeau triompha&|160;;sa tête fut dégagée&|160;; monsieur Haudry lui fit prendre descordiaux, une nourriture énergique, et, après une tasse de cafédonnée à temps, le négociant fut sur ses pieds. Constance fatiguéeprit la place de son mari.

– Pauvre femme, dit César quand il la vit endormie.

– Allons, papa, du courage&|160;! Vous êtes un homme sisupérieur que vous triompherez. Ce ne sera rien. Monsieur Anselmevous aidera.

Césarine dit d’une voix douce ces vagues paroles que latendresse adoucit encore, et qui rendent le courage aux plusabattus, comme les chants d’une mère endorment les douleurs d’unenfant tourmenté par la dentition.

– Oui, mon enfant, je vais lutter&|160;; mais pas un mot à quique ce soit au monde, ni à Popinot qui nous aime, ni à ton onclePillerault. Je vais d’abord écrire à mon frère : il est, je crois,chanoine, vicaire d’une cathédrale&|160;; il ne dépense rien, ildoit avoir de l’argent. A mille écus d’économies par an, depuisvingt ans, il doit avoir cent mille francs. En province, lesprêtres ont du crédit.

Césarine, empressée d’apporter à son père une petite table ettout ce qu’il fallait pour écrire, lui donna le reste desinvitations imprimées sur papier rose pour le bal.

– Brûle tout ça&|160;! cria le négociant. Le diable seul a pum’inspirer de donner ce bal. Si je succombe, j’aurai l’air d’unfripon. Allons, pas de phrases.

LETTRE DE CESAR A FRANCOIS BIROTTEAU.

Mon cher frère, Je me trouve dans une crise commerciale sidifficile, que je te supplie de m’envoyer tout l’argent dont tupourras disposer, fallût-il même en emprunter. Tout à toi,

César.

Ta nièce Césarine, qui me voit écrire cette lettre pendant quema pauvre femme dort, se recommande à toi et t’envoie sestendresses.

Ce post-scriptum fut ajouté à la prière de Césarine qui porta lalettre à Raguet.

– Mon père, dit-elle en remontant, voici monsieur Lebas qui veutvous parler.

– Monsieur Lebas, s’écria César effrayé comme si son désastre lerendait criminel, un juge&|160;!

– Mon cher monsieur Birotteau, je prends trop d’intérêt à vous,dit le gros marchand drapier en entrant, nous nous connaissonsdepuis trop long-temps, nous avons été élus tous deux juges lapremière fois ensemble, pour ne pas vous dire que Gigonnet, unusurier, a des effets de vous passés à son ordre, sans garantie,par la maison Claparon. Ces deux mots sont non-seulement unaffront, mais encore la mort de votre crédit.

– Monsieur Claparon désire vous parler, dit Célestin en semontrant, dois-je le faire monter&|160;?

– Nous allons savoir la cause de cette insulte, dit Lebas.

– Monsieur, dit le parfumeur à Claparon en le voyant entrer,voici monsieur Lebas, juge au tribunal de commerce et mon ami…

– Ah&|160;! monsieur est monsieur Lebas, dit Claparon eninterrompant, je suis enchanté de la circonstance, monsieur Lebasdu tribunal, il y a tant de Lebas, sans compter les hauts et lesbas…

– Il a vu, reprit Birotteau en interrompant le bavard, leseffets que je vous ai remis, et qui, disiez-vous, ne circuleraientpas. Il les a vus avec ces mots : sans garantie.

– Eh&|160;! bien, dit Claparon, ils ne circuleront pas en effet,ils sont entre les mains d’un homme avec qui je fais beaucoupd’affaires, le père Bidault. Voilà pourquoi j’ai mis sans garantie.S’ils avaient dû circuler, vous les auriez faits à son ordredirectement. Monsieur le juge va comprendre ma situation. Quereprésentent ces effets&|160;? un prix d’immeuble, payé parqui&|160;? par Birotteau. Pourquoi voulez-vous que je garantisseBirotteau par ma signature&|160;? Nous devons payer, chacun denotre côté, notre part dans cedit prix. Or, n’est-ce pas assezd’être solidaire vis-à-vis de nos vendeurs&|160;? Chez moi, larègle commerciale est inflexible : je ne donne pas plus inutilementma garantie que je ne donne quittance d’une somme à recevoir. Jesuppose tout. Qui signe paie. Je ne veux pas être exposé à payertrois fois.

– Trois fois&|160;! dit César.

– Oui, monsieur, reprit Claparon. Déjà j’ai garanti Birotteau ànos vendeurs, pourquoi le garantirais-je encore au banquier&|160;?Les circonstances où nous sommes sont dures, Roguin m’emporte centmille francs. Ainsi, déjà ma moitié de terrains me coûte cinq centmille au lieu de quatre cent mille francs. Roguin emporte deux centquarante mille francs à Birotteau. Que feriez-vous à ma place,monsieur Lebas&|160;? mettez-vous dans ma peau. Je n’ai pasl’honneur d’être connu de vous, plus que je ne connais monsieurBirotteau. Suivez bien. Nous faisons une affaire ensemble parmoitié. Vous apportez tout l’argent de votre part&|160;; moi jerègle la mienne en mes valeurs&|160;; je vous les offre, vous vouschargez, par une excessive complaisance, de les convertir enargent. Vous apprenez que Claparon, banquier, riche, considéré,j’accepte toutes les vertus du monde, que le vertueux Claparon setrouve dans une faillite pour six millions à rembourser&|160;;irez-vous, en ce moment-là même, mettre votre signature pourgarantir la mienne&|160;? Vous seriez fou&|160;! Eh&|160;! bien,monsieur Lebas, Birotteau est dans le cas où je suppose Claparon.Ne voyez-vous pas que je puis alors payer aux acquéreurs commesolidaire, être tenu de rembourser encore la part de Birotteaujusqu’à concurrence de ses effets, si je les garantissais, et sansavoir…

– A qui&|160;? demanda le parfumeur en interrompant.

– Et sans avoir sa moitié de terrains, dit Claparon sans tenircompte de l’interruption, car je n’aurais aucun privilége&|160;; ilfaudrait donc encore l’acheter&|160;! Donc je puis payer troisfois.

– Rembourser à qui, demandait toujours Birotteau.

– Mais au tiers-porteur, si j’endossais et qu’il vous arrivât unmalheur.

– Je ne manquerai pas, monsieur, dit Birotteau.

– Bien, dit Claparon. Vous avez été juge, vous êtes habilecommerçant, vous savez que l’on doit tout prévoir, ne vous étonnezdonc pas que je fasse mon métier.

– Monsieur Claparon a raison, dit Joseph Lebas.

– J’ai raison, reprit Claparon, raison commercialement. Maiscette affaire est territoriale. Or, que dois-je recevoir,moi&|160;?… de l’argent, car il faudra donner de l’argent à nosvendeurs. Laissons de côté les deux cent quarante mille francs quemonsieur Birotteau trouvera, j’en suis sûr, dit Claparon enregardant Lebas. Je venais vous demander la bagatelle de vingt-cinqmille francs, dit-il en regardant Birotteau.

– Vingt-cinq mille francs, s’écria César en se sentant de laglace au lieu de sang dans les veines. Mais, monsieur, à queltitre&|160;?

– Hé&|160;! mon cher monsieur, nous sommes obligés de réaliserles ventes par-devant notaire. Or, relativement au prix, nouspouvons nous entendre entre nous&|160;; mais avec le fisc, votreserviteur&|160;!

Le fisc ne s’amuse pas à dire des paroles oiseuses, il faitcrédit de la main à la poche, et nous avons à lui cracherquarante-quatre mille francs de droits cette semaine. J’étais loinde m’attendre à des reproches en venant ici, car, pensant que cesvingt-cinq mille francs pouvaient vous gêner, j’avais à vousannoncer que, par le plus grand des hasards, je vous ai sauvé…

– Quoi&|160;? dit Birotteau en faisant entendre ce cri dedétresse auquel aucun homme ne se trompe.

– Une misère&|160;! les vingt-cinq mille francs d’effets surdivers que Roguin m’avait remis à négocier, je vous en ai créditésur l’enregistrement et les frais dont je vous enverrai lecompte&|160;; il y a la petite négociation à déduire, vous meredevrez six ou sept mille francs.

– Tout cela me semble parfaitement juste, dit Lebas. A la placede monsieur, qui me parait très-bien entendre les affaires,j’agirais de même envers un inconnu.

– Monsieur Birotteau ne mourra pas de cela, dit Claparon, ilfaut plus d’un coup pour tuer un vieux loup&|160;; j’ai vu desloups avec des balles dans la tête courir comme… , et, pardieu,comme des loups.

– Qui peut prévoir une scélératesse semblable à celle deRoguin&|160;? dit Lebas autant effrayé du silence de César qued’une si énorme spéculation étrangère à la parfumerie.

– Il s’en est peu fallu que je ne donnasse quittance de quatrecent mille francs à monsieur, dit Claparon, et j’étais fumé.J’avais remis cent mille francs à Roguin la veille. Notre confiancemutuelle m’a sauvé. Que les fonds fussent à l’étude, ou fussentchez moi jusqu’au jour des contrats définitifs, la chose noussemblait à tous indifférente.

– Il aurait mieux valu que chacun gardât son argent à la Banquejusqu’au moment de payer, dit Lebas.

– Roguin était la Banque pour moi, dit César. Mais il est dansl’affaire, reprit-il en regardant Claparon.

– Oui, pour un quart, sur parole, répondit Claparon. Après lasottise de lui laisser emporter mon argent, il y en a une pluspommée, ce serait de lui en donner. S’il m’envoie mes cent millefrancs, et deux cent mille autres pour sa part, alors nousverrons&|160;! Mais il se gardera bien de me les envoyer pour uneaffaire qui demande cinq ans de pot-bouille avant de donner unpremier potage. S’il n’emporte, comme on le dit, que trois centmille francs, il lui faut bien quinze mille livres de rente pourvivre convenablement à l’étranger.

– Le bandit&|160;!

– Eh&|160;! mon Dieu, une passion a conduit là Roguin, ditClaparon. Quel est le vieillard qui peut répondre de ne pas selaisser dominer, emporter par sa dernière fantaisie&|160;? Personnede nous, qui sommes sages, ne sait comment il finira. Un dernieramour, eh&|160;! c’est le plus violent. Et si nous sommes gobés,n’est-ce pas notre faute&|160;? Comment ne nous sommes-nous pasdéfiés d’un notaire qui se mettait dans une spéculation&|160;? Toutnotaire, tout agent de change, tout courtier faisant une affaire,est suspect. La faillite est pour eux une banqueroute frauduleuse,ils iraient en cour d’assises, ils préfèrent alors aller dans unecour étrangère. Je ne ferai plus pareille école. Eh&|160;! bien,nous sommes assez faibles pour ne pas faire condamner par contumacedes gens chez qui nous sommes allés dîner, qui nous ont donné debeaux bals, des gens du monde, enfin&|160;! Personne ne se plaint,on a tort.

– Grand tort, dit Birotteau : la loi sur les faillites et surles déconfitures est à refaire.

– Si vous aviez besoin de moi, dit Lebas à Birotteau, je suistout à vous.

– Monsieur n’a besoin de personne, dit l’infatigable bavard chezqui du Tillet avait lâché les écluses après y avoir mis l’eau, carClaparon répétait une leçon qui lui avait été très-habilementsoufflée par du Tillet. Son affaire est claire : la faillite deRoguin donnera cinquante pour cent de dividende, à ce que le petitCrottat m’a dit. Outre ce dividende, monsieur Birotteau retrouvequarante mille francs que son prêteur n’avait pas&|160;; puis ilpeut emprunter sur ses propriétés. Or, nous n’avons à payer deuxcent mille francs à nos vendeurs que dans quatre mois. D’ici là,monsieur Birotteau paiera ses effets, car monsieur ne devait pascompter sur ce que Roguin a emporté pour les acquitter. Mais quandmême monsieur Birotteau serait un peu serré… eh&|160;! bien, avecquelques circulations, il arrivera.

Le parfumeur avait repris courage en entendant Claparon analyserson affaire, et la résumer en lui traçant pour ainsi dire son plande conduite. Aussi, sa contenance devint-elle ferme et décidée, etconçut-il une grande idée des moyens de cet ancien voyageur. DuTillet avait jugé à propos de se faire croire victime de Roguin parClaparon. Il avait remis cent mille francs à Claparon pour lesdonner à Roguin, qui les lui avait rendus. Claparon inquiet jouaitson rôle au naturel, il disait à quiconque voulait l’entendre queRoguin lui coûtait cent mille francs. Du Tillet n’avait pas jugéClaparon assez fort, il lui croyait encore trop de principesd’honneur et de délicatesse pour lui confier ses plans dans touteleur étendue, il le savait incapable de le deviner.

– Si notre premier ami n’est pas notre première dupe, nous n’entrouverions pas une seconde, dit-il à Claparon le jour où recevantdes reproches de son proxénète [Coquille du Furne : proxenète.]commercial il le brisa comme un instrument usé.

Monsieur Lebas et Claparon s’en allèrent ensemble.

– Je puis m’en tirer, se dit Birotteau. Mon passif en effets àpayer s’élève à deux cent trente-cinq mille francs, à savoirsoixante-quinze mille francs pour ma maison, et centsoixante-quinze mille francs pour les terrains. Or, pour suffire àces paiements, j’ai le dividende Roguin qui sera peut-être de centmille francs, je puis faire annuler l’emprunt sur mes terrains, entout cent quarante. Il s’agit de gagner cent mille francs avecl’Huile Céphalique, et d’atteindre, avec quelques billets deservice, ou par un crédit chez un banquier, le moment où j’aurairéparé la perte, et où les terrains arriveront à leurplus-value.

Une fois que dans le malheur un homme peut se faire un romand’espérance par une suite de raisonnements plus ou moins justesavec lesquels il bourre son oreiller pour y reposer sa tête, il estsouvent sauvé. Beaucoup de gens ont pris la confiance que donnel’illusion pour de l’énergie, et peut-être l’espoir est-il lamoitié du courage. Aussi la religion catholique en a-t-elle faitune vertu. L’espérance n’a-t-elle pas soutenu beaucoup de faibles,en leur donnant le temps d’attendre les hasards de la vie&|160;?Résolu d’aller chez l’oncle de sa femme exposer sa situation avantde chercher des secours ailleurs, Birotteau ne descendit pas la rueSaint-Honoré jusqu’à la rue des Bourdonnais sans éprouver desangoisses ignorées et qui l’agitèrent si violemment qu’il crut sasanté dérangée. Il avait le feu dans les entrailles. En effet, lesgens qui sentent par le diaphragme souffrent là, de même que lesgens qui perçoivent par la tête ressentent des douleurs cérébrales.Dans les grandes crises, le physique est atteint là où letempérament a mis pour l’individu le siége de la vie : les faiblesont la colique, Napoléon s’endort. Avant de monter à l’assaut d’uneconfiance en passant par-dessus toutes les barrières de la fierté,les gens d’honneur doivent avoir senti plus d’une fois au cœurl’éperon de la nécessité, cette dure cavalière&|160;! AussiBirotteau s’était-il laissé éperonner pendant deux jours avant devenir chez son oncle, il ne se décida même que par des raisons defamille : en tout état de cause, il devait expliquer sa situationau sévère quincaillier. Néanmoins, en arrivant à la porte, ilressentit cette intime défaillance que tout enfant a éprouvée enentrant chez un dentiste&|160;; mais ce défaut de cœur embrassaitla vie dans son entier, au lieu d’embrasser une douleur passagère.Birotteau monta lentement. Il trouva le vieillard lisant leConstitutionnel au coin de son feu, devant la petite table ronde oùétait son frugal déjeuner : un petit pain, du beurre, du fromage deBrie et une tasse de café.

– Voilà le vrai sage, dit Birotteau en enviant la vie de sononcle.

– Eh&|160;! bien, lui dit Pillerault en ôtant ses besicles, j’aisu hier au café David l’affaire de Roguin, l’assassinat de la belleHollandaise sa maîtresse&|160;! J’espère que, prévenu par nous quivoulions être propriétaires réels, tu es allé prendre quittance deClaparon.

– Hélas&|160;! mon oncle, tout est là, vous avez mis le doigtsur la plaie. Non.

– Ah&|160;! bouffre, tu es ruiné, dit Pillerault en laissanttomber son journal que Birotteau ramassa quoique ce fût leConstitutionnel.

Pillerault fut si violemment frappé par ses réflexions que safigure de médaille et de style sévère se bronza comme le métal sousun coup de balancier : il demeura fixe, regarda sans la voir lamuraille d’en face au travers de ses vitres, en écoutant le longdiscours de Birotteau. Evidemment il entendait et jugeait, ilpesait le pour et le contre avec l’inflexibilité d’un Minos quiavait passé le Styx du commerce en quittant le quai des Morfonduspour son petit troisième étage.

– Eh&|160;! bien, mon oncle&|160;? dit Birotteau qui attendaitune réponse après avoir conclu par une prière de vendre poursoixante mille francs de rentes.

– Eh&|160;! bien, mon pauvre neveu, je ne le puis pas, tu estrop fortement compromis. Les Ragon et moi nous allons perdrechacun nos cinquante mille francs. Ces braves gens ont vendu parmon conseil leurs actions dans les mines de Vortschin : je me croisobligé en cas de perte, non de leur rendre le capital, mais de lessecourir, de secourir ma nièce et Césarine. Il vous faudrapeut-être du pain à tous, vous le trouverez chez moi…

– Du pain, mon oncle&|160;?

– Eh&|160;! bien, oui, du pain. Vois donc les choses comme ellessont : tu ne t’en tireras pas. De cinq mille six cents francs derentes, je pourrai distraire quatre mille francs pour les partagerentre vous et les Ragon. Ton malheur arrivé, je connais Constance,elle travaillera comme une perdue, elle se refusera tout et toiaussi, César&|160;!

– Tout n’est pas désespéré, mon oncle.

– Je ne vois pas comme toi.

– Je vous prouverai le contraire.

– Rien ne me fera plus de plaisir.

Birotteau quitta Pillerault sans rien répondre. Il était venuchercher des consolations et du courage, il recevait un second coupmoins fort à la vérité que le premier&|160;; mais au lieu de portersur la tête, il frappait au cœur : le cœur était toute la vie de cepauvre homme. Il revint après avoir descendu quelques marches.

– Monsieur, dit-il d’une voix froide, Constance ne sait rien,gardez-moi le secret au moins. Et priez les Ragon de ne pas m’ôterchez moi la tranquillité dont j’ai besoin pour lutter contre lemalheur.

Pillerault fit un signe de consentement.

– Du courage, César, ajouta-t-il, je te vois fâché contre moi,mais plus tard tu me rendras justice en pensant à ta femme et à tafille.

Découragé par l’opinion de son oncle auquel il reconnaissait unelucidité particulière, César tomba de toute la hauteur de sonespoir dans les marais fangeux de l’incertitude. Quand dans ceshorribles crises commerciales, un homme n’a pas une âme trempéecomme celle de Pillerault, il devient le jouet des événements : ilsuit les idées d’autrui, les siennes, comme un voyageur court aprèsdes feux follets. Il se laisse emporter par le tourbillon au lieude se coucher sans le regarder quand il passe ou de s’élever pouren suivre la direction en y échappant. Au milieu de sa douleur,Birotteau se souvint du procès relatif à son emprunt. Il alla rueVivienne, chez Derville, son avoué, pour commencer au plus tôt laprocédure, dans le cas où l’avoué verrait quelque chance de faireannuler le contrat. Le parfumeur trouva Derville enveloppé dans sarobe de chambre en molleton blanc, au coin de son feu, calme etposé, comme tous les avoués rompus aux plus terribles confidences.Birotteau remarqua pour la première fois cette froideur nécessairequi glace l’homme passionné blessé pris par la fièvre de l’intérêten danger et douloureusement atteint dans sa vie, dans son honneur,dans sa femme et ses enfants, comme l’était Birotteau racontant sonmalheur.

– S’il est prouvé, lui dit Derville après l’avoir écouté, que leprêteur ne possédait plus chez Roguin la somme que Roguin vousfaisait lui prêter comme il n’y a pas eu délivrance d’espèces, il ya lieu à rescision : le prêteur aura son recours sur lecautionnement, comme vous pour vos cent mille francs. Je répondsalors du procès autant qu’on peut en répondre, il n’y a pas deprocès gagné d’avance.

L’avis d’un si fort jurisconsulte rendit un peu de courage auparfumeur, qui pria Derville d’obtenir jugement dans la quinzaine.L’avoué répondit que peut-être il aurait avant trois mois unjugement qui annulerait le contrat.

– Dans trois mois&|160;! dit le parfumeur qui croyait avoirtrouvé des ressources.

– Mais, tout en obtenant une prompte mise au rôle, nous nepouvons pas mettre votre adversaire à votre pas : il usera desdélais de la procédure, les avocats ne sont pas toujours là&|160;;qui sait si votre partie adverse ne se laissera pas condamner pardéfaut&|160;? On ne marche pas comme on veut, mon chermaître&|160;! dit Derville en souriant.

– Mais au tribunal de commerce&|160;? dit Birotteau.

– Oh&|160;! dit l’avoué, les juges consulaires et les juges depremière instance sont deux sortes de juges. Vous autres, voussabrez les affaires&|160;! Au palais nous avons des formes. Laforme est protectrice du droit. Aimeriez-vous un jugement àbrûle-pourpoint qui vous ferait perdre vos quarante millefrancs&|160;? Eh&|160;! bien votre adversaire qui va voir cettesomme compromise se défendra. Les délais sont les chevaux de frisejudiciaires.

– Vous avez raison, dit Birotteau qui salua Derville et sortitla mort dans le cœur.

– Ils ont tous raison. De l’argent&|160;! de l’argent&|160;!criait le parfumeur par les rues en se parlant à lui-même, commefont tous les gens affairés de ce turbulent et bouillonnant Paris,qu’un poète moderne nomme une cuve. En le voyant entrer, celui deses commis qui allait partout présentant les mémoires lui dit que,vu l’approche du jour de l’an, chacun rendait l’acquit de lafacture et la gardait.

– Il n’y a donc d’argent nulle part, dit le parfumeur à hautevoix dans la boutique.

Il se mordit les lèvres, ses commis avaient tous levé la têtevers lui.

Cinq jours se passèrent ainsi, cinq jours pendant lesquelsBraschon, Lourdois, Thorein, Grindot, Chaffaroux, tous lescréanciers non réglés passèrent par les phases caméléonesques quesubit le créancier avant d’arriver de l’état paisible où le met laconfiance aux couleurs sanguinolentes de la Bellone commerciale. AParis, la période astringente de la défiance est aussi rapide àvenir que le mouvement expansif de la confiance est lent à sedécider : une fois tombé dans le système restrictif des craintes etdes précautions commerciales, le créancier arrive à des lâchetéssinistres qui le mettent au-dessous du débiteur. D’une politessedoucereuse, les créanciers passèrent au rouge de l’impatience, auxpétillements sombres des importunités, aux éclats dudésappointement, au froid bleu d’un parti pris, et à la noireinsolence de l’assignation préparée. Braschon, ce riche tapissierdu faubourg Saint-Antoine qui n’avait pas été invité au bal, sonnala charge en créancier blessé dans son amour-propre : il voulaitêtre payé dans les vingt-quatre heures&|160;; il exigeait desgaranties, non des dépôts de meubles, mais une hypothèque inscriteaprès les quarante mille francs sur les terrains du faubourg.Malgré la violence de leurs réclamations, ils laissèrent encorequelques intervalles de repos pendant lesquels Birotteau respirait.Au lieu de vaincre ces premiers tiraillements d’une positiondifficile par une résolution forte, César usa son intelligence àempêcher que sa femme, la seule personne qui pût le conseiller, neles connût. Il faisait sentinelle sur le seuil de sa porte, autourde sa boutique. Il avait mis Célestin dans le secret de sa gênemomentanée, et Célestin examinait son patron d’un regard aussicurieux qu’étonné : à ses yeux, César s’amoindrissait, commes’amoindrissent dans les désastres les hommes habitués au succès etdont toute la force consiste dans l’acquis que donne la routine auxmoyennes intelligences. Sans avoir l’énergique capacité nécessairepour se défendre sur tant de points menacés à la fois, César eutcependant le courage d’envisager sa position. Pour la fin du moisde décembre et le quinze janvier, il lui fallait, tant pour samaison que pour ses échéances, ses loyers et ses obligations aucomptant, une somme de soixante mille francs, dont trente millepour le trente décembre&|160;; toutes ses ressources en donnaient àpeine vingt mille&|160;; il lui manquait donc dix mille francs.Pour lui, rien ne parut désespéré, car il ne voyait déjà plus quele moment présent, comme les aventuriers qui vivent au jour lejour. Avant que le bruit de sa gêne ne devînt public, il résolutdonc de tenter ce qui lui paraissait un grand coup, en s’adressantau fameux François Keller, banquier, orateur et philanthrope,célèbre par sa bienfaisance et par son désir d’être utile aucommerce parisien, en vue d’être toujours à la Chambre un desdéputés de Paris. Le banquier était libéral, Birotteau étaitroyaliste, mais le parfumeur le jugea d’après son cœur, et trouvadans la différence des opinions un motif de plus pour obtenir uncompte. Au cas où des valeurs seraient nécessaires, il ne doutaitpas du dévouement de Popinot, auquel il comptait demander unetrentaine de mille francs d’effets, qui aideraient à atteindre legain de son procès, offert en garantie aux créanciers les plusaltérés. Le parfumeur expansif, qui disait sur l’oreiller à sachère Constance les moindres émotions de son existence, qui ypuisait du courage, qui y cherchait les lumières de lacontradiction, ne pouvait s’entretenir de sa situation ni avec sonpremier commis, ni avec son oncle, ni avec sa femme. Ses idées luipesaient doublement. Mais il aimait mieux souffrir que de jeter cebrasier dans l’âme de sa femme. Ce généreux martyr voulait luiraconter le danger quand il serait passé. Peut-être reculait-ildevant cette horrible confidence. La peur que lui inspirait safemme lui donnait du courage. Il allait tous les matins entendreune messe basse à Saint-Roch, et il prenait Dieu pourconfident.

– Si, en rentrant de Saint-Roch chez moi, je ne trouve pas desoldat, ma demande réussira. Ce sera la réponse de Dieu, sedisait-il après avoir prié Dieu de le secourir.

Et il était heureux de ne pas rencontrer de soldat. Cependant ilavait le cœur trop oppressé, il lui fallut un autre cœur où il pûtgémir. Césarine, à laquelle il s’était déjà confié lors de lafatale nouvelle, eut tout son secret. Il y eut entre eux desregards jetés à la dérobée, des regards pleins de désespoir etd’espoir étouffés, des invocations lancées avec une mutuelleardeur, des demandes et des réponses sympathiques, des lueurs d’âmeà âme. Birotteau se faisait gai, jovial pour sa femme. Constancefaisait-elle une question, bah&|160;! tout allait bien, Popinot,auquel César ne pensait pas, réussissait&|160;! l’huiles’enlevait&|160;! les effets Claparon seraient payés, il n’y avaitrien à craindre. Cette fausse joie était effrayante. Quand sa femmeétait endormie dans ce lit somptueux, Birotteau se dressait sur sonséant, il tombait dans la contemplation de son malheur. Césarinearrivait parfois alors en chemise, un châle sur ses blanchesépaules, pieds nus.

– Papa, je t’entends, tu pleures, disait-elle en pleurantelle-même.

Birotteau fut dans un tel état de torpeur après avoir écrit lalettre par laquelle il demandait un rendez-vous au grand FrançoisKeller que sa fille l’emmena dans Paris. Il aperçut seulement alorsdans les rues d’énormes affiches rouges, et ses regards furentfrappés par ces mots : Huile Céphalique.

Pendant les catastrophes occidentales de la Reine des Roses, lamaison A. Popinot se levait radieuse dans les flammes orientales dusuccès. Conseillé par Gaudissart et par Finot, Anselme avait lancéson huile avec audace. Deux mille affiches avaient été mises depuistrois jours aux endroits les plus apparents de Paris. Personne nepouvait éviter de se trouver face à face avec l’Huile Céphalique etde lire une phrase concise, inventée par Finot, sur l’impossibilitéde faire pousser les cheveux et sur le danger de les teindre,accompagnée de la citation du Mémoire lu à l’Académie des sciencespar Vauquelin&|160;; un vrai certificat de vie pour les cheveuxmorts promis à ceux qui useraient de l’Huile Céphalique. Tous lescoiffeurs de Paris, les perruquiers, les parfumeurs avaient décoréleurs portes de cadres dorés, contenant un bel imprimé sur papiervélin, en tête duquel brillait la gravure d’Héro et de Léandreréduite, avec cette assertion en épigraphe : Les anciens peuples del’antiquité conservaient leurs chevelures par l’emploi de l’HuileCéphalique.

– Il a inventé les cadres permanents, l’annonce éternelle&|160;!se dit Birotteau qui demeura stupéfait en regardant la devanture dela Cloche-d’Argent.

– Tu n’as donc pas vu chez toi, lui dit sa fille, un cadre quemonsieur Anselme est venu lui-même apporter, en déposant à Célestintrois cents bouteilles d’huile&|160;?

– Non, dit-il.

– Célestin en a déjà vendu cinquante à des passants, et soixanteà des pratiques&|160;!

– Ah&|160;! dit César.

Le parfumeur, étourdi par les mille cloches que la misère tinteaux oreilles de ses victimes, vivait dans un mouvementvertigineux&|160;; la veille, Popinot l’avait attendu pendant uneheure, et s’en était allé après avoir causé avec Constance etCésarine, qui lui dirent que César était absorbé par sa grandeaffaire.

– Ah&|160;! oui, l’affaire des terrains.

Heureusement Popinot, qui depuis un mois n’était pas sorti de larue des Cinq-Diamants, passait les nuits et travaillait lesdimanches à la fabrique, n’avait vu ni les Ragon, ni Pillerault, nison oncle le juge. Il ne dormait que deux heures, le pauvreenfant&|160;! il n’avait que deux commis, et au train dont allaientles choses il lui en faudrait bientôt quatre. En commerce,l’occasion est tout. Qui n’enfourche pas le succès en se tenant auxcrins manque sa fortune. Popinot se disait qu’il serait bien reçuquand, après six mois, il dirait à sa tante et à son oncle :  » Jesuis sauvé, ma fortune est faite&|160;!  » bien reçu de Birotteauquand il lui apporterait trente ou quarante mille francs pour sapart, après six mois. Il ignorait donc la fuite de Roguin, lesdésastres et la gêne de César, il ne put dire aucune paroleindiscrète à madame Birotteau. Popinot promit à Finot cinq centsfrancs par grand journal, et il y en avait dix&|160;! trois centsfrancs par journal secondaire, et il y en avait dix autres&|160;!s’il y était parlé, trois fois par mois, de l’Huile Céphalique.Finot vit trois mille francs pour lui dans ces huit mille francs,son premier enjeu à jeter sur le grand et immense tapis vert de laSpéculation&|160;! Il s’était donc élancé comme un lion sur sesamis, sur ses connaissances&|160;; il habitait alors les bureaux derédaction, il se glissait au chevet du lit de tous les rédacteurs,le matin&|160;; et le soir il arpentait les foyers de tous lesthéâtres. – Pense à mon huile, cher ami, je n’y suis pour rien,affaire de camaraderie, tu sais&|160;! Gaudissart, un bon vivant.Telle était la première et la dernière phrase de tous ses discours.Il assaillit le bas de toutes colonnes finales aux journaux où ilfit des articles en en laissant l’argent aux rédacteurs. Rusé commeun figurant qui veut passer acteur, alerte comme un saute-ruisseauqui gagne soixante francs par mois, il écrivit des lettrescaptieuses, il flatta tous les amours-propres, il rendit d’immondesservices aux rédacteurs en chef, afin d’obtenir ses articles.Argent, dîners, platitudes, tout servit son activité passionnée. Ilcorrompit avec des billets de spectacle les ouvriers qui, versminuit, achèvent les colonnes des journaux en prenant quelquesarticles dans les petits faits, toujours prêts, les en cas dujournal. Finot se trouvait alors dans l’imprimerie, occupé commes’il avait un article à revoir. Ami de tout le monde, il fittriompher l’Huile Céphalique de la pâte de Regnauld, de la MixtureBrésilienne, de toutes les inventions qui, les premières, eurent legénie de comprendre l’influence du journalisme et l’effet de pistonproduit sur le public par un article réitéré. Dans ce tempsd’innocence, beaucoup de journalistes étaient comme les bœufs, ilsignoraient leurs forces, ils s’occupaient d’actrices, de Florine,de Tullie&|160;; de danseuses, des Mariette, etc. Ils régentaienttout, et ne ramassaient rien. Les prétentions d’Andoche neconcernaient ni une actrice à faire applaudir, ni une pièce à fairejouer, ni ses vaudevilles à faire recevoir, ni des articles à fairepayer, au contraire, il offrait de l’argent en temps utile, undéjeuner à propos&|160;; il n’y eut donc pas un journal qui neparlât de l’Huile Céphalique, de sa concordance avec les analysesde Vauquelin, qui ne se moquât de ceux qui croient que l’on peutfaire pousser les cheveux, qui ne proclamât le danger de lesteindre. Ces articles réjouissaient l’âme de Gaudissart, quis’armait de journaux pour détruire les préjugés, et faisait sur laprovince ce que depuis les spéculateurs ont nommé, d’après lui, lacharge à fond de train. Dans ce temps-là, les journaux de Parisdominaient les départements encore sans organes, lesmalheureux&|160;! Les journaux y étaient donc sérieusement étudiés,depuis le titre jusqu’au nom de l’imprimeur, lignes où pouvaient secacher les ironies de l’opinion persécutée. Gaudissart, appuyé surla presse, eut d’éclatants succès dès les premières villes où donnasa langue. Tous les boutiquiers de province voulaient des cadres etdes imprimés à gravure d’Héro et Léandre. Finot dirigea contrel’huile de Macassar cette charmante plaisanterie qui faisait tantrire aux Funambules, quand Pierrot prend un vieux balai de crindont on ne voit que les trous, y met de l’huile de Macassar, etrend ainsi le balai forestièrement touffu. Cette scène ironiqueexcitait un rire universel. Plus tard, Finot racontait gaiementque, sans ces mille écus, il serait mort de misère et de douleur.Pour lui, mille écus étaient une fortune. Dans cette campagne, ildevina, lui, le premier, le pouvoir de l’Annonce, dont il fit un sigrand et si savant usage. Trois mois après, il fut rédacteur enchef d’un petit journal, qu’il finit par acheter et qui fut la basede sa fortune. De même que la charge à fond de train faite parl’illustre Gaudissart, le Murat des voyageurs, sur les départementset les frontières, fit triompher commercialement la maison A.Popinot, de même elle triompha dans l’opinion, grâce au faméliqueassaut livré aux journaux et qui produisit cette vive publicitéégalement obtenue par la Mixture Brésilienne et la Pâte deRegnauld. A son début, cette prise d’assaut de l’opinion publiqueengendra trois succès, trois fortunes, et valut l’invasion desmille ambitions descendues depuis en bataillons épais dans l’arènedes journaux où elles créèrent les annonces payées, immenserévolution&|160;! En ce moment, la maison A. Popinot et compagniese pavanait sur les murs et dans toutes les devantures.

