Je ne suis pas coupable d’ Agatha Christie

CHAPITRE VI

POIROT ET RODDY

Poirot considérait avec intérêt le long visage aux traits délicats de Roderick Welman.
Roddy était dans un pitoyable état nerveux. Il se tordait les mains, ses yeux étaient injectés de sang. D’une voix éraillée, il prononça, en regardant le bristol :
— Votre nom ne m’est évidemment pas inconnu, monsieur Poirot. Cependant, je ne vois pas ce que le Dr Lord espère de vous en la circonstance. Et puis, de quoi se mêle-t-il ? Il a soigné ma tante, mais, à part cela, il nous est complètement étranger. Elinor et moi l’avons vu pour la dernière fois lors de notre visite au château en juin dernier. Il appartient plutôt à Mr Seddon de suivre cette affaire.
— Techniquement, vous avez raison, dit Poirot.
— Non que Seddon m’inspire une grande confiance avec sa mine d’enterrement.
— Les hommes de loi sont d’habitude des gens graves et austères.
— Néanmoins, ajouta Roddy, se déridant un peu, nous avons chargé Bulmer de la défense. On le dit tout à fait compétent. Qu’en pensez-vous ?
— Il a la réputation de prendre en main les causes perdues. J’espère ne point vous déplaire si je m’efforce de tirer miss Carlisle de ce mauvais pas ?
— Non, certes non. Mais…
— Mais à quoi suis-je bon ? C’est là le fond de votre pensée, n’est-ce pas ?
Un sourire fugace éclaira le visage triste de Roddy… un sourire si charmeur qu’Hercule Poirot comprit la séduction subtile qui se dégageait du jeune homme.
Roddy dit, en manière d’excuse :
— Exprimée de la sorte, mon opinion vous paraîtrait plutôt brutale. En réalité, vous touchez juste. Je ne chercherai donc pas midi à quatorze heures. Que pouvez-vous faire, monsieur Poirot ?
— Rechercher la vérité, répondit le détective. Je puis découvrir des faits en faveur de l’accusée.
— Si au moins vous y parveniez !
— Mon plus vif désir est de me rendre utile. Voulez-vous m’aider en m’exposant votre sentiment sur cette affaire ?
Roddy se leva et arpenta la pièce.
— Que pourrais-je vous apprendre ? Tout cela est si absurde… si fantastique ! La simple supposition qu’Elinor… Elinor que je connais depuis l’enfance… ait pu empoisonner quelqu’un me semble grotesque. Comment diable faire entendre raison au jury ?
— Vous croyez donc miss Elinor incapable d’un tel crime ?
— Tout à fait incapable ! Elinor est une jeune fille exquise, parfaitement équilibrée et répugnant à toute violence. Intellectuelle et sensible, elle est au-dessus de toutes les viles passions. Cependant, mettez douze imbéciles au banc des jurés et Dieu sait ce qu’on peut leur faire avaler ! Raisonnons un peu. Ces hommes ne sont pas là pour juger les caractères, mais pour éplucher des témoignages. Des faits, des faits, des faits ! Or, les faits accablent l’accusée !
— Monsieur Welman, je vois en vous un homme intelligent. Les faits condamnent miss Carlisle. Mais vous êtes convaincu de son innocence. Alors, que s’est-il passé ?
Exaspéré, Roddy leva les mains au ciel.
— Voilà où réside la difficulté. L’infirmière aurait-elle commis le crime ?
— Elle n’a pu toucher les sandwiches… Oh ! j’ai mené une enquête minutieuse ! — et si elle avait empoisonné le thé, elle se fût empoisonnée elle-même. Je m’en suis assuré. En outre, pourquoi eût-elle désiré la mort de Mary Gerrard ?
Roddy s’écria :
— Qui pouvait souhaiter la mort de Mary ?
— Cette question paraît insoluble, dit Poirot. Personne ne désirait tuer Mary Gerrard. (Intérieurement, il ajouta : sauf Elinor Carlisle.) On devrait logiquement pouvoir répondre que Mary n’a pas été tuée, mais, hélas ! tel n’est pas le cas. Elle a bel et bien été tuée.
Il ajouta d’un ton mélodramatique :

Mais elle repose au tombeau
Et du coup ma vie est brisée !

— Plaît-il ? fit Roddy.
— C’est du Wordsworth, expliqua Poirot. Je lis beaucoup ce poète. Ces vers expriment peut-être ce que vous ressentez ?
— Moi ?
Roddy se cabra.
— Toutes mes excuses… mes humbles excuses. Quelle tâche ardue d’être à la fois détective et pukka sahib ! Il est des choses qu’on ne doit pas dire, mais, hélas ! un détective se voit contraint de poser certaines questions sur les affaires privées des gens et leurs sentiments intimes.
— Tout cela me paraît bien inutile.
— Si seulement je voyais clair dans la situation ! Finissons-en avec ce sujet désagréable pour ne plus y revenir. Chacun sait, monsieur Welman, que vous admiriez Mary Gerrard. N’est-ce pas vrai ?
Roddy se leva et alla vers la fenêtre. Ses doigts jouèrent avec le cordon du store.
— Oui, répondit-il.
— Vous en étiez amoureux ?
— Je le crois.
— Et sa mort vous a brisé le cœur ?
— Je… je… je le suppose… c’est-à-dire… monsieur Poirot…
Nerveux et irritable, il se détourna comme une bête aux abois.
— Si vous vouliez m’exposer plus clairement votre pensée, nous en resterions là.
Roddy Welman s’assit dans un fauteuil sans regarder son compagnon et parla d’une voix saccadée.
— Il m’est difficile de vous expliquer ce que je ressentais pour Mary Gerrard. Est-il indispensable d’en parler ?
— Monsieur Welman, on ne peut toujours éviter les ennuis de l’existence. Vous venez de me dire que vous supposiez aimer cette jeune fille. Vous n’en êtes donc pas sûr ?
— Je n’en sais rien… Elle était si jolie… une créature de rêve… Voilà comme elle m’apparaît à présent. Un rêve ! Notre première rencontre, ma passion pour elle ! Une sorte de folie ! Et maintenant, tout est bien fini… comme si cela n’était jamais arrivé.
Poirot dit :
— Oui, je comprends… Vous n’étiez pas en Angleterre au moment de sa mort ?
— Non, je partis pour l’étranger le neuf juillet et revins le premier août. Le télégramme d’Elinor me suivit de ville en ville. Je hâtai mon départ dès réception de cette nouvelle.
— Cette mort a dû vous donner un rude coup. Vous aimiez beaucoup cette jeune fille ?
D’un ton amer et exaspéré, Roddy déclara :
— Pourquoi l’existence est-elle si cruelle ? Tout le monde souhaite le bonheur et à chaque tournant on se heurte à des déceptions.
— Telle est la vie, mon cher ! On ne la mène pas comme on veut ! Elle ne vous épargne pas les émotions et ne se laisse pas diriger par l’intelligence et la raison. La vie, monsieur Welman, n’est pas raisonnable.
Roderick Welman murmura :
— Il paraît…
— Une matinée de printemps, le visage d’une jeune fille… et la suite bien ordonnée d’une existence se trouve brisée.
Roddy sourcilla et Poirot continua :
— Que savez-vous au juste de Mary Gerrard, monsieur Welman ?
— Ce que j’en sais ? Très peu. Je m’en rends compte à présent. Je la voyais mignonne et douce ; à part cela, je ne la connaissais guère. Voilà sans doute pourquoi sa disparition ne m’affecte pas autant que je l’aurais cru.
Abandonnant toute hostilité, Roderick reprit son ton simple et naturel. Comme seul il savait le faire, Hercule Poirot pénétra les pensées secrètes de Roddy, qui ressentit un certain soulagement à mettre son âme à nu.
— Mignonne… douce… d’intelligence moyenne. Sensible, je crois, et bonne. Elle possédait une distinction extraordinaire pour une jeune fille de sa classe.
— Croyez-vous qu’elle ait pu, inconsciemment, se créer des ennemis ?
— Non, non ! Il était impossible de la détester, se récria Roddy. Du dépit, ce n’est pas autre chose…
— Du dépit ? Ainsi, vous supposez qu’elle ait inspiré du dépit ?
— Probablement… témoin cette lettre.
— Quelle lettre ? s’enquit Poirot, intrigué.
Roddy rougit et parut ennuyé.
— Oh ! rien de bien important.
— Quelle lettre ? répéta Poirot. Quand est-elle arrivée ? Et qui en était le destinataire ?
De mauvaise grâce, Roddy s’expliqua.
— Voilà qui est intéressant, remarqua Poirot. Pourrais-je la voir, cette lettre ?
— Hélas ! non, car je l’ai brûlée.
— Pourquoi l’avez-vous détruite, monsieur Welman ?
— A ce moment-là, c’était, à mon sens, le meilleur parti à prendre.
— Dès réception de cette lettre, vous et miss Carlisle êtes accourus en toute hâte à Hunterbury ?
— Nous sommes accourus, mais pas en toute hâte.
— Cependant, vous étiez inquiets, et même un peu alarmés ?
— Vous exagérez, monsieur Poirot, dit Roddy l’air vexé.
Le détective s’écria :
— Votre empressement n’était que naturel ! Votre héritage… courait de gros risques ! Je juge tout à fait logique que vous ayez éprouvé quelque appréhension. L’argent a son importance.
— Pas tant que vous le croyez.
— Un tel désintéressement me semble extraordinaire.
Roddy s’empourpra et dit :
— La question d’argent n’était certes pas à négliger. Elle ne nous laissait point indifférents. Mais le but de notre voyage était de voir notre tante et de nous assurer de sa santé.
— Vous vous êtes rendu près d’elle en compagnie de miss Carlisle. Jusque-là, votre tante n’avait pas rédigé de testament. Peu après, elle a une nouvelle crise. Elle désire alors dicter ses dernières volontés, peut-être en faveur de miss Carlisle, puis elle meurt cette nuit-là avant d’avoir accompli cette formalité.
— Dites-moi, à quoi faites-vous allusion ?
La colère se lisait sur les traits de Roddy. Poirot lui répondit :
— Vous m’avez dit, monsieur Welman, que le mobile attribué à Elinor Carlisle relativement à la mort de Mary Gerrard était absurde… et que votre cousine était incapable d’un tel crime. Mais j’y découvre une autre interprétation. Elinor Carlisle avait maintes raisons de craindre de se voir déshéritée à l’avantage d’une étrangère. La lettre l’en avertissait, les murmures saccadés de la moribonde confirmèrent ses appréhensions. En bas, dans le vestibule, se trouvait une mallette renfermant diverses drogues et des médicaments. Il était facile d’y soustraire un tube de morphine. Ensuite, m’a-t-on dit, Elinor Carlisle s’est assise dans la chambre au chevet de sa tante, tandis que vous et les infirmières étiez en train de dîner…
— Mon Dieu, monsieur Poirot, qu’inventez-vous là à présent ? Elinor aurait tué sa tante ? Quelle idée ridicule !
— Vous n’ignorez pas sans doute qu’on a demandé l’autorisation d’exhumer le corps de Mrs Welman ?
— Je le sais, en effet, mais on n’y trouvera rien !
— Supposons le contraire ?
— Impossible ! trancha Roddy.
— Attendons avant d’affirmer, répliqua Poirot. La mort de Mrs Welman ne profitait à ce moment-là qu’à une seule personne, n’est-ce pas ?
Roddy s’assit, le visage pâle. Il tremblait un peu et regardait fixement Poirot.
— Je croyais que vous preniez son parti…
— Quelque parti que je prenne, je dois affronter les faits ! Je serais porté à croire, monsieur Welman, que jusqu’ici vous avez évité de regarder en face une vérité désagréable chaque fois que cela était possible.
— Pourquoi se tourmenter et toujours voir le mauvais côté de la vie ?
— C’est parfois nécessaire, répondit gravement Poirot.
Après une courte pause, il ajouta :
— Envisageons donc l’éventualité de la mort de votre tante par absorption de morphine. Que se passe-t-il ?
— Je n’en sais rien, répondit le jeune homme.
— Réfléchissez un peu. Qui aurait pu lui administrer cette drogue ? Avouez qu’Elinor Carliste était mieux placée que quiconque pour le faire.
— Vous oubliez les deux infirmières.
— L’une et l’autre pouvaient, certes, la donner à leur malade, mais miss Hopkins, inquiète de la disparition du tube, en parla ouvertement. Or, rien ne l’y obligeait. Le permis d’inhumer avait été signé. Pourquoi attirer l’attention sur le vol de la morphine si elle-même était coupable ? Au point où en sont les choses, elle va recevoir un blâme pour négligence professionnelle, et si elle a empoisonné Mrs Welman, rien de plus stupide de sa part que de signaler officiellement la perte de ce tube de morphine. Au reste, que lui rapportait la mort de sa cliente ? Rien ! La même remarque s’applique à l’infirmière O’Brien. Elle aurait pu administrer le poison enlevé par elle de la mallette de sa collègue, mais, encore une fois, dans quelle intention ?
Roddy haussa les épaules.
— Après tout, c’est vrai !
— Il y a aussi vous !
— Moi ? fit Roddy, frémissant comme un cheval nerveux.
— Certainement. Vous pouvez avoir dérobé la morphine et l’avoir donnée à votre tante. Vous êtes resté seul avec elle durant un court laps de temps cette nuit-là. Mais je reviens à mon idée : pour quelle raison ? Si elle avait suffisamment vécu pour dicter son testament, elle ne vous eût certainement pas oublié. Donc, comme vous le voyez, vous n’aviez aucun motif d’agir ainsi. Seules, deux personnes demeurent suspectes.
Les yeux de Roddy s’éclairèrent.
— Deux personnes ?
— Oui, d’abord Elinor Carlisle.
— Et l’autre ?
— L’autre ? Celle qui a écrit la lettre anonyme.
Roddy paraissait incrédule.
Poirot reprit :
— L’auteur de cette lettre haïssait Mary Gerrard, ou du moins ne l’aimait pas. Ce quelqu’un prenait votre parti et ne tenait pas à ce que Mary Gerrard profitât de l’héritage de Mrs Welman. A présent, dites-moi, monsieur Welman, soupçonnez-vous qui est l’auteur de ce message ?
— Pas du tout. La lettre mal écrite et cousue de fautes d’orthographe était l’œuvre d’un illettré.
Poirot fit un geste de la main.
— Cela ne nous apprend pas grand-chose. Elle pouvait provenir d’une personne cultivée ayant déguisé son écriture. Voilà pourquoi je déplore la destruction de cette lettre. Les gens qui s’efforcent d’imiter le style des ignorants se trahissent d’habitude.
Roddy déclara :
— Elinor et moi l’avions attribuée à une des domestiques.
— Laquelle suspectiez-vous ?
— Aucune en particulier.
— Aurait-ce pu être Mrs Bishop ? demanda Poirot.
— Oh non ! c’est une femme honorable et très honnête. Elle écrit de belles lettres et emploie de longs mots. De plus, je jurerais que…
Comme il hésitait, Poirot trancha :
— Elle ne pouvait souffrir Mary Gerrard.
— Je le sais, mais je n’ai jamais rien remarqué d’étrange chez elle.
— Peut-être, mon cher monsieur, manquez-vous d’esprit d’observation.
— Ne croyez-vous pas que ma tante aurait pu prendre elle-même cette morphine ?
— Voilà une idée, en effet.
— Incapable de supporter son état d’impotence, elle devait souhaiter la mort.
— Mais elle n’aurait pu se lever de son lit, descendre dans le vestibule et enlever le tube de morphine de la mallette ?
— Non, évidemment, mais elle aurait pu prier quelqu’un de lui rendre ce service.
— Qui ?
— Une des infirmières, par exemple.
— Erreur ! Ces femmes comprenaient trop bien le danger auquel elles s’exposeraient. Les infirmières seraient les dernières à suspecter.
— Alors, qui ?
Roddy sursauta, ouvrit la bouche et la referma aussitôt.
— Vous vous souvenez de quelque chose, n’est-ce pas ?
— Oui, mais…
— Vous vous demandez si vous devez me le révéler ?
— Eh bien ! oui…
Un sourire bizarre au coin des lèvres, Poirot demanda :
— Quand miss Carlisle vous l’a-t-elle dit ?
Roddy resta suffoqué.
— Ma parole ! Vous êtes un vrai sorcier ! Elle me l’a dit dans le train qui nous emmenait à Hunterbury. Nous avions reçu le télégramme nous apprenant que tante Laura venait d’avoir une seconde attaque. Elinor m’exprima tout son chagrin à cette pensée. La pauvre tante Laura haïssait la maladie, elle souffrirait davantage encore de se sentir impotente et la vie deviendrait un enfer pour elle. Elinor ajouta : « Les gens devraient avoir la liberté de quitter ce bas monde quand ils ne peuvent plus supporter l’existence. »
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Que je partageais son avis.
Poirot prononça, d’une voix grave :
— Tout à l’heure, monsieur Welman, vous prétendiez qu’il était impossible que miss Carlisle eût empoisonné sa tante en vue d’un profit matériel. Maintenez-vous également qu’elle n’ait pu ôter la vie à Mrs Welman par pure pitié ?
— Je… non, je ne le puis…
— Je prévoyais votre réponse.

CHAPITRE VII

POIROT CHEZ LE NOTAIRE

Dans les bureaux de Messrs Seddon, Ridgeway et Seddon, Hercule Poirot fut reçu avec une extrême prudence, pour ne pas dire un brin de méfiance.
Mr Seddon, caressant de l’index son menton glabre, parla sans se compromettre et de ses yeux gris pénétrants toisa le détective des pieds à la tête.
— Votre nom m’est familier, mais je n’arrive pas à comprendre votre rôle dans cette affaire.
— J’agis, monsieur, dans l’intérêt de votre cliente.
— Ah !… vraiment ? Et qui vous a chargé de cette mission ?
— Je suis ici sur la demande du Dr Lord.
Mr Seddon leva très haut les sourcils.
— Vraiment ? voilà qui me paraît irrégulier… très irrégulier. Le Dr Lord, à ce que je crois, a été cité comme témoin à charge ?
Hercule Poirot haussa les épaules.
— Quelle importance cela a-t-il ?
— La défense de miss Carlisle repose entièrement entre nos mains, et nous n’avons pas besoin de vos services.
— Est-ce parce que l’innocence de votre cliente sera facile à établir ?
Mr Seddon se renfrogna et exprima sa colère du ton sec de l’homme de loi.
— Votre question est déplacée… absolument déplacée.
— Les apparences sont accablantes pour miss Carlisle.
— Qu’en savez-vous, monsieur Poirot ?
— Bien que je sois, en réalité, désigné par le Dr Lord, j’ai ici un billet de Mr Roderick Welman.
Il lui tendit le papier en s’inclinant profondément.
Mr Seddon parcourut les quelques lignes qu’il contenait et observa de fort mauvaise humeur :
— Evidemment, présentée ainsi, l’affaire prend un nouvel aspect. Mr Welman s’est chargé de la défense de miss Carlisle et nous agissons suivant ses instructions.
Il ajouta, avec une répugnance marquée :
— Notre maison s’occupe très peu de… euh… de procès criminels, mais je crois de mon devoir, envers feu ma cliente, d’assumer la défense de sa nièce. Nous avons déjà nommé comme avocat sir Edwin Bulmer.
Un sourire ironique aux lèvres, Poirot lança :
— La dépense n’entre pas en ligne de compte. Voilà qui est parfait.
Regardant par-dessus ses lunettes, Mr Seddon s’indigna :
— En vérité, monsieur Poirot…
Poirot l’interrompit.
— L’éloquence et l’appel aux sentiments ne sauveront pas l’accusée. Il en faut davantage.
— Que conseillez-vous ?
— La recherche de la vérité.
— Cela va de soi.
— Mais la vérité nous aidera-t-elle à triompher ?
Mr Seddon observa, d’un ton bref :
— Voilà encore une remarque bien déplacée.
— J’aimerais vous entendre répondre à certaines questions, fit Poirot.
— Je ne puis me permettre de vous répondre sans le consentement de ma cliente.
— Je le comprends.
Poirot fit une pause et ajouta :
— Miss Elinor Carlisle a-t-elle des ennemis ?
Mr Seddon trahit une légère surprise.
— Non, autant que je sache.
— Mrs Welman a-t-elle, au cours de son existence, fait un testament ?
— Jamais. Elle a toujours remis cette formalité.
— Elinor Carlisle a-t-elle rédigé ses dernières volontés ?
— Oui.
— Récemment ? Depuis la mort de sa tante ?
— Oui.
— A qui laisse-t-elle ses biens ?
— Ceci touche au secret professionnel, monsieur Poirot. Je ne puis en parler sans l’autorisation de miss Carlisle.
— Alors, je sollicite une entrevue avec elle !
Mr Seddon répliqua, avec un sourire glacé :
— Ce ne sera pas tâche facile.
M. Poirot se leva et fit un geste en disant :
— Rien n’est impossible à Hercule Poirot.

CHAPITRE VIII

POIROT A SCOTLAND YARD

Le chef inspecteur Marsden demanda, l’air très affable :
— Alors, monsieur Poirot, vous venez m’aider dans une de mes enquêtes ?
— Non, non. Il s’agit, de ma part, d’une simple curiosité.
— Trop heureux de vous obliger. Quelle affaire vous intéresse particulièrement ?
— L’affaire Elinor Carlisle.
— Ah ! oui ! l’empoisonneuse ! Le jugement aura lieu dans une quinzaine. La séance promet d’être intéressante. A propos, savez-vous qu’elle a aussi tué la vieille dame ? Le dernier rapport ne nous est pas encore parvenu, mais la culpabilité de l’accusée est indubitable. De la morphine administrée de sang-froid. Elle demeure impénétrable depuis l’heure de son arrestation. Impossible d’en rien tirer. Mais nous possédons des preuves et elle va sûrement être condamnée.
— Vous la croyez coupable ?
Marsden, policier très expérimenté, et au fond un brave homme, hocha la tête affirmativement.
— Certainement ! Elle a glissé le poison dans le sandwich du dessus avec un calme inouï.
— Vous ne concevez aucun doute ? Absolument aucun ?
— Non ! Ma conviction est formelle. Cette certitude m’enlève bien des soucis. Pas plus que les autres, je n’aime à commettre des erreurs, ni à faire condamner, comme on serait porté à le croire. Cette fois, je puis aller de l’avant, la conscience nette.
— Je comprends votre sentiment, dit Poirot.
Le fonctionnaire de Scotland Yard le regarda curieusement, et demanda :
— M’apportez-vous du nouveau du côté de la défense ?
Lentement, Poirot hocha la tête.
— Jusqu’ici, non. Tous les renseignements recueillis s’accordent à prouver la culpabilité d’Elinor Carlisle.
L’inspecteur Marsden déclara, sûr de lui-même :
— Elle est coupable, croyez-m’en.
— Je désirerais la voir, dit Poirot.
Un sourire indulgent aux lèvres, l’inspecteur Marsden remarqua :
— Vous êtes dans les meilleurs termes avec le ministre de la Justice. Cela ouvre bien des portes.

CHAPITRE IX

A LA RECHERCHE D’UN SECRET

— Eh bien ? demanda Peter Lord.
— Cela ne marche pas comme je voudrais, déclara Poirot.
— Vous revenez bredouille ?
— Voici ce que je rapporte : Elinor Carlisle a empoisonné Mary Gerrard par jalousie…, Elinor Carlisle a tué sa tante pour hériter de sa fortune… Elinor Carlisle a supprimé sa tante par pitié… mon ami, faites votre choix.
— Vous dites des sottises ! s’exclama Peter Lord.
— Moi ? s’étonna Hercule Poirot.
Le visage taché de rousseurs de Peter Lord trahissait la colère.
— Que signifie tout ceci ? fit-il.
— Croyez-vous cette hypothèse plausible ?
— Quelle hypothèse ?
— Qu’Elinor Carlisle, incapable de voir souffrir sa tante, l’aida à quitter cette existence.
— Des radotages !
— Des radotages ? Ne m’avez-vous pas dit vous-même que la vieille dame vous avait prié de lui rendre le même service ?
— Elle ne parlait pas sérieusement. Elle savait que je n’en ferais rien.
— Cependant, cette pensée hantait son esprit. Elinor Carlisle peut lui avoir obéi.
Arpentant la pièce, Peter Lord dit enfin :
— On ne peut nier la vraisemblance de pareille supposition. Mais Elinor Carlisle possède une tête solide et des idées nettes. Je ne crois pas qu’elle se laisserait entraîner par la pitié au point de risquer d’être accusée de meurtre.
— Alors, vous ne la supposez pas capable d’un tel acte ?
Lentement, Peter Lord prononça :
— Une femme pourrait agir ainsi pour délivrer son mari, son enfant ou même sa mère, mais pas une tante, malgré toute l’affection qu’elle lui porterait. Et encore ne prendrait-elle cette décision que si la malade souffrait de douleurs intolérables.
— Peut-être êtes-vous dans le vrai, approuva Poirot, pensif.
Puis il ajouta :
— Croyez-vous que l’affection de Roderick Welman pour sa tante était forte au point de le pousser à un tel acte ?
Dédaigneux, Peter Lord répondit :
— Il aurait manqué de cran !
— Savoir, murmura Poirot. Il me semble, mon cher, que vous sous-estimez ce jeune homme.
— Il est intelligent et cultivé, je vous le concède.
— C’est exact, confirma Poirot. De plus, sa personnalité dégage un certain charme… Je l’ai parfaitement ressenti.
— Vraiment ? Moi, pas !
Au bout d’un instant, Peter Lord revint à la charge :
— Voyons, Poirot, vous n’avez réellement rien de neuf à m’apprendre ?
— Jusqu’ici, mes recherches ont été infructueuses. Elles me ramènent toujours au même point. Personne n’avait intérêt à la mort de Mary Gerrard. Nul ne la haïssait, à l’exception d’Elinor Carlisle. Il est une question que nous pourrions nous poser. Celle-ci par exemple : quelqu’un en voulait-il à Elinor Carlisle ?
— Pas que je sache, répondit le Dr Lord. Pensez-vous qu’on l’aurait incitée au crime pour la perdre ?
— C’est là une supposition bien risquée et rien ne la justifie… sauf peut-être les preuves accablantes qui s’accumulent contre elle.
Poirot fit part au médecin de la lettre anonyme.
— Vous voyez, ajouta-t-il, on est en droit de supposer bien des choses. Elinor Carlisle était avertie qu’elle allait être complètement déshéritée… et qu’une jeune étrangère recueillerait toute la fortune de sa tante. Aussi, lorsque Mrs Welman lui demanda, de sa voix presque inintelligible, d’appeler le notaire, Elinor, ne voulant courir aucun risque, s’arrangea pour que la vieille dame mourût cette même nuit.
— Et Roderick Welman ? demanda Peter Lord. Lui aussi devait tout perdre.
— Non, fit Poirot, en hochant la tête. Il était avantageux pour lui que la vieille dame rédigeât ses dernières volontés. Si elle mourait intestat, il ne lui revenait rien, ne l’oubliez pas. Elinor était la parente la plus proche.
— Mais il allait épouser Elinor !
— C’est vrai, acquiesça Poirot, mais souvenez-vous qu’aussitôt après la mort de la tante, les fiançailles furent rompues et Roderick déclara nettement à Elinor le peu de cas qu’il faisait de cet argent.
— Vous le voyez, tous les soupçons pèsent sur elle encore une fois.
— Oui. A moins que…
Poirot sembla réfléchir, puis il reprit au bout d’un instant :
— A moins que quelque chose…
— Quoi ?
— Quelque chose… Une petite pièce du grand jeu de patience nous manque. La pièce absente, j’en suis convaincu, doit concerner Mary Gerrard. Mon cher ami, vous qui entendez bavarder les gens autour de vous, n’avez-vous jamais surpris une conversation contre elle ?
— Contre Mary Gerrard ?… Contre sa réputation ?
— Oui. Quelque ancienne histoire sur elle ou une indiscrétion de sa part… une légère médisance, un doute quant à son honnêteté… des bruits méchants à son sujet… enfin quelque chose qui lui porte préjudice…
Peter Lord observa lentement :
— J’espère que vous n’allez pas recourir à de tels procédés… Fouiller dans le passé pour salir la mémoire d’une jeune fille innocente et sans, défense ? Je ne vous crois pas capable d’une pareille bassesse, monsieur Poirot.
— Mary Gerrard était donc une jeune fille pure et sans reproche ?
— Oui, pour autant que je sache. Je n’ai jamais entendu dire du mal d’elle.
— Ne vous imaginez pas, mon cher ami, que je songe à remuer de la boue là où il n’y en a point. Pas du tout ! Mais la bonne infirmière Hopkins, elle, ne sait pas voiler ses sentiments. Elle aimait beaucoup Mary et connaît un secret sur cette enfant, mais ne veut point le divulguer. En d’autres termes, elle craint que je ne le découvre. Ce secret n’a, paraît-il, aucun rapport avec le crime, et ne concerne en rien Elinor, que miss Hopkins accuse toujours de l’empoisonnement de Mary. Mon cher il faut que je sache tout. Peut-être Mary a-t-elle fait tort à une tierce personne qui avait des raisons pour souhaiter sa mort ?
— En ce cas, miss Hopkins devrait s’en rendre compte.
— L’infirmière Hopkins est intelligente, observa Poirot, mais son intelligence a des limites et ne saurait égaler la mienne. Ce que miss Hopkins n’a pas vu, Hercule Poirot le pressent !
— Excusez-moi, fit Peter Lord. J’avoue mon ignorance.
Pensif, Poirot continua :
— Ted Bigland n’en sait pas davantage, et cependant il a vécu ici toute sa vie. Non plus que Mrs Bishop, car si elle connaissait la moindre chose sur Mary, elle n’aurait pu la garder pour elle-même ! Par bonheur, un espoir me reste.
— Lequel ?
— Je vais voir aujourd’hui l’autre infirmière, miss O’Brien.
— Elle ignore tout de ce pays. Elle n’y vit que depuis un mois ou deux.
— Je le sais, dit Poirot. Mais mon cher ami, l’infirmière Hopkins, à ce que l’on dit, a la langue trop longue. Elle n’a pas bavardé dans le village où ses propos auraient pu nuire à Mary Gerrard. Mais je doute qu’elle ait pu s’empêcher de faire au moins une allusion à ce qui tourmentait son esprit devant sa collègue, une étrangère dans cette région. L’infirmière O’Brien peut être au courant de certains faits.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer