Journal d’un homme de trop

Chapitre 3

 

27 mars. – Le dégel continue.

Toutes choses se trouvaient dans la situation que j’ai décriteplus haut. Le prince et Lise s’aimaient ; les vieux Ojoguineattendaient une solution. Besmionkof aussi faisait acte deprésence ; c’est tout ce qu’on pouvait dire de lui. Je meheurtais à tout comme un poisson sous la glace et j’observais detous mes yeux. C’était le temps où je m’étais donné la mission deveiller à ce que Lise ne se laissât pas prendre dans les pièges duséducteur : en effet, j’avais déjà commencé à fixer mon attentionsur les femmes de service et sur le fatal escalier dérobé, ce quine m’empêchait pas de passer des nuits entières à me représenter latouchante générosité avec laquelle je tendrais plus tard ma main àla victime délaissée en lui disant : « Il t’a trahie, lemisérable ! mais je reste éternellement ton meilleur ami…Oublions le passé et soyons heureux ! »

Telles étaient mes réflexions lorsqu’une nouvelle joyeuse serépandit subitement par toute la ville d’O… Le bruit courut que lemaréchal du district donnait, en l’honneur du noble visiteur, ungrand bal dans son château. Des invitations furent envoyées àtoutes les notabilités et à toutes les puissances, à partir dupréfet jusqu’à l’apothicaire, un Allemand par excellence qui avaitde cruelles prétentions à parler purement le russe, et qui, tout enétant le plus pacifique des hommes, employait sans cesse et hors depropos les expressions les plus fortes et les plus exagérées… Lespréparatifs de la fête furent terribles. Un parfumeur vendit seizepots de pommade ornés de l’inscription : « à la jasmine », avec une à la fin. Les demoiselles étaient plongées dans la confection derobes empesées qui leur prenaient la taille comme dans un étau etdont les pointes arrivaient sur le ventre ; les mèressurchargeaient leurs propres têtes de certains monuments curieuxqui devaient ressembler à des bonnets ; les pères affairésn’avaient plus, comme on dit, ni pieds ni pattes. Le jour désiréarriva enfin. J’étais au nombre des invités. Le château du maréchalétait situé à neuf verstes de la ville. Cyril Matvéitch m’offritune place dans sa voiture, mais je la refusai, comme un de cesenfants en pénitence qui voudraient se venger de leurs parents ense privant à table de leurs mets favoris. Je sentais aussi que maprésence gênerait Lise. Besmionkof me remplaça. Le prince alla danssa calèche, moi dans un vilain drochki que j’avais loué fort cherpour cette occasion solennelle.

Je ne vais pas décrire ce bal. Tout ce qui constitue un bal deprovince s’y trouvait : dans les tribunes, des musiciens avec destrompettes extraordinairement fausses, des propriétaires ébahisavec leurs familles aux costumes surannés, des glaces violettes, del’orgeat visqueux, des domestiques en bottes déformées et en gantsde coton tricotés, des lions de petite ville aux visagesconvulsivement contractés. Tout ce petit monde tournait autour deson soleil… autour du prince. Perdu dans la foule, dédaigné mêmedes demoiselles de quarante-huit ans, qui avaient des boutonsrouges sur le front et des fleurs bleues sur le sommet de la tête,je regardais continuellement soit le prince, soit Lise. Elle étaitfort bien mise et très jolie ce soir-là. Ils n’avaient dansé quedeux fois ensemble (il est vrai qu’il dansa la mazurka avec elle),mais je crus m’apercevoir qu’il existait une certaine intelligenceentre eux. Même sans la regarder, sans lui parler, on sentaittoujours que le prince ne s’adressait qu’à elle, à elleseule ; s’il était beau, brillant et aimable avec les autres,ce n’était que pour elle seule qu’il l’était. Elle avait évidemmentla conscience d’être la reine du bal et d’être aimée : son visagereflétait à la fois une joie enfantine et un orgueilinnocent ; il s’illuminait même d’un autre sentiment plusprofond. Elle rayonnait de bonheur. Je remarquais tout cela ;ce n’était pas la première fois qu’il m’arrivait de l’observer.J’en fus d’abord fort attristé, puis touché en quelque sorte, etenfin complètement furieux. Je me sentis tout à coup excessivementméchant, et je me souviens que cette nouvelle sensation me causaune jouissance extrême, et que j’en ressentis même quelque estimepour ma personne.

« Montrons-leur que nous ne sommes pas encore réduit à néant »,me dis-je en moi-même. Dès que résonnèrent les sons entraînants dela mazurka, je jetai tranquillement les yeux autour de moi et lesarrêtai sur une demoiselle qui avait une figure allongée, un nezrouge et luisant, une bouche qui s’ouvrait si disgracieusementqu’on l’aurait crue déboutonnée, et un cou veineux qui rappelaitl’archet d’une contrebasse. Je m’approchai froidement d’elle etl’invitai d’un air dégagé en faisant sèchement frapper mes talonsl’un contre l’autre. Elle portait une robe rose qui paraissaitrelever de maladie et entrer à peine en convalescence ; uneespèce de mouche déteinte et mélancolique tremblait sur sa tête etse balançait sur un gros ressort en cuivre. Elle semblait engénéral pénétrée d’outre en outre, si l’on peut s’exprimer ainsi,d’une sorte d’ennui aigre et d’infortune moisie. Elle n’avait pasbougé de sa place depuis le commencement de la soirée, car personnen’avait songé à l’inviter. Un blondin de seize ans avait voulu,dans sa disette d’autres danseuses, s’adresser à elle, et avaitdéjà fait quelques pas dans cette direction, lorsqu’il réfléchit uninstant, la regarda et se perdit précipitamment dans la foule.

On peut se figurer le joyeux étonnement avec lequel elle acceptamon invitation. Je la conduisis triomphalement à travers toute lasalle ; je m’emparai de deux chaises et m’installai avec elledans le cercle des danseurs, où nous formions le dixième couple etétions presque en face du prince, auquel on avait naturellementréservé la meilleure place. Le prince, je l’ai déjà dit, dansaitavec Lise. Je ne fus guère fatigué d’invitations, ni ma danseusenon plus. Il nous restait suffisamment de temps pour danser. Ilfaut pourtant dire que ma compagne ne se distinguait point par uneconversation soutenue et suivie : elle se servait plutôt de seslèvres pour produire un certain sourire étrange qui abaissait sabouche vers son menton, tandis que ses yeux s’étiraient en l’aircomme si une force invisible avait tendu son visage en sensinverse ; mais je n’avais que faire de son éloquence.Heureusement je me sentais méchant, et ma danseuse n’était pas deforce à me rendre timide. Je me mis à tout critiquer, à médire detout le monde et particulièrement des jeunes gens de la capitale etdes mirliflores de Saint-Pétersbourg. Je parlais avec tant devolubilité et de verve que ma voisine cessa enfin de sourire, etqu’au lieu d’élever ses yeux en l’air, elle commença, – parétonnement sans doute, – à loucher si singulièrement qu’on auraitdit qu’elle remarquait pour la première fois qu’elle avait un nezau milieu du visage, tandis que mon voisin, un de ces lions dontj’ai déjà parlé, me toisa avec l’expression d’un acteur en scènequi s’éveille dans des parages inconnus.

Tout en bavardant, je continuais à observer le prince et Lise.On venait constamment les inviter ; cependant je souffraismoins quand ils dansaient tous les deux. Ma douleur était mêmesupportable quand ils étaient assis à côté l’un de l’autre, etqu’ils dansaient en se souriant de ce sourire qui est comme gravésur le visage de tous les amants heureux ; mais lorsque Lisevoltigeait par la salle avec quelque petit-maître et que le princetenait son écharpe de gaze bleue sur les genoux, lorsqu’il semblaitjouir de son triomphe et la suivre des yeux d’un air pensif,oh ! alors je ressentais un tourment intolérable, et mon dépitm’arrachait des remarques si méchantes que les prunelles de macompagne se rapprochaient complètement des deux côtés de son nez.Pourtant la mazurka tirait à sa fin… On commença une nouvellefigure nommée la confidente. Une dame s’assied au milieu du cercle,se choisit une confidente et lui glisse à l’oreille le nom de celuiavec lequel elle désire danser. Son cavalier lui amène les danseursun à un, et la confidente les congédie jusqu’à ce qu’on tombe enfinsur l’heureux mortel désigné d’avance. Lise était placée au milieudu cercle et avait choisi pour confidente la fille de la maison,une de ces demoiselles dont on ne peut que dire : « Que Dieu labénisse ! » Le prince était allé à la recherche de l’élu.Après avoir présenté inutilement dix cavaliers environ, que lafille de la maison avait tous congédiés de l’air le plus aimable dumonde, il s’était dirigé enfin de mon côté. Quelque chosed’extraordinaire se passa alors en moi. Je frissonnai de la têteaux pieds, je voulus refuser ; pourtant je me levai et partisavec lui. Le prince me conduisit à Lise… Elle ne me jeta pas mêmeun regard ; la fille de la maison me fit un signe de têtenégatif. Le prince se tourna vers moi et me salua profondément,frappé sans doute par la sotte expression de mon visage. Ce salutironique, ce refus qui m’était signifié par un rival triomphant,son sourire négligent, l’expression indifférente de Lise, tout celame mit hors de moi… Je m’approchai du prince et murmurai à sonoreille avec rage : « Il me semble que vous vous permettez de vousmoquer de moi ! » Le prince me regarda d’un air de surpriseméprisante, reprit ma main, comme pour me ramener à ma place, et merépondit froidement :

– Moi ?

– Oui, vous ! continuai-je à voix basse en me résignantcependant, c’est-à-dire en me laissant conduire à mon siège. Oui,vous ; mais je n’ai pas l’intention de permettre à n’importequel insipide parvenu de Pétersbourg…

Le prince sourit avec calme, presque avec indulgence ; ilme serra la main et dit à demi-voix : « Je vous comprends, mais cen’est pas ici le lieu ; nous nous reverrons. » Il se détourna,s’approcha de Besmionkof, et le mena à Lise. Le petit employé pâlese trouva être l’élu. Lise se leva pour aller à sa rencontre.

Assis à côté de ma danseuse avec sa triste mouche pour coiffure,je me sentais presque un héros. Mon cœur battait avec force, mapoitrine se soulevait noblement sous ma chemise empesée, marespiration était profonde et accélérée, et je lançai tout à coupau lion mon voisin un regard si superbe, qu’il fit un mouvementinvolontaire du pied qui était de mon côté. En ayant fini avec lui,je laissai errer mes yeux sur le cercle des danseurs… Il mesemblait que deux ou trois de ces messieurs me regardaient avec unesorte d’étonnement ; mais en général on n’avait pas remarquéma conversation avec le prince… Mon rival avait déjà repris saplace avec une tranquillité parfaite, et conservait le même sourireaux lèvres. Besmionkof ramena Lise à sa chaise : elle le salua d’unair affectueux, et se tourna aussitôt vers le prince avec uncertain trouble, à ce qu’il me parut ; mais il lui sourit denouveau en faisant un gracieux signe de la main, et lui dit sansdoute quelque chose de fort agréable, car elle devint toute rougede plaisir, baissa les yeux et les fixa de nouveau sur lui avec unair de reproche caressant.

Les dispositions héroïques qui avaient subitement prispossession de moi ne diminuèrent pas tant que dura lamazurka ; mais je ne lançais plus de saillies, ni decritiques, et me contentais de regarder de temps en temps madanseuse d’un air sombre et sévère. Elle commençait évidemment àavoir peur de moi, et bégayait affreusement en clignotant sanscesse des yeux. Je la reconduisis sous la garde naturelle de samère, grosse femme dont la tête était ornée d’une toque roussâtre.Après avoir remis la demoiselle épouvantée à qui de droit, jem’étais approché de la fenêtre en me croisant les bras sur mapoitrine pour attendre la suite des événements. J’attendis assezlongtemps. Le prince était continuellement entouré, c’est bien lemot, tout aussi entouré que l’Angleterre l’est par la mer, dumaître de la maison, des nombreux membres de sa famille et deshôtes qui restaient encore, et de plus il lui était impossible,sans éveiller la surprise, de s’approcher d’un homme aussi peuimportant que moi. Je me rappelle que je jouis alors de mon peu deconsidération.

– Tu as beau faire, me disais-je en voyant avec quelle politesseil s’adressait tour à tour aux diverses notabilités qui briguaientl’honneur d’attirer son attention, ne fût-ce, comme s’expriment lespoètes, que « pendant l’espace d’un moment ; » tu as beaufaire, l’ami… Je t’ai offensé… il faudra bien que tu viennes àmoi.

Ayant enfin réussi à se débarrasser adroitement de la foule deces adorateurs, le prince passa à côté de moi, laissa tomber unregard vague sur la fenêtre, puis sur mes cheveux, fit un mouvementpour se retourner, et s’arrêtant tout à coup, comme s’il serappelait quelque chose :

– Ah ! oui, dit-il en s’adressant à moi ; à propos,nous avons à causer ensemble.

Deux propriétaires des plus acharnés, qui suivaient obstinémentle prince, pensèrent qu’il s’agissait sans doute « d’affaires deservice, » et se retirèrent respectueusement en arrière. Le princeme prit le bras et m’emmena de côté. Mon cœur battait avecviolence.

– Je crois que vous m’avez insulté ? me dit-il en appuyantsur le mot « vous », et en me regardant sous le menton avec uneexpression de mépris qui allait singulièrement bien à son frais etgracieux visage.

– J’ai dit ce que je pensais, répliquai-je en haussant lavoix.

– Chut !… plus bas ! dit-il. Les gens comme il faut necrient pas. Vous voulez sans doute vous battre avec moi ?

– Cela vous regarde, repris-je en me redressant.

– Si vous ne rétractez pas vos expressions, il faudra bien queje vous défie, me répondit-il négligemment.

– Je n’ai nulle envie de me rétracter ni de me résigner en quoique ce soit, poursuivis-je avec fierté.

– Vraiment ? ajouta-t-il, non sans un sourire d’ironie.Dans ce cas, reprit-il après un moment de silence, j’aurail’honneur de vous envoyer demain mon témoin.

– Fort bien ! répondis-je d’une voix aussi indifférente quepossible. Le prince s’inclina légèrement.

– Je ne puis vous empêcher de me trouver insipide, continua-t-ilen ouvrant les yeux d’une façon hautaine, mais les princes N… nesauraient être des parvenus. Au revoir, monsieur… monsieurChtoukatourine.

Il me tourna le dos et se rapprocha du maître de la maison.

M. Chtoukatourine !… Je m’appelle Tchoulkatourine… Je netrouvai rien à répondre à cette dernière offense et me contentai dele suivre des yeux d’un air furieux. « À demain ! »murmurai-je les dents serrées, et je me mis aussitôt à la recherched’un officier de ma connaissance, le capitaine de hulansKoloberdaef, viveur désespéré et excellent garçon, auquel jeracontai en peu de mots ma dispute avec le prince, en le priant deme servir de témoin. Il y consentit tout de suite, et je m’enretournai chez moi.

Je ne dormis pas de la nuit ; mais c’était l’agitation etnon la peur qui troublait mon sommeil. Je ne suis pas lâche. Je nesongeais même pas que j’allais m’exposer à perdre la vie, ce plusgrand bien de la terre, à ce qu’assurent les Allemands. Je nepensais qu’à Lise, à mes espérances déçues, à ce qu’il me restait àfaire. Je me demandais si je devais chercher à tuer le prince, nonpour me venger certes, mais pour sauver Lise. « Elle ne survivrapas à ce coup, me disais-je ; non, il vaut mieux que ce soitlui qui me tue ! » Je conviens qu’il m’était agréable depenser que moi, provincial obscur, j’avais forcé un personnageaussi important à se battre avec moi. Le matin me surprit dans cesréflexions, et peu après Koloberdaef parut.

– Eh bien ! me demanda-t-il en entrant bruyamment dans machambre à coucher, où est le témoin du prince ?

– Belle question que celle-là ! lui répondis-je avec dépit.Il est sept heures à peine. Le prince dort sans doute.

– Dans ce cas, faites-moi donner du thé, reprit l’infatigablecapitaine. J’ai mal à la tête depuis hier au soir. Je ne me suispas déshabillé. Du reste, il m’arrive rarement de me déshabiller,ajouta-t-il en bâillant.

On lui servit du thé. Il en but six verres avec du rhum, fumaquatre pipes, me raconta que la veille il avait acheté pour unebagatelle un cheval que tous les maquignons avaient refusé, qu’ilallait le dresser lui-même en lui attachant la jambe de devant, ets’endormit tout habillé sur le divan, la pipe à la bouche. Jem’étais levé et m’étais mis à ranger mes papiers. J’avais trouvé unbillet d’invitation de Lise, la seule lettre qu’elle ne m’eûtjamais écrite, et je voulais la mettre sur ma poitrine ; maisun instant de réflexion me porta à la jeter dans ma boîte.Koloberdaef ronflait faiblement. Sa tête avait glissé sur lecoussin de cuir… Je me rappelle que je contemplai longtemps cevisage insouciant, ébouriffé, bon et hardi. À dix heures, mondomestique vint m’annoncer Besmionkof, que le prince avait choisipour témoin.

Nous réveillâmes à nous deux le capitaine endormi. Il se releva,nous regarda avec ses yeux troublés, demanda un verre d’eau-de-vied’une voix enrouée, s’étira, salua Besmionkof, et s’en alla aveclui pour conférer dans la chambre voisine. Cette conférence de nostémoins ne fut pas de longue durée. Au bout d’un quart d’heure, ilsétaient revenus. Koloberdaef m’expliqua que nous nous battions aupistolet ce jour même à trois heures. J’inclinai silencieusement latête en signe d’acquiescement. Besmionkof prit aussitôt congé denous. Il était un peu pâle et intérieurement agité, comme un hommequi n’a pas l’habitude de ces sortes de démarches ; mais il semontra du reste fort résolu et poli. Je ressentais pour ainsi direune certaine honte en sa présence, et je n’osais pas le regarder enface. Koloberdaef se remit à conter l’histoire de son cheval. Cetteconversation m’allait on ne peut mieux. J’avais redouté quelqueallusion à Lise ; mais mon bon capitaine n’aimait nullementles médisances, de plus il méprisait les femmes et les confondaittoutes, Dieu sait pourquoi, sous le nom de « salade. » Nousmangeâmes à la hâte vers les deux heures, et à trois nous noustrouvions sur le terrain de l’action, dans ce même bois de bouleauxoù je m’étais autrefois promené avec Lise, à quelques pas même del’escarpement…

Nous étions arrivés les premiers, mais le prince et Besmionkofne se firent pas longtemps attendre. Le prince était, sansexagération, frais comme une rose ; ses yeux bruns pétillaientde bonne humeur sous la visière de sa casquette. Il fumait unecigarette de paille, et, ayant aperçu Koloberdaef, lui tenditamicalement la main. Il me salua même fort gracieusement. Quant àmoi, au contraire, je sentais, à mon grand dépit, que je pâlissais,que mes mains tremblaient légèrement… que ma gorge se desséchait…C’était la première fois que je me battais en duel. « MonDieu ! pensai-je, pourvu que cet être moqueur ne prenne pasmon trouble pour de la lâcheté ! » J’envoyais intérieurementmes nerfs à tous les diables, et, ayant enfin regardé le princedroit au visage et surpris sur ses lèvres un sourire presqueimperceptible, j’étais redevenu méchant et avais aussitôt retrouvémon calme. Pendant ce temps, nos témoins établissaient lesbarrières, comptaient les pas et chargeaient les pistolets.Koloberdaef était celui qui agissait le plus. Besmionkof leregardait faire. C’était une journée aussi belle que celle de lamémorable promenade dont j’ai parlé en commençant. Le bleu profonddu ciel apparaissait, comme alors, à travers la verdure dorée dufeuillage, dont le bruissement semblait me narguer cette fois. Leprince avait l’épaule appuyée contre le tronc d’un jeune tilleul,et continuait à fumer son cigare.

– Veuillez vous placer, messieurs, tout est prêt, dit enfinKoloberdaef en nous tendant nos pistolets.

Le prince fit quelques pas, s’arrêta, rejeta sa tête en arrièreet dit par-dessus son épaule :

– Vous ne voulez donc pas rétracter vos paroles ? J’allaislui répondre, mais la voix me manqua, et je me contentai de faireun geste méprisant de la main. Le prince alla prendre sa place.Nous nous approchâmes l’un de l’autre. J’avais levé mon pistolet etvisé la poitrine de mon ennemi… il était certainement mon ennemialors ; mais le canon se releva subitement, comme si quelqu’unm’avait poussé sous le coude, et je lâchai la détente. Le princechancela et porta la main à sa tempe gauche : un filet de sangjaillit de dessous ses gants de peau de chamois blancs, et ruisselasur sa joue. Besmionkof se précipita vers lui.

– Ce n’est rien, dit-il en ôtant sa casquette, qu’une balleavait traversée ; je suis frappé à la tête et je reste debout: ce ne sera qu’une égratignure.

Il tira de sa poche un mouchoir de batiste et l’appliqua sur sescheveux humectés de sang. Je ne bougeais pas… j’avais été commepétrifié sur place.

– Veuillez aller à la barrière, me dit sévèrement Koloberdaef.J’obéis.

– Le duel va-t-il continuer ? demanda-t-il en se tournantvers Besmionkof.

Besmionkof ne lui répondit pas ; mais le prince, sansenlever le mouchoir de sa blessure et sans se donner même lasatisfaction de me faire attendre à la barrière, répliqua ensouriant : « Le duel est fini », – et tira en l’air. Je manquaipleurer de dépit et de rage. Cet homme me traînait définitivementdans la boue avec sa générosité, il m’égorgeait. Je voulais merécrier, je voulais insister pour qu’il tirât sur moi, mais ils’approcha et me tendit la main.

– Tout est oublié, n’est-ce pas ? me dit-il d’une voixcaressante.

Je jetai un regard rapide sur son visage altéré, sur sonmouchoir teint de sang, et, complètement éperdu, honteux etanéanti, je lui serrai la main…

– Messieurs, reprit-il en se tournant vers les témoins, j’espèreque ceci restera secret ?

– Naturellement ! s’écria Koloberdaef ; maispermettez, prince… Et il lui pansa sa blessure.

Le prince me salua encore une fois en partant, mais Besmionkofne me regarda même pas.

– Tué, moralement ! dis-je à Koloberdaef en rentrant à lamaison.

– Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? me demanda lecapitaine. Tranquillisez-vous, la blessure n’est pasdangereuse ; demain il pourra danser, s’il en a envie. Ou bienseriez-vous fâché de ne pas l’avoir tué ? S’il en est ainsi,vous avez tort : c’est un charmant garçon !

– Pourquoi m’a-t-il ménagé ? grommelai-je enfin.

– Voilà encore une belle idée ! répliqua tranquillement lecapitaine. C’est bien digne d’un littérateur ! – Je ne sais àquel propos il me gratifiait de ce mot-là.

Je renonce décidément à raconter mes angoisses pendant la soiréequi suivit le duel. Mon amour-propre souffrait affreusement. Cen’est pas ma conscience qui me faisait des reproches ; lesentiment de ma sottise m’anéantissait. « C’est moi-même qui mesuis porté le dernier coup ! » m’écriai-je en faisant degrands pas dans la chambre. Le prince blessé par moi et m’accordantson pardon !… Oui, Lise est maintenant à lui ; rien nepeut plus la sauver, la retenir au bord de l’abîme.

Je savais fort bien, quoi qu’en eût dit le prince, que notreduel ne pouvait pas rester secret ; dans aucun cas il nepouvait rester secret pour Lise. « Le prince n’est pas assez sot,murmurai-je avec fureur, pour n’en pas tirer avantage… » Je metrompais pourtant. Dès le lendemain, toute la ville connaissait lesecret du duel et savait ce qui l’avait amené ; mais ce n’estpas le prince qui avait été indiscret, bien au contraire. Liseétait déjà au courant de tout lorsqu’il apparut devant elle la têtebandée et muni d’un prétexte qu’il avait inventé d’avance… Je nesaurais dire si c’est Besmionkof qui me livra, ou si la nouvellelui en était parvenue par d’autres voies. Et de fait, y a-t-ilpossibilité de cacher quoi que ce soit dans une petite ville ?On peut se figurer l’accueil que lui fit Lise, l’accueil que luifit toute la famille Ojoguine ! Quant à moi, je me trouvaisubitement l’objet de l’aversion et de l’indignationgénérales ; on me traita de jaloux, d’insensé etd’anthropophage. On m’évita comme un lépreux. Les autorités de laville s’adressèrent précipitamment au prince en lui proposant de mefaire subir une punition grave et exemplaire ; ce ne furentque les prières expresses et instantes du prince lui-même quidétournèrent l’orage près de fondre sur ma tête. Cet homme étaitdestiné à m’humilier de toutes façons. Il m’écrasait sous sagénérosité comme sous un couvercle sépulcral. Inutile d’ajouter quela maison des Ojoguine me fut aussitôt fermée ; CyrilMatvéitch m’avait même fait rapporter un misérable crayon quej’avais oublié chez lui. Comme il arrive souvent en pareil cas,c’est précisément lui qui n’aurait pas dû se fâcher contre moi. «Ma jalousie insensée », c’était le mot dont on se servait dans laville, avait déterminé et pour ainsi dire précisé les rapports duprince et de Lise. Les vieux Ojoguine et leurs amis s’étaient mis àle considérer presque comme un fiancé. Je crois bien que cela nedevait pas lui être agréable du tout ; mais Lise lui plaisaitinfiniment, et il n’avait pas encore atteint son but… Il s’adapta àsa nouvelle position avec toute l’adresse et toute la finesse d’unhomme du monde, et entra aussitôt dans ce qui pouvait s’appelerl’esprit de son rôle…

Mais moi !… Il ne me restait plus qu’à me tordre les mainsen considérant ma situation et mon avenir. Quand la souffrancearrive au point où tout notre intérieur se met à craquer comme unetelega trop chargée, elle devrait du moins cesser d’êtreridicule ; mais non, le rire accompagne les larmes, nonseulement jusqu’à la fin, jusqu’à l’épuisement, jusqu’àl’impossibilité d’en répandre davantage, oh ! lemalheur ! il retentit encore et résonne là où la languedevient muette, où la plainte elle-même commence à s’éteindre…C’est pourquoi, ne voulant point paraître ridicule même à mespropres yeux, et me sentant d’ailleurs terriblement fatiguéaujourd’hui, je vais remettre à demain la continuation et, si Dieule permet, la fin de mon journal…

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