Incapable de mesurer la portée d’une pareille publicité,Birotteau se contenta de dire à Césarine :  » Ce petit Popinotmarche sur mes traces&|160;!  » sans comprendre la différence destemps, sans apprécier la puissance des nouveaux moyens d’exécutiondont la rapidité, l’étendue, embrassaient beaucoup plus promptementqu’autrefois le monde commercial. Birotteau n’avait pas mis le piedà sa fabrique depuis son bal : il ignorait le mouvement etl’activité que Popinot y déployait. Anselme avait pris tous lesouvriers de Birotteau, il y couchait&|160;; il voyait Césarineassise sur toutes les caisses, couchée dans toutes les expéditions,imprimée sur toutes les factures&|160;; il se disait : Elle sera mafemme&|160;! quand, la chemise retroussée jusqu’aux coudes, habitbas, il enfonçait rageusement les clous d’une caisse, à défaut deses commis en course.

Le lendemain, après avoir étudié pendant toute la nuit tout cequ’il devait dire et ne pas dire à l’un des grands hommes de lahaute banque, César arriva rue du Houssaye, et n’aborda pas, sansd’horribles palpitations, l’hôtel du banquier libéral quiappartenait à cette opinion accusée, à si juste titre, de vouloirle renversement des Bourbons. Le parfumeur, comme tous les gens dupetit commerce parisien, ignorait les mœurs et les hommes de lahaute banque. A Paris, entre la haute banque et le commerce, il estdes maisons secondaires, intermédiaire utile à la Banque, elle ytrouve une garantie de plus. Constance et Birotteau, qui nes’étaient jamais avancés au delà de leurs moyens, dont la caissen’avait jamais été à sec et qui gardaient leurs effets enportefeuille, n’avaient jamais eu recours [Coquille du Furne : enrecours.] à ces maisons de second ordre&|160;; ils étaient, à plusforte raison, inconnus dans les hautes régions de la Banque.Peut-être est-ce une faute de ne pas se fonder un crédit mêmeinutile : les avis sont partagés sur ce point. Quoi qu’il en soit,Birotteau regrettait beaucoup de ne pas avoir émis sa signature.Mais, connu comme adjoint et comme homme politique, il crut n’avoirqu’à se nommer et entrer&|160;; il ignorait l’affluencequasi-royale qui distinguait l’audience de ce banquier. Introduitdans le salon, qui précédait le cabinet de l’homme célèbre à tantde titres, Birotteau s’y vit au milieu d’une société nombreusecomposée de députés, écrivains, journalistes, agents de change,hauts commerçants, gens d’affaires, ingénieurs, surtout defamiliers qui traversaient les groupes et frappaient d’une façonparticulière à la porte du cabinet où ils entraient par privilége.- Que suis-je au milieu de cette machine&|160;? se dit Birotteau,tout étourdi par le mouvement de cette forge intellectuelle où semanutentionnait le pain quotidien de l’opposition, où se répétaientles rôles de la grande tragi-comédie jouée par la Gauche. Ilentendait discuter à sa droite la question de l’emprunt pourl’achèvement des principales lignes de canaux proposé par ladirection des ponts-et-chaussées, et il s’agissait demillions&|160;! A sa gauche, des journalistes à la curée del’amour-propre du banquier s’entretenaient de la séance d’hier etde l’improvisation du patron. Durant deux heures d’attente,Birotteau aperçut trois fois le banquier politique, reconduisant àtrois pas au delà de son cabinet des hommes considérables. FrançoisKeller alla jusqu’à l’antichambre pour le dernier, le général Foy.- Je suis perdu&|160;! se dit Birotteau dont le cœur se serra.

Quand le banquier revenait à son cabinet, la troupe descourtisans, des amis, des intéressés l’assaillait comme des chiensqui poursuivent une jolie chienne. Quelques hardis roquets seglissaient malgré lui dans le sanctuaire. Les conférences duraientcinq minutes, dix minutes, un quart d’heure. Les uns s’en allaientcontrits, les autres affichaient un air satisfait ou prenaient desairs importants. Le temps s’écoulait, Birotteau regardait avecanxiété la pendule. Personne ne faisait la moindre attention àcette douleur cachée qui gémissait sur un fauteuil doré au coin dela cheminée, à la porte de ce cabinet où résidait la panacéeuniverselle, le crédit&|160;! César pensait douloureusement qu’ilavait été un moment chez lui roi, comme cet homme était roi tousles matins, et il mesurait la profondeur de l’abîme où il étaittombé. Amère pensée&|160;! Combien de larmes rentrées durant cetteheure passée là&|160;! Combien de fois Birotteau supplia Dieu delui rendre cet homme favorable, car il lui trouvait, sous unegrosse enveloppe de bonhomie populaire, une insolence, une tyranniecolérique, une brutale envie de dominer qui épouvantait son âmedouce. Enfin, quand il n’y eut plus que dix ou douze personnes,Birotteau se résolut, quand la porte extérieure du cabinetgrognerait, de se dresser, de se mettre au niveau du grand orateuren lui disant : Je suis Birotteau&|160;! Le grenadier qui s’élançale premier dans la redoute de la Moskowa ne déploya pas plus decourage que le parfumeur n’en rassembla pour se livrer à cettemanœuvre.

Après tout, je suis son adjoint, se dit-il en se levant pourdécliner son nom.

La physionomie de François Keller devint accorte, il voulutévidemment être aimable, il regarda le ruban rouge du parfumeur, serecula, ouvrit la porte de son cabinet, lui montra le chemin, etresta pendant quelque temps à causer avec deux personnes quis’élancèrent de l’escalier avec la violence d’une trombe.

– Decazes veut vous parler, dit l’une des deux.

– Il s’agit de tuer le pavillon Marsan&|160;! le roi voit clair,il vient à nous&|160;? s’écria l’autre.

– Nous irons ensemble à la chambre, dit le banquier en rentrantdans l’attitude de la grenouille qui veut imiter le bœuf.

– Comment peut-il penser aux affaires de banque&|160;? sedemanda Birotteau tout bouleversé.

Le soleil de la supériorité scintillait, éblouissait leparfumeur comme la lumière aveugle les insectes qui veulent un jourdoux ou les demi-ténèbres d’une belle nuit. Sur une immense tableil apercevait le budget, les mille imprimés de la chambre, lesvolumes du Moniteur ouverts, consultés et marqués pour jeter à latête d’un ministre ses précédentes paroles oubliées et lui fairechanter la palinodie aux applaudissements d’une foule niaise,incapable de comprendre que les événements modifient tout. Sur uneautre table, des cartons entassés, les mémoires, les projets, lesmille renseignements confiés à un homme dans la caisse duqueltoutes les industries naissantes essayaient de puiser. Le luxeroyal de ce cabinet plein de tableaux, de statues, d’œuvresd’art&|160;; l’encombrement de la cheminée, l’entassement desintérêts nationaux ou étrangers amoncelés comme des ballots, toutfrappait Birotteau, l’amoindrissait, augmentait sa terreur et luiglaçait le sang. Sur le bureau de François Keller gisaient desliasses d’effets, de lettres de change, de circulairescommerciales. Keller s’assit et se mit à signer rapidement leslettres qui n’exigeaient aucun examen.

– Monsieur, à quoi dois-je l’honneur de votre visite&|160;? luidit-il.

A ces mots, prononcés pour lui seul par cette voix qui parlait àl’Europe, pendant que cette main avide allait sur le papier, lepauvre parfumeur eut comme un fer chaud dans le ventre. Il prit unair agréable que le banquier voyait prendre depuis dix ans à ceuxqui avaient à l’entortiller d’une affaire importante pour euxseuls, et qui déjà lui donnait barre sur eux. François Keller jetadonc à César un regard qui lui traversa la tête, un regardnapoléonien. L’imitation du regard de Napoléon était un légerridicule que se permettaient alors quelques parvenus qui n’ont mêmepas été le billon de leur empereur. Ce regard tomba sur Birotteau,homme de la droite, séide du pouvoir, élément d’électionmonarchique, comme un plomb de douanier qui marque unemarchandise.

– Monsieur, je ne veux pas abuser de vos moments, je seraicourt. Je viens, pour une affaire purement commerciale, vousdemander si je puis obtenir un crédit chez vous. Ancien juge autribunal de commerce et connu à la banque, vous comprenez que, sij’avais un portefeuille plein, je n’aurais qu’à m’adresser là oùvous êtes régent. J’ai eu l’honneur de siéger au tribunal avecmonsieur le baron Thibon, chef du comité d’escompte, et il ne merefuserait certes pas. Mais je n’ai jamais usé de mon crédit ni dema signature&|160;; ma signature est vierge, et vous savez combienalors une négociation présente de difficultés…

Keller agita la tête, et Birotteau prit ce mouvement pour unmouvement d’impatience.

– Monsieur, voici le fait, reprit-il. Je me suis engagé dans uneaffaire territoriale, en dehors de mon commerce…

François Keller, qui signait toujours et lisait, sans avoirl’air d’écouter César, tourna la tête et lui fit un signed’adhésion qui l’encouragea. Birotteau crut son affaire en bonchemin, et respira.

– Allez, je vous entends, lui dit Keller avec bonhomie.

– Je suis acquéreur pour moitié des terrains situés autour de laMadeleine.

– Oui, j’ai entendu parler chez Nucingen de cette immenseaffaire engagée par la maison Claparon.

– Eh&|160;! bien, reprit le parfumeur, un crédit de cent millefrancs, garanti par ma moitié dans cette affaire, ou par mespropriétés commerciales, suffirait à me conduire au moment où jeréaliserai des bénéfices que doit donner prochainement uneconception de pure parfumerie. S’il était nécessaire, je vouscouvrirais par des effets d’une nouvelle maison, la maison Popinot,une jeune maison qui…

Keller parut se soucier fort peu de la maison Popinot, etBirotteau comprit qu’il s’engageait dans une mauvaise voie&|160;;il s’arrêta, puis, effrayé du silence, il reprit : – Quant auxintérêts, nous…

– Oui, oui, dit le banquier, la chose peut s’arranger, ne doutezpas de mon désir de vous être agréable. Occupé comme je le suis,j’ai les finances européennes sur les bras, et la chambre prendtous mes moments, vous ne serez pas étonné d’apprendre que jelaisse étudier une foule d’affaires à mes bureaux. Allez voir, enbas, mon frère Adolphe, expliquez-lui la nature de vosgaranties&|160;; s’il approuve l’opération, vous reviendrez aveclui demain ou après-demain à l’heure où j’examine à fond lesaffaires, à cinq heures du matin. Nous serons heureux et fiersd’avoir obtenu votre confiance, vous êtes un de ces royalistesconséquents dont on peut être l’ennemi politique, mais dontl’estime est flatteuse…

– Monsieur, dit le parfumeur exalté par cette phrase de tribune,je suis aussi digne de l’honneur que vous me faites que del’insigne et royale faveur… Je l’ai méritée en siégeant au tribunalconsulaire et en combattant…

– Oui, reprit le banquier, la réputation dont vous jouissez estun passe-port, monsieur Birotteau. Vous ne devez proposer que desaffaires faisables, vous pouvez compter sur notre concours.

Une femme, la femme de Keller, une demoiselle de Gendreville,ouvrit une porte que Birotteau n’avait pas vue.

– Mon ami, j’espère te voir avant la chambre, dit-elle.

– Il est deux heures, s’écria le banquier, la bataille estentamée. Excusez-moi, monsieur, il s’agit de culbuter un ministère…Voyez mon frère. – Il reconduisit le parfumeur jusqu’à la porte dusalon et dit à l’un de ses gens : – Menez monsieur chez monsieurAdolphe.

A travers le labyrinthe d’escaliers où le guidait un homme enlivrée vers un cabinet moins somptueux que celui du chef de lamaison, mais plus utile, le parfumeur, à cheval sur un si, la plusdouce monture de l’espérance, se caressait le menton en trouvant detrès-bon augure les flatteries de l’homme célèbre. Il regrettaitqu’un ennemi des Bourbons fût si gracieux, si capable, si grandorateur. Plein de ces illusions, il entra dans un cabinet nu,froid, meublé de deux secrétaires à cylindre, de mesquinsfauteuils, orné de rideaux très-négligés et d’un maigre tapis. Cecabinet était à l’autre ce qu’est une cuisine à la salle à manger,la fabrique à la boutique. Là s’éventraient les affaires de banqueet de commerce, s’analysaient les entreprises et s’arrachaient lesprélèvements de la banque sur tous les bénéfices des industriesjugées profitables. Là se combinaient ces coups audacieux parlesquels les Keller se signalèrent dans le haut commerce, et parlesquels ils se créaient pendant quelques jours un monopolerapidement exploité. Là s’étudiaient les défauts de la législation,et se stipulaient sans honte ce que la Bourse nomme les parts àgoinfre, commissions exigées pour les moindres services, commed’appuyer une entreprise de leur nom et de la créditer. Làs’ourdissaient ces tromperies fleuretées de légalité qui consistentà commanditer sans engagement des entreprises douteuses, afin d’enattendre le succès et de les tuer pour s’en emparer en redemandantles capitaux dans un moment critique : horrible manœuvre dont tantd’actionnaires ont été victimes. Les deux frères s’étaientdistribué leurs rôles. En haut, François, homme brillant etpolitique, se conduisait en roi, distribuait les grâces et lespromesses, se rendait agréable à tous. Avec lui tout étaitfacile&|160;; il engageait noblement les affaires, il grisait lesnouveaux débarqués et les spéculateurs de fraîche date avec le vinde sa faveur et sa capiteuse parole, en leur développant leurspropres idées. En bas, Adolphe excusait son frère sur sespréoccupations politiques, et il passait habilement le râteau surle tapis&|160;; il était le frère compromis, l’homme difficile. Ilfallait donc avoir deux paroles pour conclure avec cette maisonperfide. Souvent le gracieux oui du cabinet somptueux devenait unnon sec dans le cabinet d’Adolphe. Cette suspensive manœuvrepermettait la réflexion, et servait souvent à amuser d’inhabilesconcurrents. Le frère du banquier causait alors avec le fameuxPalma, le conseiller intime de la maison Keller, qui se retira àl’apparition du parfumeur. Quand Birotteau se fut expliqué,Adolphe, le plus fin des deux frères, un vrai loup-cervier, àl’oeil aigu, aux lèvres minces, au teint aigre, jeta sur Birotteau,par-dessus ses lunettes et en baissant la tête, un regard qu’ilfaut appeler le regard du banquier, et qui tient de celui desvautours et des avoués : il est avide et indifférent, clair etobscur, éclatant et sombre.

– Veuillez m’envoyer les actes sur lesquels repose l’affaire dela Madeleine, dit-il, là gît la garantie du compte, il faut lesexaminer avant de vous l’ouvrir et de discuter les intérêts. Sil’affaire est bonne, nous pourrons, pour ne pas vous grever, nouscontenter d’une part dans les bénéfices au lieu d’un escompte.

– Allons, se dit Birotteau en revenant chez lui, je vois ce dontil s’agit. Comme le castor poursuivi, je dois me débarrasser d’unepartie de ma peau. Il vaut mieux se laisser tondre que demourir.

Il remonta ce jour-là chez lui, très-riant, et sa gaieté fut debon aloi.

– Je suis sauvé, dit-il à Césarine, j’aurai un crédit chez lesKeller.

Le vingt-neuf décembre seulement, Birotteau put se trouver dansle cabinet d’Adolphe Keller. La première fois que le parfumeurrevint, Adolphe était allé visiter une terre à six lieues de Parisque le grand orateur voulait acheter. La seconde fois, les deuxKeller étaient en affaire pour la matinée : il s’agissait desoumissionner un emprunt proposé aux Chambres, ils priaientmonsieur Birotteau de revenir le vendredi suivant. Ces délaistuaient le parfumeur. Mais enfin ce vendredi se leva. Birotteau setrouva dans le cabinet, assis au coin de la cheminée, au jour de lafenêtre, et Adolphe Keller à l’autre coin.

– C’est bien, monsieur, lui dit le banquier en lui montrant lesactes, mais qu’avez-vous payé sur les prix des terrains&|160;?

– Cent quarante mille francs.

– Argent&|160;?

– Effets.

– Sont-ils payés&|160;?

– Ils sont à échoir.

– Mais si vous avez surpayé les terrains, eu égard à leur valeuractuelle, où serait notre garantie&|160;? elle ne reposerait quesur la bonne opinion que vous inspirez et sur la considération dontvous jouissez. Les affaires ne reposent pas sur des sentiments. Sivous aviez payé deux cent mille francs, en supposant qu’il y aitcent mille francs de donnés en trop pour s’emparer des terrains,nous aurions bien alors une garantie de cent mille francs pourrépondre de cent mille francs escomptés. Le résultat pour nousserait d’être propriétaires de votre part en payant à votre place,il faut alors savoir si l’affaire est bonne. Attendre cinq ans pourdoubler ses fonds, il vaut mieux les faire valoir en banque. Il y atant d’événements&|160;! Vous voulez faire une circulation pourpayer des billets à échoir, manœuvre dangereuse&|160;! on reculepour mieux sauter. L’affaire ne nous va pas.

Cette phrase frappa Birotteau comme si le bourreau lui avait missur l’épaule son fer à marquer, il perdit la tête.

– Voyons, dit Adolphe, mon frère vous porte un vif intérêt, ilm’a parlé de vous. Examinons vos affaires, dit-il en jetant auparfumeur un regard de courtisane pressée de payer son terme.

Birotteau devint Molineux, dont il s’était moqué sisupérieurement. Amusé par le banquier, qui se complut à dévider labobine des pensées de ce pauvre homme, et qui s’entendait àinterroger un négociant comme le juge Popinot à faire causer uncriminel, César raconta ses entreprises : il mit en scène la DoublePâte des Sultanes, l’Eau Carminative, l’affaire Roguin, son procèsà propos de son emprunt hypothécaire dont il n’avait rien reçu. Envoyant l’air souriant et réfléchi de Keller, à ses hochements detête, Birotteau se disait :  » Il m’écoute&|160;! jel’intéresse&|160;! j’aurai mon crédit&|160;! « . Adolphe Kellerriait de Birotteau comme le parfumeur avait ri de Molineux.Entraîné par la loquacité particulière aux gens qui se laissentgriser par le malheur, César montra le vrai Birotteau : il donna samesure en proposant comme garantie l’Huile Céphalique et la maisonPopinot, son dernier enjeu. Le bonhomme, promené par un fauxespoir, se laissa sonder, examiner par Adolphe Keller, qui reconnutdans le parfumeur une ganache royaliste près de faire faillite.Enchanté de voir faillir un adjoint au maire de leurarrondissement, un homme décoré de la veille, un homme du pouvoir,Adolphe dit alors nettement à Birotteau qu’il ne pouvait ni luiouvrir un compte ni rien dire en sa faveur à son frère François, legrand orateur. Si François se laissait aller à d’imbécilesgénérosités en secourant les gens d’une opinion contraire à la [« la  » manquait dans le Furne.] sienne et ses ennemis politiques,lui, Adolphe, s’opposerait de tout son pouvoir à ce qu’il fît unmétier de dupe, et l’empêcherait de tendre la main à un vieiladversaire de Napoléon, un blessé de Saint-Roch. Birotteau exaspérévoulut dire quelque chose de l’avidité de la haute banque, de sadureté, de sa fausse philanthropie&|160;; mais il fut pris d’une siviolente douleur qu’il put à peine balbutier quelques phrases surl’institution de la Banque de France où les Keller puisaient.

– Mais, dit Adolphe Keller, la Banque ne fera jamais un escomptequ’un simple banquier refuse.

– La Banque, dit Birotteau, m’a toujours paru manquer à sadestination quand elle s’applaudit, en présentant le compte de sesbénéfices, de n’avoir perdu que cent ou deux cent mille francs avecle commerce parisien, elle en est la tutrice.

Adolphe se prit à sourire en se levant par un geste d’hommeennuyé.

– Si la Banque se mêlait de commanditer les gens embarrassés surla place la plus friponne et la plus glissante du monde financier,elle déposerait son bilan au bout d’un an. Elle a déjà beaucoup depeine à se défendre contre les circulations et les fausses valeurs,que serait-ce s’il fallait étudier les affaires de ceux quivoudraient se faire aider par elle&|160;!

– Où trouver dix mille francs qui me manquent pour demain,samedi trente&|160;? se disait Birotteau en traversant la cour.

Suivant la coutume, on paie le trente quand le trente et un estun jour férié.

En atteignant la porte cochère, les yeux baignés de larmes, ilvit à peine un beau cheval anglais en sueur qui arrêta net à laporte un des plus jolis cabriolets qui roulassent en ce moment surle pavé de Paris. Il aurait bien voulu être écrasé par cecabriolet, il serait mort par accident, et le désordre de sesaffaires eût été mis sur le compte de cet événement. Il ne reconnutpas du Tillet qui, svelte et dans une élégante mise du matin, jetales guides à son domestique et une couverture sur le dos en sueurde son cheval pur sang.

– Et par quel hasard ici&|160;? dit du Tillet à son ancienpatron.

Du Tillet le savait bien, les Keller avaient demandé desrenseignements à Claparon qui, s’en référant à du Tillet, avaitdémoli la vieille réputation du parfumeur. Quoique subitementrentrées, les larmes du pauvre négociant parlaienténergiquement.

– Seriez-vous venu demander quelques services à ces arabes, ditdu Tillet, ces égorgeurs du commerce, qui ont fait des toursinfâmes, hausser les indigos après les avoir accaparés, baisser leriz pour forcer les détenteurs à vendre le leur à bas prix afin detout avoir et tenir le marché, qui n’ont ni foi, ni loi, niâme&|160;? Vous ne savez donc pas ce dont ils sont capables&|160;?Le Havre, Bordeaux et Marseille vous en diront de belles sur leurcompte. La politique leur sert à couvrir bien des choses,allez&|160;! Aussi les exploité-je sans scrupule&|160;!Promenons-nous, mon cher Birotteau&|160;! Joseph&|160;! promenezmon cheval, il a trop chaud. Diable&|160;! c’est un capital quemille écus. Et il se dirigea vers le boulevard. – Voyons, mon cherpatron, car vous avez été mon patron, avez-vous besoind’argent&|160;? Ils vous ont demandé des garanties, les misérables.Moi je vous connais, je vous offre de l’argent sur vos simpleseffets. J’ai fait honorablement ma fortune avec des peinesinouïes&|160;; je suis allé la chercher en Allemagne, lafortune&|160;! Je puis vous le dire aujourd’hui : j’ai acheté lescréances sur le roi à soixante pour cent de remise, alors votrecaution m’a été bien utile, et j’ai de la reconnaissance,moi&|160;! Si vous avez besoin de dix mille francs, ils sont àvous.

– Quoi, du Tillet, s’écria César, est-ce vrai&|160;? ne vousjouez-vous pas de moi&|160;? Oui, je suis un peu gêné, mais cen’est rien.

– Je le sais, l’affaire de Roguin, répondit du Tillet. Hé&|160;!j’y suis de dix mille francs qu’il m’a empruntés pour s’enaller&|160;; mais madame Roguin me les rendra sur ses reprises. Jelui ai conseillé de ne pas faire la sottise de donner sa fortunepour payer des dettes faites pour une fille. Ce serait bon si elleacquittait tout, mais comment favoriser certains créanciers audétriment des autres&|160;? Vous n’êtes pas un Roguin, je vousconnais, dit du Tillet, vous vous brûleriez la cervelle plutôt quede me faire perdre un sou. Venez, nous voilà rue du Mont-Blanc,montez chez moi.

Le parvenu prit plaisir à faire passer son ancien patron par sesappartements au lieu de le mener dans ses bureaux, et il leconduisit lentement afin de lui laisser voir une belle etsomptueuse salle à manger, garnie de tableaux achetés en Allemagne,deux salons d’une élégance et d’un luxe que Birotteau n’avaitencore admirés que chez le duc de Lenoncourt. Ses yeux furentéblouis par des dorures, des œuvres d’art, des bagatelles folles,des vases précieux, par mille détails qui faisaient bien pâlir leluxe de l’appartement de Birotteau&|160;; et sachant le prix de safolie, il se disait : – Il a donc des millions&|160;!

Il entra dans une chambre à coucher auprès de laquelle celle demadame Birotteau lui parut être ce que le troisième étage d’unecomparse est à l’hôtel d’un premier sujet de l’Opéra. Le plafondétait en satin violet rehaussé par des plis de satin blanc. Unedescente de lit en hermine se dessinait sur les couleurs violacéesd’un tapis du Levant. Les meubles, les accessoires offraient desformes nouvelles et d’une recherche extravagante. Le parfumeurs’arrêta devant une ravissante pendule de l’Amour et Psyché quivenait d’être faite pour un banquier célèbre et dont du Tilletavait obtenu le seul exemplaire qui existât avec celui de sonconfrère. Enfin ils arrivèrent à un cabinet de petit-maîtreélégant, coquet, sentant plus l’amour que la finance. Madame Roguinavait sans doute offert, pour reconnaître les soins donnés à safortune, un coupoir en or sculpté, des serre-papiers en malachitegarnis de ciselures, tous les coûteux colifichets d’un luxeeffréné. Le tapis était un tapis belge d’une étonnante richesse. DuTillet fit asseoir au coin de sa cheminée le pauvre parfumeurébloui, surpris, confondu.

– Voulez-vous déjeuner avec moi&|160;?

Il sonna. Vint un valet de chambre mieux mis que Birotteau.

– Dites à monsieur Legras de monter, puis allez dire à Joseph derentrer ici, vous le trouverez à la porte de la maison Keller, vousentrerez dire chez Adolphe Keller qu’au lieu d’aller le voir jel’attendrai jusqu’à l’heure de la Bourse. Faites-moi servir ettôt&|160;!

Ces phrases stupéfièrent le parfumeur.

– Il fait venir ce redoutable Adolphe Keller, il le siffle commeun chien&|160;! lui, du Tillet&|160;?

Un tigre, gros comme le poing, vint déplier une table queBirotteau n’avait pas vue tant elle était mince, et y apporta unpâté de foie gras, une bouteille de vin de Bordeaux, toutes leschoses recherchées qui n’apparaissaient chez Birotteau que deuxfois par trimestre, aux grands jours. Du Tillet jouissait. Sa hainecontre le seul homme qui eût le droit de le mépriser s’épanouissaitsi chaudement que Birotteau lui fit éprouver la sensation profondeque causerait le spectacle d’un mouton se défendant contre untigre. Il lui passa par le cœur une idée généreuse&|160;; il sedemanda si sa vengeance n’était pas accomplie, et flottait entreles conseils de la clémence réveillée et ceux de la haineassoupie.

– Je puis anéantir commercialement cet homme, pensait-il&|160;;j’ai droit de vie et de mort sur lui, sur sa femme qui m’a roué,sur sa fille dont la main m’a paru dans un temps toute une fortune.J’ai son argent, contentons-nous de le laisser nager au bout de lacorde que je tiendrai.

Les honnêtes gens manquent de tact, ils n’ont aucune mesure dansle bien, parce que pour eux tout est sans détour ni arrière-pensée: Birotteau consomma son malheur, il irrita le tigre, le perça aucœur sans le savoir, il le rendit implacable par un mot, par unéloge, par une expression vertueuse, par la bonhomie même de laprobité. Quand le caissier vint, du Tillet lui montra César.

– Monsieur Legras, apportez-moi dix mille francs et un billet decette somme fait à mon ordre et à quatre-vingt-dix jours parmonsieur qui est monsieur Birotteau, vous savez sonadresse&|160;?

Du Tillet servit du pâté, versa un verre de vin de Bordeaux auparfumeur qui, se voyant sauvé, se livrait à des riresconvulsifs&|160;; il caressait sa chaîne de montre, ne mettait unebouchée dans sa bouche que quand son ancien commis lui disait : -Vous ne mangez pas&|160;? Il dévoilait ainsi la profondeur del’abîme où la main de du Tillet l’avait plongé, d’où elle leretirait, où elle pouvait le replonger. Lorsque le caissier revint,qu’après avoir signé l’effet César sentit les dix billets de banquedans sa poche, il ne se contint plus. Un instant auparavant, sonquartier, la banque allaient savoir qu’il ne payait pas, et il luifallait avouer sa ruine à sa femme&|160;; maintenant, tout étaitréparé&|160;! Le bonheur de la délivrance égalait en intensité lestortures de la défaite, ses yeux s’humectèrent malgré lui.

– Qu’avez-vous donc, mon cher patron&|160;? dit du Tillet. Neferiez-vous pas pour moi demain ce que je fais aujourd’hui pourvous&|160;? N’est-ce pas simple comme bonjour&|160;?

– Du Tillet, dit avec emphase et gravité le bonhomme en selevant et prenant la main de son ancien commis, je te rends toutemon estime.

– Comment l’avais-je perdue&|160;? dit du Tillet sivigoureusement atteint au sein de sa prospérité qu’il rougit.

– Perdue… pas précisément, dit le parfumeur foudroyé par sabêtise, on m’avait dit des choses sur votre liaison avec madameRoguin. Diable&|160;! prendre la femme d’un autre…

– Tu bats la breloque, mon vieux, pensa du Tillet en se servantd’un mot de son premier métier. En se disant cette phrase, ilrevenait à son projet d’abattre cette vertu, de la fouler auxpieds, de rendre méprisable sur la place de Paris l’homme vertueuxet honorable par lequel il avait été pris la main dans le sac.Toutes les haines, politiques ou privées, de femme à femme, d’hommeà homme, n’ont pas d’autre fait qu’une semblable surprise. On ne sehait pas pour des intérêts compromis, pour une blessure, ni mêmepour un soufflet&|160;; tout est réparable&|160;! Mais avoir étésaisi en flagrant délit de lâcheté, le duel qui s’ensuit entre lecriminel et le témoin du crime ne se termine que par la mort del’un ou de l’autre.

– Oh&|160;! madame Roguin, dit railleusement du Tillet&|160;;mais n’est-ce pas au contraire une plume dans le bonnet d’un jeunehomme&|160;? Je vous comprends, mon cher patron : on vous aura ditqu’elle m’avait prêté de l’argent. Eh&|160;! bien, au contraire, jelui rétablis sa fortune étrangement compromise dans les affaires deson mari. L’origine de ma fortune est pure, je viens de vous ladire. Je n’avais rien, vous le savez&|160;! Les jeunes gens setrouvent parfois dans d’affreuses nécessités. On peut se laisseraller au sein de la misère. Mais si l’on a fait, comme laRépublique, des emprunts forcés, eh&|160;! bien, on les rend, onest alors plus probe que la France.

– C’est cela, dit Birotteau. Mon enfant… Dieu… N’est-ce pasVoltaire, qui a dit :

Il fit du repentir la vertu des mortels.

– Pourvu, reprit du Tillet encore assassiné par cette citation,pourvu qu’on n’emporte pas la fortune de son voisin, lâchement,bassement, comme, par exemple, si vous veniez à faire failliteavant trois mois et que mes dix mille francs fussent flambés…

– Moi faire faillite, dit Birotteau qui avait bu trois verres devin et que le plaisir grisait. On connaît mes opinions sur lafaillite&|160;! La faillite est la mort d’un commerçant, jemourrais&|160;!

– A votre santé, dit du Tillet.

– A ta prospérité, repartit le parfumeur. Pourquoi ne vousfournissez-vous pas chez moi&|160;?

– Ma foi, dit du Tillet, je l’avoue, j’ai peur de madame César,elle me fait toujours une impression&|160;! et si vous n’étiez pasmon patron, ma foi&|160;! je…

– Ah tu n’es pas le premier qui la trouve belle, et beaucoupl’ont désirée, mais elle m’aime&|160;! Eh&|160;! bien, du Tillet,reprit Birotteau, mon ami, ne faites pas les choses à demi.

– Comment&|160;?

Birotteau expliqua l’affaire des terrains à du Tillet qui ouvritde grands yeux et complimenta le parfumeur sur sa pénétration, sursa prévision, en vantant l’affaire.

– Eh&|160;! bien, je suis bien aise de ton approbation, vouspassez pour une des fortes têtes de la Banque, du Tillet&|160;!Cher enfant, vous pouvez m’y procurer un crédit afin d’attendre lesproduits de l’Huile Céphalique.

– Je puis vous adresser à la maison Nucingen, répondit du Tilleten se promettant de faire danser toutes les figures de lacontredanse des faillis à sa victime.

Ferdinand se mit à son bureau pour écrire la lettre suivante:

A Monsieur le baron de Nucingen.

A Paris.

 » Mon cher baron, Le porteur de cette lettre est monsieur CésarBirotteau, adjoint au maire du deuxième arrondissement et l’un desindustriels les plus renommés de la parfumerie parisienne&|160;; ildésire entrer en relation avec vous. Faites de confiance tout cequ’il veut vous demander&|160;; en l’obligeant, vous obligez Votreami,

F. du Tillet.  » Du Tillet ne mit pas de point sur l’i de sonnom. Pour ceux avec lesquels il faisait des affaires, cette erreurvolontaire était un signe de convention. Les recommandations lesplus vives, les chaudes et favorables instances de sa lettre nesignifiaient rien alors.

Cette lettre, où les points d’exclamation suppliaient, où duTillet se mettait à genoux, était arrachée par des considérationspuissantes&|160;; il n’avait pas pu la refuser&|160;; elle devaitêtre regardée comme non avenue. En voyant l’i sans point, son amidonnait alors de l’eau bénite de cour au solliciteur. Beaucoup degens du monde et des plus considérables sont joués ainsi comme desenfants par les gens d’affaires, par les banquiers, par lesavocats, qui tous ont une double signature, l’une morte, l’autrevivante. Les plus fins y sont pris. Pour reconnaître cette ruse, ilfaut avoir éprouvé le double effet d’une lettre chaude et d’unelettre froide.

