Humiliés et Offensés

Chapitre 2

 

Il nous embrassa d’un regard rapide etattentif. On ne pouvait encore déceler d’après ce regard s’il seprésentait en ami ou en ennemi. Mais je veux décrire son aspect parle menu. Ce soir-là, il me frappa particulièrement.

Je l’avais déjà vu auparavant. C’était unhomme d’environ quarante-cinq ans, pas plus, avec un visagerégulier et extrêmement beau, dont l’expression changeait selon lescirconstances ; mais elle changeait brusquement, totalement,avec une rapidité extraordinaire, passant de l’aménité même aumécontentement le plus renfrogné, comme par le déclenchement subitde quelque ressort. L’ovale pur de son visage légèrement basané,ses dents magnifiques, ses lèvres petites et assez fines, jolimentdessinées, son nez droit un peu allongé, son haut front, où l’on nevoyait pas encore la plus petite ride, ses yeux gris assez grands,tout cela en faisait presque un bel homme, et cependant son visagene produisait pas une impression agréable. Ce visage repoussaitsurtout parce que son expression semblait ne pas lui appartenir enpropre, mais était toujours affectée, étudiée, empruntée, et lasourde conviction naissait en vous que jamais vous n’y liriez uneexpression authentique. En le considérant avec plus d’insistance,vous commenciez à soupçonner sous ce masque perpétuel quelque chosede mauvais, de cauteleux, et d’au plus haut degré égoïste. Sesbeaux yeux gris grands ouverts retenaient particulièrement votreattention. Ils semblaient être les seuls à ne pouvoir se soumettreentièrement à sa volonté. Même s’il désirait vous regarder d’un airdoux et affectueux, les rayons de son regard se dédoublaient enquelque sorte et, parmi les rayons doux et affectueux, d’autresbrillaient, hargneux, inquisiteurs, durs, méfiants… Il était assezgrand, bien bâti, un peu maigre, et paraissait considérablementplus jeune que son âge. Ses cheveux souples blond cendré avaient àpeine commencé à grisonner. Ses oreilles, ses mains, les extrémitésde ses pieds, étaient étonnamment belles, d’une beautéaristocratique. Il était vêtu avec une élégance et une fraîcheurraffinées, et il avait encore quelques allures de jeune homme, quid’ailleurs lui seyaient. Il semblait le frère aîné d’Aliocha. Dumoins, on ne l’eût jamais pris pour le père d’un aussi grandgarçon.

Il marcha droit sur Natacha et lui dit, enposant sur elle un regard assuré :

« Mon arrivée chez vous à cette heuresans me faire annoncer est étrange et en dehors de toutes règlesadmises, mais j’espère que vous croirez que du moins je suisconscient de toute l’excentricité de ma démarche. Je sais égalementà qui j’ai affaire ; je sais que vous êtes compréhensive etgénéreuse. Accordez-moi seulement dix minutes, et j’espère quevous-même me comprendrez et m’approuverez. »

Il dit tout cela poliment, mais avec force etfermeté.

« Asseyez-vous », dit Natacha, quin’était pas remise encore de sa première émotion et d’une sorte defrayeur.

Il s’inclina légèrement et s’assit.

« Avant tout, permettez-moi de lui diredeux mots, commença-t-il, en désignant son fils. Aliocha, dès quetu es parti, sans m’attendre et même sans nous dire adieu, on estvenu prévenir la comtesse que Katerina Fiodorovna se trouvait mal.La comtesse allait se précipiter chez elle lorsque KaterinaFiodorovna est entrée brusquement, toute défaite et en proie à ungrand trouble. Elle nous a dit sans détour qu’elle ne pouvait êtreta femme. Elle a ajouté qu’elle allait entrer au couvent, que tului avais demandé son assistance et que tu lui avais confié que tuaimais Nathalia Nikolaievna. Cet incroyable aveu de KaterinaFiodorovna en un pareil instant avait été provoqué, bien entendu,par l’extrême étrangeté de l’explication que tu avais eue avecelle. Elle était presque hors d’elle. Tu comprends que cela m’aimpressionné et effrayé. En passant à l’instant dans la rue, j’aiaperçu de la lumière à vos fenêtres, poursuivit-il en se tournantvers Natacha. Et une pensée qui me poursuit depuis longtemps s’està ce point emparée de moi que je n’ai pu résister à son premierattrait et que je suis entré chez vous. Pourquoi ? Je vaisvous le dire tout de suite, mais je vous prierai tout d’abord de nepas vous étonner de la brutalité de mon explication. Tout ceci estvenu si subitement…

– J’espère que je comprendrai et que jesaurai apprécier comme il faut ce que vous direz » dit Natachaen hésitant.

Le prince la regarda avec insistance, commes’il se hâtait de la DÉCHIFFRER entièrement en l’espace d’uneminute.

« Je compte aussi sur votre pénétration,reprit-il ; et si je me suis permis de venir vous voir cesoir, c’est précisément parce que je sais à qui j’ai affaire. Jevous connais depuis longtemps, bien que jadis j’aie été si injusteet si coupable envers vous. Écoutez : vous savez qu’il y a devieilles dissensions entre votre père et moi. Je ne me justifiepas : peut-être que je suis plus coupable envers lui que je nele pensais jusqu’à présent. Mais, s’il en est ainsi, c’est quemoi-même j’ai été trompé. Je suis méfiant, je le reconnais. Je suisenclin à soupçonner le mal avant le bien, c’est un traitmalheureux, propre aux cœurs secs. Mais je n’ai pas l’habitude dedissimuler mes défauts. J’ai ajouté foi à toutes ces calomnies et,lorsque vous avez quitté vos parents, j’ai pris peur pour Aliocha.Mais je ne vous connaissais pas encore. Les renseignements que j’aifait prendre m’ont peu à peu rassuré entièrement. J’ai observé,étudié, et pour finir, j’ai acquis la conviction que mes soupçonsétaient sans fondement. J’ai appris que vous aviez rompu avec votrefamille, je sais aussi que votre père est de toutes ses forcesopposé à votre mariage avec mon fils. Et d’ailleurs le seul faitqu’avec une telle influence, un tel pouvoir, puis-je dire, surAliocha, vous n’ayez pas jusqu’ici utilisé ce pouvoir et que vousne l’ayez pas contraint de vous épouser, ce seul fait vous placesous un jour favorable. Malgré cela, je vous l’avoue, j’ai décidéalors de faire obstacle autant qu’il est en mon pouvoir à touteéventualité de mariage entre vous et mon fils. Je sais que jem’exprime trop franchement mais en ce moment il faut avant tout queje sois franc ; vous en conviendrez vous-même lorsque vousm’aurez écouté jusqu’au bout. Peu de temps après que vous ayezquitté votre maison, je suis parti de Pétersbourg ; mais jen’avais déjà plus de craintes au sujet d’Aliocha. J’espérais envotre noble fierté. J’avais compris que vous-même ne désiriez pasvous marier avant que nos désagréments familiaux n’aient prisfin ; que vous ne vouliez pas mettre la discorde entre Aliochaet moi, car je ne lui aurais jamais pardonné son mariage avecvous ; que vous ne souhaitiez pas non plus qu’on dise de vousque vous cherchiez un fiancé de lignée princière et une allianceavec notre maison. Au contraire, vous avez même témoigné du dédainà notre égard, et vous attendiez peut-être le moment où jeviendrais moi-même vous prier de nous faire l’honneur d’accordervotre main à mon fils. Cependant, je suis obstinément resté votreennemi. Je ne veux pas me disculper, mais je ne vous cacherai pasmes raisons. Les voici : vous n’avez ni nom ni fortune. J’aidu bien, il est vrai, mais il nous en faut davantage. Notre familleest déchue. Nous avons besoin de relations et d’argent. Labelle-fille de la comtesse Zénaïda Fiodorovna, quoique sansrelations, est très riche. Si nous tardions le moins du monde, desamateurs se présentaient et nous soufflaient la fiancée : ilne fallait pas laisser échapper pareille occasion, aussi, bienqu’Aliocha fût encore trop jeune, je décidai de le marier. Vousvoyez que je ne vous cache rien. Vous pouvez regarder avec méprisun père qui reconnaît lui-même que, conduit par l’intérêt et parles préjugés, il a incité son fils à commettre une mauvaiseaction ; car abandonner une jeune fille au grand cœur qui luia tout sacrifié et envers laquelle il est tellement coupable, c’estune mauvaise action. Mais je ne me justifie pas. La seconde raisonde ce mariage projeté entre mon fils et la belle-fille de lacomtesse Zénaïda Fiodorovna est que cette jeune fille est au plushaut point digne d’amour et de