Je ne suis pas coupable d’ Agatha Christie

II

Mrs Welman dit à sa nièce :
— Je suis très contente, Elinor, d’apprendre l’heureuse nouvelle et je vous félicite tous deux de cette décision.
Elinor lui sourit.
— Je savais que cela te ferait plaisir, tante Laura.
La vieille femme demanda, après une hésitation :
— Est-ce que tu… l’aimes beaucoup, Elinor ?
La jeune fille leva ses sourcils bien dessinés :
— Evidemment !
— Pardonne-moi, ma chérie, s’empressa d’ajouter la malade. Tu es très réservée et il est assez difficile de connaître tes sentiments. Cependant, lorsque vous étiez enfants tous deux, il me semblait que tu commençais à aimer Roddy… peut-être un peu trop.
De nouveau, les délicats sourcils d’Elinor se levèrent :
— Un peu trop ?
— Oui, il n’est pas prudent de témoigner trop d’empressement pour un homme. C’est bon pour les petites filles… Aussi je t’ai vue avec plaisir aller en Allemagne terminer tes études. A ton retour, tu paraissais indifférente envers ton cousin, et je l’ai déploré également. Je suis, tu le vois, une vieille femme pas commode à satisfaire ! Mais je me suis toujours imaginé que tu possédais la nature ardente des Carlisle, ce qui engendre trop souvent des déboires. Comme je viens de te le dire, j’ai regretté ta froideur à l’égard de Roddy parce que j’avais toujours espéré qu’un jour ou l’autre vous vous épouseriez. Maintenant que c’est décidé, tant mieux ! Je t’approuve. Voyons, aimes-tu vraiment ton cousin ?
Elinor répondit gravement :
— Je l’aime assez, mais pas plus qu’il ne faut.
— En ce cas, votre union sera des plus heureuses. Roddy a besoin d’affection, mais il déteste les démonstrations violentes. Il fuirait un amour tyrannique.
— Comme tu connais bien Roddy !
— S’il t’aime un tantinet plus que tu ne l’aimes, tout ira pour le mieux.
— Cela me rappelle les « Conseils de Tante Agathe » dans notre « Revue de la Femme » : Laissez toujours votre amoureux dans l’incertitude. Qu’il ne soit jamais trop sûr de vous !
La tante Laura demanda soudain :
— Aurais-tu des chagrins, mon enfant ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, rien.
— Tu dois me trouver plutôt… terre à terre ? Ma petite Elinor, tu es jeune et sensible. Sache que la vie est bien mesquine.
— Oui, tu as raison, reconnut Elinor avec une légère amertume.
Laura Welman revint à la charge.
— Ma chérie… tu es malheureuse. Que se passe-t-il ?
— Rien, absolument rien.
Elinor se leva et alla vers la fenêtre. Se détournant à demi, elle ajouta :
— Tante Laura, dis-moi franchement, crois-tu que l’amour soit un bienfait des dieux ?
Le visage de Mrs Welman s’assombrit.
— De la façon dont tu l’envisages, Elinor… non, certes non… Aimer passionnément un autre être humain cause d’ordinaire plus de peine que de joie ; néanmoins, Elinor, celui qui n’a pas vraiment aimé n’a pas vraiment vécu…
— Oui, je comprends… tu sais ce que c’est… Tante Laura ?… fit-elle d’un ton interrogateur.
A cet instant, la porte s’ouvrit et l’infirmière O’Brien aux cheveux roux entra et annonça d’un ton enjoué :
— Madame Welman, voici le docteur qui vient vous voir.

III

Le Dr Lord était un jeune homme de trente-deux ans. Il avait les cheveux couleur sable, un visage laid mais agréable et parsemé de taches de rousseur, avec une mâchoire carrée et des yeux bleu pâle au regard pénétrant.
— Bonjour, docteur Lord. Je vous présente ma nièce miss Carlisle.
Le visage ouvert du médecin trahit une vive admiration.
— Bonjour, mademoiselle, fit-il.
Il prit délicatement la main que lui tendait Elinor, comme s’il eût craint de la briser.
Mrs Welman continua :
— Elinor et mon neveu sont venus un peu m’égayer.
— A la bonne heure ! s’exclama le Dr Lord. Voilà précisément ce qu’il vous fallait ! Leur présence vous fera un bien énorme, j’en suis certain, madame Welman.
Il contemplait toujours Elinor avec la même admiration.
La jeune fille se dirigea vers la porte.
— Peut-être vous verrai-je avant votre départ, docteur Lord ?
— Oh ! oui, bien sûr.
Elle sortit et referma la porte derrière elle. Le médecin s’approcha du lit, l’infirmière O’Brien papillonnant autour de lui.
— Vous allez encore nous vider votre sac à malices, docteur : le pouls, la respiration, la température. Dieu ! que les médecins sont donc fastidieux ! dit la patiente.
Miss O’Brien soupira :
— Oh ! madame Welman, est-ce possible de dire une pareille chose au docteur ?
Le Dr Lord déclara, malicieusement :
— Mrs Welman devine mes pensées, miss O’Brien. Que voulez-vous, chère madame, il faut que je remplisse mes fonctions de médecin. L’ennui, c’est que je ne déploie peut-être pas tout le tact désirable au chevet de mes malades.
— Mais si, vous êtes, au contraire, très diplomate. Et je dirai même que vous en êtes fier.
Peter Lord ricana :
— Puisque tel est votre avis…
Après avoir posé quelques questions professionnelles auxquelles répondit la malade, le Dr Lord se renversa dans son fauteuil et déclara, le sourire aux lèvres :
— Eh bien ! vous vous remettez de jour en jour.
— En ce cas, je pourrai me lever et me promener autour de la maison d’ici une semaine ?
— Hé là ! Pas si vite !
— Ah ? A quoi bon vivre étendue sur son lit et se faire soigner comme un bébé ?
— Et à quoi sert la vie, je vous le demande ? Voilà la vraie question. Vous avez certainement entendu parler de cette torture moyenâgeuse du cachot trop étroit pour qu’on puisse s’y tenir debout ou s’y étendre. Vous vous figurez peut-être qu’un prisonnier ne pouvait y vivre plus de quelques semaines. Eh bien ! pas du tout. Un homme a vécu seize années dans une de ces cages de fer. Il en sortit et survécut jusqu’à un âge très avancé.
— Où voulez-vous en venir avec votre histoire ? demanda Laura Welman.
— Je désire simplement vous prouver que chacun possède, enraciné en soi, l’instinct de vivre. On ne vit point parce que la raison vous le conseille. Des gens qui, comme nous le disons « seraient mieux dans la tombe », ne tiennent pas du tout à mourir ! D’autres qui apparemment, ont tout ce qu’il faut pour être heureux, se laissent dépérir parce qu’ils manquent de courage pour lutter.
— Continuez !
— C’est tout. Vous appartenez à la catégorie de gens qui tiennent à la vie, quoi que vous en disiez. Et si votre corps s’obstine à vouloir vivre, en vain votre esprit prétendrait-il le contraire.
Changeant brusquement de sujet, Mrs Welman demanda au médecin :
— Comment trouvez-vous le pays ?
— Très agréable, répondit Peter Lord en souriant.
— Ce doit être plutôt ennuyeux pour un jeune homme comme vous. Ne songez-vous pas à vous spécialiser un jour ? Cette situation de médecin de campagne ne vous semble-t-elle pas monotone ?
Lord secoua sa tête aux cheveux couleur sable.
— Non, j’aime ma profession. Les gens me plaisent et les maladies ordinaires ne me rebutent point. Je ne cherche pas à découvrir le bacille rare d’un mal obscur. Je me contente de la rougeole, de la petite vérole, et tout le reste. Je me borne à constater leurs réactions sur divers individus et à essayer d’améliorer les traitements en vigueur. L’ennui, c’est que je manque totalement d’ambition. Je resterai dans cette région jusqu’à ma vieillesse. Alors, mes clients commenceront à dire : « Nous avons toujours eu le Dr Lord. C’est un très brave homme, mais il emploie des remèdes surannés. Nous ferions peut-être mieux d’appeler le jeune Untel, qui est très à la page… »
— Hum ! fit la vieille dame. On dirait, ma foi, que vous avez tracé votre vie à l’avance.
Peter Lord se leva :
— Eh bien ! madame, permettez-moi de vous quitter. Il est temps que je m’en aille.
— Ma nièce voudrait vous parler, il me semble, dit Mrs Welman. A propos, que pensez-vous d’Elinor ? C’est la première fois que vous la voyez.
Le Dr Lord piqua un fard et rougit jusqu’aux sourcils.
— Je… Oh ! Elle est très jolie, n’est-ce pas ? Et… euh… très intelligente.
Mrs Welman, amusée, pensa en elle-même : « Comme il est jeune d’esprit ! » puis, tout haut :
— Vous devriez vous marier, dit-elle.

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