– Vous me sauvez, du Tillet&|160;! dit César en lisant cettelettre.

– Mon Dieu&|160;! dit du Tillet, allez demander de l’argent,Nucingen en lisant mon billet vous en donnera tant que vous envoudrez. Malheureusement mes fonds sont engagés pour quelquesjours&|160;; sans cela, je ne vous enverrais pas chez le prince dela haute banque, car les Keller ne sont que des pygmées auprès dubaron de Nucingen : il eût été Law, s’il n’était pas Nucingen. Avecma lettre vous serez en mesure le quinze janvier, et nous verronsaprès. Nucingen et moi nous sommes les meilleurs amis du monde, ilne voudrait pas me désobliger pour un million.

– C’est comme un aval, se dit en lui-même Birotteau qui s’enalla pénétré de reconnaissance pour du Tillet. Eh&|160;! bien, sedisait-il, un bienfait n’est jamais perdu&|160;! Et il philosophaità perte de vue. Une pensée aigrissait son bonheur. Il avait bienpendant quelques jours empêché sa femme de mettre le nez dans leslivres, il avait rejeté la caisse sur le dos de Célestin enl’aidant, il avait pu vouloir que sa femme et sa fille eussent lajouissance du bel appartement qu’il leur avait arrangé,meublé&|160;; mais, ces premiers petits bonheurs épuisés, madameBirotteau serait morte plutôt que de renoncer à voir par elle-mêmeles détails de sa maison, à tenir, suivant son expression, la queuede la poêle. Birotteau se trouvait au bout de son latin&|160;; ilavait usé tous ses artifices pour lui dérober la connaissance dessymptômes de sa gêne. Constance avait fortement improuvé l’envoides mémoires, elle avait grondé les commis, et accusé Célestin devouloir ruiner sa maison, croyant que Célestin seul avait eu cetteidée. Célestin s’était laissé gronder par ordre de Birotteau.Madame César, aux yeux des commis, gouvernait le parfumeur, car ilest possible de tromper le public, mais non les gens de sa maisonsur celui qui a la supériorité réelle dans un ménage. Birotteaudevait avouer sa situation à sa femme, car le compte avec du Tilletallait vouloir une justification. Au retour, Birotteau ne vit passans frémir Constance à son comptoir, vérifiant le livred’échéances et faisant sans doute le compte de caisse.

– Avec quoi paieras-tu demain&|160;? lui dit-elle à l’oreillequand il s’assit à côté d’elle.

– Avec de l’argent, répondit-il en tirant ses billets de Banqueet en faisant signe à Célestin de les prendre.

– Mais d’où viennent-ils&|160;?

– Je te conterai cela ce soir. Célestin, inscrivez, fin mars, unbillet de dix mille francs, ordre du Tillet.

– Du Tillet, répéta Constance frappée de terreur.

– Je vais aller voir Popinot, dit César. C’est mal à moi de nepas encore être allé le visiter chez lui. Vend-on de sonhuile&|160;?

– Les trois cents bouteilles qu’il nous a données sontparties&|160;!

– Birotteau, ne sors pas, j’ai à te parler, lui dit Constance enprenant César par le bras et l’entraînant dans sa chambre avec uneprécipitation qui dans toute autre circonstance eût fait rire. – DuTillet, dit-elle quand elle fut seule avec son mari, et aprèss’être assurée qu’il n’y avait que Césarine avec elle, du Tilletqui nous a volé mille écus&|160;! Tu fais des affaires avec duTillet&|160;; un monstre… qui voulait me séduire, lui dit-elle àl’oreille.

– Folie de jeunesse, dit Birotteau devenu tout à coup espritfort.

– Ecoute, Birotteau, tu te déranges, tu ne vas plus à lafabrique. Il y a quelque chose, je le sens&|160;! Tu vas me ledire, je veux tout savoir.

– Eh&|160;! bien, dit Birotteau, nous avons failli être ruinés,nous l’étions même encore ce matin, mais tout est réparé.

Et il raconta l’horrible histoire de sa quinzaine.

– Voilà donc la cause de ta maladie, s’écria Constance.

– Oui, maman, s’écria Césarine. Va, mon père a été biencourageux. Tout ce que je souhaite est d’être aimée comme ilt’aime. Il ne pensait qu’à ta douleur.

– Mon rêve est accompli, dit la pauvre femme en se laissanttomber sur sa causeuse au coin de son feu, pâle, blême, épouvantée.J’avais prévu tout. Je te l’ai dit dans cette fatale nuit, dansnotre ancienne chambre que tu as démolie, il ne nous restera queles yeux pour pleurer. Ma pauvre Césarine&|160;! je…

– Allons, te voilà, s’écria Birotteau. Ne vas-tu pas m’ôter lecourage dont j’ai besoin.

– Pardon, mon ami, dit Constance en prenant la main de César etla lui serrant avec une tendresse qui alla jusqu’au cœur du pauvrehomme. J’ai tort, voilà le malheur venu, je serai muette, résignéeet pleine de force. Non, tu n’entendras jamais une plainte. Elle sejeta dans les bras de César, et y dit en pleurant : Courage, monami, courage. J’en aurais pour deux s’il en était besoin.

– Mon huile, ma femme, mon huile nous sauvera.

– Que Dieu nous protége, dit Constance.

– Anselme ne secourra-t-il donc pas mon père [Le Furne necomportait pas de point d’interrogation, mais une virgule :&|160;…pas mon père, dit Césarine.]&|160;? dit Césarine.

– Je vais le voir, s’écria César trop ému par l’accent déchirantde sa femme qui ne lui était pas connue tout entière même aprèsdix-neuf ans. Constance, n’aie plus aucune crainte. Tiens, lis lalettre de du Tillet à monsieur de Nucingen, nous sommes sûrs d’uncrédit. J’aurai d’ici là gagné mon procès. D’ailleurs, ajouta-t-ilen faisant un mensonge nécessaire, nous avons notre onclePillerault, il ne s’agit que d’avoir du courage.

– S’il ne s’agissait que de cela, dit Constance en souriant.

Birotteau, soulagé d’un grand poids, marcha comme un homme misen liberté, quoiqu’il éprouvât en lui-même l’indéfinissableépuisement qui suit les luttes morales excessives où se dépenseplus de fluide nerveux, plus de volonté, qu’on ne doit en émettrejournellement, et où l’on prend pour ainsi dire sur le capitald’existence. Birotteau était déjà vieilli.

La maison A. Popinot, rue des Cinq-Diamants, avait bien changédepuis un mois. La boutique était repeinte. Les casiers rechampiset pleins de bouteilles réjouissaient l’oeil de tout commerçant quiconnaît les symptômes de la prospérité. Le plancher de la boutiqueétait encombré de papier d’emballage, le magasin contenait depetits tonneaux de différentes huiles dont la commission avait étéconquise à Popinot par le dévoué Gaudissart. Les livres et lacomptabilité, la caisse, étaient au-dessus de la boutique et del’arrière-boutique. Une vieille cuisinière faisait le ménage detrois commis et de Popinot. Popinot habitait le coin de saboutique, dans un comptoir fermé par un vitrage, et se montraitavec un tablier de serge, de doubles manches en toile verte, laplume à l’oreille, quand il n’était pas plongé dans un tas depapiers, comme au moment où vint Birotteau et où il dépouillait soncourrier, plein de traites et de lettres de commande. A ces mots :Eh&|160;! bien, mon garçon&|160;? dits par son ancien patron, illeva la tête, ferma sa cabane à clef, et vint d’un air joyeux, lebout du nez rouge, car il n’y avait pas de feu dans sa boutiquedont la porte restait ouverte.

– Je craignais que vous ne vinssiez jamais, répondit Popinotd’un air respectueux.

Les commis accoururent voir le grand homme de la parfumerie,l’adjoint décoré, l’associé de leur patron. Ces muets hommagesflattèrent le parfumeur. Birotteau, naguère si petit chez lesKeller, éprouva le besoin de les imiter&|160;; il se caressa lementon, sursauta vaniteusement à l’aide de ses talons, en disantses banalités.

– Eh&|160;! bien, mon ami, se lève-t-on de bonne heure, luidemanda-t-il.

– Non, l’on ne se couche pas toujours, dit Popinot, il faut secramponner au succès…

– Eh&|160;! bien, que disais-je&|160;? mon huile est unefortune.

– Oui, monsieur, mais les moyens d’exécution y sont pour quelquechose : je vous ai bien monté votre diamant.

– Au fait, dit le parfumeur, où en sommes-nous&|160;? Y a-t-ildes bénéfices&|160;?

– Au bout de vingt jours, s’écria Popinot, y pensez-vous&|160;?L’ami Gaudissart n’est en route que depuis treize jours, et a prisune chaise de poste sans me le dire. Oh&|160;! il est bien dévoué,nous devons beaucoup à mon oncle&|160;! Les journaux, dit-il àl’oreille de Birotteau, nous coûteront douze mille francs.

– Les journaux, s’écria l’adjoint.

– Vous ne les avez donc pas lus&|160;?

– Non.

– Vous ne savez rien alors, dit Popinot.

– Vingt mille francs d’affiches, cadres et impressions&|160;;cent mille bouteilles achetées, tout est sacrifice en ce moment. Lafabrication se fait sur une grande échelle. Si vous aviez mis lepied au faubourg où j’ai souvent passé les nuits, vous auriez vu unpetit casse-noisette de mon invention qui n’est pas piqué des vers.Pour mon compte, j’ai fait ces cinq derniers jours dix mille francsrien qu’en commissions sur les huiles de droguerie.

– Quelle bonne tête, dit Birotteau en posant sa main sur lescheveux du petit Popinot et les remuant comme si Popinot était unbambin. Je l’ai deviné. Plusieurs personnes entrèrent. – Adimanche, nous dînons chez ta tante Rangon, dit Birotteau quilaissa Popinot à ses affaires en voyant que la chair fraîche qu’ilétait venu sentir n’était pas découpée. Est-ceextraordinaire&|160;! Un commis devient négociant en vingt-quatreheures, pensait Birotteau qui ne revenait pas plus du bonheur et del’aplomb de Popinot que du luxe de du Tillet. Anselme vous a prisun petit air pincé, quand je lui ai mis la main sur la tête, commes’il était déjà François Keller.

Birotteau n’avait pas songé que les commis le regardaient, etqu’un maître de maison a sa dignité à conserver chez lui. Là, commechez du Tillet, le bonhomme avait fait une sottise par bonté decœur, et faute de retenir un sentiment vrai, bourgeoisementexprimé, César aurait blessé tout autre homme qu’Anselme.

Ce dîner du dimanche chez les Ragon devait être la dernière joiedes dix-neuf années heureuses du ménage de Birotteau, joie complèted’ailleurs. Ragon demeurait rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, àun deuxième étage, dans une antique maison de digne apparence, dansun vieil appartement à trumeaux où dansaient les bergères enpaniers et où paissaient les moutons de ce dix-huitième siècle dontles Ragon représentaient si bien la bourgeoisie grave et sérieuse,à mœurs comiques, à idées respectueuses envers la noblesse, dévouéeau souverain et à l’église. Les meubles, les pendules, le linge, lavaisselle, tout était patriarcal, à formes neuves par leurvieillesse même. Le salon, tendu de vieux damas, orné de rideaux enbrocatelle, offrait des duchesses, des bonheurs du jour, un superbePopinot, échevin de Sancerre, peint par Latour, le père de madameRagon, un bonhomme excellent en peinture, et qui souriait comme unparvenu dans sa gloire. Au logis, madame Ragon se complétait par unpetit chien anglais de la race de ceux de Charles II, qui faisaitun merveilleux effet sur son petit sofa dur, à formes rococo, qui,certes, n’avait jamais joué le rôle du sofa de Crébillon. Parmitoutes leurs vertus, les Ragon se recommandaient par laconservation de vieux vins arrivés à un parfait dépouillement, etpar la possession de quelques liqueurs de madame Anfoux, que desgens assez entêtés pour aimer sans espoir, disait-on, la bellemadame Ragon lui avaient rapportées des îles. Aussi leurs petitsdîners étaient-ils prisés&|160;! Une vieille cuisinière, Jeannette,servait les deux vieillards avec un aveugle dévouement, elle auraitvolé des fruits pour leur faire des confitures&|160;! Loin deporter son argent aux caisses d’épargne, elle le mettait sagement àla loterie, espérant apporter un jour le gros lot à ses maîtres. Ledimanche où ses maîtres avaient du monde, elle était, malgré sessoixante ans, à la cuisine pour surveiller les plats, à la tablepour servir avec une agilité qui eût rendu des points àmademoiselle Mars dans son rôle de Suzanne du Mariage de Figaro.Les invités étaient le juge Popinot, l’oncle Pillerault, Anselme,les trois Birotteau, les trois Matifat et l’abbé Loraux. MadameMatifat, naguère coiffée en turban pour danser, vint en robe develours bleu, gros bas de coton et souliers de peau de chèvre, desgants de chamois bordés de peluche verte et un chapeau doublé derose, orné d’oreilles d’ours. Ces dix personnes furent réunies àcinq heures. Les vieux Ragon suppliaient leurs convives d’êtreexacts. Quand on les invitait, on avait soin de les faire dîner àcette heure, car ces estomacs de soixante-dix ans ne se pliaientpoint aux nouvelles heures prises par le bon ton. Césarine savaitque madame Ragon la placerait à côté d’Anselme : toutes les femmes,même les dévotes et les sottes, s’entendent en fait d’amour. Lafille du parfumeur s’était donc mise de manière à tourner la tête àPopinot. Sa mère, qui avait renoncé, non sans douleur, au notaire,lequel jouait dans sa pensée le rôle d’un prince héréditaire,contribua, non sans d’amères réflexions, à cette toilette.Constance descendit le pudique fichu de gaze pour découvrir un peules épaules de Césarine et laisser voir l’attachement du col quiétait d’une remarquable élégance. Le corsage à la grecque, croiséde gauche à droite, à cinq plis, pouvait s’entr’ouvrir et montrerde délicieuses rondeurs. La robe mérinos gris de plomb à falbalasbordés d’agréments verts lui dessinait nettement la taille qui neparut jamais si fine ni si souple. Ses oreilles étaient ornées dependeloques en or travaillé&|160;; ses cheveux relevés à lachinoise permettaient au regard d’embrasser les suaves fraîcheursd’une peau nuancée de veines, où la vie la plus pure éclatait auxendroits mats. Enfin, Césarine était si coquettement belle quemadame Matifat ne put s’empêcher de l’avouer, sans s’apercevoir quela mère et la fille avaient compris la nécessité d’ensorceler lepetit Popinot. Birotteau ni sa femme, ni madame Matifat, netroublèrent la douce conversation que les deux enfants enflamméspar l’amour tinrent à voix basse dans une embrasure de croisée oùle froid déployait ses bises fenestrales. D’ailleurs, laconversation des grandes personnes s’anima quand le juge Popinotlaissa tomber un mot sur la fuite de Roguin, en faisant observerque c’était le second notaire qui manquait, et que pareil crimeétait jadis inconnu. Madame Ragon, au mot de Roguin, avait pousséle pied de son frère, Pillerault avait couvert la voix du juge, ettous deux lui montraient madame Birotteau.

– Je sais tout, dit Constance d’une voix à la fois douce etpeinée.

– Eh bien&|160;! dit madame Matifat à Birotteau qui baissaithumblement la tête, combien vous emporte-t-il&|160;? s’il fallaitécouter les bavardages, vous seriez ruiné.

– Il avait à moi deux cent mille francs. Quant aux quarantequ’il m’a fait imaginairement prêter par un de ses clients dontl’argent était dissipé, nous sommes en procès.

– Vous le verrez juger cette semaine, dit Popinot. J’ai penséque vous ne m’en voudriez pas d’expliquer votre situation àmonsieur le président&|160;; il a ordonné la communication despapiers de Roguin dans la Chambre du Conseil, afin d’examinerdepuis quelle époque les fonds du prêteur étaient détournés et lespreuves du fait allégué par Derville, qui a plaidé lui-même pourvous éviter des frais.

– Gagnerons-nous&|160;? dit madame Birotteau.

– Je ne sais, répondit Popinot. Quoique j’appartienne à laChambre où l’affaire est portée, je m’abstiendrai de délibérerquand même on m’appellerait.

– Mais peut-il y avoir du doute sur un procès si simple&|160;?dit Pillerault. L’acte ne doit-il pas faire mention de la livraisondes espèces, et les notaires déclarer les avoir vu remettre par leprêteur à l’emprunteur&|160;? Roguin irait aux galères s’il étaitsous la main de la justice.

– Selon moi, répondit le juge, le prêteur doit se pourvoircontre Roguin sur le prix de la charge et du cautionnement, mais endes affaires encore plus claires, quelquefois, à la Cour royale,les conseillers se trouvent six contre six.

– Comment, mademoiselle, monsieur Roguin s’est enfui&|160;? ditPopinot entendant enfin ce qui se disait. Monsieur César ne m’en arien dit, moi qui donnerais mon sang pour lui…

Césarine comprit que toute la famille tenait dans ce pour lui,car si l’innocente fille eût méconnu l’accent, elle ne pouvait setromper au regard qui l’enveloppa d’une flamme pourpre.

– Je le savais bien, et je le lui disais, mais il a tout caché àma mère et ne s’est confié qu’à moi.

– Vous lui avez parlé de moi dans cette circonstance, ditPopinot&|160;; vous lisez dans mon cœur, mais y lisez-voustout&|160;?

– Peut-être.

– Je suis bien heureux, dit Popinot. Si vous voulez m’ôter toutecrainte, dans un an je serai si riche que votre père ne me recevraplus si mal quand je lui parlerai de notre mariage. Je ne vais plusdormir que cinq heures par nuit…

– Ne vous faites pas mal, dit Césarine avec un accent inimitableen jetant à Popinot un regard où se lisait toute sa pensée.

– Ma femme, dit César en sortant de table, je crois que cesjeunes gens s’aiment.

– Eh&|160;! bien, tant mieux, dit Constance d’un son de voixgrave, ma fille serait la femme d’un homme de tête et pleind’énergie. Le talent est la plus belle dot d’un prétendu.

Elle se hâta de quitter le salon et d’aller dans la chambre demadame Ragon. César avait dit pendant le dîner quelques phrases quiavaient fait sourire Pillerault et le juge, tant elles accusaientd’ignorance, et qui rappelèrent à cette malheureuse femme combienson pauvre mari se trouvait peu de force à lutter contre lemalheur. Constance avait des larmes sur le cœur, elle se défiaitinstinctivement de du Tillet, car toutes les mères savent le TimeoDanaos et dona ferentes, sans savoir le latin. Elle pleura dans lesbras de sa fille et de madame Ragon sans vouloir avouer la cause desa peine.

– C’est nerveux, dit-elle.

Le reste de la soirée fut donné aux cartes par les vieillesgens, et par les jeunes à ces délicieux petits jeux dits innocents,parce qu’ils couvrent les innocentes malices des amours bourgeois.Les Matifat se mêlèrent des petits jeux.

– César, dit Constance en revenant, va dès le trois chezmonsieur le baron de Nucingen, afin d’être sûr de ton échéance duquinze long-temps à l’avance. S’il arrivait quelque anicroche,est-ce du jour au lendemain que tu trouverais desressources&|160;?

– J’irai, ma femme, répondit César qui serra la main deConstance et celle de sa fille en ajoutant : Mes chères bichesblanches, je vous ai donné de tristes étrennes&|160;!

Dans l’obscurité du fiacre, ces deux femmes, qui ne pouvaientvoir le pauvre parfumeur, sentirent des larmes tombées chaudes surleurs [Le Furne ne comportait pas de  » l « . Balzac a corrigé lacoquille de sa main.] mains.

– Espère, mon ami, dit Constance.

– Tout ira bien, papa, monsieur Anselme Popinot m’a dit qu’ilverserait son sang pour toi.

– Pour moi, reprit César, et pour la famille, n’est-cepas&|160;? dit-il en prenant un air gai.

Césarine serra la main de son père, de manière à lui direqu’Anselme était son fiancé.

Pendant les trois premiers jours de l’année, il fut envoyé deuxcents cartes chez Birotteau. Cette affluence d’amitiés fausses, cestémoignages de faveur sont horribles pour les gens qui se voiententraînés par le courant du malheur. Birotteau se présenta troisfois vainement à l’hôtel du fameux banquier royaliste, le baron deNucingen. Le commencement de l’année et ses fêtes justifiaientassez l’absence du financier. La dernière fois, le parfumeurpénétra jusqu’au cabinet du banquier, où le premier commis lui ditque monsieur de Nucingen, rentré à cinq heures du matin d’un baldonné par les Keller, ne pouvait pas être visible à neuf heures etdemie. Birotteau sut intéresser à ses affaires le premier commis,auprès duquel il resta près d’une demi-heure à causer. Dans lajournée, ce ministre de la maison Nucingen lui écrivit que le baronle recevrait le lendemain, 12, à midi. Quoique chaque heureapportât une goutte d’absinthe, la journée passa avec uneeffrayante rapidité. Le parfumeur vint en fiacre et se fit arrêterà un pas de l’hôtel dont la cour était encombrée de voitures. Lepauvre honnête homme eut le cœur bien serré à l’aspect dessplendeurs de cette maison célèbre.

– Il a pourtant liquidé deux fois, se dit-il en montant lesuperbe escalier garni de fleurs, en traversant les somptueuxappartements par lesquels la baronne Delphine de Nucingen s’étaitrendue célèbre. La baronne avait la prétention de rivaliser lesplus riches maisons du faubourg Saint-Germain, où elle n’était pasencore admise. Le baron déjeunait avec sa femme. Malgré le nombrede gens qui l’attendaient dans ses bureaux, il dit que les amis dedu Tillet pouvaient entrer à toute heure. Birotteau tressaillitd’espérance en voyant le. changement qu’avait produit le mot dubaron sur la figure d’abord insolente du valet de chambre.

– Bartonnez-moi, ma tchaire, dit le baron à sa femme se levantet faisant une petite inclination de tête à Birotteau, me meinnesirête eine ponne reuyaliste hai l’ami drai eindime te ti Dilet.Taillurs, monsir hai atjouind ti tussième arrontussement et tonnetes palles d’ine manifissence hassiatique, ti feras sans titte songonnaissance afec plésir.

– Mais je serais très-flattée d’aller prendre des leçons chezmadame Birotteau, car Ferdinand… (Allons, pensa le parfumeur, ellele nomme Ferdinand tout court) nous a parlé de ce bal avec uneadmiration d’autant plus précieuse qu’il n’admire rien. Ferdinandest un critique sévère, tout devait être parfait. En donnerez-vousbientôt un autre, demanda-t-elle de l’air le plus aimable.

– Madame, de pauvres gens comme nous s’amusent rarement,répondit le parfumeur en ignorant si c’était raillerie oucompliment banal.

– Meinnesir Crintod, a tiriché la rezdoration te foshabbardements, dit le baron.

– Ah&|160;! Grindot&|160;! un joli petit architecte qui revientde Rome, dit Delphine de Nucingen, j’en raffole, il me fait desdessins délicieux sur mon album.

Aucun conspirateur géhenné par le questionnaire à Venise ne futplus mal dans les brodequins de la torture que Birotteau ne l’étaitdans ses vêtements. Il trouvait un air goguenard à tous lesmots.

– Nîs tonnons essi te bêtîs palles, dit le baron en jetant unregard inquisitif sur le parfumeur. Vis foyez ke tît lai monte sanmelle&|160;!

– Monsieur Birotteau veut-il déjeuner sans cérémonie avecnous&|160;? dit Delphine en montrant sa table somptueusementservie.

– Madame la baronne, je suis venu pour affaires et suis…

– Ah&|160;! dit le baron. Montame, bermeddez-vis te barlert’iffires&|160;?

Delphine fit un petit mouvement d’assentiment en disant au baron: – Allez-vous acheter de la parfumerie&|160;? Le baron haussa lesépaules et se retourna vers César au désespoir.

– Ti Dilet breind lei plis fiffve eindéred à vus, dit-il.

– Enfin, pensa le pauvre négociant, nous arrivons à laquestion.

– Afec sa leddre, vis affez tan mâ messon eine grétid ki n’ailimidé ké bar lais pornes te ma brobre forteine…

Le baume exhilarant que contenait l’eau présentée par l’ange àAgar dans le désert devait ressembler à la rosée que répandirentdans les veines du parfumeur ces paroles semi-françaises. Le finbaron, pour avoir des motifs de revenir sur des paroles biendonnées et mal entendues, avait gardé l’horrible prononciation desjuifs polonais qui se flattent de parler français.

– Et visse aurez eine gomde gourand. Foici gommend nîsbrocéterons, dit avec une bonhomie alsacienne le bon, le vénérableet grand financier.

Birotteau ne douta plus de rien, il était commerçant et savaitque ceux qui ne sont pas disposés à obliger n’entrent jamais dansles détails de l’exécution.

– Chene vis abbrendrai bas qu’aux crants gomme aux betits, laPanque temante troisses zignadires. Tonc fous ferez tis iffits àl’ortre te nodre ami ti Dilet, et chi les enferrai leu chour mêmeafec ma zignadire à la Panque, et fis aurez à quadre hires lemondant tir iffits que vis aurez siscrits lei madin, ai au daux tela Panque. Tcheu ne feux ni quemmission, ni haissegomde, rienne,gar ch’aurai lé bonhire te vis êdre acréaple… Mais che mede einegontission&|160;! dit-il en effleurent son nez de son index gauchepar un mouvement d’une inimitable finesse.

– Monsieur le baron, elle est accordée d’avance, dit Birotteauqui crut à quelque prélèvement dans ses bénéfices.

– Eine gontission à laguelle chaddache lei plis grant brisse,barceque che feusse kè montame ti Nichinguenne brenne, gomme illela titte, tei leizons te montame Pirôdôt.

– Monsieur le baron, ne vous moquez pas de moi, je vous ensupplie&|160;!

– Meinnesire Pirôdôt, dit le financier d’un air sérieux, cesdegonfeni, fis nisse infiderez à fodre brochain pal. Mon femme estchalousse, ille feut foir fos habbardements, tond on li ha titteeine pienne tcheneralle.

– Monsieur le baron&|160;!

– Oh&|160;! si vis nis refoussez, boind de gomde&|160;! vis êdesen crant fafure. Vi&|160;! che sais ké visse affiez le bréfet te laSeine ki a ti fenir.

– Monsieur le baron&|160;!

– Vis affiez La Pillartière, ein chendilomne ortinaire te lachampre, pon Fentéheine gomme vis ki fis edes faite plesser… ôquand de Cheint Roqque.

– Au 13 Vendémiaire, monsieur le baron&|160;!

– Visse affiez meinnesire te Lasse-et-bette, meinnesireFauqueleine te l’Agatemî…

– Monsieur le baron&|160;!

– Hé&|160;! terteifle, ne zoyez pas si motesde, monsirl’atjouinde, ché abbris ké le roa affait tite ké fodre palle…

– Le roi&|160;? dit Birotteau qui n’en put savoir davantage.

Il entra familièrement un jeune homme dans l’appartement, etdont le pas, reconnu de loin par la belle Delphine de Nucingen,l’avait fait vivement rougir.

– Ponchour, mon cher te Marsay&|160;! dit le baron de Nucingen,brenez ma blace&|160;; il y a, m’a-t-on tite, ein monte fu tansmais bourreaux. Che sais bourqui&|160;! les mines te Wortschinnetonnent teux gabitaux de rendes&|160;! Vi, chai ressi lesgondes&|160;! Visse affez cend mile lifres de rende te plis, matameti Nichinnkeine. Vi pirrez acheder tis chindires ai odrespapiaulles pour edre choli, gomme zi vis en affiez pesouin.

– Grand Dieu&|160;! les Ragon ont vendu leurs actions&|160;!s’écria Birotteau.

– Qu’est-ce que ces messieurs&|160;? demanda le jeune élégant ensouriant.

– Foilà, dit monsieur de Nucingen en se retournant, car ilatteignait déjà la porte, elle me semple que ces bersonnes… TeMarsay, cezi ai mennesire Pirôdôt, vodre barfumire, ki tonne tespalles t’eine manniffissensse hassiatique, ai ke lei roa hatégorai…

De Marsay prit son lorgnon, et dit : – Ah&|160;! c’est vrai, jepensais que cette figure ne m’était pas inconnue. Vous allez doncparfumer vos affaires de quelque vertueux cosmétique, leshuiler…

– Ai pien, ces Rakkons, reprit le baron en faisant une grimaced’homme mécontent, afaient eine gomde chaise moi, che les aifaforissé t’eine fordine, et ils n’ont bas si l’addentre ein chourte plis.

– Monsieur le baron&|160;! s’écria Birotteau.

Le bonhomme trouvait son affaire extrêmement obscure, et, sanssaluer la baronne ni de Marsay, il courut après le banquier.Monsieur de Nucingen était sur la première marche de l’escalier, leparfumeur l’atteignit au bas quand il entrait dans ses bureaux. Enouvrant la porte, monsieur de Nucingen vit un geste désespéré decette pauvre créature qui se sentait enfoncer dans un gouffre, etil lui dit : Eh pien&|160;! c’esde andenti&|160;! foyesse ti Dilet,ai harranchez tit affec li. Birotteau crut que de Marsay pouvaitavoir de l’empire sur le baron, il remonta l’escalier avec larapidité d’une hirondelle, se glissa dans la salle à manger où labaronne et de Marsay devaient encore se trouver : il avait laisséDelphine attendant son café à la crème. Il vit bien le café servi,mais la baronne et le jeune élégant avaient disparu. Le valet dechambre sourit à l’étonnement du parfumeur qui descendit lentementles escaliers. César courut chez du Tillet qui était, lui dit-on, àla campagne, chez madame Roguin. Le parfumeur prit un cabriolet etpaya pour être conduit aussi promptement que par la poste àNogent-sur-Marne. A Nogent-sur-Marne, le concierge lui apprit queMonsieur et Madame étaient repartis à Paris. Birotteau revintbrisé. Lorsqu’il raconta sa tournée à sa femme et à sa fille, ilfut stupéfait de trouver sa Constance, ordinairement perchée commeun oiseau de malheur sur la moindre aspérité commerciale, luidonner les plus douces consolations et lui affirmer que tout iraitbien.

Le lendemain, Birotteau se trouva dès sept heures dans la rue dedu Tillet, au petit jour, en faction. Il pria le portier de duTillet de le mettre en rapport avec le valet de chambre de duTillet en glissant dix francs au portier. César obtint la faveur deparler au valet de chambre de du Tillet, et lui demanda del’introduire auprès de du Tillet aussitôt que du Tillet seraitvisible, et il glissa deux pièces d’or dans la main du valet dechambre de du Tillet. Ces petits sacrifices et ces grandeshumiliations, communes aux courtisans et aux solliciteurs, luipermirent d’arriver à son but. A huit heures et demie, au moment oùson ancien commis passait une robe de chambre et secouait les idéesconfuses du réveil, bâillait, se détortillait, demandant pardon àson ancien patron, Birotteau se trouva face à face avec le tigreaffamé de vengeance dans lequel il voyait son seul ami.

– Faites, faites&|160;! disait Birotteau.

– Que voulez-vous, mon bon César&|160;? dit du Tillet.

César livra, non sans d’affreuses palpitations, la réponse etles exigences du baron de Nucingen à l’inattention de du Tillet,qui l’entendait en cherchant son soufflet, en grondant son valet dechambre sur la maladresse avec laquelle il allumait son feu. Levalet de chambre écoutait, César ne l’apercevait pas, mais il levit enfin, s’arrêta confus et reprit au coup d’éperon que lui donnadu Tillet : – Allez, allez, je vous écoute&|160;! dit le banquierdistrait. Le bonhomme avait sa chemise mouillée. Sa sueur se glaçaquand du Tillet dirigea son regard fixe sur lui, lui laissa voirses prunelles d’argent tigrées par quelques fils d’or, en leperçant jusqu’au cœur par une lueur diabolique.

– Mon cher patron, la Banque a refusé des effets de vous passéspar la maison Claparon à Gigonnet, sans garantie&|160;; est-ce mafaute&|160;? Comment vous, vieux juge consulaire, faites-vous depareilles boulettes&|160;? Je suis avant tout banquier. Je vousdonnerai mon argent, mais je ne saurais exposer ma signature àrecevoir un refus de la Banque&|160;; je n’existe que par lecrédit, nous en sommes tous là. Voulez-vous de l’argent&|160;?

– Pouvez-vous me donner tout ce dont j’ai besoin&|160;?

– Cela dépend de la somme à payer&|160;! Combien vousfaut-il&|160;?

– Trente mille francs.

– Beaucoup de tuyaux de cheminées sur la tête, fit du Tillet enéclatant de rire.

En entendant ce rire, le parfumeur, abusé par le luxe de duTillet, voulut y voir le rire d’un homme pour qui la somme étaitpeu de chose, il respira.

Du Tillet sonna.

– Faites monter mon caissier.

– Il n’est pas arrivé, monsieur, répondit le valet dechambre.

– Ces drôles-là se moquent de moi&|160;! il est huit heures etdemie, on doit avoir fait pour un million d’affaires à cetteheure-ci.

Cinq minutes après, monsieur Legras monta.

– Qu’avons-nous en caisse&|160;?

– Vingt mille francs seulement. Monsieur a donné l’ordred’acheter pour trente mille francs de rente au comptant, payablesle quinze.

– C’est vrai, je dors encore.

Le caissier regarda Birotteau d’un air louche et sortit.

– Si la vérité était bannie de la terre, elle confierait sondernier mot à un caissier, dit du Tillet. N’avez-vous pas unintérêt chez le petit Popinot qui vient de s’établir&|160;? dit-ilaprès une horrible pause pendant laquelle la sueur emperla le frontdu parfumeur.

– Oui, dit naïvement Birotteau, croyez-vous que vous pourriezm’escompter sa signature pour une somme importante&|160;?

– Apportez-moi cinquante mille francs de ses acceptations, jevous [Coquille du Furne : voux.] les ferai faire à un tauxraisonnable chez un certain Gobseck, très-doux quand il a beaucoupde fonds à placer, et il en a.

Birotteau revint chez lui navré, sans s’apercevoir que lesbanquiers se le renvoyaient comme un volant sur desraquettes&|160;; mais Constance avait déjà deviné que tout créditétait impossible. Si déjà trois banquiers avaient refusé, tousdevaient s’être questionnés sur un homme aussi en vue quel’adjoint, et conséquemment la Banque de France n’était plus uneressource.

– Essaye de renouveler, dit Constance, et va chez monsieurClaparon, ton co-associé, enfin chez tous ceux à qui tu as remisles effets du quinze, et propose des renouvellements. Il seratoujours temps de revenir chez les escompteurs avec du papierPopinot.

– Demain le treize&|160;! dit Birotteau tout à fait abattu.

Suivant l’expression de son prospectus, il jouissait de cetempérament sanguin qui consomme énormément par les émotions ou parla pensée, et qui veut absolument du sommeil pour réparer sespertes. Césarine l’amena dans le salon et lui joua pour le récréerle Songe de Rousseau, très-joli morceau d’Hérold. Constancetravaillait auprès de lui. Le pauvre homme se laissa aller la têtesur une ottomane, et toutes les fois qu’il levait les yeux surelle, il la voyait un doux sourire sur les lèvres : il s’endormitainsi.

– Pauvre homme&|160;! dit Constance, à quelles tortures il estréservé, pourvu qu’il y résiste.

– Eh&|160;! qu’as-tu, maman&|160;? dit Césarine en voyant samère en pleurs.

– Chère fille, je vois venir une faillite. Si ton père estobligé de déposer son bien, il faudra n’implorer la pitié depersonne. Mon enfant, sois préparée à devenir une simple fille demagasin. Si je te vois prendre ton parti courageusement, j’aurai laforce de recommencer la vie. Je connais ton père, il ne soustrairapas un denier, j’abandonnerai mes droits, on vendra tout ce quenous possédons. Toi, mon enfant, porte demain tes bijoux et tagarde-robe chez ton oncle Pillerault, car tu n’es obligée àrien.

Césarine fut saisie d’un effroi sans bornes en entendant cesparoles dites avec une simplicité religieuse. Elle forma le projetd’aller trouver Anselme, mais sa délicatesse l’en empêcha.

Le lendemain, à neuf heures, Birotteau se trouvait rue deProvence, en proie à des anxiétés tout autres que celles parlesquelles il avait passé. Demander un crédit est une action toutesimple en commerce. Tous les jours, en entreprenant une affaire, ilest nécessaire de trouver des capitaux&|160;; mais demander desrenouvellements est, dans la jurisprudence commerciale, ce que laPolice Correctionnelle est à la Cour d’Assises, un premier pas versla faillite, comme le Délit mène au Crime. Le secret de votreimpuissance et de votre gêne est en d’autres mains que les vôtres.Un négociant se met pieds et poings liés à la disposition d’unautre négociant, et la charité n’est pas une vertu pratiquée à laBourse. Le parfumeur, qui jadis levait un oeil si ardent deconfiance en allant dans Paris, maintenant affaibli par les doutes,hésitait à entrer chez le banquier Claparon, il commençait àcomprendre que chez les banquiers le cœur n’est qu’un viscère.Claparon lui semblait si brutal dans sa grosse joie, et il avaitreconnu chez lui tant de mauvais ton, qu’il tremblait de l’aborder.- Il est plus près du peuple, il aura peut-être plus d’âme&|160;!Tel fut le premier mot accusateur que la rage de sa position luidicta. César puisa sa dernière dose de courage au fond de son âme,et monta l’escalier d’un méchant petit entresol, aux fenêtresduquel il avait guigné des rideaux verts jaunis par le soleil. Illut sur la porte le mot Bureaux gravé en noir sur un ovale encuivre&|160;; il frappa, personne ne répondit, il entra. Ces lieuxplus que modestes sentaient la misère, l’avarice ou la négligence.Aucun employé ne se montra derrière les grillages en laiton placésà hauteur d’appui sur des boiseries de bois blanc non peint quiservaient d’enceinte à des tables et à des pupitres en bois noirci.Ces bureaux déserts étaient encombrés d’écritoires où l’encremoisissait, de plumes ébouriffées comme des gamins, tortillées enforme de soleils&|160;; enfin, couverts de cartons, de papiers,d’imprimés, sans doute inutiles. Le parquet du passage ressemblaità celui d’un parloir de pension, tant il était râpé, sale ethumide.

La seconde pièce, dont la porte était ornée du mot caisse,s’harmoniait avec les sinistres facéties du premier bureau. Dans uncoin il se trouvait une grande cage en bois de chêne treillissée enfil de cuivre, à chatière mobile, garnie d’une énorme malle en fer,sans doute abandonnée aux cabrioles des rats. Cette cage, dont laporte était ouverte, contenait encore un bureau fantastique, et sonfauteuil ignoble, troué, vert, à fond percé, dont le crins’échappait, comme la perruque du patron, en mille tire-bouchonségrillards. Cette pièce, évidemment autrefois le salon del’appartement avant qu’il ne fût converti en bureau de banque,offrait pour principal ornement une table ronde revêtue d’un tapisen drap vert autour de laquelle étaient de vieilles chaises enmaroquin noir et à clous dédorés. La cheminée, assez élégante, neprésentait à l’oeil aucune des morsures noires que laisse le feu,sa plaque était propre, sa glace injuriée par les mouches avait unair mesquin, d’accord avec une pendule en bois d’acajou quiprovenait de la vente de quelque vieux notaire et qui ennuyait leregard, attristé déjà par deux flambeaux sans bougie et par unepoussière gluante. Le papier de tenture, gris de souris, bordé derose, annonçait par des teintes fuligineuses le séjour malsain dequelques fumeurs. Rien ne ressemblait davantage au salon banal queles journaux appellent Cabinet de rédaction. Birotteau, craignantd’être indiscret, frappa trois coups brefs à la porte opposée àcelle par laquelle il était entré.

– Entrez&|160;! cria Claparon, dont la tonalité révéla ladistance que sa voix avait à parcourir et le vide de cette pièce oùle parfumeur entendait pétiller un bon feu, mais où le banquiern’était pas.

Cette chambre lui servait en effet de cabinet particulier. Entrela fastueuse audience de Keller et la singulière insouciance de ceprétendu grand industriel, il y avait toute la différence quiexiste entre Versailles et le wigham d’un chef de Hurons. Leparfumeur avait vu les grandeurs de la banque, il allait en voirles gamineries.

Couché dans une sorte de bouge oblong pratiqué derrière lecabinet, et où les habitudes d’une vie insoucieuse avaient abîmé,perdu, confondu, déchiré, encrassé, ruiné tout un mobilier à peuprès élégant dans sa primeur, Claparon, à l’aspect de Birotteau,s’enveloppa dans sa robe de chambre crasseuse, déposa sa pipe, ettira les rideaux du lit avec une rapidité qui fit suspecter sesmœurs par l’innocent parfumeur.

– Asseyez-vous, monsieur, dit le banquier.

Claparon sans perruque et la tête enveloppée dans un foulard misde travers, parut d’autant plus hideux à Birotteau que la robe dechambre en s’entr’ouvrant laissa voir une espèce de maillot enlaine blanche tricotée, rendue brune par un usage infiniment tropprolongé.

– Voulez-vous déjeuner avec moi&|160;? dit Claparon en serappelant le bal du parfumeur et voulant autant prendre sa revancheque lui donner le change par cette invitation.

En effet une table ronde débarrassée à la hâte de ses papiers,accusait une jolie compagnie en montrant un pâté, des huîtres, duvin blanc, et les vulgaires rognons sautés au vin de Champagnefigés dans leur sauce. Devant le foyer à charbon de terre, le feudorait une omelette aux truffes. Enfin deux couverts et leursserviettes tachées par le souper de la veille eussent éclairél’innocence la plus pure. En homme qui se croyait habile, Claparoninsista malgré les refus de Birotteau.

– Je devais avoir quelqu’un, mais ce quelqu’un s’est dégagé,s’écria le malin voyageur de manière à se faire entendre d’unepersonne qui se serait ensevelie dans ses couvertures.

– Monsieur, dit Birotteau, je viens uniquement pour affaire, etje ne vous tiendrai pas long-temps.

– Je suis accablé, répondit Claparon en montrant un secrétaire àcylindre et des tables encombrées de papiers, on ne me laisse pasun pauvre moment à moi. Je ne reçois que le samedi, mais pour vous,cher monsieur, on y est toujours&|160;! Je ne trouve plus le tempsd’aimer ni de flâner, je perds le sentiment des affaires qui pourreprendre son vif veut une oisiveté savamment calculée. On ne mevoit plus sur les boulevards occupé à ne rien faire. Bah&|160;! lesaffaires m’ennuient, je ne veux plus entendre parler d’affaires,j’ai assez d’argent et n’aurai jamais assez de bonheur. Mafoi&|160;! je veux voyager, voir l’Italie&|160;! Oh chèreItalie&|160;! belle encore au milieu de ses revers, adorable terreoù je rencontrerai sans doute une Italienne molle etmajestueuse&|160;! j’ai toujours aimé les Italiennes&|160;!Avez-vous jamais eu une Italienne à vous&|160;? Non. Eh&|160;!bien, venez avec moi en Italie. Nous verrons Venise, séjour desdoges, et bien mal tombée aux mains inintelligentes de l’Autricheoù les arts sont inconnus&|160;! Bah&|160;! laissons les affaires,les canaux, les emprunts et les gouvernements tranquilles. Je suisbon prince quand j’ai le gousset garni. Tonnerre&|160;!voyageons.

– Un seul mot, monsieur, et je vous laisse, dit Birotteau. Vousavez passé mes effets à monsieur Bidault.

– Vous voulez dire Gigonnet&|160;? ce bon petit Gigonnet, unhomme coulant… comme un nœud.

– Oui, reprit César. Je voudrais… et en ceci je compte sur votrehonneur et votre délicatesse…

Claparon s’inclina.

– Je voudrais pouvoir renouveler…

– Impossible, répondit nettement le banquier, je ne suis passeul dans l’affaire. Nous sommes réunis en conseil, une vraieChambre, mais où l’on s’entend comme des larrons en foire.Ah&|160;! diable&|160;! nous délibérons. Les terrains de laMadeleine ne sont rien, nous opérons ailleurs. Eh&|160;! chermonsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans lesChamps-Elysées, autour de la Bourse qui va s’achever, dans lequartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme ditle gros Nucingen, dans les iffires. Qu’est-ce que c’est donc que laMadeleine&|160;? une petite souillon d’affaire. Prrr&|160;! nous necarottons pas, mon brave, dit-il en frappant sur le ventre deBirotteau et lui serrant la taille. Allons, voyons, déjeunez, nouscauserons, reprit Claparon afin d’adoucir son refus.

– Volontiers, dit Birotteau. Tant pis pour le convive, pensa leparfumeur en méditant de griser Claparon afin d’apprendre quelsétaient ses vrais associés dans une affaire qui commençait à luiparaître ténébreuse.

– Bon&|160;! Victoire&|160;! cria le banquier.

A ce cri parut une vraie Léonarde attifée comme une marchande depoisson.

– Dites à mes commis que je n’y suis pour personne, pas mêmepour Nucingen, les Keller, Gigonnet et autres&|160;!

– Il n’y a que monsieur Lempereur de venu.

– Il recevra le beau monde, dit Claparon. Le fretin ne passerapas la première pièce. On dira que je médite un coup… de vin deChampagne&|160;!

Griser un ancien commis-voyageur est la chose impossible. Césaravait pris la verve du mauvais ton pour les symptômes de l’ivresse,quand il essaya de confesser son associé.

– Cet infâme Roguin est toujours avec vous, dit Birotteau, nedevriez-vous pas lui écrire d’aider un ami qu’il a compromis, unhomme avec lequel il dînait tous les dimanches et qu’il connaîtdepuis vingt ans&|160;?

– Roguin&|160;?… un sot&|160;! sa part est à nous. Ne soyez pastriste, mon brave, tout ira bien. Payez le quinze, et la premièrefois nous verrons&|160;! Quand je dis nous verrons… (un verre devin&|160;!) les fonds ne me concernent en aucune manière. Ah&|160;!vous ne paieriez pas, je ne vous ferais point la mine, je ne suisdans l’affaire que pour une commission sur les achats et pour undroit sur les réalisations, moyennant quoi je manœuvre lespropriétaires… Comprenez-vous&|160;? vous avez des associéssolides, aussi n’ai-je pas peur, mon cher monsieur. Aujourd’hui lesaffaires se divisent&|160;! Une affaire exige le concours de tantde capacités&|160;! Mettez-vous avec nous dans les affaires&|160;?Ne carottez pas avec des pots de pommade et des peignes :mauvais&|160;! mauvais&|160;! Tondez le public, entrez dans laSpéculation.

– La spéculation&|160;? dit le parfumeur, quel est cecommerce&|160;?

– C’est le commerce abstrait, reprit Claparon, un commerce quirestera secret pendant une dizaine d’années encore, au dire dugrand Nucingen, le Napoléon de la finance, et par lequel un hommeembrasse les totalités des chiffres, écrème les revenus avantqu’ils n’existent, une conception gigantesque, une façon de mettrel’espérance en coupes réglées, enfin une nouvelle Cabale&|160;!

Nous ne sommes encore que dix ou douze têtes fortes initiées auxsecrets cabalistiques de ces magnifiques combinaisons.

César ouvrait les yeux et les oreilles en essayant de comprendrecette phraséologie composite.

– Ecoutez, dit Claparon après une pause, de semblables coupsveulent des hommes. Il y a l’homme à idées qui n’a pas le sou,comme tous les gens à idées. Ces gens-là pensent et dépensent, sansfaire attention à rien. Figurez-vous un cochon qui vague dans unbois à truffes&|160;! Il est suivi par un gaillard, l’hommed’argent, qui attend le grognement excité par la trouvaille. Quandl’homme à idées a rencontré quelque bonne affaire, l’homme d’argentlui donne alors une tape sur l’épaule et lui dit : Qu’est-ce quec’est que ça&|160;? Vous vous mettez dans la gueule d’un four, monbrave, vous n’avez pas les reins assez forts&|160;; voilà millefrancs, et laissez-moi mettre en scène cette affaire. Bon&|160;! lebanquier convoque les industriels. Mes amis, à l’ouvrage&|160;! desprospectus&|160;! la blague à mort&|160;! On prend des cors dechasse et on crie à son de trompe : Cent mille francs pour cinqsous&|160;! ou cinq sous pour cent mille francs, des mines d’or,des mines de charbon. Enfin tout l’esbrouffe du commerce. On achètel’avis des hommes de science ou d’art, la parade se déploie, lepublic entre, il en a pour son argent, la recette est dans nosmains. Le cochon est chambré sous son toit avec des pommes deterre, et les autres se chafriolent dans les billets de banque.Voilà, mon cher monsieur. Entrez dans les affaires. Que voulez-vousêtre&|160;? cochon, dindon, paillasse ou millionnaire&|160;?Réfléchissez à ceci : je vous ai formulé la théorie des empruntsmodernes. Venez me voir, vous trouverez un bon garçon toujoursjovial. La jovialité française, grave et légère tout à la fois, nenuit pas aux affaires, au contraire&|160;! Des hommes qui trinquentsont bien faits pour se comprendre&|160;! Allons&|160;! encore unverre de vin de Champagne&|160;? il est soigné, allez&|160;! Ce vinest envoyé par un homme d’Epernay même, à qui j’en ai bien faitvendre, et à bon prix. (J’étais dans les vins.) Il se montrereconnaissant et se souvient de moi dans ma prospérité. C’estrare.

Birotteau, surpris de la légèreté, de l’insouciance de cet hommeà qui tout le monde accordait une profondeur étonnante et de lacapacité, n’osait plus le questionner. Dans l’excitationbrouillonne où l’avait mis le vin de Champagne, il se souvintcependant d’un nom qu’avait prononcé du Tillet, et demanda quelétait et où demeurait monsieur Gobseck, banquier.

– En seriez-vous là, mon cher monsieur&|160;? dit Claparon.Gobseck est banquier comme le bourreau de Paris est médecin. Sonpremier mot est le cinquante pour cent&|160;; il est de l’écoled’Harpagon : il tient à votre disposition des serins des Canaries,des boas empaillés, des fourrures en été, du nankin en hiver. Etquelles valeurs lui présenteriez-vous&|160;? Pour prendre votrepapier nu, il faudrait lui déposer votre femme, votre fille, votreparapluie, tout, jusqu’à votre carton à chapeau, vos socques (vousdonnez dans le socque articulé), pelles, pincettes et le bois quevous avez dans vos caves : Gobseck, Gobseck&|160;? vertu dumalheur&|160;! qui vous a indiqué cette guillotinefinancière&|160;?

– Monsieur du Tillet.

– Ah&|160;! le drôle, je le reconnais. Nous avons été jadisamis&|160;; et si nous nous sommes brouillés à ne pas nous saluer,croyez que ma répulsion est fondée : il m’a laissé lire au fond deson âme de boue, et il m’a mis mal à mon aise pendant le beau balque vous nous avez donné : je ne puis pas le sentir avec son airfat. Parce qu’il a une notaresse&|160;! J’aurai des marquises, moi,quand je voudrai, et il n’aura jamais mon estime, lui&|160;!Ah&|160;! mon estime est une princesse qui ne le gênera jamais dansson lit. Vous êtes un farceur, dites donc, gros père, nous flanquerun bal et deux mois après demander des renouvellements&|160;! Vouspouvez aller très-loin. Faisons des affaires ensemble. Vous avezune réputation, elle me servira. Oh&|160;! du Tillet était né pourcomprendre Gobseck. Du Tillet finira mal sur la place. On le dit lemouton de ce vieux Gobseck. Il ne peut pas aller loin. Gobseck estdans le coin de sa toile, tapi comme une vieille araignée qui afait le tour du monde. Tôt ou tard, zut&|160;! l’usurier lesifflera comme moi ce verre de vin. Tant mieux&|160;! Du Tillet m’ajoué un tour… Oh&|160;! un tour pendable.

Après une heure et demie employée à des bavardages qui n’avaientaucun sens, Birotteau voulut partir en voyant l’anciencommis-voyageur prêt à lui raconter l’aventure d’un représentant dupeuple à Marseille, amoureux d’une actrice qui jouait le rôle de labelle Arsène et que le parterre royaliste sifflait.

–  » Il se lève, dit Claparon, et se dresse dans sa loge : Artequi l’a siblée… eu&|160;!… Si c’est oune femme, je l’amprise&|160;;si c’est oune homme, nous se verrons&|160;; si c’est ni l’un nil’autte, que le troun di Diou le cure&|160;!… Savez-vous comment afini l’aventure&|160;?

– Adieu, monsieur, dit Birotteau.

– Vous aurez à venir me voir, lui dit alors Claparon. Lapremière broche Cayron nous est revenue avec protêt et je suisendosseur, j’ai remboursé. Je vais envoyer chez vous, car lesaffaires avant tout.

Birotteau se sentit atteint aussi avant dans le cœur par cettefroide et grimacière obligeance que par la dureté de Keller et parla raillerie allemande de Nucingen. La familiarité de cet homme etses grotesques confidences allumées par le vin de Champagne avaientflétri l’âme de l’honnête parfumeur qui crut sortir d’un mauvaislieu financier. Il descendit l’escalier, se trouva dans les rues,sans savoir où il allait. Il continua les boulevards, atteignit larue Saint-Denis, se souvint de Molineux, et se dirigea vers la courBatave. Il monta l’escalier sale et tortueux que naguère il avaitmonté glorieux et fier&|160;; il se souvint de la mesquine âpretéde Molineux, et frémit d’avoir à l’implorer. Comme lors de lapremière visite du parfumeur, le propriétaire était au coin de sonfeu, mais digérant son déjeuner&|160;; Birotteau lui formula sademande.

– Renouveler un effet de douze cents francs&|160;? dit Molineuxen exprimant une railleuse incrédulité. Vous n’en êtes pas là,monsieur. Si vous n’avez pas douze cents francs le quinze pourpayer mon billet, vous renverrez donc ma quittance de loyerimpayée&|160;? Ah&|160;! j’en serais fâché, je n’ai pas la moindrepolitesse en fait d’argent, mes loyers sont mes revenus. Sans celaavec quoi paierais-je ce que je dois&|160;? Un commerçant nedésapprouvera pas ce principe salutaire. L’argent ne connaîtpersonne&|160;; il n’a pas d’oreilles, l’argent&|160;; il n’a pasde cœur, l’argent. L’hiver est rude, voilà le bois renchéri. Sivous ne payez pas le quinze, le seize un petit commandement à midi.Bah&|160;! le bonhomme Mitral, votre huissier, est le mien, il vousenverra son commandement sous enveloppe avec tous les égards dus àvotre haute position.

– Monsieur, je n’ai jamais reçu d’assignation pour mon compte,dit Birotteau.

– Il y a commencement à tout, dit Molineux.

Consterné par la dureté du vieillard, le parfumeur fut abattu,car il entendit le glas de la faillite tintant à ses oreilles.Chaque tintement réveillait le souvenir des dires que sajurisprudence impitoyable lui avait suggérés sur les faillis. Sesopinions se dessinaient en traits de feu sur la molle substance deson cerveau.

– A propos, dit Molineux, vous avez oublié de mettre sur voseffets valeur reçue en loyers, ce qui peut conserver monprivilége.

– Ma position me défend de rien faire au détriment de mescréanciers, dit le parfumeur hébété par la vue du précipiceentr’ouvert.

– Bon, monsieur, très-bien, je croyais avoir tout appris enmatière de location avec messieurs les locataires. J’apprends parvous à ne jamais recevoir d’effets en paiement. Ah&|160;! jeplaiderai, car votre réponse dit assez que vous manquerez à votresignature. L’espèce intéresse tous les propriétaires de Paris.

Birotteau sortit dégoûté de la vie. Il est dans la nature de cesâmes tendres et molles de se rebuter à un premier refus, de mêmequ’un premier succès les encourage. César n’espéra plus que dans ledévouement du petit Popinot, auquel il pensa naturellement en setrouvant au marché des Innocents.

– Le pauvre enfant, qui m’eût dit cela, quand il y a sixsemaines, aux Tuileries, je le lançais&|160;?

Il était environ quatre heures, moment où les magistratsquittent le palais. Par hasard, le Juge d’Instruction était venuvoir son neveu. Ce juge, l’un des esprits les plus perspicaces enfait de morale, avait une seconde vue qui lui permettait de voirles intentions secrètes, de reconnaître le sens des actionshumaines les plus indifférentes, les germes d’un crime, les racinesd’un délit : il regarda Birotteau sans que Birotteau s’en doutât.Le parfumeur, contrarié de trouver l’oncle auprès du neveu, luiparut gêné, préoccupé, pensif. Le petit Popinot, toujours affairé,la plume à l’oreille, fut comme toujours à plat ventre devant lepère de sa Césarine. Les phrases banales dites par César à sonassocié parurent au juge être les paravents d’une demandeimportante. Au lieu de partir, le rusé magistrat resta chez sonneveu malgré son neveu, car il avait calculé que le parfumeuressaierait de se débarrasser de lui en se retirant lui-même. QuandBirotteau partit, le juge s’en alla, mais il remarqua Birotteauflânant dans la partie de la rue des Cinq-Diamants qui mène à larue Aubry-le-Boucher. Cette minime circonstance lui donna dessoupçons sur les intentions de César, il sortit alors rue desLombards, et quand il eut vu le parfumeur rentré chez Anselme, il yrevint promptement.

– Mon cher Popinot, avait dit César à son associé, je viens tedemander un service.

– Que faut-il faire&|160;? dit Popinot avec une généreuseardeur.

– Ah&|160;! tu me sauves la vie, s’écria le bonhomme heureux decette chaleur de cœur qui scintillait au milieu des glaces où ilvoyageait depuis vingt-cinq jours.

– Il faudrait me régler cinquante mille francs en compte sur maportion de bénéfices, nous nous entendrions pour le payement.

Popinot regarda fixement César, César baissa les yeux. En cemoment, le juge reparut.

– Mon enfant… Ah&|160;! pardon, monsieur Birotteau&|160;! Monenfant, j’ai oublié de te dire…

Et par le geste impérieux de magistrats, le juge attira sonneveu dans la rue, et le força, quoiqu’en veste et tête nue, àl’écouter en marchant vers la rue des Lombards.

– Mon neveu, ton ancien patron pourrait se trouver dans desaffaires tellement embarrassées, qu’il lui fallût en venir àdéposer son bilan. Avant d’arriver là, les hommes qui comptentquarante ans de probité, les hommes les plus vertueux, dans ledésir de conserver leur honneur, imitent les joueurs les plusenragés&|160;; ils sont capables de tout : ils vendent leursfemmes, trafiquent de leurs filles, compromettent leurs meilleursamis, mettent en gage ce qui ne leur appartient pas&|160;; ils vontau jeu, deviennent comédiens, menteurs&|160;; ils savent pleurer.Enfin, j’ai vu les choses les plus extraordinaires. Toi-même as ététémoin de la bonhomie de Roguin, à qui l’on aurait donné le bonDieu sans confession. Je n’applique pas ces conclusions rigoureusesà monsieur Birotteau, je le crois honnête&|160;; mais s’il tedemandait de faire quoi que ce soit qui fût contraire aux lois ducommerce, comme de souscrire des effets de complaisance et de telancer dans un système de circulations, qui, selon moi, est uncommencement de friponnerie, car c’est la fausse monnaie du papier,promets-moi de ne rien signer sans me consulter. Songe que si tuaimes sa fille il ne faut pas, dans l’intérêt même de ta passion,détruire ton avenir. Si monsieur Birotteau doit tomber, à quoi bontomber vous deux&|160;? N’est-ce pas vous priver l’un et l’autre detoutes les chances de ta maison de commerce qui sera sonrefuge&|160;?

– Merci, mon oncle : à bon entendeur salut, dit Popinot, à quila navrante exclamation de son patron fut alors expliquée.

Le marchand d’huiles fines et autres rentra dans sa sombreboutique, le front soucieux. Birotteau remarqua ce changement.

– Faites-moi l’honneur de monter dans ma chambre, nous y seronsmieux qu’ici. Les commis, quoique très-occupés, pourraient nousentendre.

Birotteau suivit Popinot, en proie aux anxiétés du condamnéentre la cassation de son arrêt ou le rejet de son pourvoi.

– Mon cher bienfaiteur, dit Anselme, vous ne doutez pas de mondévouement, il est aveugle. Permettez-moi seulement de vousdemander si cette somme vous sauve entièrement, si ce n’est passeulement un retard à quelque catastrophe, et alors à quoi bonm’entraîner&|160;? Il vous faut des billets à quatre-vingt-dixjours. Eh&|160;! bien, dans trois mois, il me sera certesimpossible de les payer.

Birotteau, pâle et solennel, se leva, regarda Popinot.

Popinot épouvanté s’écria : – Je les ferai si vous voulez.

– Ingrat&|160;! dit le parfumeur, qui usa du reste de ses forcespour jeter ce mot au front d’Anselme comme une marqued’infamie.

Birotteau marcha vers la porte et sortit. Popinot, revenu de lasensation que ce mot terrible produisit sur lui, se jeta dansl’escalier, courut dans la rue, mais il ne trouva point leparfumeur. L’amant de Césarine entendit toujours ce formidablearrêt, il eut constamment sous les yeux la figure décomposée dupauvre César&|160;; il vécut enfin, comme Hamlet, avec unépouvantable spectre à ses côtés.

Birotteau tourna dans les rues de ce quartier comme un hommeivre. Cependant il finit par se trouver sur le quai, le suivit etalla jusqu’à Sèvres, où il passa la nuit dans une auberge insenséde douleur. Sa femme effrayée n’osa le faire chercher nulle part.En semblable occurrence, une alarme imprudemment donnée est fatale.La sage Constance immola ses inquiétudes à la réputationcommerciale&|160;; elle attendit pendant toute la nuit, entremêlantses prières aux alarmes. César était-il mort&|160;? Etait-il alléfaire quelque course en dehors de Paris, à la piste d’un dernierespoir&|160;? Le lendemain matin, elle se conduisit comme si elleconnaissait les raisons de cette absence&|160;; mais elle manda sononcle et le pria d’aller à la Morgue, en voyant qu’à cinq heuresBirotteau n’était pas revenu. Pendant ce temps la courageusecréature était à son comptoir, sa fille brodait auprès d’elle.Toutes deux, le visage composé, ni triste ni souriant, répondaientau public. Quand Pillerault revint, il revint accompagné de César.Au retour de la Bourse, il l’avait rencontré dans le Palais-Royal,hésitant à monter au jeu. Ce jour était le quatorze. A dîner, Césarne put manger : son estomac, trop violemment contracté, rejetaitles aliments. L’après-dîner fut encore horrible. Le négociantéprouva, pour la centième fois, une de ces affreuses alternativesd’espoir et de désespoir qui, en faisant monter à l’âme toute lagamme des sensations joyeuses et la précipitant à la dernière dessensations de la douleur, usent ces natures faibles. Derville,avoué de Birotteau, vint et s’élança dans le salon splendide oùmadame César retenait de tout son pouvoir son pauvre mari quivoulait aller se coucher au cinquième étage :  » pour ne pas voirles monuments de ma folie&|160;!  » disait-il.

– Le procès est gagné, dit Derville.

A ces mots, la figure crispée de César se détendit, mais sa joieeffraya l’oncle Pillerault et Derville. Les femmes sortirentépouvantées pour aller pleurer dans la chambre de Césarine.

– Je puis emprunter alors, s’écria le parfumeur.

– Ce serait imprudent, dit Derville, ils interjettent appel, laCour peut réformer le jugement&|160;; mais en un mois nous auronsarrêt.

– Un mois&|160;!

César tomba dans un assoupissement dont personne ne tenta de letirer. Cette espèce de catalepsie retournée, pendant laquelle lecorps vivait et souffrait, tandis que les fonctions del’intelligence étaient suspendues, ce répit donné par le hasard futregardé comme un bienfait de Dieu par Constance, par Césarine, parPillerault et Derville qui jugèrent bien. Birotteau put ainsisupporter les déchirantes émotions de la nuit. Il était dans unebergère au coin de la cheminée&|160;; à l’autre se tenait sa femmequi l’observait attentivement, un doux sourire sur les lèvres, unde ces sourires qui prouvent que les femmes sont plus près que leshommes de la nature angélique, en ce qu’elles savent mêler unetendresse infinie à la plus entière compassion, secret quin’appartient qu’aux anges aperçus dans quelques rêvesprovidentiellement semés à de longs intervalles dans la viehumaine. Césarine assise sur un petit tabouret était aux pieds desa mère, et frôlait de temps en temps avec sa chevelure les mainsde son père en lui faisant une caresse où elle essayait de mettreles idées que dans ces crises la voix rend importunes.

Assis dans son fauteuil comme le chancelier de l’Hospital estdans le sien au péristyle de la Chambre des Députés, Pillerault, cephilosophe prêt à tout, montrait sur sa figure cette intelligencegravée au front des sphinx égyptiens, et causait avec Derville àvoix basse. Constance avait été d’avis de consulter l’avoué dont ladiscrétion n’était pas à suspecter&|160;; ayant son bilan écritdans sa tête, elle avait exposé sa situation à l’oreille deDerville. Après une conférence d’une heure environ, tenue sous lesyeux du parfumeur hébété, l’avoué hocha la tête en regardantPillerault.

– Madame dit-il avec l’horrible sang-froid des gens d’affaires,il faut déposer. En supposant que, par un artifice quelconque, vousarriviez à payer demain, vous devez solder au moins trois centmille francs, avant de pouvoir emprunter sur tous vos terrains. Aun passif de cinq cent cinquante mille francs, vous opposez unactif très-beau, très-productif, mais non réalisable, voussuccomberez dans un temps donné. Mon avis est qu’il vaut [Coquilledu Furne : faut.] mieux sauter par la fenêtre que de se laisserrouler dans les escaliers.

– C’est mon avis aussi, mon enfant, dit Pillerault.

Derville fut reconduit par madame César et par Pillerault.

– Pauvre père, dit Césarine qui se leva doucement pour mettre unbaiser sur le front de César. Anselme n’a donc rien pu&|160;?demanda-t-elle quand son oncle et sa mère revinrent.

– Ingrat&|160;! s’écria César frappé par ce nom dans le seulendroit vivant de son souvenir, comme une touche de piano dont lemarteau va frapper sa corde.

Depuis le moment où ce mot lui fut jeté comme un anathème, lepetit Popinot n’avait pas eu un moment de sommeil, ni un instant detranquillité. Le malheureux enfant maudissait son oncle, il étaitallé le trouver. Pour faire capituler cette vieille expériencejudiciaire, il avait déployé l’éloquence de l’amour, espérantséduire l’homme sur qui les paroles humaines glissaient comme l’eausur une toile, un juge&|160;!

– Commercialement parlant, lui dit-il, l’usage permet àl’associé gérant de régler une certaine somme à l’associécommanditaire par anticipation sur les bénéfices, et notre sociétédoit en réaliser. Tout examen fait de mes affaires, je me sens lesreins assez forts pour payer quarante mille francs en troismois&|160;! La probité de monsieur César permet de croire que cesquarante mille francs vont être employés à solder ses billets.Ainsi les créanciers, s’il y a faillite, n’auront aucun reproche ànous adresser&|160;! D’ailleurs, mon oncle, j’aime mieux perdrequarante mille francs que de perdre Césarine. Au moment où jeparle, elle est sans doute instruite de mon refus, et va memésestimer. J’ai promis de donner mon sang pour monbienfaiteur&|160;! Je suis dans le cas d’un jeune matelot qui doitsombrer en tenant la main de son capitaine, du soldat qui doitpérir avec son général.

– Bon cœur et mauvais négociant, tu ne perdras pas mon estime,dit le juge en serrant la main de son neveu. J’ai beaucoup pensé àceci, reprit-il, je sais que tu es amoureux-fou de Césarine, jecrois que tu peux satisfaire aux lois du cœur et aux lois ducommerce.

– Ah&|160;! mon oncle, si vous en avez trouvé le moyen, vous mesauvez l’honneur.

– Avance à Birotteau cinquante mille francs en faisant un actede réméré relatif à ses intérêts dans votre huile, qui est devenuecomme une propriété&|160;; je te rédigerai l’acte.

Anselme embrassa son oncle, retourna chez lui, fit pourcinquante mille francs d’effets, et courut de la rue desCinq-Diamants à la place Vendôme, en sorte qu’au moment oùCésarine, sa mère et leur oncle Pillerault regardaient leparfumeur, surpris du ton sépulcral avec lequel il avait prononcéce mot : Ingrat&|160;! en réponse à la question de sa fille, laporte du salon s’ouvrit et Popinot parut.