respect. Elle est belle, bienélevée, elle a un caractère remarquable et elle est fortintelligente, bien qu’à beaucoup d’égards elle soit encore uneenfant. Aliocha n’a pas de caractère, il est étourdi,extraordinairement peu raisonnable, à vingt-deux ans c’est encoretout à fait un enfant ; il ne possède que de la dignité et unbon cœur, qualités dangereuses d’ailleurs étant donné ses autresdéfauts. Il y a longtemps que j’ai remarqué que mon influence surlui commence à diminuer : l’ardeur et les entraînements de lajeunesse prennent le dessus et l’emportent même sur certainesobligations. Peut-être que je l’aime trop, mais je suis convaincuque je ne suffis plus à le tenir en main. Et cependant, il lui fautabsolument être sous quelque influence bienfaisante et permanente.Il a une nature soumise, faible, aimante, il préfère aimer et obéirque de commander. Il restera toute sa vie ainsi. Vous pouvez vousreprésenter combien je me suis réjoui lorsque je rencontraiKaterina Fiodorovna, l’idéal de la jeune fille que j’auraissouhaitée pour femme à mon fils. Mais c’était trop tard ; surlui déjà régnait sans conteste une autre influence : la vôtre.Je l’ai observé avec vigilance lorsque je suis revenu il y a unmois à Pétersbourg et j’ai remarqué avec étonnement en lui unchangement sensible vers un mieux. Sa frivolité, son caractèreenfantin restaient presque les mêmes, mais certaines aspirationsnobles s’étaient affermies en lui ; il commençait às’intéresser non plus uniquement à des jouets, mais à ce qui estélevé, noble, honnête. Il a des idées bizarres, instables, parfoisabsurdes ; mais ses désirs, ses emportements, son cœur sontmeilleurs, et c’est là le fondement de tout ; et toutes cesaméliorations viennent indiscutablement de vous. Vous l’avezrééduqué. Je vous avoue qu’à ce moment-là l’idée m’est venue quevous pourriez plus que n’importe qui faire son bonheur. Mais j’aichassé cette pensée, je l’ai rejetée. J’avais besoin de vousl’enlever coûte que coûte ; j’ai commencé à agir et j’ai cruque j’avais atteint mon but. Il y a une heure encore, je pensaisque la victoire était de mon côté. Mais l’incident survenu dans lamaison de la comtesse a d’un coup renversé toutes mes suppositions.Un fait inattendu m’a surtout frappé : ce sérieux insolitechez Aliocha, la fermeté de son attachement pour vous, lapersistance, la vivacité de ce lien. Je vous le répète, vous l’avezrééduqué définitivement. J’ai vu tout d’un coup que le changementqui s’était opéré en lui allait encore plus loin que je ne lepensais. Aujourd’hui il a donné devant moi des signes d’uneintelligence que j’étais loin de soupçonner en lui et il a faitpreuve en même temps d’une finesse, d’une pénétration rares. Il achoisi le chemin le plus sûr pour sortir d’une situation qu’iljugeait embarrassante. Il a effleuré et éveillé la faculté la plusnoble du cœur humain : celle de pardonner et de rendre le bienpour le mal. Il s’est livré au bon plaisir de l’être qu’il avaitoffensé et a accouru vers lui en lui demandant sympathie etassistance. Il a touché la fierté d’une femme qui l’aimait déjà, enlui avouant qu’elle avait une rivale, et en même temps il lui ainspiré de la sympathie pour cette rivale et a obtenu pour lui-mêmele pardon et la promesse d’une amitié fraternelle et désintéressée.Affronter une pareille explication sans blesser, sans offenser, leshommes les plus sages et les plus adroits en sont parfoisincapables, ceux qui le peuvent précisément sont les cœurs frais etpurs, et bien dirigés, comme le sien. Je suis convaincu que vousn’avez pris part à sa démarche d’aujourd’hui ni par vos paroles nipar vos conseils. Peut-être ne l’avez-vous apprise qu’à l’instantmême. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?

