Je ne suis pas coupable d’ Agatha Christie

CHAPITRE II

MARY GERRARD

I

Mrs Welman reposait sur ses oreillers savamment arrangés. Elle ne dormait pas, mais respirait lourdement. Ses yeux, toujours du même bleu profond que ceux de sa nièce Elinor, regardaient le plafond. C’était une femme aux formes épaisses, au noble profil de faucon. L’orgueil et la fermeté se lisaient sur ses traits.
Elle abaissa les yeux et, avec une réelle tristesse, regarda la jeune fille assise près de la fenêtre. Elle dit enfin :
— Mary…
L’interpellée se retourna vivement.
— Oh ! Vous êtes éveillée, madame Welman.
— Oui, depuis quelque temps déjà…
— Je ne savais pas, sans quoi…
Laura Welman l’interrompit :
— Cela ne fait rien. Je songeais… je songeais à bien des choses.
— A quoi, madame Welman ?
Le regard sympathique de Mary, sa voix pleine de sollicitude, adoucirent encore le regard de la vieille femme.
— Je vous aime beaucoup, mon enfant. Vous êtes très gentille pour moi.
— Oh ! madame Welman, c’est vous, au contraire, qui vous êtes montrée bonne envers moi. Sans vous, que serais-je devenue ? Vous avez tout fait pour m’aider.
— Oh ! je ne sais pas, je ne sais pas…
L’infirme s’agita sur sa couche… mais le bras gauche demeurait immobile et sans vie.
Elie reprit :
— On voudrait faire pour le mieux, mais il est souvent difficile de discerner ce qui est bien et juste. Hélas ! j’ai toujours été trop sûre de moi…
Mary Gerrard répliqua :
— Je crois que vous avez toujours su choisir ce qu’il y avait de mieux et de plus juste.
Mais la vieille dame hocha la tête :
— Non, non, ce qui me tourmente, Mary, c’est que j’ai toute ma vie péché par orgueil. C’est un vice détestable que je tiens de famille. Elinor en est également affligée.
Mary s’empressa de faire dévier la conversation :
— Vous êtes contente, n’est-ce pas, à la pensée que miss Elinor et Mr Roderick arriveront bientôt ? Leur visite vous égaiera. Voilà bien longtemps qu’on ne les a vus ici.
— Ce sont de charmants enfants… et tous deux m’aiment beaucoup. Je sais qu’il me suffit de leur envoyer un mot pour qu’ils accourent me voir. Mais je ne tiens pas à les déranger trop souvent. Ils sont jeunes et heureux… Le monde leur appartient. Inutile de leur donner prématurément le spectacle de la souffrance et de la décrépitude.
— Oh ! madame Welman, je suis certaine qu’ils ne penseront pas ainsi.
La vieille dame poursuivit, parlant peut-être plus à elle-même qu’à sa compagne :
— J’ai toujours caressé l’espoir qu’ils s’épouseraient, mais je me suis gardée de les influencer en quoi que ce fût. Les jeunes gens ont un tel esprit de contradiction… Mes conseils eussent suffi à les faire changer d’avis. Voilà longtemps, alors qu’ils étaient encore enfants, j’ai eu l’impression qu’Elinor avait jeté son dévolu sur Roddy. Mais je n’étais pas aussi sûre des sentiments de celui-ci. C’est un drôle de garçon. Henry était comme ça… réservé et exigeant… Oui, Henry…
Elle se tut un instant et son souvenir se reporta sur son défunt mari. Elle murmura :
— C’est si loin… si loin !… Il mourut cinq ans seulement après notre mariage… d’une double pneumonie… Nous étions heureux, oui, très heureux. Mais je ne saurais expliquer pourquoi ce bonheur me paraissait irréel. C’était chez moi l’adoration d’une petite fille solennelle et trop idéaliste envers son héros… Je nageais dans le rêve…
— Après sa mort… vous avez dû vous trouver bien seule ?
— Après ? Oh ! oui !… terriblement seule. J’avais vingt-six ans, et maintenant j’ai passé la soixantaine. Oui, c’est bien long, ma chère enfant, bien long… Et pour finir comme ceci ! conclut-elle d’un ton amer.
— Vous parlez de votre maladie ?
— Oui, un accès de paralysie… ce que je redoutais le plus ! Quel amoindrissement ! Se faire laver et soigner comme un bébé ! Incapable de rien faire par soi-même ! Cette idée me rend folle. Miss O’Brien a bon caractère, je le reconnais volontiers. Elle supporte patiemment mes sautes d’humeur et elle n’est pas plus idiote que la majorité de ses pareilles. Mais c’est tout à fait autre chose quand je vous sens autour de moi, Mary.
— Vraiment ! s’exclama la jeune fille, rougissante. Je… je suis si heureuse de ces paroles, madame Welman !
— L’avenir vous inquiète, n’est-ce pas, Mary ? demanda la vieille femme avec finesse. Laissez-moi agir, mon enfant. Je veillerai à ce que vous puissiez vivre indépendante tout en vous créant une situation. En attendant, patientez… Votre présence dans la maison m’est indispensable, Mary.
— Oh ! madame Welman, je ne vous quitterais pas pour tout l’or du monde… du moins si vous avez besoin de moi.
— J’ai absolument besoin de vous… insista Laura Welman, d’une voix ferme. Vous êtes, pour moi, une vraie fille, Mary. Je vous ai vue à Hunterbury depuis votre toute petite enfance… et maintenant vous voilà devenue une belle jeune fille. Je suis fière de vous, ma chère enfant J’espère avoir fait pour le mieux…
Mary répliqua vivement :
— Si vous craignez, en me donnant une instruction au-dessus… de mon rang social, avoir fait de moi une envieuse, ou, comme dit mon père, une demoiselle aux manières affectées, vous vous trompez. Je n’éprouve pour vous que de la reconnaissance, et si je suis impatiente de gagner ma vie, c’est seulement parce que je sens que tel est mon devoir, au lieu de… de… rester inactive après tout ce que vous avez fait pour moi. Je ne voudrais pas que l’on me soupçonnât de vouloir vivre à vos crochets.
La voix de Laura Welman se fit tranchante :
— Alors voilà ce que Gerrard vous a fourré, dans la tête ? N’écoutez pas votre père, Mary. Il n’a jamais été question que vous viviez à mes dépens. Je vous prie seulement de rester près de moi un peu plus longtemps, pour me faire plaisir. Bientôt, tout sera fini… Si on laissait agir la nature, le dénouement ne tarderait pas, mais les infirmières et les docteurs, avec toutes leurs stupides inventions, prolongent ma piètre existence.
— Mais non, madame Welman. Le Dr Lord affirme que vous pouvez vivre encore de longues années.
— Je n’y tiens pas du tout, merci ! Je lui ai répété, encore l’autre jour, que dans une société bien organisée, il me suffirait de lui faire comprendre mon désir d’en finir au plus vite pour qu’il me délivre, sans douleur, au moyen d’une bonne petite drogue. « Et si vous aviez un peu de cœur, docteur, ai-je ajouté, vous le feriez vous-même. »
— Oh ! Et qu’a-t-il répondu ?
— Ce jeune impertinent s’est contenté de grimacer un sourire en me disant qu’il ne voulait pas risquer la corde. Il ajouta : « Evidemment, si vous me léguiez votre fortune, ce serait autre chose. » Voyez-vous, cet insolent freluquet ! Mais il ne me déplaît pas. Ses visites me font plus de bien que ses remèdes.
— Oui, il est très gentil, renchérit Mary. Miss O’Brien en dit beaucoup de bien, ainsi que miss Hopkins.
— A son âge, Hopkins devrait avoir plus de bon sens, objecta Mme Welman. Quant à O’Brien, elle ne cesse de minauder en sa présence et de lui faire les yeux doux.
— Pauvre miss O’Brien !
— Ce n’est pas une méchante femme, dit Mrs Welman, indulgente, mais toutes les infirmières m’exaspèrent. — Elle fit une pause. — Qu’est-ce que j’entends ? Est-ce la voiture ?
Mary regarda par la fenêtre.
— Oui, c’est la voiture. Miss Elinor et Mr Roderick sont arrivés.

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