– Mon cher et bien-aimé patron, dit-il en s’essuyant le frontbaigné de sueur, voilà ce que vous m’ayez demandé. Il tendit lesbillets. – Oui, j’ai bien étudié ma position, n’ayez aucune peur,je payerai, sauvez, sauvez votre honneur&|160;!

– J’étais bien sûre de lui, s’écria Césarine en saisissant lamain de Popinot et la serrant avec une force convulsive.

Madame César embrassa Popinot, le parfumeur se dressa comme unjuste entendant la trompette du jugement dernier, il sortait commed’une tombe&|160;! Puis il avança la main par un mouvementfrénétique pour saisir les cinquante papiers timbrés.

– Un instant, dit le terrible oncle Pillerault en arrachant lesbillets de Popinot, un instant.

Les quatre personnages qui composaient cette famille, César etsa femme, Césarine et Popinot, étourdis par l’action de leur oncleet par son accent, le regardèrent avec terreur déchirant lesbillets et les jetant dans le feu qui les consuma, sans qu’aucund’eux ne les arrêtât au passage.

– Mon oncle&|160;!

– Mon oncle&|160;!

– Mon oncle&|160;!

– Monsieur&|160;!

Ce fut quatre voix, quatre cœurs en un seul, une effrayanteunanimité. L’oncle Pillerault prit le petit Popinot par le cou, leserra sur son cœur et le baisa au front.

– Tu es digne de l’adoration de tous ceux qui ont du cœur, luidit-il. Si tu aimais ma fille, eût-elle un million, n’eusses-turien que ça (il monta les cendres noires des effets), si ellet’aimait, vous seriez mariés dans quinze jours. Ton patron, dit-ilen désignant César, est fou. Mon neveu, reprit le grave Pilleraulten s’adressant au parfumeur, mon neveu, plus d’illusions : on doitfaire les affaires avec des écus et non avec des sentiments. Ceciest sublime, mais inutile. J’ai passé deux heures à la Bourse, tun’as pas pour deux liards de crédit&|160;; tout le monde parlait deton désastre, de renouvellements refusés, de tes tentatives auprèsde plusieurs banquiers, de leurs refus, de tes folies, six étagesmontés pour aller trouver un [Coquille du Furne : nn propriétaire.]propriétaire bavard comme une pie afin de renouveler douze centsfrancs, ton bal donné pour cacher ta gêne. On va jusqu’à dire quetu n’avais rien chez Roguin. Selon vos ennemis, Roguin est unprétexte. Un de mes amis chargé de tout apprendre est venuconfirmer mes soupçon : chacun pressent l’émission des effetsPopinot&|160;; tu l’as établi tout exprès pour en faire une plancheà billets. Enfin, toutes les calomnies et les médisances ques’attire un homme qui veut monter un bâton de plus sur l’échellesociale roulent à cette heure dans le commerce. Tu colporteraisvainement pendant huit jours les cinquante billets de Popinot surtous les comptoirs&|160;; tu essuyerais d’humiliants refus&|160;;personne n’en voudrait : rien ne prouve le nombre auquel tu lesémets, et l’on s’attend à te voir sacrifiant ce pauvre enfant pourton salut. Tu aurais détruit en pure perte le crédit de la maisonPopinot. Sais-tu ce que le plus hardi des escompteurs te donneraitde ces cinquante mille francs&|160;? Vingt mille, vingt mille,entends-tu&|160;? En commerce, il est des instants où il fautpouvoir se tenir devant le monde trois jours sans manger, comme sil’on avait une indigestion, et le quatrième on est admis augarde-manger du crédit. Tu ne peux pas vivre ces trois jours, toutest là. Mon pauvre neveu, du courage, il faut déposer ton bilan.Voici Popinot, me voilà, nous allons, aussitôt tes commis couchés,travailler ensemble afin de t’éviter ces angoisses.

– Mon oncle, dit le parfumeur en joignant les mains.

– César, veux-tu donc arriver à un bilan honteux où il n’y aitpas d’actif&|160;? Ton intérêt chez Popinot te sauve l’honneur.

César, éclairé par ce fatal et dernier jet de lumière, vit enfinl’affreuse vérité dans toute son étendue, il retomba sur sabergère, de là sur ses genoux, sa raison s’égara, il redevintenfant&|160;; sa femme le crut mourant, elle s’agenouilla pour lerelever&|160;; mais elle s’unit à lui, quand elle lui vit joindreles mains, lever les yeux et réciter avec une componction résignéeen présence de son oncle, de sa fille et de Popinot la sublimeprière des catholiques.

 » Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié,que votre règne arrive, que votre sainte volonté soit faite dans taterre comme dans le ciel, DONNEZ-NOUS NOTRE PAIN QUOTIDIEN, etpardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nousont offensés. Ainsi soit-il&|160;!  »

Des larmes vinrent aux yeux du stoïque Pillerault. Césarineaccablée, en larmes, avait la tête penchée sur l’épaule de Popinotpâle et raide comme une statue.

– Descendons, dit l’ancien négociant au jeune homme en luiprenant le bras.

A onze heures et demie, ils laissèrent César aux soins de safemme et de sa fille. En ce moment, Célestin, le premier commis,qui durant ce secret orage avait dirigé la maison, monta dans lesappartements et entra au salon. En entendant son pas, Césarinecourut lui ouvrir pour qu’il ne vît pas l’abattement du maître.

– Parmi les lettres de ce soir, dit-il, il y en avait une venuede Tours, dont l’adresse était mal mise, ce qui a produit duretard. J’ai pensé qu’elle est du frère de monsieur, et ne l’ai pasouverte.

– Mon père, cria Césarine, une lettre de mon oncle de Tours.

– Ah&|160;! je suis sauvé, cria César. Mon frère&|160;! monfrère&|160;! dit-il en baisant la lettre.

REPONSE DE FRANCOIS A CESAR BIROTTEAU.

Tours, 17 courant.

 » Mon bien-aimé frère, ta lettre m’a causé la plus viveaffliction. Après l’avoir lue, je suis allé offrir à Dieu le saintsacrifice de la messe à ton intention, en l’intercédant par le sangque son fils, notre divin Rédempteur, a répandu pour nous, de jetersur tes peines un regard miséricordieux. Au moment où j’ai prononcémon oraison Pro meo fratre Coesare, j’ai eu les yeux pleins delarmes en pensant à toi, de qui, par malheur, je suis séparé dansles jours où tu dois avoir besoin des secours de l’amitiéfraternelle. Mais j’ai songé que le digne et vénérable monsieurPillerault me remplacera sans doute. Mon cher César, n’oublie pasau milieu de tes chagrins que cette vie est une vie d’épreuves etde passage&|160;; qu’un jour nous serons récompensés d’avoirsouffert pour le saint nom de Dieu, pour sa sainte église, pouravoir observé les maximes de l’Evangile et pratiqué la vertu&|160;;autrement les choses de ce monde n’auraient point de sens. Je teredis ces maximes, en sachant combien tu es pieux et bon, parcequ’il peut arriver aux personnes qui, comme toi, sont jetées dansles orages du monde et lancées sur la mer périlleuse des intérêtshumains, de se permettre des blasphèmes au milieu des adversités,emportés qu’ils sont par la douleur. Ne maudis ni les hommes qui teblesseront, ni Dieu qui mêle à son gré de l’amertume à ta vie. Neregarde pas la terre, au contraire, lève toujours les yeux au ciel: de là viennent des consolations pour les faibles, là sont lesrichesses des pauvres, là sont les terreurs du riche…

– Mais Birotteau, lui dit sa femme, passe donc cela, et voiss’il nous envoie quelque chose.

– Nous la relirons souvent, reprit le marchand en essuyant seslarmes et entr’ouvrant la lettre d’où tomba un mandat sur le trésorroyal. J’étais bien sûr de lui, pauvre frère, dit Birotteau ensaisissant le mandat. « &|160;… Je suis allé chez madame deListomère, reprit-il en lisant d’une voix entrecoupée par lespleurs, et sans lui dire le motif de ma demande, je l’ai priée deme prêter tout ce dont elle pouvait disposer en ma faveur, afin degrossir le fruit de mes économies. Sa générosité m’a permis decompléter une somme de mille francs, je te l’adresse en un mandatdu receveur-général de Tours sur le Trésor.  »

– La belle avance&|160;! dit Constance en regardantCésarine.

 » En retranchant quelques superfluités dans ma vie, je pourrairendre en trois ans à madame de Listomère les quatre cents francsqu’elle m’a prêtés, ainsi ne t’en inquiète pas, mon cher César. Jet’envoie tout ce que je possède dans le monde, en souhaitant quecette somme puisse aider à une heureuse conclusion de tes embarrascommerciaux, qui, sans doute ne seront que momentanés. Je connaista délicatesse, et veux aller au devant de tes objections. Ne songeni à me donner aucun intérêt de cette somme, ni à me la rendre dansun jour de prospérité qui ne tardera pas à se lever pour toi, siDieu daigne entendre les prières que je lui adresseraijournellement. D’après ta dernière reçue il y a deux ans, je tecroyais riche, et pensais pouvoir disposer de mes économies enfaveur des pauvres&|160;; mais maintenant, tout ce que j’ait’appartient. Quand tu auras surmonté ce grain passager de tanavigation, garde encore cette somme pour ma nièce Césarine, afinque, lors de son établissement, elle puisse l’employer à quelquebagatelle qui lui rappelle un vieil oncle dont les mains selèveront toujours au ciel pour demander à Dieu de répandre sesbénédictions sur elle et sur tous ceux qui lui seront chers. Enfin,mon cher César, songe que je suis un pauvre prêtre qui va à lagrâce de Dieu comme les alouettes des champs, marchant dans monsentier, sans bruit, tâchant d’obéir aux commandements de notredivin Sauveur, et à qui conséquemment il faut peu de chose. Ainsi,n’aie pas le moindre scrupule dans la circonstance difficile où tute trouves, et pense à moi comme à quelqu’un qui t’aime tendrement.Notre excellent abbé Chapeloud, auquel je n’ai point dit tasituation, et qui sait que je t’écris, m’a chargé de te transmettreles plus aimables choses pour toutes les personnes de ta famille ette souhaite la continuation de tes prospérités. Adieu, cher etbien-aimé frère, je fais des vœux pour que, dans les conjoncturesoù tu te trouves, Dieu te fasse la grâce de te conserver en bonnesanté, toi, ta femme et ta fille&|160;; je vous souhaite à touspatience et courage en vos adversités.

FRANCOIS BIROTTEAU,

Prêtre, vicaire de l’église cathédrale et paroissiale deSaint-Gatien de Tours.  »

– Mille francs&|160;! dit madame Birotteau furieuse.

– Serre-les, dit gravement César, il n’a que cela. D’ailleurs,ils sont à notre fille, et doivent nous faire vivre sans riendemander à nos créanciers.

– Ils croiront que tu leur as soustrait des sommesimportantes.

– Je leur montrerai la lettre.

– Ils diront que c’est une frime.

– Mon Dieu, mon Dieu, cria Birotteau terrifié. J’ai pensé celade pauvres gens qui sans doute étaient dans la situation où je metrouve.

Trop inquiètes de l’état où se trouvait César, la mère et lafille travaillèrent à l’aiguille auprès de lui, dans un profondsilence. A deux heures du matin, Popinot ouvrit doucement la portedu salon et fit signe à madame César de descendre. En la voyant,son oncle ôta ses besicles.

– Mon enfant, il y a de l’espoir, lui dit-il, tout n’est pasperdu&|160;; mais ton mari ne résisterait pas aux alternatives desnégociations à faire et qu’Anselme et moi nous allons tenter. Nequitte pas ton magasin demain, et prends toutes les adresses desbillets&|160;; nous avons jusqu’à quatre heures. Voici mon idée. Nimonsieur Ragon ni moi ne sommes à craindre. Supposez maintenant quevos cent mille francs déposés chez Roguin aient été remis auxacquéreurs, vous ne les auriez pas plus que vous ne les avezaujourd’hui. Vous êtes en présence de cent quarante mille francssouscrits à Claparon, que vous deviez toujours payer en tout étatde cause&|160;; ainsi ce n’est pas la banqueroute de Roguin quivous ruine. Je vois pour faire face à vos obligations quarantemille francs à emprunter tôt ou tard sur vos fabriques et soixantemille francs d’effets Popinot. On peut donc lutter, car après vouspourrez emprunter sur les terrains de la Madeleine. Si votreprincipal créancier consent à vous aider, je ne regarderai pas à mafortune, je vendrai mes rentes, je serai sans pain. Popinot seraentre la vie et la mort&|160;; quant à vous, vous serez à la mercidu plus petit événement commercial. Mais l’huile rendra sans doutede grands bénéfices. Popinot et moi nous venons de nous consulter,nous vous soutiendrons dans cette lutte. Ah&|160;! je mangerai biengaiement mon pain sec si le succès point [Lapsus dans le Furne :poind.] à l’horizon. Mais tout dépend de Gigonnet et des associésClaparon. Popinot et moi, nous irons chez Gigonnet de sept à huitheures, et nous saurons à quoi nous en tenir sur leursintentions.

Constance se jeta tout éperdue dans les bras de son oncle, sansautre voix que des larmes et des sanglots. Ni Popinot ni Pilleraultne pouvaient savoir que Bidault dit Gigonnet, et Claparon étaientdu Tillet sous une double forme, que du Tillet voulait lire dansles Petites-Affiches ce terrible article :

 » Jugement du tribunal de commerce qui déclare le sieur CésarBirotteau, marchand parfumeur, demeurant à Paris, rue Saint-Honoré,no397, en état de faillite, en fixe provisoirement l’ouverture au16 janvier 1819. Juge-commissaire, monsieur Gobenheim-Keller.Agent, monsieur Molineux.  »

Anselme et Pillerault étudièrent jusqu’au jour les affaires deCésar. A huit heures du matin, ces deux héroïques amis, l’un vieuxsoldat, l’autre sous-lieutenant d’hier, qui ne devaient jamaisconnaître que par procuration les terribles angoisses de ceux quiavaient monté l’escalier de Bidault dit Gigonnet, s’acheminèrent,sans se dire un mot, vers la rue Grenétat. Ils souffraient. Aplusieurs reprises, Pillerault passa sa main sur son front.

La rue Grenétat est une rue où toutes les maisons, envahies parune multitude de commerces, offrent un aspect repoussant&|160;; lesconstructions y ont un caractère horrible, l’ignoble malpropretédes fabriques y domine. Le vieux Gigonnet habitait le troisièmeétage d’une maison dont toutes les fenêtres étaient à bascule et àpetits carreaux sales. Son escalier descendait jusque sur la rue.Sa portière était logée à l’entresol, dans une cage qui ne tiraitson jour que de l’escalier et d’une échappée sur la rue. ExceptéGigonnet, tous les locataires exerçaient un état. Il venait, ilsortait continuellement des ouvriers. Les marches étaient doncrevêtues d’une couche de boue dure ou molle, au gré del’atmosphère, et où séjournaient des immondices. Sur ce fétideescalier, chaque palier offrait aux yeux les noms du fabricantécrits en or sur une tôle peinte en rouge et vernie, avec deséchantillons de ses chefs-d’œuvre. La plupart du temps, les portesouvertes laissaient voir la bizarre union du ménage et de lafabrique, il s’en échappait des cris et des grognements inouïs, deschants, des sifflements qui rappelaient l’heure de quatre heureschez les animaux du Jardin des Plantes. Au premier se faisaient,dans un taudis infect, les plus belles bretelles de l’articleParis. Au second se confectionnaient, au milieu des plus salesordures, les plus élégants cartonnages qui parent au jour de l’anles montres de Suisse [Coquille du Furne : de Susse.]. Gigonnetmourut riche de dix-huit cent mille francs dans le troisième decette maison, sans qu’aucune considération eût pu l’en fairesortir, malgré l’offre de madame Saillard, sa nièce, de lui donnerun appartement dans un hôtel de la place Royale.

– Du courage, dit Pillerault en tirant le pied de biche pendupar un cordon à la porte grise et propre de Gigonnet.

Gigonnet vint ouvrir lui-même, et les deux parrains duparfumeur, en lice dans le champ des faillites, traversèrent unepremière chambre correcte et froide, sans rideaux aux croisées.Tous trois s’assirent dans la seconde où se tenait l’escompteurdevant un foyer plein de cendres au milieu desquelles le bois sedéfendait contre le feu. Popinot eut l’âme glacée par les cartonsverts de l’usurier, par la rigidité monastique de ce cabinet aérécomme une cave&|160;; il regarda d’un air hébété le petit papierbleuâtre semé de fleurs tricolores collé sur les murs depuisvingt-cinq ans, et reporta ses yeux attristés sur la cheminée ornéed’une pendule en forme de lyre, et de vases oblongs en bleu deSèvres richement montés en cuivre doré. Cette épave, ramassée parGigonnet dans le naufrage de Versailles où la populace brisa tout,venait du boudoir de la reine&|160;; elle était accompagnée de deuxchandeliers du plus misérable modèle en fer battu.

– Je sais que vous ne pouvez pas venir pour vous, dit Gigonnet,mais pour le grand Birotteau, Eh&|160;! bien, qu’y a-t-il, mesamis&|160;?

– Je sais qu’on ne vous apprend rien, ainsi nous serons brefs,dit Pillerault : vous avez des effets ordre Claparon&|160;?

– Oui.

– Voulez-vous échanger les cinquante premiers mille contre deseffets de monsieur Popinot que voici, moyennant escompte, bienentendu&|160;?

Gigonnet ôta sa terrible casquette verte qui semblait née aveclui, montra son crâne couleur beurre frais dénué de cheveux, fit sagrimace voltairienne et dit : – Vous voulez me payer en huile pourles cheveux, quéque j’en ferais&|160;?

– Quand vous plaisantez, il n’y a qu’à tirer ses grègues, ditPillerault.

– Vous parlez comme un sage que vous êtes, lui dit Gigonnet avecun sourire flatteur.

– Eh&|160;! bien, si j’endossais les effets de monsieurPopinot&|160;? dit Pillerault en faisant un dernier effort.

– Vous êtes de l’or en barre, monsieur Pillerault, mais je n’aipas besoin d’or, il me faut seulement mon argent.

Pillerault et Popinot saluèrent et sortirent. Au bas del’escalier, les jambes de Popinot flageolaient encore sous lui.

– Est-ce un homme&|160;? dit-il à Pillerault.

– On le prétend, fit le vieillard. Souviens-toi toujours decette courte séance, Anselme&|160;! Tu viens de voir la Banque sansla mascarade de ses formes agréables. Les événements imprévus sontla vis du pressoir, nous sommes le raisin, et les banquiers sontles tonneaux. L’affaire des terrains est sans doute bonne, Gigonnetveut étrangler César pour se revêtir de sa peau : tout est dit, iln’y a plus de remède. Voilà la Banque, n’y recours jamais.

Après cette affreuse matinée où, pour la première fois, madameBirotteau prit les adresses de ceux qui venaient chercher leurargent et renvoya le garçon de la Banque sans le payer, à onzeheures, cette courageuse femme, heureuse d’avoir sauvé ces douleursà son mari, vit revenir Anselme et Pillerault qu’elle attendait enproie à de croissantes anxiétés : elle lut sa sentence sur leursvisages. Le dépôt était inévitable.

– Il va mourir de douleur, dit la pauvre femme.

– Je le lui souhaite, dit gravement Pillerault&|160;; mais ilest si religieux que, dans les circonstances actuelles, sondirecteur, l’abbé Loraux, peut seul le sauver.

Pillerault, Popinot et Constance attendirent qu’un commis fûtallé chercher l’abbé Loraux avant de présenter le bilan queCélestin préparait à la signature de César. Les commis étaient audésespoir, ils aimaient leur patron. A quatre heures, le bon prêtrearriva, Constance le mit au fait du malheur qui fondait sur eux, etl’abbé monta comme un soldat monte à la brèche.

– Je sais pourquoi vous venez, s’écria Birotteau.

– Mon fils, dit le prêtre, vos sentiments de résignation à lavolonté divine me sont depuis long-temps connus&|160;; mais ils’agit de les appliquer : ayez toujours les yeux sur la croix, necessez de la regarder en pensant aux humiliations dont le Sauveurdes hommes fut abreuvé, combien sa passion fut cruelle, vouspourrez supporter ainsi les mortifications que Dieu vousenvoie…

– Mon frère l’abbé m’avait déjà préparé, dit César en luimontrant la lettre qu’il avait relue et qu’il tendit à sonconfesseur.

– Vous avez un bon frère, dit monsieur Loraux, une épousevertueuse et douce, une tendre fille, deux vrais amis, votre oncleet le cher Anselme, deux créanciers indulgents, les Ragon, ces bonscœurs verseront incessamment du baume sur vos blessures et vousaideront à porter votre croix. Promettez-moi d’avoir la fermetéd’un martyr, d’envisager le coup sans défaillir.

L’abbé toussa pour prévenir Pillerault qui était dans lesalon.

– Ma résignation est sans bornes, dit César avec calme. Ledéshonneur est venu, je songe à la réparation.

La voix du pauvre parfumeur et son air surprirent Césarine et leprêtre. Cependant rien n’était plus naturel. Tous les hommessupportent mieux un malheur connu, défini, que les cruellesalternatives d’un sort qui, d’un instant à l’autre, apporte ou lajoie excessive ou l’extrême douleur.

– J’ai rêvé pendant vingt-deux ans, je me réveille aujourd’huimon gourdin à la main, dit César redevenu paysan tourangeau.

En entendant ces mots, Pillerault serra son neveu dans ses bras.César aperçut sa femme, Anselme et Célestin. Les papiers que tenaitle premier commis étaient bien significatifs. César contemplatranquillement ce groupe où tous les regards étaient tristes maisamis.

– Un moment&|160;! dit-il en détachant sa croix qu’il tendit àl’abbé Loraux. Vous me la rendrez quand je pourrai la porter sanshonte. Célestin, ajouta-t-il en s’adressant à son commis, écrivezma démission d’adjoint. Monsieur l’abbé vous dictera la lettre,vous la daterez du quatorze, et la ferez porter chez monsieur de LaBillardière par Raguet.

Célestin et l’abbé Loraux descendirent. Pendant environ un quartd’heure, un profond silence régna dans le cabinet de César. Safermeté surprenait sa famille. Célestin et l’abbé revinrent, Césarsigna sa démission. Quand l’oncle Pillerault lui présenta le bilan,le pauvre homme ne put réprimer un horrible mouvement nerveux.

– Mon Dieu, ayez pitié de moi, dit-il en signant la terriblepièce et la tendant à Célestin.

– Monsieur, dit alors Anselme Popinot, sur le front nuageuxduquel il passa un lumineux éclair, Madame, faites-moi l’honneur dem’accorder la main de mademoiselle Césarine.

A cette phrase, tous les assistants eurent des larmes aux yeux,excepté César qui se leva, prit la main d’Anselme, et, d’une voixcreuse, lui dit : – Mon enfant, tu n’épouseras jamais la fille d’unfailli.

Anselme regarda fixement Birotteau, et lui dit : – Monsieur,vous engagez-vous, en présence de toute votre famille, à consentirà notre mariage, si mademoiselle m’agrée pour mari, le jour où vousserez relevé de votre faillite&|160;?

Il y eut un moment de silence pendant lequel chacun fut ému parles sensations qui se peignirent sur le visage affaissé duparfumeur.

– Oui, dit-il enfin.

Anselme fit un indicible geste pour prendre la main de Césarine,qui la lui tendit, et il la baisa.

– Vous consentez aussi, demanda-t-il à Césarine.

– Oui, dit-elle.

– Je suis donc enfin de la famille, j’ai le droit de m’occuperde ses affaires, dit-il avec une expression bizarre.

Anselme sortit précipitamment pour ne pas montrer une joie quicontrastait trop avec la douleur de son patron. Anselme n’était pasprécisément heureux de la faillite, mais l’amour est si absolu, siégoïste&|160;! Césarine elle-même sentait en son cœur une émotionqui contrariait son amère tristesse.

– Puisque nous y sommes, dit Pillerault à l’oreille de Césarine,frappons tous les coups.

Madame Birotteau laissa échapper un signe de douleur et nond’assentiment.

– Mon neveu, dit Pillerault en s’adressant à César, quecomptes-tu faire&|160;?

– Continuer le commerce.

– Ce n’est pas mon avis, dit Pillerault. Liquide et distribueton actif à tes créanciers, ne reparais plus sur la place de Paris.Je me suis souvent supposé dans une position analogue à la tienne…(Ah&|160;! il faut tout prévoir dans le commerce&|160;! lenégociant qui ne pense pas à la faillite est comme un général quicompterait n’être jamais battu, il n’est négociant qu’à demi.) Moi,je n’aurais jamais continué. Comment&|160;! toujours rougir devantdes hommes à qui j’aurais fait tort, recevoir leurs regardsdéfiants et leurs tacites reproches&|160;? Je conçois laguillotine&|160;!… un instant, et tout est fini. Mais avoir unetête qui renaît et se la sentir couper tous les jours, est unsupplice auquel je me serais soustrait. Beaucoup de gens reprennentles affaires comme si rien ne leur était arrivé, tant mieux&|160;!ils sont plus forts que Claude-Joseph Pillerault. Si vous faites aucomptant, et vous y êtes obligé, on dit que vous avez su vousménager des ressources&|160;; si vous êtes sans le sou, vous nepouvez jamais vous relever. Bonsoir&|160;! Abandonne donc tonactif, laisse vendre ton fonds et fais autre chose.

– Mais quoi&|160;? dit César.

– Eh&|160;! dit Pillerault, cherche une place. N’as-tu pas desprotections&|160;? le duc et la duchesse de Lenoncourt, madame deMortsauf, monsieur de Vandenesse&|160;; écris-leur, vois-les, ilste caseront dans la Maison du Roi avec quelque millierd’écus&|160;; ta femme en gagnera bien autant, ta fille peut-êtreaussi. La position n’est pas désespérée. A vous trois, vousréunirez près de dix mille francs par an. En dix ans, tu peux payercent mille francs, car tu ne prendras rien sur ce que vous gagnerez: tes deux femmes auront quinze cents francs chez moi pour leursdépenses, et, quant à toi, nous verrons&|160;!

Constance et non César médita ces sages paroles. Pillerault sedirigea vers la Bourse, qui se tenait alors sous une constructionprovisoire en planches et en pans de bois, formant une salle rondeoù l’on entrait par la rue Feydeau. La faillite du parfumeur en vueet jalousé, déjà connue, excitait une rumeur générale dans le hautcommerce, alors constitutionnel. Les commerçants libéraux voyaientdans la fête de Birotteau une audacieuse entreprise sur leurssentiments. Les gens de l’opposition voulaient avoir le monopole del’amour du pays. Permis aux royalistes d’aimer le roi, mais aimerla patrie était le privilége de la gauche : le peuple luiappartenait. Le pouvoir avait eu tort de se réjouir, par sesorganes, d’un événement dont les libéraux voulaient l’exploitationexclusive. La chute d’un protégé du château, d’un ministériel, d’unroyaliste incorrigible qui, le 13 vendémiaire, insultait la libertéen se battant contre la glorieuse révolution française, cette chuteexcitait les cancans et les applaudissements de la Bourse.Pillerault voulait connaître, étudier l’opinion. Il trouva, dans undes groupes les plus animés, du Tillet, Gobenheim-Keller, Nucingen,le vieux Guillaume et son gendre Joseph Lebas, Claparon, Gigonnet,Mongenod, Camusot, Gobseck, Adolphe Keller, Palma, Chiffreville,Matifat, Grindot et Lourdois.

– Eh&|160;! bien, quelle prudence ne faut-il pas, dit Gobenheimà du Tillet, il n’a tenu qu’à un fil que mes beaux-pèresn’accordassent un crédit à Birotteau&|160;!

– Moi, j’y suis de dix mille francs qu’il m’a demandés il y aquinze jours, je les lui ai donnés sur sa simple signature, dit duTillet. Mais il m’a jadis obligé, je les perdrai sans regret.

– Il a fait comme tous les autres, votre neveu, dit Lourdois àPillerault, il a donné des fêtes&|160;! Qu’un fripon essaie dejeter de la poudre aux yeux pour stimuler la confiance, je leconçois&|160;; mais un homme qui passait pour la crème des honnêtesgens recourir aux roueries de ce vieux charlatanisme auquel nousnous prenons toujours&|160;!

– Comme des bêtes, dit Gobseck.

– N’ayez confiance qu’à ceux qui vivent dans des bouges, commeClaparon, dit Gigonnet.

– Hé pien, dit le gros baron Nucingen à du Tillet, fous afezfouli meu chouer eine tire han m’enfoyant Piroddôt. Che ne sais pasbirquoi, dit-il en se tournant vers Gobenheim, le manufacturier, etn’a pas enfoyé brentre chez moi zinguande mille francs, che les luiaurais remisse.

– Oh&|160;! non, dit Joseph Lebas, monsieur le baron. Vousdeviez bien savoir que la Banque avait refusé son papier, vousl’avez fait rejeter dans le comité d’escompte. L’affaire de cepauvre homme, pour qui je professe encore une haute estime, offredes circonstances singulières…

La main de Pillerault serrait celle de Joseph Lebas.

– Il est impossible, en effet, dit Mongenod, d’expliquer ce quiarrive, à moins de croire qu’il y ait, cachés derrière Gigonnet,des banquiers qui veulent tuer l’affaire de la Madeleine.

– Il lui arrive ce qui arrivera toujours à ceux qui sortent deleur spécialité, dit Claparon en interrompant Mongenod. S’il avaitmonté lui-même son Huile Céphalique au lieu de venir nous renchérirles terrains dans Paris en se jetant dessus, il aurait perdu sescent mille francs chez Roguin, mais il n’aurait pas failli. Il vatravailler sous le nom de Popinot.

– Attention à Popinot, dit Gigonnet.

Roguin, selon cette masse de négociants, était l’infortunéRoguin, le parfumeur était ce pauvre Birotteau. L’un semblaitexcusé par une grande passion, l’autre semblait plus coupable àcause de ses prétentions. En quittant la Bourse, Gigonnet passa larue Perrin-Gasselin avant de revenir rue Grenétat, et vint chezmadame Madou, la marchande de fruits secs.

– Ma grosse mère, lui dit-il avec sa cruelle bonhomie, eh&|160;!bien, comment va notre petit commerce&|160;?

– A la douce, dit respectueusement madame Madou en présentantson unique fauteuil à l’usurier avec une affectueuse servilitéqu’elle n’avait eue que pour le cher défunt.

La mère Madou, qui jetait à terre un charretier récalcitrant outrop badin, qui n’eût pas craint d’aller à l’assaut des Tuileriesau dix octobre, qui goguenardait ses meilleures pratiques, capableenfin de porter sans trembler la parole au roi au nom des dames dela Halle, Angélique Madou recevait Gigonnet avec un profondrespect. Sans force en sa présence, elle frissonnait sous sonregard âpre.

Les gens du peuple trembleront encore long-temps devant lebourreau, Gigonnet était le bourreau de ce commerce. A la Halle,nul pouvoir n’est plus respecté que celui de l’homme qui fait lecours le l’argent. Les autres institutions humaines ne sont rienauprès. La justice elle-même se traduit aux yeux de la Halle par lecommissaire, personnage avec lequel elle se familiarise. Maisl’usure assise derrière ses cartons verts, l’usure implorée lacrainte dans le cœur, dessèche la plaisanterie, altère le gosier,abat la fierté du regard et rend le peuple respectueux.

– Est-ce que vous avez quelque chose à me demander&|160;?dit-elle.

– Un rien, une misère, tenez-vous prête à rembourser les effetsBirotteau, le bonhomme a fait faillite, tout devient exigible, jevous enverrai le compte demain matin.

Les yeux de madame Madou se concentrèrent d’abord comme ceuxd’une chatte, puis vomirent des flammes.

– Ah&|160;! le gueux&|160;! ah&|160;! le scélérat&|160;! il estvenu lui-même ici me dire qu’il était adjoint, me monter descouleurs&|160;! Matigot, ça va comme ça, le commerce&|160;! Il n’ya plus de foi chez les maires, le gouvernement nous trompe.Attendez, je vais aller me faire payer, moi…

– Hé, dans ces affaires-là, chacun s’en tire comme il peut,chère enfant&|160;! dit Gigonnet en levant sa jambe par ce petitmouvement sec semblable à celui d’un chat qui veut passer unendroit mouillé, et auquel il devait son nom. Il y a de grosbonnets qui pensent à retirer leur épingle du jeu.

– Bon&|160;! bon&|160;! je vais retirer ma noisette.Marie-Jeanne&|160;! mes socques et mon cachemire de poil de lapin :et vite, ou je te réchauffe la joue par une giroflée à cinqfeuilles.

– Ça va s’échauffer dans le haut de la rue, se dit Gigonnet ense frottant les mains. Du Tillet sera content, il y aura duscandale dans le quartier. Je ne sais pas ce que lui a fait cepauvre diable de parfumeur, moi j’en ai pitié comme d’un chien quise casse la patte. Ce n’est pas un homme, il n’est pas deforce.

Madame Madou déboucha, comme une insurrection du faubourgSaint-Antoine, sur les sept heures du soir à la porte du pauvreBirotteau qu’elle ouvrit avec une excessive violence, car la marcheavait encore animé ses esprits.

– Tas de vermine, il me faut mon argent, je veux monargent&|160;! Vous me donnerez mon argent, ou je vais emporter dessachets, des brimborions de satin, des éventails, enfin de lamarchandise pour mes deux mille francs&|160;! A-t-on jamais vu desmaires voler les administrés&|160;! Si vous ne me payez pas, jel’envoie aux galères, je vais chez le procureur du roi, letremblement de la justice ira son train&|160;! Enfin, je ne sorspas d’ici sans ma monnaie.

Elle fit mine de lever les glaces d’une armoire où étaient desobjets précieux.

– La Madou prend, dit à voix basse Célestin à son voisin.

La marchande entendit le mot, car dans les paroxismes [Graphiebalzacienne.] de passion les organes s’oblitèrent ou seperfectionnent selon les constitutions, elle appliqua sur l’oreillede Célestin la plus vigoureuse tape qui se fût donnée dans unmagasin de parfumerie.

– Apprends à respecter les femmes, mon ange, dit-elle, et à nepas chiffonner le nom de ceux que tu voles.