– Vous ne vous trompez pas, répétaNatacha dont le visage était en feu et dont les yeux brillaientd’un éclat étrange, comme inspiré. La dialectique du princecommençait à produire son effet. Je n’ai pas vu Aliocha pendantcinq jours, ajouta-t-elle. C’est lui qui a imaginé cela et qui l’amis à exécution.

– Il en est assurément ainsi, appuya leprince ; mais malgré cela, cette pénétration inattendue, cetesprit de décision, cette conscience de son devoir et pour finirtoute cette noble fermeté, tout cela n’est qu’un effet de votreinfluence sur lui. Je me suis fait une opinion définitivelà-dessus, j’y ai réfléchi en rentrant chez moi, et, aprèsréflexion, je me suis senti la force de prendre une résolution. Nosprojets de mariage sont compromis et ne peuvent être repris :et même si c’était possible, ils n’auraient plus de raison d’être.En effet, je suis persuadé que vous seule pouvez faire son bonheur,que vous êtes son véritable guide, que vous avez déjà posé lesbases de son futur bonheur ! Je ne vous ai rien caché, je nevous cache rien maintenant non plus ; j’aime beaucoupl’avancement, l’argent, la célébrité, le rang même ; jereconnais qu’il y a là une grande part de préjugés, mais j’aime cespréjugés et je ne veux décidément pas les fouler aux pieds. Mais ily a des circonstances où il faut admettre aussi d’autresconsidérations, où on ne peut tout mesurer à la même aune… De plus,j’aime passionnément mon fils. En un mot, je suis arrivé à laconclusion qu’Aliocha ne doit pas vous quitter, car sans vous ilserait perdu. Et l’avouerai-je ? Il y a peut-être un mois quej’ai arrêté cela, et c’est seulement maintenant que j’ai reconnuque j’avais pris une juste décision. Bien sûr, pour vous faire partde tout cela, j’aurais pu tout aussi bien vous rendre visite demainet ne pas vous déranger à minuit ou presque. Ma hâte actuelle vousmontrera peut-être quel intérêt ardent et surtout sincère je porteà cette affaire. Je ne suis plus un gamin ; je ne pourrais, àmon âge, me décider à un geste qui n’ait été mûrement réfléchi.Lorsque je suis entré ici, tout était déjà décidé et pesé. Je saisqu’il me faudra attendre encore longtemps avant de vous convaincreentièrement de ma sincérité… Mais au fait ! Vousexpliquerai-je maintenant pourquoi je suis venu ici ? Je suisvenu pour m’acquitter de ma dette envers vous, et solennellement,avec tout le respect infini que j’ai pour vous, je vous demande defaire le bonheur de mon fils en lui accordant votre main. Oh !ne croyez pas que je me présente comme un père terrible qui adécidé, pour finir, de pardonner à ses enfants et de consentirgracieusement à leur bonheur. Non ! non ! Vousm’humilieriez en me prêtant de telles pensées. Ne croyez pas nonplus que je sois à l’avance certain de votre consentement en mereposant sur ce que vous avez sacrifié pour mon fils ; non,encore une fois. Je suis, le premier à dire tout haut qu’il ne vousvaut pas et… (il est sincère et bon) il le reconnaîtra lui-même. Cen’est pas tout. Il n’y a pas que cela qui m’ait attiré ici, àpareille heure…, je suis venu ici… (et il se leva avec unedéférence quelque peu solennelle), je suis venu ici pour devenirvotre ami ! Je sais que je n’y ai pas le moindre droit, aucontraire ! Permettez- moi d’essayer de mériter cedroit ! Permettez-moi d’espérer !… »

Il s’inclina respectueusement devant Natacha,et attendit sa réponse. Pendant tout le temps qu’il parlait, jel’avais observé attentivement. Il l’avait remarqué.

