Humiliés et Offensés

Chapitre 4

 

Je n’étais pas encore sorti dans la rue et jen’avais pas eu le temps de réfléchir à ce que j’allais faire quesoudain j’aperçus un drojki qui s’arrêtait devant la porte de lamaison : Alexandra Semionovna en sortit, tenant Nelly par lamain. Elle la serrait bien fort, comme si elle avait peur qu’ellene s’enfuît une seconde fois. Je me jetai vers elles.

« Nelly, que t’arrive-t-il ?m’écriai-je : où es-tu allée, pourquoi ?

– Attendez, ne vous pressez pas ;montons chez vous, vous saurez tout, dit AlexandraSemionovna ; ce que j’ai à vous raconter, Ivan Petrovitch, memurmura-t-elle hâtivement en chemin, c’est à ne pas ycroire !… Allons, vous allez savoir tout de suite. »

On voyait sur son visage qu’elle apportait desnouvelles extrêmement importantes.

« Va te coucher un instant, Nelly,dit-elle lorsque nous fûmes entrés dans la chambre : tu esfatiguée ; ce n’est pas rien que de faire une tellecourse ; et après ta maladie, c’est épuisant ; va tecoucher, ma chérie. Nous allons nous en aller pour ne pas ladéranger, elle va s’endormir. » Et elle me désigna la cuisined’un clin d’œil.

Mais Nelly ne se coucha pas : elles’assit sur le divan et se couvrit le visage de ses mains.

Nous sortîmes et Alexandra Semionovna me mithâtivement au courant de l’affaire. Je sus plus de détails après.Voici ce qui s’était passé :

Après être partie de chez moi, deux heuresenviron avant mon retour, me laissant son billet, Nelly avait toutd’abord couru chez le vieux docteur. Elle s’était procuré sonadresse auparavant. Le docteur me raconta qu’il avait faillis’évanouir lorsqu’il avait vu Nelly chez lui et que pendant tout letemps qu’elle était restée, « il n’en croyait pas sesyeux ». Même aujourd’hui, je ne le crois pas, ajouta-t-il enconclusion, et je ne le croirai jamais. Et cependant Nelly étaitréellement allée chez lui. Il était assis tranquillement dans soncabinet, dans son fauteuil, en robe de chambre, et il prenait soncafé, lorsqu’elle était entrée en courant et, avant qu’il ait eu letemps de se ressaisir, s’était jetée à son cou. Elle pleurait, leserrait dans ses bras, l’embrassait, lui baisait les mains, lepriant instamment, avec des mots sans suite, de la prendre chezlui ; elle disait qu’elle ne voulait plus et ne pouvait plusvivre chez moi, que c’était pour cela qu’elle était partie ;qu’elle s’y sentait mal à son aise ; qu’elle ne se moqueraitplus de lui et ne lui parlerait plus de robes neuves, et qu’elle seconduirait bien, apprendrait à lui laver et à lui repasser seschemises » (elle avait sans doute composé tout son discours enchemin, et même peut-être avant) et qu’enfin elle seraitobéissante, et chaque jour s’il le fallait prendrait les poudresqu’il voudrait. Que si elle avait dit qu’elle voulait se marieravec lui, c’était pour plaisanter, qu’elle n’y pensait même pas. Levieil Allemand était tellement abasourdi qu’il était resté tout letemps bouche bée, tenant en l’air son cigare qu’il avait laissés’éteindre.

« Mademoiselle, avait-il dit, enfin,retrouvant tant bien que mal l’usage de sa langue, mademoiselle,autant que j’ai pu vous comprendre, vous me demandez de vousprendre chez moi. Mais c’est impossible ! Vous le voyez, jevis très à l’étroit et j’ai de maigres revenus… Et enfin,brusquement ainsi sans réfléchir… C’est affreux ! Enfin,d’après ce que je vois, vous vous êtes enfuie de chez vous. C’esttout à fait blâmable et impossible… Et puis je vous ai seulementpermis de vous promener un petit moment, quand il ferait beau, sousla surveillance de votre bienfaiteur, et vous quittez votrebienfaiteur et vous courez chez moi, alors que vous devriez veillersur votre santé et… et… prendre votre potion… Enfin…, enfin…, jen’y comprends rien… »

Nelly ne l’avait pas laissé achever. Elles’était remise à pleurer, l’avait à nouveau supplié, mais rien n’yavait fait. Le vieux était de plus en plus stupéfait et comprenaitde moins en moins. Finalement, Nelly l’avait quitté encriant : Ah ! mon Dieu ! » et s’était enfuiehors de la chambre. « J’ai été malade toute la journée, ajoutale docteur, en achevant son récit, et j’ai dû prendre une décoctionpour dormir… »

Nelly avait alors couru chez les Masloboiev.Elle s’était munie aussi de leur adresse et les trouva, quoique nonsans peine. Masloboiev était chez lui. Alexandra Semionovna levales bras au ciel lorsque Nelly les pria de la prendre chez eux. Onlui demanda pourquoi elle avait eu cette idée et si elle n’étaitpas bien chez moi. Nelly n’avait rien répondu et s’était jetée ensanglotant sur une chaise. « Elle pleurait tellement,tellement, me dit Alexandra Semionovna, que j’ai cru qu’elle allaiten mourir. » Nelly les supplia de la prendre au besoin commefemme de chambre ou comme cuisinière ; elle dit qu’ellebalayerait les planchers, apprendrait à laver le linge. (Ellefondait sur ce blanchissage du linge des espérances particulièreset estimait que c’était la façon la plus séduisante d’engager lesgens à la prendre.) Alexandra Semionovna voulait la garder jusqu’àplus ample éclaircissement, et me le faire savoir. Mais PhilippePhilippytch s’y était opposé formellement et avait ordonné aussitôtqu’on reconduisit la fugitive chez moi. En chemin, AlexandraSemionovna l’avait prise dans ses bras et embrassée, et Nellys’était remise à pleurer encore plus fort. En la regardant,Alexandra Semionovna avait fondu elle aussi en larmes. De sortequ’elles n’avaient fait toutes deux que pleurer pendant tout lechemin.

« Mais pourquoi donc, pourquoi donc neveux-tu plus vivre chez lui ? Est-ce qu’il te maltraite ?lui avait demandé Alexandra Semionovna, tout en larmes.

– Non…

– Alors, pourquoi ?

– Parce que… je ne veux pas vivre chezlui…, je ne peux pas…, je suis toujours si méchante avec lui…, etlui, il est bon…, chez vous, je ne serai pas méchante, jetravaillerai, dit-elle en sanglotant comme dans une crised’hystérie.

– Mais pourquoi es-tu si méchante aveclui, Nelly ?

– Parce que…

– Et je n’ai pu tirer d’elle que ce« parce que », conclut Alexandra Semionovna, en essuyantses larmes. Pourquoi est-elle si malheureuse ? C’est peut-êtresa maladie ? Qu’en pensez-vous, IvanPetrovitch ? »

Nous rentrâmes. Nelly était étendue, le visageenfoui dans les oreillers, et pleurait. Je me mis à genoux devantelle, lui pris les mains et commençai à les baiser. Elle me retirases mains et sanglota encore plus fort. Je ne savais que dire. À cemoment, le vieil Ikhméniev entra.

« Bonjour, Ivan. Je viens te voir pouraffaire », me dit-il en nous regardant tous deux, étonné de mevoir à genoux. Le vieux avait été malade tous ces derniers temps.Il était pâle et maigre, mais, comme pour narguer quelqu’un, ildédaignait son mal et refusait d’écouter les exhortations d’AnnaAndréievna : il se levait et continuait à vaquer à sesaffaires.

« Adieu, à bientôt, me dit AlexandraSemionovna, en regardant le vieillard avec insistance. PhilippePhilippytch m’a recommandé de rentrer le plus tôt possible. Nousavons à faire. Mais je viendrai ce soir, je resterai une heure oudeux.

– Qui est-ce ? » me dit levieux à voix basse, en pensant visiblement à autre chose. Je le luiexpliquai.

« Hum ! je suis venu au sujet d’uneaffaire, Ivan… »

Je savais de quelle affaire il s’agissait, etj’attendais sa visite. Il venait nous parler à Nelly et à moi etvoulait me la redemander. Anna Andréievna avait enfin consenti àprendre l’orpheline chez elle. C’était le résultat de nosconversations secrètes : j’avais convaincu Anna Andréievna etlui avais dit que la vue de l’orpheline, dont la mère avait étéelle aussi maudite par son père, pouvait, peut-être, ramener lecœur du vieux à d’autres sentiments. Je lui avais si clairementexposé mon plan que maintenant c’était elle qui pressait son maride prendre l’enfant. Le vieillard se mit à l’œuvre avecempressement il voulait tout d’abord plaire à son Anna Andréievna,et il avait son idée… Mais j’y reviendrai plus en détail…

J’ai déjà dit que, dès la première visite duvieux, Nelly avait éprouvé de l’aversion pour lui. Je remarquai parla suite qu’une sorte de haine même se faisait voir sur son visagelorsqu’on prononçait devant elle le nom d’Ikhméniev. Le vieux entratout de suite dans le sujet, sans préambule. Il alla droit à Nelly,qui était toujours couchée, cachant son visage dans les oreillers,lui prit la main et lui demanda si elle voulait bien venir vivrechez lui et lui tenir lieu de fille.

« J’avais une fille, et je l’aimais plusque moi-même, conclut le vieillard, mais maintenant elle ne vitplus avec moi. Elle est morte. Veux-tu prendre sa place dans mamaison et… dans mon cœur ? »

Et dans ses yeux secs et enflammés par lafièvre une larme apparut.

« Non, je ne veux pas, répondit Nelly,sans relever la tête.

– Pourquoi, mon enfant ? Tu n’aspersonne. Ivan ne peut te garder éternellement chez lui, et chezmoi tu seras en famille.

– Je ne veux pas, parce que vous êtesméchant. Oui, méchant, méchant ajouta-t-elle en levant la tête eten s’asseyant sur le lit, face au vieillard. Moi aussi, je suisméchante, plus méchante que tout le monde, et pourtant vous êtesencore plus méchant que moi !… »

En disant ceci, Nelly devint blême, et sesyeux se mirent à étinceler ; ses lèvres tremblantes pâlirentet grimacèrent sous l’afflux d’une sensation violente. Le vieillardla regardait, embarrassé.

« Oui, plus méchant que moi, car vous nevoulez pas pardonner à votre fille ; vous voulez l’oubliercomplètement et prendre un autre enfant ; est-ce qu’on peutoublier son enfant ? Est-ce que vous m’aimerez ? Dès quevous me regarderez, vous vous rappellerez que je suis uneétrangère, que vous aviez une fille que vous avez voulu oublierparce que vous êtes un homme cruel. Et je ne veux pas vivre chezdes gens cruels, je ne veux pas, je ne veux pas !… »Nelly devint pourpre et me jeta un regard rapide. « C’estaprès-demain Pâques tous les gens s’embrassent, se réconcilient, separdonnent… Je le sais… Il n’y a que vous…, vous seul ! Vousêtes cruel ! Allez-vous en ! »

Elle était tout en larmes. Elle avait sansdoute composé ce discours longtemps avant et l’avait retenu, pourle cas où le vieillard l’inviterait encore une fois à venir chezlui. Ikhméniev était impressionné ; il avait pâli. Uneexpression douloureuse se lisait sur son visage.

« Et pourquoi, pourquoi tout le mondes’inquiète-t-il ainsi de moi ? Je ne veux pas, je ne veux pas,s’écria soudain Nelly dans un accès de fureur ; j’iraidemander l’aumône !

– Nelly, qu’est-ce que tu as ?Nelly, mon enfant ! m’écriai-je involontairement, mais monexclamation ne fit que verser de l’huile sur le feu.

– Oui, j’aime mieux aller dans les rueset demander l’aumône, et je ne resterai pas ici, criait-elle ensanglotant. Ma mère aussi mendiait, et quand elle est morte, ellem’a dit : « Reste pauvre, et va plutôt mendierque… » Ce n’est pas une honte de demander l’aumône ; jene demande pas à un seul, mais à tout le monde, et, tout le monde,ce n’est personne ; demander à un seul, c’est honteux, mais àtous non ; c’est ce qu’une mendiante m’a dit ; je suispetite, je n’ai rien d’autre. Et je demanderai à tout lemonde ; je ne veux pas, je ne veux pas, je suis méchante, plusméchante que tout le monde : voilà comme je suisméchante ! »

Et Nelly saisit brusquement une tasse sur latable et la jeta par terre.

« Elle est cassée maintenant !dit-elle en me regardant d’un air de défi triomphant. Il n’y a quedeux tasses, ajouta-t-elle, et je casserai aussi l’autre… Alorsdans quoi boirez-vous votre thé ? »

Elle était comme possédée et semblait trouverune jouissance dans cet accès de rage : on eût dit qu’ellesentait que c’était mal, honteux, mais qu’en même temps elles’incitait elle-même à commettre quelque nouvelle incartade.

« Elle est malade, Vania, me dit levieux ; ou bien…, ou bien je ne comprends pas quelle enfantc’est là. Adieu ! »

Il prit sa casquette et me serra la main. Ilétait très abattu ; Nelly l’avait horriblement blessé, j’étaisrévolté.

« Comment n’as-tu pas eu pitié de lui,Nelly ! m’écriai-je, lorsque nous fûmes seuls. Tu n’as pashonte ? Non, tu n’es pas bonne, tu es vraimentméchante ! » Et comme j’étais, nu-tête, je courus aprèsle vieux. Je voulais le raccompagner jusqu’à la porte de la maisonet lui dire quelques mots de consolation. En descendantprécipitamment l’escalier, je crus voir encore devant moi le visagede Nelly, livide sous mes reproches.

J’eus bientôt rattrapé mon vieil ami.

« La pauvre enfant se sent outragée, ellea ses chagrins à elle, crois-moi, Ivan, et moi qui commençais à luiconter mes malheurs ! me dit-il avec un sourire amer. J’airouvert sa blessure. On dit que celui qui a la panse pleine n’a pasd’oreille pour l’affamé ; j’ajouterai que l’affamé lui-même necomprend pas toujours l’affamé. Allons, adieu ! »

Je voulais lui parler d’autre chose ;mais il fit de la main un geste découragé.

« Inutile de chercher à meconsoler ; veille plutôt à ce qu’elle ne se sauve pas de cheztoi : elle en a tout l’air, ajouta-t-il avec une sorted’irritation et il s’éloigna d’un pas rapide en balançant les braset en frappant le trottoir de sa canne. Il ne pensait pas qu’il semontrait bon prophète. »

Qu’advint-il de moi lorsqu’en rentrant, à monépouvante, je trouvai à nouveau la chambre vide ! Je meprécipitai dans l’entrée, cherchai Nelly dans l’escalier,l’appelai ; je frappai même chez les voisins, demandant si onl’avait vue ; je ne pouvais, ne voulais pas croire qu’elle sefût de nouveau enfuie. Et comment avait-elle pu ? La maisonn’avait qu’une seule porte ; elle aurait dû passer devantnous, pendant que je parlais avec le vieux. Mais bientôt, à mongrand chagrin, je réfléchis qu’elle avait pu se cacher d’abord dansl’escalier, guetter le moment où je remonterais et se sauver ;de cette façon, personne n’avait pu la voir. En tout cas, ellen’avait pu aller loin.

Horriblement inquiet, je partis de nouveau àsa recherche, laissant à tout hasard la porte ouverte.

Je me rendis tout d’abord chez les Masloboiev.Je ne les trouvai ni l’un ni l’autre chez eux. Je leur laissai unbillet dans lequel je les informais de mon nouveau malheur, lespriant, si Nelly venait, de me le faire savoir aussitôt : puisj’allai chez le docteur : il n’était pas là non plus et saservante me dit qu’il n’avait eu d’autre visite que celle de tout àl’heure. Que faire ? J’allai chez la Boubnova et appris par lafemme du fabricant de cercueils que la logeuse était au postedepuis hier, et qu’on n’avait pas revu Nelly DEPUIS L’AUTRE JOUR.Fatigué, épuisé, je courus à nouveau chez les Masloboiev :même réponse, personne n’était venu, et eux-mêmes n’étaient pasencore rentrés. Mon billet était toujours sur la table. Je nesavais plus que devenir.

Dans une angoisse mortelle, je repris lechemin de la maison tard dans la soirée. Il me fallait encore allerchez Natacha ; elle m’avait fait appeler dès le matin. Jen’avais rien mangé de la journée ; la pensée de Nelly metorturait.

« Qu’est-ce que cela veut dire ?songeai-je. Est-ce là une conséquence étrange de sa maladie ?Est-elle folle ou en train de le devenir ? Mais, mon Dieu, oùest-elle maintenant, où la trouver ? » À peine avais-jepoussé cette exclamation que je l’aperçus soudain, à quelques pasde moi, sur le pont V… Elle se tenait près d’un réverbère et nem’avait pas aperçu. Je voulus courir vers elle, maism’immobilisai : « Qu’est-ce qu’elle fait doncici ? » me dis-je, étonné, et sûr de ne plus la perdre,je décidai d’attendre et de l’observer. Dix minutess’écoulèrent ; elle était toujours là, regardant les passants.Enfin, un petit vieillard bien mis se montra, et Nelly s’approchade lui ; sans s’arrêter, il sortit quelque chose de sa pocheet le lui tendit. Elle s’inclina pour le remercier. Je ne peuxexprimer ce que je ressentis en cet instant. Mon cœur se serradouloureusement ; il me semblait que quelque chose qui m’étaitcher, que j’aimais, que j’avais choyé et caressé, se trouvait encet instant souillé, déshonoré mais en même temps des larmes mevinrent.

Oui, je pleurais sur ma pauvre Nelly, quoiqueau même moment je ressentisse une indignation insurmontable ;elle ne mendiait pas par nécessité ; elle n’avait pas étéjetée à la rue, ni abandonnée, elle ne s’était pas enfuie de chezde cruels oppresseurs, mais de chez ses amis, qui l’aimaient et lagâtaient. On eût dit qu’elle voulait étonner ou effrayer par sesexploits ; elle semblait braver quelqu’un. Mais quelque chosede mystérieux mûrissait dans son âme… Oui, le vieux avaitraison ; elle était offensée, sa blessure ne pouvait secicatriser, et elle s’efforçait de la rouvrir par ces agissementssecrets, par cette défiance envers nous tous ; elle sedélectait de cette douleur, de cet ÉGOÏSME DE LA SOUFFRANCE, sil’on peut s’exprimer ainsi. Je comprenais ce besoin d’envenimer sasouffrance et cette délectation : c’était celle de beaucoupd’humiliés et offensés, opprimés par le sort et conscients de soninjustice. Mais de quelle injustice de notre part Nelly avait-elleà se plaindre ? On eût dit qu’elle voulait nous surprendre etnous effrayer par ses hauts faits, ses caprices et ses incartadesétranges, par ostentation… Mais ce n’était pas cela ! En cemoment, elle était seule, aucun d’entre nous ne la voyait demanderl’aumône. Il était impossible qu’elle y trouvât du plaisir !Pourquoi demander l’aumône, pourquoi avait-elle besoind’argent ?

Lorsqu’elle eut reçu cette obole, elle quittale pont et s’approcha des fenêtres vivement éclairées d’un magasin.Là, elle commença à faire le compte de son butin ; je metenais à dix pas de là. Elle avait déjà une certaine somme dans lamain. On voyait qu’elle avait mendié depuis le matin. Elle refermasa main, traversa la rue et entra dans une boutique. Je m’approchaiaussitôt de la porte grande ouverte et regardai ce qu’elle allaitfaire.

Je la vis poser son argent sur le comptoir, eton lui donna une tasse, une simple tasse à thé, tout à faitsemblable à celle qu’elle avait cassée pour nous montrer àIkhméniev et à moi combien elle était méchante. Cette tasse coûtaitsans doute dans les quinze kopeks, et même peut-être moins. Lemarchand la lui enveloppa dans un papier, l’entoura d’une ficelleet la remit à Nelly, qui sortit précipitamment de la boutique d’unair tout content.

« Nelly ! criai-je lorsqu’elle futarrivée à ma hauteur : Nelly ! »

Elle tressaillit, me regarda, la tasse luiéchappa des mains, tomba sur le pavé et se brisa. Nelly étaitpâle ; mais lorsqu’elle m’eut regardé et se fut convaincue quej’avais tout vu et que je savais tout, elle rougitsubitement ; cette rougeur décelait une honte intolérable ettorturante. Je la pris par la main et l’emmenai à la maison ;ce n’était pas loin. En chemin, nous ne prononçâmes pas un mot. Unefois arrivé chez moi, je m’assis ; Nelly restait debout devantmoi, pensive et troublée ; son visage avait repris sa pâleuret elle baissait les yeux. Elle ne pouvait pas me regarder.

« Nelly, tu demandais l’aumône ?

– Oui, dit-elle tout bas en baissant lesyeux encore davantage.

– Tu voulais amasser de quoi racheter unetasse comme celle que tu as cassée tout à l’heure ?

– Oui…

– Mais t’ai-je fait des reproches,t’ai-je grondée ? Ne vois-tu pas combien de méchanceté, deméchanceté vaniteuse il y a dans ton acte ? Est-ce biencela ? Tu n’as pas honte ? Est-ce que…

– Si, j’ai honte, murmura-t-elle d’unevoix à peine perceptible, et une petite larme roula sur sajoue.

– Tu as honte, répétai-je aprèselle : Nelly, ma chère enfant, je suis coupable envers toi,pardonne-moi et faisons la paix. »

Elle me regarda ; les larmes jaillirentde ses yeux et elle se jeta sur ma poitrine.

À ce moment, Alexandra Semionovna entra encoup de vent.

« Comment ! Elle est rentrée ?De nouveau ? Ah ! Nelly, Nelly, qu’est-ce quit’arrive ? Enfin, c’est bien du moins que tu sois rentrée… Oùl’avez-vous trouvée, Ivan Petrovitch ? »

Je fis un clin d’œil à Alexandra Semionovnaafin qu’elle ne me posât plus de questions, et elle me comprit. Jedis tendrement adieu à Nelly qui pleurait toujours amèrement, etpriai la bonne Alexandra Semionovna de rester avec elle jusqu’à monretour ; puis je courus chez Natacha ; j’étais en retardet je me dépêchai.

C’était ce soir-là que se décidait notresort : nous avions beaucoup de choses à nous dire, Natacha etmoi, mais je lui glissai tout de même un mot sur Nelly et luiracontai en détail tout ce qui était arrivé. Mon récit intéressabeaucoup Natacha et même l’impressionna.

« Sais-tu, Vania, me dit-elle après avoirréfléchi un instant. Je crois qu’elle t’aime.

– Quoi ? Comment ? luidemandai-je étonné.

– Oui, c’est un commencement d’amour,d’amour de femme…

– Que dis-tu, Natacha, tu rêves !Mais c’est une enfant !

– Qui aura bientôt quatorze ans. Cetteexaspération vient de ce que tu ne comprends pas son amour et de ceque, peut-être, elle ne se comprend pas elle-même ; si sonirritation est puérile à beaucoup d’égards, elle n’en est pas moinssérieuse et cruelle. Surtout, elle est jalouse de moi. Tu m’aimestellement que, même à la maison, tu ne t’inquiètes et tu ne parlessans doute que de moi et tu fais peu attention à elle. Elle l’aremarqué et cela l’a blessée. Elle veut peut-être te parler, elleéprouve peut-être le besoin de t’ouvrir son cœur, mais elle ne saitpas, elle a honte, elle ne se comprend pas elle-même, elle attendune occasion, et toi, au lieu de hâter ce moment, tu t’éloignes, tute sauves pour venir me voir ; même lorsqu’elle était malade,tu l’as laissée seule des journées entières. Voilà pourquoi ellepleure : tu lui manques, et ce qui lui est le plus pénible,c’est que tu ne t’en aperçoives pas. Tiens, en ce moment encore, tul’as laissée seule pour moi. Elle en sera malade demain. Commentas-tu pu la laisser seule ? Va vite la retrouver…

– Je ne l’aurais pas laissée, si…

– Oui, c’est moi qui t’ai demandé devenir ; maintenant, sauve-toi.

– J’y vais, mais bien entendu, je necrois rien de tout cela.

– Parce qu’elle ne ressemble pas auxautres. Rappelle-toi son histoire, songe à tout cela, et tu ycroiras. Elle n’a pas eu une enfance comme la nôtre… »

Je revins tout de même assez tard. AlexandraSemionovna me raconta que Nelly avait de nouveau beaucoup pleuré ets’était endormie « tout en larmes », comme l’autresoir.

« Maintenant, il faut que je m’en aille,Ivan Petrovitch. Philippe Philippytch me l’a ordonné. Il m’attend,le pauvre. »

Je la remerciai et m’assis au chevet de Nelly.Il m’était pénible de penser que j’avais pu la quitter dans unpareil moment. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, je restaiauprès d’elle, absorbé dans mes rêveries… Quelle époquefatale !

Mais il faut que je raconte ce qui étaitarrivé pendant ces quinze derniers jours.

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