– Madame, dit madame Birotteau sortant de l’arrière-boutique oùse trouvait par hasard son mari que l’oncle Pillerault voulaitemmener, et qui, pour obéir à la loi, poussait l’humilité jusqu’àvouloir se laisser mettre en prison&|160;; madame, au nom du ciel,n’ameutez pas les passants.

– Eh&|160;! qu’ils entrent, dit la femme, je leux y dirai lachose, histoire de rire&|160;! Oui, ma marchandise et mes écusramassés à la sueur de mon front servent à donner vos bals. Enfin,vous allez vêtue comme une reine de France avec la laine que vousprenez à des pauvres igneaux comme moi&|160;! Jésus&|160;! ça mebrûlerait les épaules, à moi, du bien volé&|160;; je n’ai que dupoil de lapin sur ma carcasse, mais il est à moi&|160;! Brigands devoleurs, mon argent ou…

Elle sauta sur une jolie boîte en marqueterie où étaient deprécieux objets de toilette.

– Laissez cela, madame, dit César en se montrant, rien ici n’està moi, tout appartient à mes créanciers. Je n’ai plus que mapersonne, et si vous voulez vous en emparer, me mettre en prison,je vous donne ma parole d’honneur (une larme sortit de ses yeux)que j’attendrai votre huissier et ses recors…

Le ton et le geste en harmonie avec l’action firent tomber lacolère de madame Madou.

– Mes fonds ont été emportés par un notaire, et je suis innocentdes désastres que je cause, reprit César&|160;; mais vous serezpayée avec le temps, dussé-je mourir à la peine et travailler commeun manœuvre, à la Halle, en prenant l’état de porteur.

– Allons, vous êtes un brave homme, dit la femme de la Halle.Pardon de mes paroles, madame&|160;; mais faut donc que je me jetteà l’eau, car Gigonnet va me poursuivre, et je n’ai que des valeursà dix mois pour rembourser vos damnés billets.

– Venez me trouver demain matin, dit Pillerault en se montrant,je vous arrangerai votre affaire à cinq pour cent, chez un de mesamis.

– Quien&|160;! c’est le brave père Pillerault. Eh&|160;! mais,il est votre oncle, dit-elle à Constance. Allons, vous êtesd’honnêtes gens, je ne perdrai rien, est-ce pas&|160;? A demain,vieux, dit-elle à l’ancien quincaillier.

César voulut absolument demeurer au milieu de ses ruines, endisant qu’il s’expliquerait ainsi avec tous ses créanciers. Malgréles supplications de sa nièce, l’oncle Pillerault approuva César,et le fit remonter chez lui. Le rusé vieillard courut chez monsieurHaudry, lui expliqua la position de Birotteau, obtint uneordonnance pour une potion somnifère, l’alla commander et revintpasser la soirée chez son neveu. De concert avec Césarine, ilcontraignit César à boire comme eux. Le narcotique endormit leparfumeur qui se réveilla, quatorze heures après, dans la chambrede son oncle Pillerault, rue des Bourdonnais, emprisonné par levieillard qui couchait, lui, sur un lit de sangle dans son salon.Quand Constance entendit rouler le fiacre dans lequel son onclePillerault emmenait César, son courage l’abandonna. Souvent nosforces sont stimulées par la nécessité de soutenir un être plusfaible que nous. La pauvre femme pleura de se trouver seule chezelle avec sa fille, comme elle aurait pleuré César mort.

– Maman, dit Césarine en s’asseyant sur les genoux de sa mère,et la caressant avec ces grâces chattes que les femmes ne déploientbien qu’entre elles, tu m’as dit que si je prenais bravement monparti, tu trouverais de la force contre l’adversité. Ne pleure doncpas, ma chère mère. Je suis prête à entrer dans quelque magasin, etje ne penserai plus à ce que nous étions. Je serai comme toi dansta jeunesse, une première demoiselle, et tu n’entendras jamais uneplainte ni un regret. J’ai une espérance. N’as-tu pas entendumonsieur Popinot&|160;?

– Le cher enfant, il ne sera pas mon gendre…

– Oh&|160;! maman…

– Il sera véritablement mon fils.

– Le malheur, dit Césarine en embrassant sa mère, a cela de bonqu’il nous apprend à connaître nos vrais amis.

Césarine finit par adoucir le chagrin de la pauvre femme enjouant auprès d’elle le rôle d’une mère. Le lendemain matin,Constance alla chez le duc de Lenoncourt, un des premiersgentilshommes de la chambre du roi, et y laissa une lettre parlaquelle elle lui demandait une audience à une certaine heure de lajournée. Dans l’intervalle, elle vint chez monsieur de LaBillardière, lui exposa la situation où la fuite du notaire mettaitCésar, le pria de l’appuyer auprès du duc, et de parler pour elle,ayant peur de mal s’expliquer. Elle voulait une place pourBirotteau. Birotteau serait le caissier le plus probe, s’il y avaità distinguer dans la probité.

– Le roi vient de nommer le comte de Fontaine à une directiongénérale dans le ministère de sa maison, il n’y a pas de temps àperdre.

A deux heures, La Billardière et madame César montaient le grandescalier de l’hôtel de Lenoncourt, rue Saint-Dominique, et furentintroduits chez celui de ses gentilshommes que le roi préférait, sitant est que le roi Louis XVIII ait eu des préférences. Le gracieuxaccueil de ce grand seigneur, qui appartenait an petit nombre desvrais gentilshommes que le siècle précédent a légués à celui-ci,donna de l’espoir à madame César. La femme du parfumeur se montragrande et simple dans la douleur. La douleur ennoblit les personnesles plus vulgaires, car elle a sa grandeur, et pour en recevoir dulustre il suffit d’être vrai. Constance était une femmeessentiellement vraie. Il s’agissait de parler au roi promptement.Au milieu de la conférence, on annonça monsieur de Vandenesse, etle duc s’écria : – Voilà votre sauveur&|160;! Madame Birotteaun’était pas inconnue à ce jeune homme, venu chez elle une ou deuxfois pour y demander de ces bagatelles souvent aussi importantesque de grandes choses. Le duc expliqua les intentions de LaBillardière. En apprenant le malheur qui accablait le filleul de lamarquise d’Uxelles, Vandenesse alla sur-le-champ avec LaBillardière chez le comte de Fontaine, en priant madame Birotteaude l’attendre. Monsieur le comte de Fontaine était, comme LaBillardière, un de ces braves gentilshommes de province, hérospresque inconnus qui firent la Vendée. Birotteau ne lui était pasétranger, il l’avait vu jadis à la Reine des Roses. Les gens quiavaient répandu leur sang pour la cause royale jouissaient à cetteépoque de priviléges que le Roi tenait secrets pour ne paseffaroucher les Libéraux. Monsieur de Fontaine, un des favoris deLouis XVIII, passait pour être dans toute sa confidence.Non-seulement le comte promit positivement une place, mais il vintchez le duc de Lenoncourt, alors de service, pour le prier de luiobtenir un moment d’audience dans la soirée, et de demander pour LaBillardière une audience de Monsieur, qui aimait particulièrementcet ancien diplomate vendéen. Le soir même, monsieur le comte deFontaine alla des Tuileries chez madame Birotteau lui annoncer queson mari serait, après son concordat, officiellement nommé à uneplace de deux mille cinq cents francs à la Caisse d’Amortissement,tous les services de la maison du roi se trouvant alors chargés denobles surnuméraires avec lesquels on avait pris des engagements.Ce succès n’était qu’une partie de la tâche de madame Birotteau. Lapauvre femme alla rue Saint-Denis, au Chat qui pelote, trouverJoseph Lebas. Pendant cette course, elle rencontra dans un brillantéquipage madame Roguin, qui sans doute faisait des emplettes. Sesyeux et ceux de la belle notaresse se croisèrent. La honte que lafemme heureuse ne put réprimer en voyant la femme ruinée donna ducourage à Constance.

– Jamais je ne roulerai carrosse avec le bien d’autrui, sedit-elle.

Bien reçue de Joseph Lebas, elle le pria de procurer à sa filleune place dans une maison de commerce respectable. Lebas ne promitrien&|160;; mais huit jours après Césarine eut la table, lelogement et mille écus dans la plus riche maison de nouveautés deParis, qui fondait un nouvel établissement dans le quartier desItaliens. La caisse et la surveillance du magasin étaient confiéesà la fille du parfumeur, qui, placée au-dessus de la premièredemoiselle, remplaçait le maître et la maîtresse de la maison.Quant à madame César, elle alla le jour même chez Popinot luidemander de tenir chez lui la caisse, les écritures et le ménage.Popinot comprit que sa maison était la seule où la femme duparfumeur pourrait trouver les respects qui lui étaient dus et uneposition sans infériorité. Le noble enfant lui donna trois millefrancs par an, la nourriture, son logement qu’il fit arranger, etprit pour lui la mansarde d’un commis. Ainsi la belle parfumeuse,après avoir joui pendant un mois des somptuosités de sonappartement, dut habiter l’effroyable chambre, ayant vue sur lacour obscure et humide, où Gaudissart, Anselme et Finot avaientinauguré l’Huile Céphalique.

Quand Molineux, nommé Agent par le tribunal de commerce, vintprendre possession de l’actif de César Birotteau, Constance aidéepar Célestin vérifia l’inventaire avec lui. Puis la mère et lafille sortirent, à pied, dans une mise simple, et allèrent chezleur oncle Pillerault sans retourner la tête, après avoir demeurédans cette maison le tiers de leur vie. Elles cheminèrent ensilence vers la rue des Bourdonnais, où elles dînèrent avec Césarpour la première fois depuis leur séparation. Ce fut un tristedîner. Chacun avait eu le temps de faire ses réflexions, de mesurerl’étendue de ses obligations et de sonder son courage. Tous troisétaient comme des matelots prêts à lutter avec le mauvais temps,sans se dissimuler le danger. Birotteau reprit courage en apprenantavec quelle sollicitude de grands personnages lui avaient arrangéun sort&|160;; mais il pleura quand il sut ce qu’allait devenir safille. Puis, il tendit la main à sa femme en voyant le courage aveclequel elle recommençait la vie. L’oncle Pillerault eut pour ladernière fois de sa vie les yeux mouillés à l’aspect du touchanttableau de ces trois êtres unis, confondus dans un embrassement aumilieu duquel Birotteau, le plus faible des trois, le plus abattu,leva la main en disant : Espérons&|160;!

– Pour économiser, dit l’oncle, tu logeras avec moi, garde machambre et partage mon pain. Il y a long-temps que je m’ennuied’être seul, tu remplaceras ce pauvre enfant que j’ai perdu. D’ici,tu n’auras qu’un pas pour aller, rue de l’Oratoire, à taCaisse.

– Dieu de bonté, s’écria Birotteau, au fort de l’orage uneétoile me guide.

En se résignant, le malheureux consomme son malheur. La chute deBirotteau se trouvait dès lors accomplie, il y donnait sonconsentement, il redevenait fort.

Après avoir déposé son bilan, un commerçant ne devrait pluss’occuper que de trouver une oasis en France ou à l’étranger pour yvivre sans se mêler de rien, comme un enfant qu’il est : la loi ledéclare mineur et incapable de tout acte légal, civil et civique.Mais il n’en est rien. Avant de reparaître, il attend unsauf-conduit que jamais ni juge-commissaire ni créancier n’ontrefusé, car s’il était rencontré sans cet exeat, il serait mis enprison, tandis que, muni de cette sauvegarde, il se promène enparlementaire dans le camp ennemi, non par curiosité, mais pourdéjouer les mauvaises intentions de la loi relativement auxfaillis. L’effet de toute loi qui touche à la fortune privée est dedévelopper prodigieusement les fourberies de l’esprit. La penséedes faillis, comme de tous ceux dont les intérêts sontcontre-carrés par une loi quelconque, est de l’annuler à leurégard. La situation de mort civil, où le failli reste comme unechrysalide, dure trois mois environ, temps exigé par les formalitésavant d’arriver au congrès où se signe entre les créanciers et ledébiteur un traité de paix, transaction appelée Concordat. Ce motindique assez que la concorde règne après la tempête soulevée entredes intérêts violemment contrariés.

Sur le vu du bilan, le tribunal de commerce nomme aussitôt unjuge-commissaire qui veille aux intérêts de la masse des créanciersinconnus et doit aussi protéger le failli contre les entreprisesvexatoires de ses créanciers irrités : double rôle qui seraitmagnifique à jouer, si les juges-commissaires en avaient le temps.Ce juge-commissaire investit un agent du droit de mettre la mainsur les fonds, les valeurs, les marchandises, en vérifiant l’actifporté dans le bilan&|160;; enfin le greffe indique une convocationde tous les créanciers, laquelle se fait au son de trompe desannonces dans les journaux. Les créanciers faux ou vrais sont tenusd’accourir et de se réunir afin de nommer des syndics provisoiresqui remplacent l’agent, se chaussent avec les souliers du failli,deviennent par une fiction de la loi le failli lui-même, et peuventtout liquider, tout vendre, transiger sur tout, enfin fondre lacloche au profit des créanciers, si le failli ne s’y oppose pas. Laplupart des faillites parisiennes s’arrêtent aux syndicsprovisoires, et voici pourquoi.

La nomination d’un ou plusieurs syndics définitifs est un desactes les plus passionnés auxquels puissent se livrer descréanciers altérés de vengeance, joués, bafoués, turlupinés,attrapés, dindonnés, volés et trompés. Quoiqu’en général lescréanciers soient trompés, volés, dindonnés, attrapés, turlupinés,bafoués et joués, il n’existe pas à Paris de passion commercialequi vive quatre-vingt-dix jours. En négoce, les effets de commercesavent seuls se dresser, altérés de paiement, à trois mois. Aquatre-vingt-dix jours tous les créanciers exténués de fatigue parles marches et contre-marches qu’exige une faillite dorment auprèsde leurs excellentes petites femmes. Ceci peut aider les étrangersà comprendre combien en France le provisoire est définitif : surmille syndics provisoires, il n’en est pas cinq qui deviennentdéfinitifs. La raison de cette abjuration des haines soulevées parla faillite va se concevoir. Mais il devient nécessaire d’expliqueraux gens qui n’ont pas le bonheur d’être négociants le drame d’unefaillite, afin de faire comprendre comment il constitue à Paris unedes plus monstrueuses plaisanteries légales, et comment la faillitede César allait être une énorme exception.

Ce beau drame commercial a trois actes distincts : l’acte del’Agent, l’acte des Syndics, l’acte du Concordat. Comme toutes lespièces de théâtre il offre un double spectacle : il a sa mise enscène pour le public et ses moyens cachés, il y a la représentationvue du parterre et la représentation vue des coulisses. Dans lescoulisses sont le failli et son Agréé, l’avoué des commerçants, lesSyndics et l’Agent, enfin le Juge-Commissaire. Personne hors Parisne sait, et personne à Paris n’ignore qu’un juge au tribunal decommerce est le plus étrange magistrat qu’une Société se soitpermis de créer. Ce juge peut craindre à tout moment sa justicepour lui-même. Paris a vu le président de son tribunal être forcéde déposer son bilan. Au lieu d’être un vieux négociant retiré desaffaires et pour qui cette magistrature serait la récompense d’unevie pure, ce juge est un commerçant surchargé d’énormesentreprises, à la tête d’une immense maison. La condition sine quânon de l’élection de ce juge, tenu de juger les avalanches deprocès commerciaux qui roulent incessamment dans la capitale, estd’avoir beaucoup de peine à conduire ses propres affaires. Cetribunal de commerce, au lieu d’avoir été institué comme une utiletransition d’où le négociant s’élèverait sans ridicule aux régionsde la noblesse, se compose de négociants en exercice, qui peuventsouffrir de leurs sentences en rencontrant leurs partiesmécontentes, comme Birotteau rencontrait du Tillet.

Le Juge-Commissaire est donc nécessairement un personnage devantlequel il se dit beaucoup de paroles, qui les écoute en pensant àses affaires et s’en remet de la chose publique aux syndics et àl’agréé, sauf quelques cas étranges et bizarres, où les vols seprésentent avec des circonstances curieuses, et lui font dire queles créanciers ou le débiteur sont des gens habiles. Ce personnage,placé dans le drame, comme un buste royal dans une salled’audience, se voit le matin, entre cinq et sept heures, à sonchantier, s’il est marchand de bois&|160;; dans sa boutique, si,comme jadis Birotteau, il est parfumeur, ou le soir après dîner,entre la poire et le fromage, d’ailleurs toujours horriblementpressé. Ainsi ce personnage est généralement muet. Rendons justiceà la loi : la législation, faite à la hâte qui régit la matière alié les mains au Juge-Commissaire, et dans plusieurs circonstancesil consacre des fraudes sans les pouvoir empêcher comme vousl’allez voir.

L’Agent, au lieu d’être l’homme des créanciers, peut devenirl’homme du débiteur. Chacun espère pouvoir grossir sa part en sefaisant avantager par le failli, auquel on suppose toujours destrésors cachés. L’Agent peut s’utiliser des deux côtés, soit enn’incendiant pas les affaires du failli, soit en attrapant quelquechose pour les gens influents : il ménage donc la chèvre et lechou. Souvent un Agent habile a fait rapporter le jugement, enrachetant les créances et en relevant le négociant, qui rebonditalors comme une balle élastique. L’Agent se tourne vers le râtelierle mieux garni, soit qu’il faille couvrir les plus forts créancierset découvrir le débiteur, soit qu’il faille immoler les créanciersà l’avenir du négociant. Ainsi, l’acte de l’Agent est l’actedécisif. Cet homme, ainsi que l’Agréé, joue la grande utilité danscette pièce où, l’un comme l’autre, ils n’acceptent leur rôle quesûrs de leurs honoraires. Sur une moyenne de mille faillites,l’Agent est neuf cent cinquante fois l’homme du failli. A l’époqueoù cette histoire eut lieu, presque toujours les Agréés venaienttrouver le Juge-Commissaire et lui présentaient un Agent à nommer,le leur, un homme à qui les affaires du négociant étaient connueset qui saurait concilier les intérêts de la masse et ceux del’homme honorable tombé dans le malheur. Depuis quelques années,les juges habiles se font indiquer l’Agent que l’on désire, afin dene pas le prendre, et tâchent d’en nommer un quasi-vertueux.

Pendant cet acte se présentent les créanciers, faux ou vrais,pour désigner les syndics provisoires qui sont, comme il est dit,définitifs. Dans cette assemblée électorale, ont droit de voterceux auxquels il est dû cinquante sous comme les créanciers decinquante mille francs : les voix se comptent et ne se pèsent pas.Cette assemblée, où se trouvent les faux électeurs introduits parle failli, les seuls qui ne manquent jamais à l’élection, proposentpour candidats les créanciers parmi lesquels le Juge-Commissaire,président sans pouvoir, est tenu de choisir les syndics. Ainsi, leJuge-Commissaire prend presque toujours de la main du failli lesSyndics qu’il lui convient d’avoir : autre abus qui rend cettecatastrophe un des plus burlesques drames que la justice puisseprotéger. L’homme honorable tombé dans le malheur, maître duterrain, légalise alors le vol qu’il a médité. Généralement lepetit commerce de Paris est pur de tout blâme. Quand un boutiquierarrive au dépôt de son bilan, le pauvre honnête homme a vendu lechâle de sa femme, a engagé son argenterie, a fait flèche de toutbois et a succombé les mains vides, ruiné, sans argent même pourl’Agréé, qui se soucie fort peu de lui.

La loi veut que le concordat qui remet au négociant une partiede sa dette et lui rend ses affaires soit voté par une certainemajorité de sommes et de personnes. Ce grand œuvre exige une habilediplomatie dirigée au milieu des intérêts contraires qui secroisent et se heurtent, par le failli, par ses syndics et sonagréé. La manœuvre habituelle, vulgaire, consiste à offrir, à laportion de créanciers qui fait la majorité voulue par la loi, desprimes à payer par le débiteur en outre des dividendes consentis auconcordat. A cette immense fraude il n’est aucun remède. Les trentetribunaux de commerce qui se sont succédé les uns aux autres leconnaissent pour l’avoir pratiqué. Eclairés par un long usage, ilsont fini dernièrement par se décider à annuler les effets entachésde fraude, et comme les faillis ont intérêt à se plaindre de cetteextorsion, les juges espèrent moraliser ainsi la faillite, mais ilsarriveront à la rendre encore plus immorale : les créanciersinventeront quelques actes encore plus coquins, que les jugesflétriront comme juges, et dont ils profiteront commenégociants.

Une autre manœuvre extrêmement en usage, à laquelle on doitl’expression de créancier sérieux et légitime, consiste à créer descréanciers, comme du Tillet avait créé une maison de banque, etd’introduire une certaine quantité de Claparons, sous la peaudesquels se cache le failli qui, dès lors, diminue d’autant ledividende des créanciers véritables, et se crée ainsi desressources pour l’avenir, tout en se ménageant la quantité de voixet de sommes nécessaires pour obtenir son concordat. Les créanciersgais et illégitimes sont comme de faux électeurs introduits dans leCollége Electoral. Que peut faire le créancier sérieux et légitimecontre les créanciers gais et illégitimes&|160;? s’en débarrasseren les attaquant&|160;! Bien. Pour chasser l’intrus, le créanciersérieux et légitime doit abandonner ses affaires, charger un Agrééde sa cause, lequel Agréé, n’y gagnant presque rien, préfèrediriger des faillites et mène peu rondement ce procillon. Pourdébusquer le créancier gai, besoin est d’entrer dans le dédale desopérations, de remonter à des époques éloignées, fouiller leslivres, obtenir par autorité de justice l’apport de ceux du fauxcréancier, découvrir l’invraisemblance de la fiction, la démontreraux juges du tribunal, plaider, aller, venir, chauffer beaucoup decœurs froids&|160;; puis, faire ce métier de don Quichotte àl’endroit de chaque créancier illégitime et gai, lequel, s’il vientà être convaincu de gaieté, se retire en saluant les juges et dit :- Excusez-moi, vous vous trompez, je suis très-sérieux. Le toutsans préjudice des droits du Failli, qui peut mener le donQuichotte en Cour royale. Durant ce temps, les affaires de donQuichotte vont mal, il est susceptible de déposer son bilan.

Morale : Le débiteur nomme ses Syndics, vérifie ses créances etarrange son Concordat lui-même.

D’après ces données, qui ne devine les intrigues, tours deSganarelle, inventions de Frontin, mensonges de Mascarille et sacsvides de Scapin que développent ces deux systèmes&|160;? Iln’existe pas de faillite où il ne s’en engendre assez pour fournirla matière des quatorze volumes de Clarisse Harlove à l’auteur quivoudrait les décrire. Un seul exemple suffira. L’illustre Gobseck,le maître des Palma, des Gigonnet, des Werbrust, des Keller et desNucingen, s’étant trouvé dans une faillite où il se proposait derudement mener un négociant qui l’avait su rouer, reçut en effets àéchoir après le concordat, la somme qui, jointe à celle desdividendes, formait l’intégralité de sa créance. Gobseck déterminal’acceptation d’un concordat qui consacrait soixante-quinze pourcent de remise au failli. Voilà les créanciers joués au profit deGobseck. Mais le négociant avait signé les effets illicites de saraison sociale en faillite&|160;; il put appliquer à ces effets ladéduction de soixante-quinze pour cent. Gobseck, le grand Gobseck,reçut à peine cinquante pour cent. Il saluait toujours son débiteuravec un respect ironique.

Toutes les opérations engagées par un failli dix jours avant safaillite pouvant être incriminées, quelques hommes prudents ontsoin d’entamer certaines affaires avec un certain nombre decréanciers dont l’intérêt est, comme celui du failli, d’arriver àun prompt concordat. Des créanciers très-fins vont trouver descréanciers très-niais ou très-occupés, leur peignent la faillite enlaid et leur achètent leurs créances la moitié de ce qu’ellesvaudront à la liquidation, et retrouvent alors leur argent par ledividende de leurs créances, et la moitié, le tiers ou le quartgagné sur les créances achetées.

La faillite est la fermeture plus ou moins hermétique d’unemaison où le pillage a laissé quelques sacs d’argent. Heureux lenégociant qui se glisse par la fenêtre, par le toit, par les caves,par un trou, qui prend un sac et grossit sa part&|160;! Dans cettedéroute où se crie le sauve-qui-peut de la Bérésina, tout estillégal et légal, faux et vrai, honnête et déshonnête. Un homme estadmiré s’il se couvre. Se couvrir est s’emparer de quelques valeursau détriment des autres créanciers. La France a retenti des débatsd’une immense faillite éclose dans une ville où siégeait une CourRoyale, et où les magistrats en comptes courants avec les failliss’étaient donné des manteaux en caoutchouc si pesants que lemanteau de la justice en fut troué. Force fut, pour cause desuspicion légitime, de déférer le jugement de la faillite dans uneautre Cour. Il n’y avait ni juge-commissaire, ni agent, ni coursouveraine possible dans l’endroit où la banqueroute éclata.

Cet effroyable gâchis commercial est si bien apprécié à Paris,qu’à moins d’être intéressé dans la faillite pour une sommecapitale, tout négociant, quelque peu affairé qu’il soit, acceptela faillite comme un sinistre sans assureurs, passe la perte aucompte des  » profits et pertes,  » et ne commet pas la sottise dedépenser son temps&|160;; il continue à brasser ses affaires. Quantau petit commerçant, harcelé par ses fins de mois, occupé de suivrele char de sa fortune, un procès effrayant de durée et coûteux àentamer l’épouvante&|160;; il renonce à voir clair, imite le grosnégociant, et baisse la tête en réalisant sa perte.

Les gros négociants ne déposent plus leur bilan, ils liquident àl’amiable : les créanciers donnent quittance en prenant ce qu’onleur offre. On évite alors le déshonneur, les délais judiciaires,les honoraires d’agréés, les dépréciations de marchandises. Chacuncroit que la faillite donnerait moins que la liquidation. Il y aplus de liquidations que de faillites à Paris.

L’acte des Syndics est destiné à prouver que tout syndic estincorruptible, qu’il n’y a jamais entre eux et le failli la moindrecollusion. Le parterre, qui a été plus ou moins Syndic, sait quetout Syndic est un créancier couvert. Il écoute, il croit ce qu’ilveut, et arrive à la journée du concordat, après trois moisemployés à vérifier les créances passives et les créances actives.Les Syndics Provisoires font alors à l’assemblée un petit rapportdont voici la formule générale :

 » Messieurs, il nous était dû à tous en bloc un million&|160;;nous avons dépecé notre homme comme une frégate sombrée : lesclous, les fers, les bois, les cuivres ont donné trois cent millefrancs. Nous avons donc trente pour cent de nos créances. Heureuxd’avoir trouvé cette somme quand notre débiteur pouvait ne nouslaisser que cent mille francs, nous le déclarons un Aristide, nouslui votons des primes d’encouragement, des couronnes, et proposonsde lui laisser son actif, en lui accordant dix ou douze ans pournous payer cinquante pour cent qu’il daigne nous promettre. Voicile concordat, passez au bureau, signez-le&|160;!  »

A ce discours, les heureux négociants se félicitent ets’embrassent. Après l’homologation de ce concordat, le failliredevient négociant comme devant&|160;; on lui rend son actif, ilrecommence ses affaires, sans être privé du droit de faire faillitedes dividendes promis, arrière-petite-faillite qui se voit souvent,comme un enfant mis au jour par une mère neuf mois après le mariagede sa fille.

Si le Concordat ne prend pas, les créanciers nomment alors desSyndics définitifs, prennent des mesures exorbitantes ens’associant pour exploiter les biens, le commerce de leur débiteur,saisissant tout ce qu’il aura, la succession de son père, de samère, de sa tante, etc. Cette rigoureuse mesure s’exécute au moyend’un contrat d’union.

Il y a donc deux faillites : la faillite du négociant qui veutressaisir les affaires, et la faillite du négociant qui, tombé dansl’eau, se contente d’aller au fond de la rivière. Pilleraultconnaissait bien cette différence. Il était, selon lui, comme selonRagon, aussi difficile de sortir pur de la première que de sortirriche de la seconde. Après avoir conseillé l’abandon général, ilalla s’adresser au plus honnête Agréé de la place pour le faireexécuter en liquidant la faillite et remettant les valeurs à ladisposition des créanciers. La loi veut que les créanciers donnent,pendant la durée de ce drame, des aliments au failli et à safamille. Pillerault fit savoir au Juge-Commissaire qu’ilpourvoirait aux besoins de sa nièce et de son neveu.

Tout avait été combiné par du Tillet pour rendre la faillite uneagonie constante à son ancien patron. Voici comment. Le temps estsi précieux à Paris que généralement dans les faillites, de deuxSyndics, un seul s’occupe des affaires… L’autre est pour la forme :il approuve, comme le second notaire dans les actes notariés. LeSyndic agissant se repose assez souvent sur l’Agréé. Par ce moyen,à Paris, les faillites du premier genre se mènent si rondement que,dans les délais voulus par la loi, tout est bâclé [Coquille duFurne : baclé.], ficelé, servi, arrangé&|160;! En cent jours, leJuge-Commissaire peut dire comme le ministre : L’ordre règne àVarsovie.

Du Tillet voulait la mort commerciale du parfumeur. Aussi le nomdes Syndics nommés par l’influence de du Tillet fut-il significatifpour Pillerault. Monsieur Bidault, dit Gigonnet, principalcréancier, devait ne s’occuper de rien&|160;; Molineux, le petitvieillard tracassier qui ne perdait rien, devait s’occuper de tout.Du Tillet avait jeté à ce petit chacal ce noble cadavre commercialà tourmenter en le dévorant.

Après l’assemblée où les créanciers nommèrent le syndicat, lepetit Molineux rentra chez lui, honoré, dit-il, des suffrages deses concitoyens, heureux d’avoir Birotteau à régenter, comme unenfant d’avoir à tracasser un insecte. Le propriétaire à cheval surla loi pria du Tillet de l’aider de ses lumières, et il acheta leCode de Commerce. Heureusement Joseph Lebas, prévenu parPillerault, avait tout d’abord obtenu du président de commettre unjuge-commissaire sagace et bienveillant. Gobenheim-Keller, que duTillet avait espéré avoir, se trouva remplacé par monsieur Camusot,juge-suppléant, le riche marchand de soieries libéral, propriétairede la maison où demeurait Pillerault, et homme honorable.

Une des plus horribles scènes de la vie de César fut saconférence obligée avec le petit Molineux, cet être qu’il regardaitcomme si nul et qui, par une Action de la loi, était devenu CésarBirotteau. Il dut aller, accompagné de son oncle, à la Cour Batave,monter les six étages et rentrer dans l’horrible appartement de cevieillard, son tuteur, son quasi-juge, le représentant de la massede ses créanciers.

– Qu’as-tu&|160;? dit Pillerault à César en entendant uneexclamation.

– Ah&|160;! mon oncle, vous ne savez pas quel homme est ceMolineux&|160;!

– Il y a quinze ans que je le vois de temps en temps au caféDavid, où il joue le soir aux dominos, aussi t’ai-jeaccompagné.

Monsieur Molineux fut d’une politesse excessive pour Pilleraultet d’une dédaigneuse condescendance pour son failli&|160;; le petitvieillard avait médité sa conduite, étudié les nuances de sonmaintien, préparé ses idées.

– Quels renseignements voulez-vous&|160;? dit Pillerault. Iln’existe aucune contestation relativement aux créances.

– Oh&|160;! dit le petit Molineux, les créances sont en règle,tout est vérifié. Les créanciers sont sérieux et légitimes&|160;!Mais la loi, monsieur, la loi&|160;! Les dépenses du failli sont endisproportion avec sa fortune… Il constate que le bal…

– Auquel vous avez assisté, dit Pillerault enl’interrompant.

– A coûté près de soixante mille francs, ou que cette somme aété dépensée en cette occasion, l’actif du failli n’allait pasalors à plus de cent et quelques mille francs… il y a lieu dedéférer le failli au juge extraordinaire sous l’inculpation debanqueroute simple.

– Est-ce votre avis&|160;? dit Pillerault en voyant l’abattementoù ce mot jeta Birotteau.

– Monsieur, je distingue : le sieur Birotteau était officiermunicipal…

– Vous ne nous avez pas fait venir apparemment pour nousexpliquer que nous allons être traduits en PoliceCorrectionnelle&|160;? dit Pillerault. Tout le café David rirait cesoir de votre conduite.

L’opinion du café David parut effaroucher beaucoup le petitvieillard, qui regarda Pillerault d’un air effaré. Le Syndiccomptait voir Birotteau seul, il s’était promis de se poser enarbitre souverain, en Jupiter. Il comptait effrayer Birotteau parle foudroyant réquisitoire préparé, brandir sur sa tête la hachecorrectionnelle, jouir de ses alarmes, de ses terreurs, puiss’adoucir en se laissant toucher, et rendre sa victime une âme àjamais reconnaissante. Au lieu de son insecte, il rencontrait levieux sphinx commercial.

– Monsieur, lui dit-il, il n’y a point à rire.

– Pardonnez-moi, répondit Pillerault. Vous traitez assezlargement avec monsieur Claparon&|160;; vous abandonnez lesintérêts de la masse afin de faire décider que vous serezprivilégié pour vos sommes. Or, je puis, comme créancier,intervenir. Le Juge-Commissaire est là.

– Monsieur, dit Molineux, je suis incorruptible.

– Je le sais, dit Pillerault, vous avez tiré seulement, comme ondit, votre épingle du jeu. Vous êtes fin, vous avez agi là commeavec votre locataire…

– Oh&|160;! monsieur, dit le Syndic redevenant propriétairecomme la chatte métamorphosée en femme court après une souris, monaffaire de la rue Montorgueil n’est pas jugée. Il est survenu cequ’on appelle un incident. Le locataire est Locataire Principal.Cet intrigant prétend aujourd’hui qu’ayant donné une annéed’avance, et n’ayant plus qu’une année à…

Ici Pillerault jeta sur César un coup d’oeil pour luirecommander la plus vive attention.

– Et, l’année étant payée, il peut dégarnir les lieux. Nouveauprocès. En effet, je dois conserver mes garanties jusqu’à parfaitpayement, il peut me devoir des réparations.

– Mais, dit Pillerault, la loi ne vous donne de garantie sur lesmeubles que pour des loyers.

– Et accessoires&|160;! dit Molineux attaqué dans son centre.L’article du Code est interprété par les arrêts rendus sur lamatière&|160;; il faudrait cependant une rectification législative.J’élabore en ce moment un mémoire à sa Grandeur le Garde des Sceauxsur cette lacune de la législation. Il serait digne du gouvernementde s’occuper des intérêts de la propriété&|160;; tout est là pourl’Etat, nous sommes la souche de l’impôt.

– Vous êtes bien capable d’éclairer le gouvernement, ditPillerault&|160;; mais en quoi pouvons-nous vous éclairer, nous,relativement à nos affaires&|160;?

– Je veux savoir, dit Molineux avec une emphatique autorité, simonsieur Birotteau a reçu des sommes de monsieur Popinot.

– Non, monsieur, dit Birotteau.

Il s’ensuivit une discussion sur les intérêts de Birotteau dansla maison Popinot, d’où il résulta que Popinot avait le droitd’être intégralement payé de ses avances, sans entrer dans lafaillite pour la moitié des frais d’établissement dus parBirotteau. Le Syndic Molineux, manœuvré par Pillerault, revintinsensiblement à des formes douces qui prouvaient combien il tenaità l’opinion des habitués du café David. Il finit par donner desconsolations à Birotteau et par lui offrir, ainsi qu’à Pillerault,de partager son modeste dîner. Si l’ex-parfumeur était venu seul,il eût peut-être irrité Molineux, et l’affaire se serait envenimée.En cette circonstance comme en quelques autres, le vieux Pilleraultfut un ange tutélaire.

Il est un horrible supplice que la loi commerciale impose auxfaillis : ils doivent comparaître en personne, entre leurs SyndicsProvisoires et leur Juge-Commissaire, à l’assemblée où leurscréanciers décident de leur sort. Pour un homme qui se metau-dessus de tout, comme pour le négociant qui cherche unerevanche, cette triste cérémonie est peu redoutable. Mais pour unhomme comme César Birotteau, cette scène est un supplice qui n’ad’analogie que dans le dernier jour d’un condamné à mort.Pillerault fit tout pour rendre à son neveu cet horrible joursupportable.

Voici quelles furent les opérations de Molineux, consenties parle failli. Le procès relatif aux terrains situés rue duFaubourg-du-Temple fut gagné en Cour Royale. Les Syndics décidèrentde vendre les propriétés, César ne s’y opposa point. Du Tillet,instruit des intentions du gouvernement concernant un canal quidevait joindre Saint-Denis à la haute Seine, en passant par lefaubourg du Temple, acheta les terrains de Birotteau pour la sommede soixante-dix mille francs. On abandonna les droits de César dansl’affaire des terrains de la Madeleine à monsieur Claparon, à lacondition qu’il abandonnerait de son côté toute réclamationrelative à la moitié due par Birotteau dans les fraisd’enregistrement et de passation de contrat, à la charge de payerle prix des terrains en touchant dans la faillite, le dividende quirevenait aux vendeurs. L’intérêt du parfumeur dans la maisonPopinot et compagnie fut vendu audit Popinot pour la somme dequarante-huit mille francs. Le fonds de la Reine des Roses futacheté par Célestin Crevel cinquante-sept mille francs avec ledroit au bail, les marchandises, les meubles, la propriété de laPâte des Sultanes, celle de l’Eau Carminative, et la location pourdouze ans de la fabrique, dont les ustensiles lui furent égalementvendus. L’actif liquide fut de cent quatre-vingt-quinze millefrancs auxquels les Syndics ajoutèrent soixante-dix mille francsproduits par les droits de Birotteau dans la liquidation del’infortuné Roguin. Ainsi le total atteignit à deux centcinquante-cinq mille francs. Le passif montait à quatre centquarante, il y avait plus de cinquante pour cent.

La faillite est comme une opération chimique, d’où le négocianthabile tâche de sortir gras. Birotteau, distillé tout entier danscette cornue, avait donné un résultat qui rendait du Tilletfurieux. Du Tillet croyait à une faillite déshonnête, il voyait unefaillite vertueuse. Peu sensible à son gain, car il allait avoirles terrains de là Madeleine sans bourse délier, il aurait voulu lepauvre détaillant déshonoré, perdu, vilipendé. Les créanciers, àl’assemblée générale, allaient sans doute porter le parfumeur entriomphe.

A mesure que le courage de Birotteau lui revenait, son oncle, ensage médecin, lui graduait les doses en l’initiant aux opérationsde la faillite. Ces mesures violentes étaient autant de coups. Unnégociant n’apprend pas sans douleur la dépréciation des choses quireprésentent pour lui tant d’argent, tant de soins. Les nouvellesque lui donnait son oncle le pétrifiaient.

– Cinquante-sept mille francs la Reine des Roses&|160;! mais lemagasin a coûté dix mille francs&|160;; mais les appartementscoûtent quarante mille francs&|160;; mais les mises de la fabrique,les ustensiles, les formes, les chaudières, ont coûté trente millefrancs&|160;; mais, à cinquante pour cent de remise, il se trouvepour dix mille francs dans ma boutique&|160;; mais la Pâte et l’Eausont une propriété qui vaut une ferme&|160;!

Ces jérémiades du pauvre César ruiné n’épouvantaient guèrePillerault. L’ancien négociant les écoutait comme un cheval reçoitune averse à une porte mais il était effrayé du morne silence quegardait le parfumeur quand il s’agissait de l’assemblée. Pour quicomprend les vanités et les faiblesses qui dans chaque sphèresociale atteignent l’homme, n’était-ce pas un horrible supplicepour ce pauvre homme que de revenir en failli dans lePalais-de-Justice commercial où il était entré juge&|160;? d’allerrecevoir des avanies là où il était allé tant de fois remercié desservices qu’il avait rendus&|160;? Lui Birotteau, dont les opinionsinflexibles à l’égard des faillis étaient connues de tout lecommerce parisien, lui qui avait dit :  » – On est encore honnêtehomme en déposant son bilan mais l’on sort fripon d’une assembléede créanciers&|160;!  » Son oncle étudia les heures favorables pourle familiariser avec l’idée de comparaître devant ses créanciersassemblés, comme la loi le voulait. Cette obligation tuaitBirotteau. Sa muette résignation faisait une vive impression surPillerault qui souvent la nuit, l’entendait à travers la cloisons’écriant : – Jamais&|160;! jamais&|160;! je serai mort avant.

Pillerault, cet homme si fort par la simplicité de sa vie,comprenait la faiblesse. Il résolut d’éviter à Birotteau lesangoisses auxquelles il pouvait succomber dans la scène terrible desa comparution devant les créanciers, scène inévitable&|160;! Laloi, sur ce point, est précise formelle, exigeante. Le négociantqui refuse de comparaître peut, pour ce seul fait, être traduit enpolice correctionnelle, sous la prévention de banqueroute simple.Mais si la loi force le failli à se présenter, elle n’a pas lepouvoir d’y faire venir le créancier. Une assemblée de créanciersn’est une cérémonie importante que dans des cas déterminés : parexemple s’il y a lieu de déposséder un fripon et de faire uncontrat d’union, s’il y a dissidence entre des créanciers favoriséset des créanciers lésés, si le concordat est ultrà-voleur et que lefailli ait besoin d’une majorité douteuse. Mais dans le cas d’unefaillite où tout est réalisé, comme dans le cas d’une faillite oùle fripon a tout arrangé, l’assemblée est une formalité.

Pillerault alla prier chaque créancier l’un après l’autre designer une procuration pour son agréé. Chaque créancier, du Tilletexcepté, plaignait sincèrement César après l’avoir abattu, carchacun savait comment se conduisait le parfumeur, combien seslivres étaient réguliers, combien ses affaires étaient claires :tous les créanciers étaient contents de ne voir parmi eux aucuncréancier gai. Molineux, d’abord Agent, puis Syndic, avait trouvéchez César tout ce que le pauvre homme possédait, même la gravured’Héro et Léandre donnée par Popinot, ses bijoux personnels, sonépingle, ses boucles d’or, ses deux montres, qu’un honnête hommeaurait emportées sans croire manquer à la probité. Constance avaitlaissé son modeste écrin. Cette touchante obéissance à la loifrappa vivement le Commerce. Les ennemis de Birotteau présentèrentces circonstances comme des signes de bêtise&|160;; mais les genssensés les montrèrent sous leur vrai jour, comme un magnifiqueexcès de probité. Deux mois après, l’opinion à la Bourse avaitchangé. Les gens les plus indifférents avouaient que cette failliteétait une des plus rares curiosités commerciales qui se fussentvues sur la place. Aussi les créanciers, sachant qu’ils allaienttoucher environ soixante pour cent, firent-ils tout ce que voulaitPillerault. Les agréés sont en très-petit nombre, il arriva doncque plusieurs créanciers eurent le même fondé de pouvoir.Pillerault finit par réduire cette formidable assemblée à troisagréés, à lui-même, à Ragon, aux deux Syndics et auJuge-Commissaire.

Le matin de ce jour solennel, Pillerault dit à son neveu : -César, tu peux aller sans crainte à ton assemblée aujourd’hui, tun’y trouveras personne.

Monsieur Ragon voulut accompagner son débiteur. Quand l’ancienmaître de la Reine des Roses fit entendre sa petite voix sèche, sonex-successeur pâlit&|160;; mais le bon petit vieux lui ouvrit lesbras, Birotteau s’y précipita comme un enfant dans les bras de sonpère, et les deux parfumeurs s’arrosèrent de leurs larmes. Lefailli reprit courage en voyant tant d’indulgence et monta enfiacre avec son oncle. A dix heures et demie précises, tous troisarrivèrent dans le cloître Saint-Merry, où dans ce temps se tenaitle Tribunal de Commerce. A cette heure, il n’y avait personne dansla salle des faillites. L’heure et le jour avaient été choisisd’accord avec les Syndics et le Juge-Commissaire. Les Agréésétaient là pour le compte de leurs clients. Ainsi rien ne pouvaitintimider César Birotteau. Cependant le pauvre homme ne vint pasdans le cabinet de monsieur Camusot, qui par hasard avait été lesien, sans une profonde émotion, et il frémissait de passer dans lasalle des faillites.

– Il fait froid, dit monsieur Camusot à Birotteau, ces messieursne seront pas fâchés de rester ici au lieu d’aller nous geler dansla salle. (Il ne dit pas le mot faillite.) Asseyez-vous,messieurs.

Chacun prit un siége, et le juge donna son fauteuil à Birotteauconfus. Les Agréés et les Syndics signèrent.

– Moyennant l’abandon de vos valeurs, dit Camusot à Birotteau,vos créanciers vous font, à l’unanimité, remise du restant de leurscréances, votre Concordat est conçu en des termes qui peuventadoucir votre chagrin&|160;; votre Agréé le fera promptementhomologuer : vous voilà libre. Tous les Juges du Tribunal, chermonsieur Birotteau, dit Camusot en lui prenant les mains, sonttouchés de votre position sans être surpris de votre courage, et iln’est personne qui n’ait rendu justice à votre probité. Dans lemalheur, vous avez été digne de ce que vous étiez ici. Voici vingtans que je suis dans le commerce, et voici la seconde fois que jevois un négociant tombé gagner encore dans l’estime publique.

Birotteau prit les mains du juge, et les lui serra les larmesaux yeux. Camusot lui demanda ce qu’il comptait faire, Birotteaurépondit qu’il allait travailler à payer ses créanciersintégralement.

– Si pour consommer cette noble tâche il vous fallait quelquesmille francs, vous les trouveriez toujours chez moi, dit Camusot,je les donnerais avec bien du plaisir pour être témoin d’un faitassez rare à Paris.

Pillerault, Ragon et Birotteau se retirèrent.

– Eh&|160;! bien, ce n’était pas la mer à boire, lui ditPillerault sur la porte du tribunal.

– Je reconnais vos œuvres, mon oncle, dit le pauvre hommeattendri.

– Vous voilà rétabli, nous sommes à deux pas de la rue desCinq-Diamants, venez voir mon neveu, lui dit Ragon.

Ce fut une cruelle sensation par laquelle Birotteau devaitpasser que de voir Constance assise dans un petit bureau àl’entresol bas et sombre situé au-dessus de la boutique, oùdominait un tableau montant au tiers de sa fenêtre, interceptant lejour, et sur lequel était écrit : A. POPINOT.

– Voilà l’un des lieutenants d’Alexandre, dit avec la gaieté dumalheur Birotteau en montrant le tableau.

Cette gaieté forcée, où se retrouvait naïvement l’inextinguiblesentiment de la supériorité que s’était crue Birotteau, causa commeun frisson à Ragon, malgré ses soixante-dix ans. César vit sa femmedescendant à Popinot des lettres à signer&|160;; il ne put niretenir ses larmes, ni empêcher son visage de pâlir.

– Bonjour, mon ami, lui dit-elle d’un air riant.

– Je ne te demanderai pas si tu es bien ici, dit César enregardant Popinot.

– Comme chez mon fils, répondit-elle avec un air attendri quifrappa l’ex-négociant.

Birotteau prit Popinot, l’embrassa en disant : – Je viens deperdre à jamais le droit de l’appeler mon fils.

– Espérons, dit Popinot. Votre huile marche, grâce à mes effortsdans les journaux, à ceux de Gaudissart qui a fait la Franceentière, qui l’a inondée d’affiches, de prospectus, et quimaintenant fait imprimer à Strasbourg des prospectus allemands, etva descendre comme une invasion sur l’Allemagne. Nous avons obtenule placement de trois mille grosses.

– Trois mille [Coquille du Furne : Trois milles.] grosses&|160;!dit César.

– Et j’ai acheté, dans le faubourg Saint-Marceau, un terrain,pas cher, où l’on construit une fabrique. Je conserverai celle dufaubourg du Temple.

– Ma femme, dit Birotteau à l’oreille de Constance, avec un peud’aide, on s’en serait tiré.

César, sa femme et sa fille se comprirent. Le pauvre employévoulut atteindre à un résultat sinon impossible, du moinsgigantesque : au payement intégral de sa dette&|160;! Ces troisêtres, unis par le lien d’une probité féroce, devinrent avares, etse refusèrent tout : un liard leur paraissait sacré. Par calcul,Césarine eut pour son commerce un dévouement de jeune fille. Ellepassait les nuits, s’ingéniait pour accroître la prospérité de lamaison, trouvait des dessins d’étoffes et déployait un géniecommercial inné. Les maîtres étaient obligés de modérer son ardeurau travail, ils la récompensaient par des gratifications&|160;;mais elle refusait les parures et les bijoux que lui proposaientses patrons. De l’argent&|160;! était son cri. Chaque mois, elleapportait ses appointements, ses petits gains, à son onclePillerault. Autant en faisait César, autant madame Birotteau. Toustrois se reconnaissant inhabiles, aucun d’eux ne voulant assumersur lui la responsabilité du mouvement des fonds, ils avaient remisà Pillerault la direction suprême du placement de leurs économies.Redevenu négociant, l’oncle tirait parti des fonds dans les reportsà la Bourse. On apprit plus tard qu’il avait été secondé dans cetteœuvre par Jules Desmarets et par Joseph Lebas, empressés l’un etl’autre de lui indiquer les affaires sans risques.

L’ancien parfumeur, qui vivait auprès de son oncle, n’osait lequestionner sur l’emploi des sommes acquises par ses travaux et parceux de sa fille et de sa femme. Il allait tête baissée par lesrues, dérobant à tous les regards son visage abattu, décomposé,stupide. César se reprochait de porter du drap fin.

– Au moins, disait-il avec un regard angélique à son oncle, jene mange pas le pain de mes créanciers. Votre pain me semble douxquoique donné par la pitié que je vous inspire, en songeant que,grâce à cette sainte charité, je ne vole rien sur mesappointements.

Les négociants qui rencontraient l’employé n’y retrouvaientaucun vestige du parfumeur. Les indifférents concevaient uneimmense idée des chutes humaines à l’aspect de cet homme au visageduquel le chagrin le plus noir avait mis son deuil&|160;; qui semontrait bouleversé par ce qui n’avait jamais apparu chez lui, lapensée&|160;! N’est pas détruit qui veut. Les gens légers, sansconscience, à qui tout est indifférent, ne peuvent jamais offrir lespectacle d’un désastre. La religion seule imprime un sceauparticulier sur les êtres tombés : ils croient à un avenir, à uneProvidence&|160;; il est en eux une certaine lueur qui les signale,un air de résignation sainte entremêlée d’espérance qui cause unesorte d’attendrissement&|160;; ils savent tout ce qu’il ont perducomme un ange exilé pleurant à la porte du ciel. Les faillis nepeuvent se présenter à la Bourse. César, chassé du domaine de laprobité, était une image de l’ange soupirant après le pardon.Pendant quatorze mois, plein des religieuses pensées que sa chutelui inspira, Birotteau refusa tout plaisir. Quoique sûr de l’amitiédes Ragon, il fut impossible de le déterminer à venir dîner chezeux, ni chez les Lebas, ni chez les Matifat, ni chez les Protez etChiffreville, ni même chez monsieur Vauquelin, qui touss’empressèrent d’honorer en César une vertu supérieure. Césaraimait mieux être seul dans sa chambre que de rencontrer le regardd’un créancier. Les prévenances les plus cordiales de ses amis luirappelaient amèrement sa position. Constance et Césarine n’allaientalors nulle part. Le dimanche et les fêtes, seuls jours où ellesfussent libres, ces deux femmes venaient à l’heure de la messeprendre César et lui tenaient compagnie chez Pillerault après avoiraccompli leurs devoirs religieux. Pillerault invitait l’abbéLoraux, dont la parole soutenait César dans sa vie d’épreuves, etils restaient alors en famille. L’ancien quincaillier avait lafibre de la probité trop sensible pour désapprouver lesdélicatesses de César. Aussi avait-il songé à augmenter le nombredes personnes au milieu desquelles le failli pouvait se montrer lefront blanc et l’oeil à hauteur d’homme.

Au mois de mai 1820, cette famille aux prises avec l’adversitéfut récompensée de ses efforts par une première fête que luiménagea l’arbitre de ses destinées. Le dernier dimanche de ce moisétait l’anniversaire du consentement donné par Constance à sonmariage avec César. Pillerault avait loué, de concert avec lesRagon, une petite maison de campagne à Sceaux, et l’ancienquincaillier voulut y pendre joyeusement la crémaillère.

– César, dit Pillerault à son neveu le samedi soir, demain nousallons à la campagne, et tu y viendras.

César, qui avait une superbe écriture, faisait le soir descopies pour Derville et pour quelques avoués. Or, le dimanche, munid’une permission curiale, il travaillait comme un nègre.

– Non, répondit-il, monsieur Derville attend après un compte detutelle.

– Ta femme et ta fille méritent bien une récompense. Tu netrouveras que nos amis : l’abbé Loraux, les Ragon, Popinot et sononcle. D’ailleurs, je le veux.

César et sa femme, emportés par le tourbillon des affaires,n’étaient jamais revenus à Sceaux, quoique de temps à autre tousdeux souhaitassent y retourner pour revoir l’arbre sous lequels’était presque évanoui le premier commis de la Reine des Roses.Pendant la route que César fit en fiacre avec sa femme et sa fille,et Popinot qui les menait, Constance jeta à son mari des regardsd’intelligence sans pouvoir amener sur ses lèvres un sourire. Ellelui dit quelques mots à l’oreille, il agita la tête pour touteréponse. Les douces expressions de cette tendresse, inaltérablemais forcée, au lieu d’éclaircir le visage de César, le rendirentplus sombre et amenèrent dans ses yeux quelques larmes réprimées.Le pauvre homme avait fait cette route vingt ans auparavant, riche,jeune, plein d’espoir, amoureux d’une jeune fille aussi belle quel’était maintenant Césarine&|160;; il rêvait alors le bonheur, etvoyait aujourd’hui dans le fond du fiacre sa noble enfant pâlie parles veilles, sa courageuse femme n’ayant plus que la beauté desvilles sur lesquelles ont passé les laves d’un volcan. L’amour seulétait resté&|160;! L’attitude de César étouffait la joie au cœur desa fille et d’Anselme qui lui représentaient la charmante scèned’autrefois.

– Soyez heureux, mes enfants, vous en avez le droit, leur dit cepauvre père d’un ton déchirant. Vous pouvez vous aimer sansarrière-pensée, ajouta-t-il.

Birotteau, en disant ces dernières paroles, avait pris les mainsde sa femme, et les baisait avec une sainte et admirative affectionqui toucha plus Constance que la plus vive gaieté. Quand ilsarrivèrent à la maison où les attendaient Pillerault, les Ragon,l’abbé Loraux et le juge Popinot, ces cinq personnes d’élite eurentun maintien, des regards et des paroles qui mirent César à sonaise, car toutes étaient émues de voir cet homme toujours aulendemain de son malheur.

– Allez vous promener dans les bois d’Aulnay, dit l’onclePillerault en mettant la main de César dans celles de Constance,allez-y avec Anselme et Césarine&|160;! vous reviendrez à quatreheures.

– Pauvres gens&|160;! nous les gênerions, dit madame Ragon,attendrie par la douleur vraie de son débiteur, il sera bien joyeuxtantôt.

– C’est le repentir sans la faute, dit l’abbé Loraux.

– Il ne pouvait se grandir que par le malheur, dit le juge.

Oublier est le grand secret des existences fortes etcréatrices&|160;; oublier à la manière de la nature, qui ne seconnaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystèresde ses infatigables enfantements, Les existences faibles, commeétait celle de Birotteau, vivent dans les douleurs, au lieu de leschanger en apophthegmes d’expérience&|160;; elles s’en saturent, ets’usent en rétrogradant chaque jour dans les malheurs consommés.Quand les deux couples eurent gagné le sentier qui mène aux boisd’Aulnay, posés comme une couronne sur un des plus jolis coteauxdes environs de Paris, et que la vallée aux Loups se montra danstoute sa coquetterie, la beauté du jour, la grâce du paysage, lapremière verdure et les délicieux souvenirs de la plus bellejournée de sa jeunesse, détendirent les cordes tristes dans l’âmede César : il serra le bras de sa femme contre son cœur palpitant,son oeil ne fut plus vitreux, la lumière du plaisir y éclata.

– Enfin, dit Constance à son mari, je te revois, mon pauvreCésar. Il me semble que nous nous comportons assez bien pour nouspermettre un petit plaisir de temps en temps.

– Et le puis-je&|160;? dit le pauvre homme. Ah&|160;! Constance,ton affection est le seul bien qui me reste. Oui, j’ai perdujusqu’à la confiance que j’avais en moi-même, je n’ai plus deforce, mon seul désir est de vivre assez pour mourir quitte avec laterre. Toi, chère femme, toi qui es ma sagesse et ma prudence, toiqui voyais clair, toi qui es irréprochable, tu peux avoir de lagaieté&|160;; moi seul, entre nous trois, je suis coupable. Il y adix-huit mois, au milieu de cette fatale fête, je voyais maConstance, la seule femme que j’aie aimée, plus belle peut-être quene l’était la jeune personne avec laquelle j’ai couru dans cesentier il y a vingt ans, comme courent nos enfants&|160;!… Envingt mois, j’ai flétri cette beauté, mon orgueil, un orgueilpermis et légitime. Je t’aime davantage en te connaissant mieux…Oh&|160;! chère&|160;! dit-il en donnant à ce mot une expressionqui atteignit au cœur de sa femme, je voudrais bien t’entendregronder, au lieu de te voir caresser ma douleur.

– Je ne croyais pas, dit-elle, qu’après vingt ans de ménagel’amour d’une femme pour son mari pût s’augmenter.

Ce mot fit oublier pour un moment à César tous ses malheurs, caril avait tant de cœur que ce mot était une fortune. Il s’avançadonc presque joyeux vers leur arbre, qui, par hasard, n’avait pasété abattu. Les deux époux s’y assirent en regardant Anselme etCésarine qui tournaient sur la même pelouse sans s’en apercevoir,croyant peut-être aller toujours droit devant eux.

– Mademoiselle, disait Anselme, me croyez-vous assez lâche etassez avide pour avoir profité de l’acquisition de la part de votrepère dans l’Huile Céphalique&|160;? Je lui conserve avec amour samoitié, je la lui soigne. Avec ses fonds, je fais l’escompte&|160;;s’il y a des effets douteux, je les prends de mon côté. Nous nepouvons être l’un à l’autre que le lendemain de la réhabilitationde votre père, et j’avance ce jour-là de toute la force que donnel’amour.

L’amant s’était bien gardé de dire ce secret à sa belle-mère.Chez les amants les plus innocents, il y a toujours le désir deparaître grands aux yeux de leurs maîtresses.

– Et sera-ce bientôt&|160;? dit-elle.

– Bientôt, dit Popinot d’un ton si pénétrant, que la chaste etpure Césarine tendit son front au cher Anselme qui y mit un baiseravide et respectueux, tant il y avait de noblesse dans l’action decette enfant.

– Papa, tout va bien, dit-elle à César d’un air fin. Soisgentil, cause, quitte ton air triste.

Quand cette famille si unie rentra dans la maison de Pillerault,César, quoique peu observateur, aperçut chez les Ragon unchangement de manières qui décelait quelque événement. L’accueil demadame Ragon fut particulièrement onctueux, son regard et sonaccent disaient à César : Nous sommes payés.

Au dessert, le notaire de Sceaux se présenta&|160;; l’onclePillerault le fit asseoir, et regarda Birotteau qui commençait àsoupçonner une surprise, sans pouvoir en imaginer l’étendue.

– Mon neveu, depuis quatorze mois, les économies de ta femme, deta fille et les tiennes ont produit quinze mille francs. J’ai reçutrente mille francs pour le dividende de ma créance, nous avonsdonc quarante-cinq mille francs à donner à tes créanciers. MonsieurRagon a reçu trente mille francs pour son dividende, monsieur lenotaire de Sceaux t’apporte donc une quittance du paiementintégral, intérêts compris, fait à tes amis. Le reste de la sommeest chez Crottat, pour Lourdois, la mère Madou, le maçon, lecharpentier, et tes créanciers les plus pressés. L’année prochaine,nous verrons. Avec le temps et la patience, on va loin.

La joie de Birotteau ne se décrit pas, il se jeta dans les brasde son oncle en pleurant.

– Qu’il porte aujourd’hui sa croix, dit Ragon à l’abbéLoraux.

Le confesseur attacha le ruban rouge à la boutonnière del’employé, qui se regarda pendant la soirée a vingt reprises dansles glaces du salon, en manifestant un plaisir dont auraient ri desgens qui se croient supérieurs, et que ces bons bourgeoistrouvaient naturel. Le lendemain, Birotteau se rendit chez madameMadou.

– Ah&|160;! vous voilà, bon sujet, dit-elle, je ne vousreconnaissais pas, tant vous avez blanchi. Cependant, vous nepâtissez pas, vous autres : vous avez des places. Moi, je me donneun mal de chien caniche qui tourne une mécanique, et qui mérite lebaptême.

– Mais, madame…

– Hé&|160;! ce n’est pas un reproche, dit-elle, vous avezquittance.

– Je viens vous annoncer que je vous paierai chez MaîtreCrottat, notaire, aujourd’hui, le reste de votre créance et lesintérêts…

– Est-ce vrai&|160;?

– Soyez chez lui à onze heures et demie…

– En voilà de l’honneur, à la bonne mesure et les quatre aucent, dit-elle en admirant avec naïveté Birotteau. Tenez, mon chermonsieur, je fais de bonnes affaires avec votre petit rouge, il estgentil, il me laisse gagner gros sans chicaner les prix afin dem’indemniser&|160;; eh&|160;! bien, je vous donnerai quittance,gardez votre argent, mon pauvre vieux&|160;! La Madou s’allume,elle est piailleuse, mais elle a de ça, dit-elle en se frappant lesplus volumineux coussins de chair vive qui aient été connus auxHalles.

– Jamais, dit Birotteau, la loi est précise, je veux vous payerintégralement.

– Alors, je ne me ferai pas prier long-temps, dit-elle. Etdemain, à la Halle, je cornerai votre honneur&|160;; elle est rare,la farce&|160;!

Le bonhomme eut la même scène chez le peintre en bâtiments, lebeau-père de Crottat, mais avec des variantes. Il pleuvait. Césarlaissa son parapluie dans un coin de la porte, et le peintreenrichi, voyant l’eau faire son chemin dans la belle salle à mangeroù il déjeunait avec sa femme, ne fut pas tendre.

– Allons, que voulez-vous, mon pauvre père Birotteau&|160;?dit-il du ton dur que beaucoup de gens prennent pour parler à desmendiants importuns.

– Monsieur, votre gendre ne vous a donc pas dit…

– Quoi&|160;? reprit Lourdois impatienté en croyant à quelquedemande.

– De vous trouver chez lui ce matin, à onze heures et demie,pour me donner quittance du paiement intégral de votrecréance&|160;?…

– Ah&|160;! c’est différent, asseyez vous donc là, monsieurBirotteau, mangez donc un morceau avec nous…

– Faites-nous le plaisir de partager notre déjeuner, dit madameLourdois.

– Ça va donc bien&|160;? lui demanda le gros Lourdois.

– Non, monsieur, il a fallu déjeuner tous les jours avec uneflûte à mon bureau pour amasser quelque argent, mais avec le tempsj’espère réparer les dommages faits à mon prochain.

– Vraiment, dit le peintre en avalant une tartine chargée depâté de foie gras, vous êtes un homme d’honneur.

– Et que fait madame Birotteau&|160;? dit madame Lourdois.

– Elle tient les livres et la caisse chez monsieur AnselmePopinot.

– Pauvres gens, dit madame Lourdois à voix basse à son mari.

– Si vous aviez besoin de moi, mon cher monsieur Birotteau,venez me voir, dit Lourdois, je pourrais vous aider…

– J’ai besoin de vous à onze heures, monsieur, dit Birotteau quise retira.

Ce premier résultat donna du courage au failli, sans lui rendrele repos. Le désir de reconquérir l’honneur agita démesurément savie. Il perdit entièrement la fleur qui décorait son visage, sesyeux s’éteignirent et son visage se creusa. Quand d’anciennesconnaissances le rencontraient le matin à huit heures, ou le soir àquatre heures, allant à la rue de l’Oratoire ou en revenant, vêtude la redingote qu’il avait au moment de sa chute et qu’ilménageait comme un pauvre sous-lieutenant ménage son uniforme, lescheveux entièrement blancs, pâle, craintif, quelques-unsl’arrêtaient malgré lui, car son oeil était alerte, il se coulaitle long des murs à la façon des voleurs.

– On connaît votre conduite, mon ami, disait-on&|160;; tout lemonde regrette la rigueur avec laquelle vous vous traitezvous-même, ainsi que votre fille et votre femme.

– Prenez un peu plus de temps, disaient les autres, plaied’argent n’est pas mortelle.

– Non, mais bien la plaie de l’âme, répondit un jour à Matifatle pauvre César affaibli.

Au commencement de l’année 1822, le canal Saint-Martin futdécidé. Les terrains situés dans le faubourg du Temple arrivèrent àdes prix fous. Le projet coupa précisément en deux la propriété dedu Tillet, autrefois celle de César Birotteau. La compagnie à quifut concédé le canal accéda à un prix exorbitant si le banquierpouvait livrer son terrain dans un temps donné. Le bail consentipar César à Popinot empêchait l’affaire. Le banquier vint rue desCinq-Diamants voir le droguiste. Si Popinot était indifférent à duTillet, le fiancé de Césarine portait à cet homme une haineinstinctive. Il ignorait le vol et les infâmes combinaisonscommises par l’heureux banquier, mais une voix intérieure luicriait : Cet homme est un voleur impuni. Popinot n’eût pas fait lamoindre affaire avec lui, sa présence lui était odieuse. En cemoment surtout, il voyait du Tillet s’enrichissant des dépouillesde son ancien patron, car les terrains de la Madeleine commençaientà s’élever à des prix qui présageaient les valeurs exorbitantesauxquelles ils atteignirent en 1827. Aussi, quand le banquier eutexpliqué le motif de sa visite, Popinot le regarda-t-il avec uneindignation concentrée.

– Je ne veux point vous refuser mon désistement du bail, mais ilme faut soixante mille francs, et je ne rabattrai pas un liard.

– Soixante francs s’écria du Tillet en faisant un mouvement deretraite.

– J’ai encore quinze ans de bail, je dépenserai par an troismille francs de plus pour me remplacer une fabrique. Ainsi,soixante mille francs, ou ne causons pas davantage dit Popinot enrentrant dans sa boutique où le suivit du Tillet.

La discussion s’échauffa, le nom de Birotteau fut prononcé,madame César descendit et vit du Tillet pour la première foisdepuis le fameux bal. Le banquier ne put retenir un mouvement desurprise à l’aspect des changements qui s’étaient opérés chez sonancienne patronne et il baissa les yeux, effrayé de sonouvrage.

– Monsieur, dit Popinot à madame César, trouve de vos terrainstrois cent mille francs et il nous refuse soixante mille francsd’indemnité pour notre bail…

– Trois mille francs de rente, dit du Tillet avec emphase.

– Trois mille francs, répéta madame César d’un ton simple etpénétrant.

Du Tillet pâlit, Popinot regarda madame Birotteau. Il y eut unmoment de silence profond qui rendit cette scène encore plusinexplicable pour Anselme.

– Signez-moi votre désistement que j’ai fait préparer parCrottat, dit du Tillet en tirant un papier timbré de sa poche decôté, je vais vous donner un bon sur la Banque de soixante millefrancs. Popinot regarda madame César sans dissimuler son profondétonnement, il croyait rêver. Pendant que du Tillet signait son bonsur une table à pupitre élevé, Constance disparut et remonta dansl’entresol. Le droguiste et le banquier échangèrent leurs papiers.Du Tillet sortit en saluant Popinot froidement.

– Enfin dans quelques mois dit Popinot qui regarda du Tillets’en allant rue des Lombards où son cabriolet était arrêté, grâce àcette singulière affaire, j’aurai ma Césarine. Ma pauvre petitefemme ne se brûlera plus le sang à travailler. Comment&|160;! unregard de madame César a suffi&|160;! Qu’y a-t-il entre elle et cebrigand&|160;? Ce qui vient de se passer est bienextraordinaire.

Popinot envoya toucher le bon à la Banque et remonta pour parlerà madame Birotteau. Il ne la trouva pas à la caisse, elle étaitsans doute dans sa chambre. Anselme et Constance vivaient commevivent un gendre et une belle-mère quand un gendre et unebelle-mère se contiennent&|160;; il alla donc dans l’appartement demadame César avec l’empressement naturel à un amoureux qui toucheau bonheur. Le jeune négociant fut prodigieusement surpris detrouver sa future belle-mère, auprès de laquelle il arriva par unsaut de chat lisant une lettre de du Tillet, car Anselme reconnutl’écriture de l’ancien premier commis de Birotteau. Une chandelleallumée, les fantômes noirs et agités de lettres brûlées sur lecarreau firent frissonner Popinot qui, doué d’une vue perçante,avait vu sans le vouloir cette phrase au commencement de la lettreque tenait sa belle-mère :

Je vous adore&|160;! vous le savez, ange de ma vie, etpourquoi…

– Quel ascendant avez-vous donc sur du Tillet pour lui faireconclure une semblable affaire&|160;? dit-il en riant de ce rireconvulsif que donne un mauvais soupçon réprimé.

– Ne parlons pas de cela, dit-elle en laissant voir un horribletrouble.

– Oui, répondit Popinot tout étourdi, parlons de la fin de vospeines.

Anselme pirouetta sur ses talons et alla jouer du tambour avecses doigts sur les vitres, en regardant dans la cour.

– Hé&|160;! bien, se dit-il, quand elle aurait aimé du Tillet,pourquoi ne me conduirais-je pas en honnête homme&|160;?

– Qu’avez-vous, mon enfant, dit la pauvre femme.

– Le compte des bénéfices nets de l’Huile Céphalique se monte àdeux cent quarante-deux mille francs, la moitié est de centvingt-un, dit brusquement Popinot. Si je retranche de cette sommeles quarante-huit mille francs donnés à monsieur Birotteau, il enreste soixante-treize mille qui joints aux soixante mille francs dela cession du bail, vous donnent cent trente-trois millefrancs.

Madame César écoutait dans des anxiétés de bonheur qui la firentpalpiter si violemment que Popinot entendait les battements ducœur.

– Eh&|160;! bien j’ai toujours considéré monsieur Birotteaucomme mon associé reprit-il, nous pouvons disposer de cette sommepour rembourser ses créanciers. En l’ajoutant à celle de vingt-huitmille francs de vos économies placés par notre oncle Pillerault,nous avons cent soixante et un mille francs. Notre oncle ne nousrefusera pas quittance de ses vingt-cinq mille francs. Aucunepuissance humaine ne peut m’empêcher de prêter à mon beau-père, encompte sur les bénéfices de l’année prochaine, la somme nécessaireà parfaire les sommes dues à ses créanciers… Et… il… sera…réhabilité.

– Réhabilité, cria madame César en pliant le genou sur sachaise, joignant les mains et récitant une prière après avoir lâchéla lettre. Cher Anselme, dit-elle après s’être signée, cherenfant&|160;! Elle le prit par la tête, le baisa au front, le serrasur sou cœur, et fit mille folies. – Césarine est bien à toi&|160;!ma fille sera donc bien heureuse. Elle sortira de cette maison oùelle se tue.

– Par amour, dit Popinot.

– Oui, répondit la mère en souriant.

– Ecoutez un petit secret, dit Popinot en regardant la fatalelettre du coin de l’oeil. J’ai obligé Célestin pour lui faciliterl’acquisition de votre fonds, mais j’ai mis une condition à monobligeance. Votre appartement est comme vous l’avez laissé. J’avaisune idée, mais je ne croyais pas que le hasard nous favoriseraitautant. Célestin est tenu de vous sous-louer votre ancienappartement, où il n’a pas mis le pied et dont tous les meublesseront à vous. Je me suis réservé le second étage pour y demeureravec Césarine, qui ne vous quittera jamais. Après mon mariage, jeviendrai passer ici les matinées de huit heures du matin à sixheures du soir. Pour vous refaire une fortune, j’achèterai centmille francs l’intérêt de monsieur César, et vous aurez ainsi, avecsa place, huit mille livres de rentes. Ne serez-vous pasheureuse&|160;?

– Ne me dites plus rien, Anselme, ou je deviens folle.

L’angélique attitude de madame César et la pureté de ses yeux,l’innocence de son beau front démentaient si magnifiquement lesmille idées qui tournoyaient dans la cervelle de l’amoureux, qu’ilvoulut en finir avec les monstruosités de sa pensée. Une fauteétait inconciliable avec la vie et les sentiments de la nièce dePillerault.

– Ma chère mère adorée, dit Anselme, il vient d’entrer malgrémoi dans mon âme un horrible soupçon. Si vous voulez me voirheureux vous le détruirez à l’instant même.

Popinot avait avancé la main sur la lettre et s’en étaitemparé.

– Sans le vouloir, reprit-il effrayé de la terreur qui sepeignait sur le visage de Constance, j’ai lu les premiers mots decette lettre écrite par du Tillet. Ces mots coïncident sisingulièrement avec l’effet que vous venez de produire endéterminant la prompte adhésion de cet homme à mes follesexigences, que tout homme l’expliquerait comme le démon mel’explique malgré moi. Votre regard, trois mots ont suffi…

– N’achevez pas, dit madame César en reprenant la lettre et labrûlant aux yeux d’Anselme. Mon enfant, je suis bien cruellementpunie d’une faute minime. Sachez donc tout, Anselme : je ne veuxpas que le soupçon inspiré par la mère nuise à la fille, etd’ailleurs je puis parler sans avoir à rougir, je dirais à mon marice que je vais vous avouer. Du Tillet a voulu me séduire, mon marifut aussitôt prévenu, du Tillet dut être renvoyé. Le jour où monmari allait le remercier, il nous a pris trois millefrancs&|160;!

– Ha&|160;! je m’en doutais, dit Popinot en exprimant toute sahaine par son accent.

– Anselme, votre avenir, votre bonheur exigent cetteconfidence&|160;; mais elle doit mourir dans votre cœur comme elleétait morte dans le mien et dans celui de César. Vous devez voussouvenir de la gronde de mon mari à propos d’une erreur de caisse.Monsieur Birotteau, pour éviter un procès et ne pas perdre cethomme, remit sans doute à la caisse trois mille francs, le prix dece châle de cachemire que je n’ai eu que trois ans après. Voilà monexclamation expliquée. Hélas&|160;! mon cher enfant, je vousavouerai mon enfantillage : du Tillet m’avait écrit trois lettresd’amour, qui le peignaient si bien, dit-elle en soupirant etbaissant les yeux, que je les avais gardées… comme curiosité. Je neles ai pas relues plus d’une fois. Mais enfin il était imprudent deles conserver. En revoyant du Tillet, j’y ai songé, je suis montéechez moi pour les brûler, et je regardais la dernière quand vousêtes entré… Voilà tout, mon ami.

Anselme mit un genou en terre et baisa la main de madame Césaravec une admirable expression qui leur fit venir des larmes auxyeux à l’un et à l’autre. Sa belle-mère le releva, lui tendit lesbras et le serra sur son cœur.

Ce jour devait être un jour de joie pour César. Le secrétaireparticulier du roi, monsieur de Vandenesse, vint au bureau luiparler. Ils sortirent ensemble dans la petite cour de la Caissed’amortissement.

– Monsieur Birotteau, dit le vicomte de Vandenesse, vos effortspour payer vos créanciers ont été par hasard connus du roi. SaMajesté, touchée d’une conduite si rare, et sachant que, parhumilité, vous ne portiez pas l’ordre de la Légion-d’Honneur,m’envoie vous ordonner d’en reprendre l’insigne. Puis, voulant vousaider à remplir vos obligations, elle m’a chargé de vous remettrecette somme, prise sur sa cassette particulière, en regrettant dene pouvoir faire davantage. Que ceci demeure dans un profondsecret, car Sa Majesté trouve peu royale la divulgation officiellede ses bonnes œuvres, dit le secrétaire intime en remettant sixmille francs à l’employé qui pendant ce discours éprouvait dessensations inexprimables.

Birotteau n’eut sur les lèvres que des mots sans suite àbalbutier, Vandenesse le salua de la main en souriant. Le sentimentqui animait le pauvre César est si rare dans Paris, que sa vieavait insensiblement excité l’admiration. Joseph Lebas, le jugePopinot, Camusot, l’abbé Loraux, Ragon, le chef de la maisonimportante où était Césarine, Lourdois, monsieur de La Billardièreen avaient parlé. L’opinion, déjà changée à son égard, le portaitaux nues.

– Voilà un homme d’honneur&|160;! Ce mot avait déjà plusieursfois retenti à l’oreille de César quand il passait dans la rue, etlui donnait l’émotion qu’éprouve un auteur en entendant dire : Levoilà&|160;! Cette belle renommée assassinait du Tillet. QuandCésar eut les billets de banque envoyés par le souverain, sapremière pensée fut de les employer à payer son ancien commis. Lebonhomme alla rue de la Chaussée-d’Antin, en sorte que quand lebanquier rentra chez lui de ses courses, il s’y rencontra dansl’escalier avec son ancien patron.

– Eh&|160;! bien, mon pauvre Birotteau&|160;? dit-il d’un airpatelin.

– Pauvre&|160;? s’écria fièrement le débiteur. Je suis bienriche. Je poserai ma tête sur mon oreiller ce soir avec lasatisfaction de savoir que je vous ai payé.

Cette parole pleine de probité fut une rapide torture pour duTillet, car malgré l’estime générale il ne s’estimait pas lui-même,une voix inextinguible lui criait : – Cet homme estsublime&|160;!

– Me payer&|160;! quelles affaires faites-vous donc&|160;?

Sûr que du Tillet n’irait pas répéter sa confidence, l’ancienparfumeur dit : – Je ne reprendrai jamais les affaires, monsieur.Aucune puissance humaine ne pouvait prévoir ce qui m’est arrivé.Qui sait si je ne serais pas victime d’un autre Roguin&|160;? Maisma conduite a été mise sous les yeux du roi, son cœur a daignécompatir à mes efforts, et il les a encouragés en m’envoyant àl’instant une somme assez importante qui…

– Vous faut-il une quittance&|160;? dit du Tillet enl’interrompant, payez-vous&|160;?…

– Intégralement, et même les intérêts&|160;; aussi vais-je vousprier de venir à deux pas d’ici, chez monsieur Crottat.

– Par devant notaire&|160;!

– Mais, monsieur, dit César, il ne m’est pas défendu de songer àla réhabilitation, et les actes authentiques sont alorsirrécusables…

– Allons, dit du Tillet qui sortit avec Birotteau, allons, iln’y a qu’un pas. Mais où prenez-vous tant d’argent&|160;?reprit-il.

– Je ne le prends pas, dit César, je le gagne à la sueur de monfront.

– Vous devez une somme énorme à la maison Claparon.

– Hélas&|160;! oui, là est ma plus forte dette, je crois bienmourir à la peine.

– Vous ne pourrez jamais le payer, dit durement du Tillet.

– Il a raison, pensa Birotteau.

Le pauvre homme, en revenant chez lui, passa par la rueSaint-Honoré, par mégarde, car il faisait toujours un détour pourne pas voir sa boutique ni les fenêtres de son appartement. Pour lapremière fois, depuis sa chute, il revit cette maison où dix-huitans de bonheur avaient été effacés par les angoisses de troismois.

– J’avais bien cru finir là mes jours, se dit-il en hâtant lepas. Il avait aperçu la nouvelle enseigne :

CELESTIN CREVEL,

SUCCESSEUR DE CESAR BIROTTEAU.

– J’ai la berlue. N’est-ce pas, Césarine&|160;? s’écria-t-il ense souvenant d’avoir aperçu une tête blonde à la fenêtre.

Il vit effectivement sa fille, sa femme et Popinot. Les amoureuxsavaient que Birotteau ne passait jamais devant son anciennemaison. Incapables d’imaginer ce qui lui arrivait, ils étaientvenus prendre quelques arrangements relatifs à la fête qu’ilsméditaient de donner à César. Cette bizarre apparition étonna sivivement Birotteau, qu’il resta planté sur ses jambes.

– Voilà monsieur Birotteau qui regarde son ancienne maison, ditmonsieur Molineux au marchand établi en face de la Reine desRoses.

– Pauvre homme, dit l’ancien voisin du parfumeur, il a donné làun des plus beaux bals… Il y avait deux cents voitures.

– J’y étais, il a fait faillite trois mois après, dit Molineux,j’ai été syndic.

Birotteau se sauva, les jambes tremblantes, et accourut chez sononcle Pillerault.

Pillerault, instruit de ce qui s’était passé rue desCinq-Diamants, pensait que son neveu soutiendrait difficilement lechoc d’une joie aussi grande que celle causée par saréhabilitation, car il était le témoin journalier des vicissitudesmorales de ce pauvre homme, toujours en présence de ses inflexiblesdoctrines relatives aux faillis, et dont toutes les forces étaientemployées à toute heure. L’honneur était pour César un mort quipouvait avoir son jour de Pâques. Cet espoir rendait sa douleurincessamment active. Pillerault prit sur lui de préparer son neveuà recevoir la bonne nouvelle. Quand Birotteau rentra chez sononcle, il le trouva pensant aux moyens d’arriver à son but. Aussila joie avec laquelle l’employé raconta le témoignage d’intérêt quele roi lui avait donné parut-elle de bon augure à Pillerault, etl’étonnement d’avoir vu Césarine à la Reine des Roses fut-il uneexcellente entrée en matière.

– Eh&|160;! bien, César, dit Pillerault, sais-tu d’où cela tevient&|160;? De l’impatience qu’a Popinot d’épouser Césarine. Iln’y tient plus, et ne doit pas, pour tes exagérations de probité,laisser passer sa jeunesse à manger du pain sec à la fumée d’un bondîner. Popinot veut te donner les fonds nécessaires au paiementintégral de tes créanciers…

– Il achète sa femme, dit Birotteau.

– N’est-ce pas honorable de faire réhabiliter sonbeau-père&|160;?

– Mais il y aurait lieu à contestation. D’ailleurs…

– D’ailleurs, dit l’oncle en jouant la colère, tu peux avoir ledroit de t’immoler, mais tu ne saurais immoler ta fille.

Il s’engagea la plus vive discussion, que Pillerault échauffaità dessein.

– Eh&|160;! si Popinot ne te prêtait rien, s’écria Pillerault,s’il t’avait considéré comme son associé, s’il avait regardé leprix donné à tes créanciers pour ta part dans l’Huile comme uneavance de bénéfices, afin de ne pas te dépouiller…

– J’aurais l’air d’avoir, de concert avec lui, trompé mescréanciers.

Pillerault feignit de se laisser battre par cette raison. Ilconnaissait assez le cœur humain pour savoir que durant la nuit ledigne homme se querellerait avec lui-même sur ce point&|160;; etcette discussion intérieure l’accoutumait à l’idée de saréhabilitation.

– Mais pourquoi, dit-il en dînant, ma femme et ma filleétaient-elles dans mon ancien appartement&|160;?

– Anselme veut le louer pour s’y loger avec Césarine. Ta femmeest de son parti. Sans t’en rien dire, ils sont allés faire publierles bans, afin de te forcer à consentir. Popinot dit qu’il auramoins de mérite à épouser Césarine après ta réhabilitation. Tuprends les six mille francs du roi, tu ne veux rien accepter de tesparents&|160;! Moi, je puis bien te donner quittance de ce qui merevient, me refuserais-tu&|160;?

– Non, dit César, mais cela ne m’empêcherait pas d’économiserpour vous payer, malgré la quittance.

– Subtilité que tout cela, dit Pillerault, et sur les choses deprobité je dois être cru. Quelle bêtise as-tu dite tout àl’heure&|160;? auras-tu trompé tes créanciers quand tu les aurastous payés&|160;?

En ce moment, César examina Pillerault, et Pillerault fut ému devoir, après trois années, un plein sourire animant pour la premièrefois les traits attristés de son pauvre neveu.

– C’est vrai, dit-il, ils seraient payés… Mais c’est vendre mafille&|160;!

– Et je veux être achetée, cria Césarine en apparaissant avecPopinot.

Les deux amants avaient entendu ces derniers mots en entrant surla pointe du pied dans l’antichambre du petit appartement de leuroncle, et madame Birotteau les suivait. Tous trois avaient couru envoiture chez les créanciers qui restaient à payer pour lesconvoquer le soir chez Alexandre Crottat, où se préparaient lesquittances. La puissante logique de l’amoureux Popinot triompha desscrupules de César qui persistait à se dire débiteur, à prétendrequ’il fraudait la loi par une novation. Il fit céder les recherchesde sa conscience à un cri de Popinot : – Vous voulez donc tuervotre fille&|160;?

– Tuer ma fille&|160;! dit César hébété.

– Eh&|160;! bien, dit Popinot, j’ai le droit de vous faire unedonation entre vifs de la somme que consciencieusement je croisêtre à vous chez moi. Me refuseriez-vous&|160;?

– Non, dit César.

– Eh&|160;! bien, allons chez Alexandre Crottat ce soir afinqu’il n’y ait plus à revenir là-dessus, nous y déciderons en mêmetemps notre contrat de mariage.

Une demande en réhabilitation et toutes les pièces à l’appuifurent déposées par les soins de Derville au parquet duProcureur-Général de la Cour royale de Paris.

Pendant le mois que durèrent les formalités et les publicationsdes bans pour le mariage de Césarine et d’Anselme, Birotteau futagité par des mouvements fébriles. Il était inquiet, il avait peurde ne pas vivre jusqu’au grand jour où l’arrêt serait rendu. Soncœur palpitait sans raison, disait-il. Il se plaignait de douleurssourdes dans cet organe aussi usé par les émotions de la douleurqu’il était fatigué par cette joie suprême. Les arrêts deréhabilitation sont si rares dans le ressort de la Cour royale deParis qu’il s’en prononce à peine un en dix années. Pour les gensqui prennent au sérieux la Société l’appareil de la justice a je nesais quoi de grand et de grave. Les institutions dépendententièrement des sentiments que les hommes y attachent et desgrandeurs dont elles sont revêtues par la pensée. Aussi quand iln’y a plus non pas de religion mais de croyance chez un peuple,quand l’éducation première y a relâché tous les liens conservateursen habituant l’enfant à une impitoyable analyse, une nationest-elle dissoute&|160;; elle ne fait plus corps que par lesignobles soudures de l’intérêt matériel par les commandements duculte que crée l’Egoïsme bien entendu. Nourri d’idées religieuses,Birotteau acceptait la Justice pour ce qu’elle devrait être auxyeux des hommes, une représentation de la Société même, une augusteexpression de la loi consentie, indépendante de la forme souslaquelle elle se produit : plus le magistrat est vieux, cassé,blanchi, plus solennel est d’ailleurs l’exercice de son sacerdocequi veut une étude si profonde des hommes et des choses, quisacrifie le cœur et l’endurcit à la tutelle d’intérêts palpitants.Ils deviennent rares, les hommes qui ne montent pas sans de vivesémotions l’escalier de la Cour Royale au vieux Palais-de-Justice àParis, et l’ancien négociant était un de ces hommes. Peu depersonnes ont remarqué la solennité majestueuse de cet escalier sibien placé pour produire de l’effet, il se trouve en haut dupéristyle extérieur qui orne la cour du Palais, et sa porte est aumilieu d’une galerie qui mène d’un bout à l’immense salle desPas-Perdus, de l’autre à la Sainte-Chapelle, deux monuments quipeuvent rendre tout mesquin autour d’eux. L’église de saint Louisest un des plus imposants édifices de Paris, et son abord a je nesais quoi de sombre et de romantique au fond de cette galerie. Lagrande salle des Pas-Perdus offre au contraire une échappée pleinede clartés, et il est difficile d’oublier que l’histoire de Francese lie à cette salle. Cet escalier doit donc avoir quelquecaractère assez grandiose, car il n’est pas trop écrasé par cesdeux magnificences&|160;; peut-être l’âme y est-elle remuée àl’aspect de la place où s’exécutent les arrêts, vue à travers lariche grille du Palais. L’escalier débouche sur une immense pièce,l’antichambre de celle où la Cour tient les audiences de sapremière chambre et qui forme la salle des Pas-Perdus de la Cour.Jugez quelles émotions dut éprouver le failli qui fut naturellementimpressionné par ces accessoires en montant à la Cour entouré deses amis, Lebas, le président du Tribunal de Commerce&|160;;Camusot, son Juge-Commissaire&|160;; Ragon son patron&|160;;monsieur l’abbé Loraux, son directeur. Le saint prêtre fitressortir ces splendeurs humaines par une réflexion qui les renditencore plus imposantes aux yeux de César. Pillerault, ce philosophepratique, avait imaginé d’exagérer par avance la joie de son neveupour le soustraire aux dangers des événements imprévus de cettefête. Au moment où l’ancien négociant finissait sa toilette, ilavait vu venir ses vrais amis qui tenaient à honneur del’accompagner à la barre de la Cour. Ce cortége développa chez lebrave homme un contentement qui le jeta dans l’exaltationnécessaire pour soutenir le spectacle imposant de la Cour.Birotteau trouva d’autres amis réunis dans la salle des audiencessolennelles où siégeaient une douzaine de Conseillers.

Après l’appel des causes, l’avoué de Birotteau fit la demande enquelques mots. Sur un geste du premier président, l’avocat-général,invité à donner ses conclusions, se leva. Le procureur-général,l’homme qui représente la vindicte publique, allait demanderlui-même de rendre l’honneur au négociant qui n’avait fait quel’engager : cérémonie unique car le condamné ne peut être quegracié. Les gens de cœur peuvent imaginer les émotions de Birotteauquand il entendit monsieur de Marchangy prononçant un discours dontvoici l’abrégé :  » Messieurs, dit l’avocat-général, le 16 janvier1820, Birotteau fut déclaré en état de faillite, par un jugement dutribunal de commerce de la Seine. Le dépôt du bilan n’étaitoccasionné ni par l’imprudence de ce commerçant, ni par de faussesspéculations, ni par aucune raison qui pût entacher son honneur.Nous éprouvons le besoin de le dire hautement, son malheur futcausé par un de ces désastres qui se sont renouvelés à la grandedouleur de la Justice et de la Ville de Paris. Il était réservé ànotre siècle, où fermentera long-temps encore le mauvais levain desmœurs et des idées révolutionnaires, de voir le notariat de Pariss’écarter des glorieuses traditions des siècles précédents, etproduire en quelques années autant de faillites qu’il s’en estrencontré dans deux siècles sous l’ancienne monarchie. La soif del’or rapidement acquis a gagné les officiers ministériels, cestuteurs de la fortune publique, ces magistratsintermédiaires&|160;!  » Il y eut une tirade sur ce texte oùl’avocat-général dévoué aux Bourbons trouva moyen d’incriminer leslibéraux, les bonapartistes et autres ennemis du trône. L’événementa prouvé que ce magistrat et son chef, monsieur Bellart, avaientraison dans leurs appréhensions.  » La fuite d’un notaire de Paris,qui emportait les fonds déposés chez lui par Birotteau, décida laruine de l’impétrant, reprit-il. La Cour a rendu, dans cetteaffaire, un arrêt qui prouve à quel point la confiance des clientsde Roguin fut indignement trompée. Un concordat intervint. Nousferons observer que les opérations ont été remarquables par unepureté qui ne se rencontre en aucune des faillites scandaleuses parlesquelles le commerce de Paris est journellement affligé. Lescréanciers de Birotteau trouvèrent les moindres choses quel’infortuné possédât. Ils ont trouvé, Messieurs, ses vêtements, sesbijoux, enfin les choses d’un usage purement personnel,non-seulement à lui, mais à sa femme qui abandonna tous ses droitspour grossir l’actif. Birotteau, dans cette circonstance, a étédigne de la considération qui lui avait valu ses fonctionsmunicipales&|160;; il était adjoint au maire du deuxièmearrondissement et venait de recevoir la décoration de laLégion-d’Honneur accordée autant au dévouement du royaliste quiluttait en vendémiaire sur les marches de Saint-Roch, alors teintesde son sang, qu’au magistrat consulaire estimé pour ses lumières,aimé pour son esprit conciliateur, et au modeste officier municipalqui venait de refuser les honneurs de la mairie en indiquant unplus digne, l’honorable baron de La Billardière, un des noblesVendéens qu’il avait appris à estimer dans les mauvais jours.  »

– Cette phrase est meilleure que la mienne, dit César àl’oreille de son oncle.

 » Aussi, les créanciers, trouvant soixante pour cent de leurscréances par l’abandon que ce loyal négociant faisait, lui, safemme et sa fille, de tout ce qu’ils possédaient, ont-ils consignéles expressions de leur estime dans le concordat qui intervintentre eux et leur débiteur, et par lequel ils lui faisaient remisedu reste de leurs créances. Ces témoignages se recommandent àl’attention de la Cour par la manière dont ils sont conçus.  » Icil’avocat-général lut les considérants du concordat.  » En présencede ces bienveillantes dispositions, Messieurs, beaucoup denégociants auraient pu se croire libérés&|160;; ils auraient marchéfiers sur la place publique. Loin de là, Birotteau, sans se laisserabattre, forma dans sa conscience le projet d’arriver au jourglorieux qui se lève ici pour lui. Rien ne l’a rebuté. Une placefut accordée par notre bien-aimé souverain pour donner du pain aublessé de Saint-Roch : le failli en réserva les appointements à sescréanciers sans y rien prendre pour ses besoins, car le dévouementde la famille ne lui a pas manqué…  »

Birotteau pressa la main de son oncle en pleurant.

 » Sa femme et sa fille versaient au trésor commun les fruits deleur travail, elles avaient épousé la noble pensée de Birotteau.Chacune d’elles est descendue de la position qu’elle occupait pouren prendre une inférieure. Ces sacrifices, messieurs, doivent êtrehautement honorés, ils sont les plus difficiles de tous à faire.Voici quelle était la tâche que Birotteau s’était imposée [Coquilledu Furne : s’était imposé.].  » Ici l’avocat-général lut le résumédu bilan, en désignant les sommes qui restaient dues et les nomsdes créanciers.  » Chacune de ces sommes, intérêts compris, a étépayée, messieurs, non par des quittances sous signatures privéesqui appellent la sévérité de l’enquête, mais par des quittancesauthentiques par lesquelles la religion de la Cour ne saurait êtresurprise, et qui n’ont pas empêché les magistrats de faire leurdevoir en procédant à l’enquête exigée par la loi. Vous rendrez àBirotteau, non pas l’honneur, mais les droits dont il se trouvaitprivé, et vous ferez justice. De semblables spectacles sont sirares à notre audience que nous ne pouvons nous empêcher detémoigner à l’impétrant combien nous applaudissons à une telleconduite que déjà d’augustes protections avaient encouragée. « .Puis il lut ses conclusions formelles en style de palais.

La Cour délibéra sans sortir, et le Président se leva pourprononcer l’arrêt. – La Cour, dit-il en terminant, me charged’exprimer à Birotteau la satisfaction qu’elle éprouve à rendre unpareil Arrêt. Greffier, appelez la cause suivante.

Birotteau déjà vêtu du caftan d’honneur que lui passaient lesphrases pompeuses de Marchangy, homme assez littéraire, futfoudroyé de plaisir en entendant la phrase solennelle dite par lepremier président de la première Cour du royaume, et qui accusaitdes tressaillements dans le cœur de l’impassible justice humaine.Il ne put quitter sa place à la barre&|160;; il y parut cloué,regardant d’un air hébété les magistrats comme des anges quivenaient lui rouvrir les portes de la vie sociale. Son oncle leprit par le bras et l’attira dans la salle. César, qui n’avait pasobéi à Louis XVIII, mit alors machinalement le ruban de la Légion àsa boutonnière, fut aussitôt entouré de ses amis et porté entriomphe jusque dans la voiture.

– Où me conduisez-vous, mes amis&|160;? dit-il à Joseph Lebas, àPillerault et à Ragon.

– Chez vous.

– Non, il est trois heures&|160;; je veux entrer à la Bourse etuser de mon droit.

– A la Bourse, dit Pillerault au cocher en faisant un signeexpressif à Lebas, car il observait chez le réhabilité dessymptômes inquiétants, il craignait de le voir devenir fou.

L’ancien parfumeur entra dans la Bourse, donnant le bras à sononcle et à Lebas, ces deux négociants vénérés. Sa réhabilitationétait connue. La première personne qui vit les trois négociants,suivis par le vieux Ragon, fut du Tillet.

– Ah&|160;! mon cher patron, je suis enchanté de savoir que vousvous en soyez tiré. J’ai peut-être contribué, par la facilité aveclaquelle je me suis laissé tirer une plume de l’aile par le petitPopinot, à cet heureux dénoûment de vos peines. Je suis content devotre bonheur comme s’il était le mien.

– Vous ne pouvez pas l’être autrement, dit Pillerault. Ca nevous arrivera jamais.

– Comment l’entendez-vous, monsieur&|160;? dit du Tillet.

– Parbleu&|160;! du bon côté, dit Lebas en souriant de la malicevengeresse de Pillerault, qui, sans rien savoir, regardait cethomme comme un scélérat.

Matifat reconnut César. Aussitôt les négociants les mieux famésentourèrent l’ancien parfumeur et lui firent une ovationboursière&|160;; il reçut les compliments les plus flatteurs, despoignées de main qui réveillaient bien des jalousies, excitaientquelques remords, car sur cent personnes qui se promenaient làtrente avaient liquidé. Gigonnet et Gobseck, qui causaient dans uncoin, regardèrent le vertueux parfumeur comme les physiciens ont dûregarder le premier gymnote électrique qui leur fut amené. Cepoisson, armé de la puissance d’une bouteille de Leyde, est la plusgrande curiosité du règne animal. Après avoir aspiré l’encens deson triomphe, César remonta dans son fiacre et se mit en route pourrevenir dans sa maison où se devait signer le contrat de mariage desa chère Césarine et du dévoue Popinot. Il avait un rire nerveuxqui frappa ses trois vieux amis.

Un défaut de la jeunesse de croire tout le monde fort comme elleest forte, défaut qui tient d’ailleurs à ses qualités : au lieu devoir les hommes et les choses à travers des besicles, elle lescolore des reflets de sa flamme, et jette son trop de vie jusquesur les vieilles gens. Comme César et Constance, Popinot conservaitdans sa mémoire une fastueuse image du bal donné par Birotteau.Durant ces trois années d’épreuves, Constance et César avaient,sans se le dire, souvent entendu l’orchestre de Collinet, revul’assemblée fleurie, et goûté cette joie si cruellement punie,comme Adam et Eve durent penser parfois à ce fruit défendu quidonna la mort et la vie à toute leur postérité, car il paraît quela reproduction des anges est un des mystères du ciel. Mais Popinotpouvait songer à cette fête, sans remords, avec délices : Césarinedans toute sa gloire s’était promise à lui pauvre&|160;; pendantcette soirée, il avait eu l’assurance d’être aimé pourlui-même&|160;! Aussi, quand il avait acheté l’appartement restaurépar Grindot à Célestin en stipulant que tout y resterait intact,quand il avait religieusement conservé les moindres chosesappartenant à César et à Constance, rêvait-il de donner son bal, unbal de noces. Il avait préparé cette fête avec amour, en imitantson patron seulement dans les dépenses nécessaires et non dans lesfolies : les folies étaient faites. Ainsi le dîner dut être servipar Chevet, les convives étaient à peu près les mêmes. L’abbéLoraux remplaçait le grand chancelier de la Légion-d’Honneur, leprésident du tribunal de commerce Lebas n’y manquait point. Popinotinvita monsieur Camusot pour le remercier des égards qu’il avaitprodigués à Birotteau. Monsieur de Vandenesse et monsieur deFontaine vinrent à la place de Roguin et de sa femme. Césarine etPopinot avaient distribué leurs invitations pour le bal avecdiscernement. Tous deux redoutaient également la publicité d’unenoce, ils avaient évité les froissements qu’y ressentent les cœurstendres et purs en imaginant de donner le bal pour le jour ducontrat. Constance avait retrouvé cette robe cerise dans laquelle,pendant un seul jour, elle avait brillé d’un éclat sifugitif&|160;! Césarine s’était plu à faire à Popinot la surprisede se montrer dans cette toilette de bal dont il lui avait parlémaintes et maintes fois. Ainsi, l’appartement allait offrir àBirotteau le spectacle enchanteur qu’il avait savouré pendant uneseule soirée. Ni Constance, ni Césarine, ni Anselme n’avaientaperçu de danger pour César dans cette énorme surprise&|160;; ilsl’attendaient à quatre heures avec une joie qui leur faisait fairedes enfantillages. Après les émotions inexprimables que venait delui causer sa rentrée à la Bourse ce héros de probité commercialeallait avoir le saisissement qui l’attendait rue Saint-Honoré.Lorsqu’en rentrant dans son ancienne maison, il vit au bas del’escalier, resté neuf, sa femme en robe de velours cerise,Césarine, le comte de Fontaine, le vicomte de Vandenesse, le baronde La Billardière, l’illustre Vauquelin, il se répandit sur sesyeux un léger voile, et son oncle Pillerault qui lui donnait lebras sentit un frissonnement intérieur.

– C’est trop, dit le philosophe à l’amoureux Anselme, il nepourra jamais porter tout le vin que tu lui verses.

La joie était si vive dans tous les cœurs, que chacun attribual’émotion de César et ses trébuchements à quelque ivresse biennaturelle, mais souvent mortelle. En se retrouvant chez lui, enrevoyant son salon, ses convives, parmi lesquels étaient des femmeshabillées pour le bal, tout à coup le mouvement héroïque du finalede la grande symphonie de Beethoven éclata dans sa tête et dans soncœur. Cette musique idéale rayonna, pétilla sur tous les modes, fitsonner ses clairons dans les méninges de cette cervelle fatiguée,pour laquelle ce devait être le grand finale. Accablé par cetteharmonie intérieure, il alla prendre le bras de sa femme et lui dità l’oreille d’une voix étouffée par un flot de sang contenu : – Jene suis pas bien&|160;! Constance effrayée le conduisit dans sachambre, où il ne parvint pas sans peine, où il se précipita dansun fauteuil, disant : – Monsieur Haudry, monsieur Loraux&|160;!

L’abbé Loraux vint, suivi des convives et des femmes en habit debal, qui tous s’arrêtèrent et formèrent un groupe stupéfait. Enprésence de ce monde fleuri, César serra la main de son confesseuret pencha la tête sur le sein de sa femme agenouillée. Un vaisseaus’était déjà rompu dans sa poitrine, et, par surcroît, l’anévrismeétranglait sa dernière respiration.

– Voilà la mort du juste, dit l’abbé Loraux d’une voix grave enmontrant César par un de ces gestes divins que Rembrandt a sudeviner pour son tableau du Christ rappelant Lazare à la vie.

Jésus ordonne à la terre de rendre sa proie, le saint prêtreindiquait au ciel un martyr de la probité commerciale à décorer dela palme éternelle.

Paris, novembre et décembre 1837.

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