Il avait prononcé son discours froidement,avec quelques prétentions à la dialectique, et, à certainspassages ; même avec une sorte de négligence. Le ton de saharangue ne correspondait pas toujours à l’élan qui l’avait jetéchez nous à une heure aussi indue pour une première visite etparticulièrement dans ces circonstances. Certaines de sesexpressions étaient visiblement préparées, et à d’autres endroitsde ce discours long et étrange par sa longueur, il avait commeartificiellement pris les airs d’un original, s’efforçant de cachersous les couleurs de l’humour, de l’insouciance et de laplaisanterie un sentiment qui cherche à s’exprimer. Mais jen’analysai tout cela que plus tard ; pour le moment, c’étaitune autre affaire. Il avait prononcé les derniers mots avec tantd’effusion, tant de sentiment, avec une expression si sincère derespect pour Natacha, qu’il fit notre conquête à tous. Quelquechose même qui ressemblait à une larme brilla un instant à sescils. Le noble cœur de Natacha était captivé. Elle se leva à sontour, et, sans dire mot, profondément émue, lui tendit la main. Illa saisit et la baisa tendrement ; avec affection. Aliochaétait hors de lui d’enthousiasme.

« Qu’est-ce que je t’avais dit,Natacha ! s’écria-t-il. Tu ne me croyais pas ! Tu necroyais pas que c’était l’homme le plus noble de la terre ! Tuvois, tu vois !… »

Il se jeta vers son père qu’il embrassa avecfougue. Celui-ci le lui rendit mais se hâta de mettre fin à cettescène attendrissante, comme s’il avait honte de manifester sessentiments.

« C’est assez, dit-il en prenant sonchapeau ; je m’en vais. Je vous ai demandé dix minutes, et jesuis resté une heure, ajouta-t-il avec un petit rire. Mais je m’envais avec l’impatience la plus brûlante de vous revoir le plus tôtpossible. Me permettez-vous de venir vous voir aussi souvent quej’en aurai le loisir ?

– Oui ! oui ! réponditNatacha : aussi souvent que possible ! Je désire au plusvite…, vous aimer…, ajouta-t-elle toute confuse.

– Comme vous êtes sincère, comme vousêtes honnête ! dit le prince, en souriant à ses paroles. Vousne cherchez même pas à dissimuler pour dire une simple politesse.Mais votre sincérité est plus précieuse que toutes ces politessessimulées. Oui ! Je sens qu’il me faudra longtemps, longtemps,pour mériter votre amitié !

– Taisez-vous, ne me faites pas decompliments, c’est assez ! » lui murmura Natacha dans sontrouble.

Qu’elle était belle, en cet instant !

« Soit ! trancha le prince ;mais deux mots encore. Pouvez-vous vous figurer combien je suismalheureux ! Car je ne pourrai venir vous voir ni demain niaprès-demain. Ce soir, j’ai reçu une lettre, très importante, medemandant de prendre part sans délai à une affaire. Je ne peux enaucune façon m’y soustraire. Demain matin, je quitte Pétersbourg.Je vous en prie, ne pensez pas que je sois venu vous voir si tardprécisément parce que je n’en aurais eu le temps ni demain niaprès-demain. Vous ne le pensez sûrement pas, mais voici un petitéchantillon de mon esprit soupçonneux ! Pourquoi m’a-t-ilsemblé que vous deviez infailliblement penser cela ? Oui,cette méfiance m’a beaucoup entravé au cours de ma vie, toute mamésintelligence avec votre famille est peut-être seulement uneconséquence de mon fâcheux caractère !… C’est aujourd’huimardi. Mercredi, jeudi et vendredi je serai absent. J’espèrerevenir sans faute samedi et je viendrai vous voir le jour même.Dites-moi, puis-je venir passer toute la soirée ?

– Bien sûr, bien sûr s’écria Natacha, jevous attendrai samedi soir avec impatience !

– Ah ! comme j’en suisheureux ! Je vous connaîtrai de mieux en mieux ! Allons…,je m’en vais ! Mais je ne peux m’en aller sans vous serrer lamain, poursuivit-il en se tournant brusquement vers moi.Excusez-moi ! Nous parlons tous en ce moment de façon sidécousue… J’ai déjà eu plusieurs fois le plaisir de vousrencontrer, et nous avons même été présentés l’un à l’autre. Je nepuis m’éloigner sans vous dire combien il m’a été agréable derenouveler connaissance.

– Nous nous sommes rencontrés, c’estvrai, répondis-je en prenant la main qu’il me tendait, mais, jem’excuse, je ne me souviens pas que nous ayons été présentés.

– Chez le prince R…, l’annéedernière.

– Pardonnez-moi, je l’avais oublié. Et jevous assure que cette fois je ne l’oublierai plus. Cette soiréerestera pour moi particulièrement mémorable.

– Oui, vous avez raison, pour moi aussi.Je sais depuis longtemps que vous êtes un véritable ami, un amisincère de Nathalia Nikolaievna et de mon fils. J’espère être lequatrième entre vous trois. N’est-ce pas ? ajouta-t-il en setournant vers Natacha.

– Oui, c’est un véritable ami et il fautque nous soyons tous réunis ! répondit Natacha, inspirée parun sentiment profond. La pauvrette ! Elle avait rayonné dejoie, lorsqu’elle avait vu que le prince n’oubliait pas des’approcher de moi. Comme elle m’aimait !

– J’ai rencontré beaucoup d’admirateursde votre talent, poursuivit le prince : je connais deux de voslectrices les plus ferventes. Cela leur serait si agréable de vousconnaître personnellement. Ce sont la comtesse, ma meilleure amie,et sa belle-fille, Katerina Fiodorovna Philimonova. Permettez-moid’espérer que vous ne me refuserez pas le plaisir de vous présenterà ces dames.

– Ce sera un grand honneur, quoique en cemoment j’aie peu de relations…

– Mais vous me donnerez votreadresse ? Où habitez-vous ? J’aurai le plaisir…

– Je ne reçois pas chez moi, prince, dumoins pour l’instant.

– Cependant, quoique je ne mérite pas uneexception…, je…

– Faites-moi ce plaisir, puisque vousinsistez, cela me sera très agréable. J’habite rue N…, maisonKlugen.

– Maison Klugen ! »s’exclama-t-il. Il paraissait frappé. « Comment ! Vous… yhabitez depuis longtemps ?

– Non, il n’y a pas longtemps,répondis-je en le regardant involontairement. Je loge au numéroquarante-quatre.

– Quarante-quatre ? Vous vivez…,seul ?

– Absolument seul.

– Ah ! oui ! C’est parce que…,il me semble que je connais cette maison. C’est d’autant mieux…J’irai vous voir sans faute, sans faute. J’ai beaucoup de choses àvous dire, et j’attends beaucoup de vous. Vous pouvez m’obliger àbien des égards. Vous voyez, je commence aussitôt par une requête.Mais au revoir ! Votre main, encore une fois ! »

Il me serra la main ainsi qu’à Aliocha, baisaà nouveau la petite main de Natacha et sortit sans prier Aliocha dele suivre.

Nous restâmes tous trois fort troublés. Toutceci s’était fait si inopinément, si brusquement. Nous sentionstous qu’en un clin d’œil tout avait changé et que quelque chose denouveau, d’inconnu, commençait. Aliocha s’assit sans dire mot àcôté de Natacha et lui baisa doucement la main. De temps en temps,il lui jetait un regard qui semblait attendre ce qu’elle allaitdire.

« Aliocha, mon cher, va dès demain chezKaterina Fiodorovna, dit-elle enfin.

– J’y pensais aussi, répondit-il ;j’irai sûrement.

– Mais peut-être aussi qu’il lui serapénible de te voir… Comment faire ?

– Je ne sais pas, mon amie. J’y ai pensé.Je verrai…, je prendrai une décision. Eh bien, Natacha, maintenanttout a changé pour nous », ne put s’empêcher de direAliocha.

Elle sourit et lui jeta un long regardtendre.

« Et comme il est délicat ! Il a vuton pauvre logement et il n’a pas dit un mot…

– À quel sujet ?

– Eh bien…, au sujet d’un déménagement…ou d’autre chose, ajouta-t-il en rougissant.

– Veux-tu te taire, Aliocha, qu’est-ceque cela vient faire ?

– Je veux dire qu’il est très délicat. Etcomme il t’a fait des compliments ! Je te l’avais biendit ! Oui, il peut tout comprendre, tout sentir ! Mais ila parlé de moi comme d’un enfant : tous me considèrent commeun enfant ! Et pourquoi pas ? j’en suis un, en effet.

– Tu es un enfant, mais tu as plus depénétration que nous tous. Tu es bon, Aliocha !

– Il a dit que mon bon cœur me faisait dutort. Comment cela ? je ne comprends pas. Sais-tu,Natacha ? Est-ce que je ne ferais pas bien d’aller le trouvertout de suite ? Je serai demain chez toi dès l’aube.

– Va, va, mon ami. C’est une bonne idée.Et présente-toi chez lui sans faute, n’est-ce pas ? Demain, tuviendras dès que tu pourras. Cette fois-ci tu ne te sauveras pluspendant cinq jours ? ajouta-t-elle d’un ton malicieux, avec unregard caressant. Nous étions tous dans une joie sereine etcomplète.

– Viens-tu avec moi, Vania ? criaAliocha en quittant la pièce.

– Non, il va rester ; nous avonsencore à parler, Vania. Prends bien garde, demain, dèsl’aube !

– C’est cela. Adieu,Mavra ! »

Mavra était fort agitée. Elle avait écouté àla porte tout ce qu’avait dit le prince, mais elle était loind’avoir tout compris. Elle aurait voulu percer le mystère, poserdes questions. Mais pour l’instant, elle avait un air très sérieux,fier même. Elle sentait aussi qu’un grand changement venait de seproduire.

Nous demeurâmes seuls. Natacha me prit lamain, et resta quelque temps silencieuse, comme cherchant cequ’elle allait dire.

« Je suis fatiguée ! dit-elle enfind’une voix faible. Écoute : tu iras demain chez nous, n’est-cepas ?

– Certainement.

– Parle à maman, mais ne lui dis rien ÀLUI.

– Tu sais bien que je ne lui parle jamaisde toi.

– C’est vrai : il le saura sanscela. Mais tu noteras ce qu’il dira ? Comment il accueilleracela. Grand Dieu, Vania ! Est-il possible qu’il me maudissepour ce mariage ? Non, ce n’est pas possible !

– Au prince d’arranger tout cela,répliquai-je précipitamment. Il faut absolument qu’il se réconcilieavec ton père ; ensuite, tout s’aplanira.

– Oh ! mon Dieu ! Si c’étaitpossible !… s’écria-t-elle d’une voix suppliante.

– Ne t’inquiète pas, Natacha, touts’arrangera. Cela en prend le chemin. »

Elle me regarda avec insistance.

« Vania ! Que penses-tu duprince ?

– S’il a parlé sincèrement, c’est, selonmoi, un homme parfaitement noble.

– S’il a parlé sincèrement ?Qu’est-ce que cela veut dire ? Mais il ne pouvait pas ne pasêtre sincère !

– C’est ce que je crois aussi,répondis-je. C’est donc qu’elle a quelque idée en tête, songeai-jeà part moi. C’est bizarre !

– Tu le regardais tout le temps…, sifixement…

– Oui, il m’a semblé un peu étrange.

– À moi aussi. Il parle d’une tellefaçon… Je suis fatiguée, mon ami. Sais-tu ? Rentre chez toi, àton tour ! Et viens me voir demain dès que tu pourras, quandtu auras passé chez eux. Écoute encore : ce n’était pasoffensant, quand je lui ai dit que je voulais l’aimer le plus vitepossible ?

– Non…, pourquoi offensant ?

– Et…, ce n’était pas bête ? Carcela voulait dire que je ne l’aimais pas encore.

– Au contraire, c’était parfait, naïf,spontané. Tu étais si belle à ce moment-là ! C’est lui quiserait stupide s’il ne comprenait pas cela avec son usage du grandmonde !

– Tu as l’air fâché contre lui,Vania ? Mais comme je suis mauvaise, méfiante et vaniteuse,tout de même ! Ne ris pas : tu sais que je ne te cacherien. Ah ! Vania, mon cher ami ! Si je suis de nouveaumalheureuse, si le malheur revient, tu seras sûrement ici, à mescôtés, je le sais ; tu seras peut-être le seul ! Commentte rendrai-je tout cela ! Ne me maudis jamais,Vania !

De retour chez moi, je me déshabillai aussitôtet me couchai. Ma chambre était sombre et humide comme une cave. Ungrand nombre de pensées et de sensations étranges m’agitaient et,de longtemps, je ne pus m’endormir.

Mais il y avait un homme qui devait bien rireen ce moment, en s’endormant dans son lit confortable, si du moinsil daignait encore rire de nous ! Il jugeait cela sans douteau-dessous de sa dignité !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer