La Barrière

TROISIÈME PARTIE

 

– Marie, comme je m’habituerais vite àcette vie romaine !

– Vous voulez dire à cette vie à Rome,car nous sommes à l’hôtel, maman. La vie romaine, nous ne la vivonspas.

– Peu m’importe. Je parle de nos matinéeset de nos après-midi, de nos pèlerinages dans les églises, de noscourses dans la ville où je ne suis plus l’étrangère étonnée detout, qui collectionne les cartes postales. Est-ce que tu es commemoi ? Il me semble que j’ai dans le cœur, à présent, le regardde Rome, qu’on ne découvre pas tout de suite, son expression quiachève les images… Pas toi ? Ah ! ma chérie, ce sont desheures précieuses !

– Croyez-vous que je ne le sentepas ?

– Elles me renouvellent l’âme.

– Vous êtes plus jeune que moi,maman.

– Je suis plus libre d’espérances, plusabandonnée, moins exigeante… C’est quelquefois meilleur.

Elles étaient venues s’asseoir dans lesjardins du Pincio, qui dominent si bellement la ville, et qui fontface au soleil couchant. Plusieurs fois depuis leur arrivée à Rome,elles avaient passé là les dernières heures du jour, lisant àdemi-voix, tantôt l’une, tantôt l’autre. La tiédeur des terrasses,l’abri des arbres qui font des cadres aux lointains des collinesopposées, le silence, l’heure si romaine du couchant glorieux, lesravissaient. Même, elles avaient choisi un banc sur lequel elless’asseyaient d’habitude, non pas dans la partie des jardins qui estproche de la Villa Médicis, mais tout à l’extrémité, sous une voûtede chênes verts déjà anciens, et qui ouvre son arc au-dessus de lapiazza del Popolo.

La jeune fille, qui avait cessé de lire depuisplusieurs minutes, mais qui tenait le livre à demi relevé sur sesgenoux, prête à reprendre la lecture, le laissa retomber, et posala main sur les pages ouvertes. Elle se redressa en même temps, lesépaules appuyées au dossier du banc, et elle hocha la têteplusieurs fois, comme celles qui ont de grandes objections à faire.Mais elle ne dit aucune parole, et elle soupira seulement. MadameLimerel, assise à la droite de sa fille, caressa la main encorepliée, qui s’allongea sous la caresse.

– Marie, je voudrais tant te voirreprendre ta belle humeur vaillante ! Tu as de bons jours, detrès bons. Tiens ! hier, à Albano. Et puis, tu redevienstriste. Quand tu es triste, tu es moins jolie.

– Jolie ? Je n’y pense guère. Pourqui ?

– Pour moi, qui ai besoin de ta joie,comme d’une preuve que je t’ai élevée, aimée comme il fallait, queje t’ai rendue forte contre toi-même.

– Oh ! ne craignez pas ! jen’ai pas changé. Mais j’ai été si forte contre d’autres, et contremoi-même, que je suis lasse par moments. Il me semble quelquefoisque je ne pourrais plus refaire ce que j’ai fait, tant cela m’acoûté. Mais je ne regrette pas de l’avoir fait. Au contraire, jevois, d’une vue très claire, de plus en plus claire, que j’ai euraison…

– Tant mieux !

– Que j’ai échappé, grâce à une espèce depromptitude dans le devoir, que vous m’avez apprise, ou transmise,à une vie qui eût été très malheureuse, ou très coupable,probablement les deux ensemble. Non, mon esprit ne doute pas. Maisla peine que j’ai causée… qui la guérira ?

– Le temps.

– En moi, dans mon cœur, qui laguérira ? Notre amour, à nous autres femmes, est presqueentièrement fait de la volonté de rendre heureux. Moi, j’ai faitsouffrir, au contraire… Comprenez-vous ?… J’ai faitsouffrir…

– Il n’y a pas eu l’ombre d’une faute,Marie, et tu viens de le dire.

– Je ne me reproche rien non plus :je suis troublée par la douleur d’un autre, troublée par lepassé.

– Que pense Félicien ? Lesais-tu ?

– Oui.

– Il t’a écrit ?

– Deux lettres, que j’ai reçues enBourgogne.

– Je ne le savais pas.

– J’ai même répondu à l’une d’elles.C’est vrai : j’ai eu le tort de ne pas vous les montrer. Jevous demande pardon… Je vois que je vous fais de la peine.

– Une peine que tu peux regretter d’avoircausée, celle-là ; je ne l’ai en rien méritée.

– C’est vrai ! J’ai eu grand tort.Vous les verrez, je vous le promets.

– Que disait-il ?

– Que je l’avais rejeté vers le doute, àjamais.

– Tu as simplement refusé de l’ysuivre.

– Il me disait encore une foule de chosestristes. Je n’ai pas répondu la seconde fois. Tout est fini.

Marie se pencha vers madame Limerel.

– Voyez-vous, il m’aimait ; jen’avais jamais été aimée : la puissance de ce mot-là, surnous, s’efface lentement… Que pensez-vous ?

– Que tu es femme.

Elles s’embrassèrent, puis elles se turentl’une et l’autre, et leurs esprits, dans le silence, s’avancèrentsur les routes voisines où ils s’étaient engagés. Elles avaientparlé à voix si basse, et leurs gestes avaient si peu troublél’harmonie du groupe d’ombre et de lumière qu’elles formaient, quetrois femmes assises sur un autre banc, sous la même voûte dechênes verts, une jeune mère, une nourrice de la Campagne, toutefleurie de ruban rouge et de mousseline blanche, une grandepensionnaire exsangue et indifférente, n’observaient plus cesétrangères immobiles et enveloppées de songe. Les passants lesregardaient à peine, car elles se trouvaient à l’angle extrême desjardins, en dehors des allées suivies par les promeneurs. Ceux-ci,presque tous, descendaient vers la ville. Ils marchaient dans lasplendeur du soir, sous la voûte des feuilles que l’automne nejaunit pas, ou le long du mur qui enclôt la colline, en pleinsoleil, gênés et réjouis par la lumière horizontale, fraîche etdorée, et ils tournaient avant d’être arrivés près du banc :femmes tenant des petits à l’attache, employés échappés du bureau,soldats, étudiants, séminaristes à ceinture écarlate ou bleue, tousramenés par l’approche de l’Ave Maria, berger antique dupeuple, et qui, entre le 13 et le 22 octobre, sonne à cinq heurestrois quarts. Les grands rayons du couchant, par-dessus la ville,touchaient les écorces des arbres et la moitié du visage de Marie.Cette dernière douceur du jour allait jusqu’au fond des âmes.

– Tu as échappé à un danger que tu voisclairement, Marie ; il faut désormais que rien dedéraisonnable n’altère plus en toi le don magnifique de vivre, riende mesquin, rien d’indigne de toi…

– Oh ! comment appelez-vous ainsimes regrets ? Pourquoi me défendez-vous de les avoir ?Quel mal vous font-ils ?

– Ils te diminuent. Tu n’es pas leurprisonnière, comme tu le crois ; tu les appelles ; tu lesrassembles ; tu donnes aux moindres mots, à des souvenirsd’enfance, une puissance qu’ils n’ont pas eue sur ton âmed’autrefois, et tout cela, Marie, pour que ta résolution de ne pasépouser Félicien t’apparaisse à toi-même plus difficile encorequ’elle n’a été, plus rude pour toi.

– Non, pas pour moi !

– Si, pour toi d’abord, plusexceptionnelle, plus héroïque. Tu te composes une douleur en partiefactice et adulatrice. Tu t’y cherches. Je te connais, va, jeconnais le pauvre cœur qui se trompe lui-même si souvent. Il y a del’orgueil dans ta peine.

– Il y a bien de la pitié, je vousassure !

– Eh bien ! garde la pitié, maisdevant Dieu seulement : elle est juste. Et chasse lereste : tout le bourdonnement de ce qui aurait pu être, toutce qui a pu te faire hésiter, tout ce qui est toi-même, tout cequ’a repoussé déjà, dans une heure de souffrance et de salut, tachère âme victorieuse… Sacrifie l’histoire de ton amour, Marie,puisque l’amour, tu l’as condamné…

Marie prit dans sa main gauche les premièrespages du livre posé sur ses genoux, et très lentement le ferma.Elle le fit machinalement, sans mettre dans le geste aucuneintention symbolique. Puis elle dit, de ce ton pénétré par où semanifeste la présence totale de l’esprit dans les mots :

– J’essaierai. Je crois que vous avezraison en toute chose…

– Il faut que tu montes plus haut, Marie,il faut monter jusqu’où est la paix.

– Où est-elle, maman ?

– Là où nous ne sommes pas.Oublie-toi ! Madame Limerel se leva, et, montrant le couchantà travers les branches, dit en souriant :

– Tiens, là-haut !… Viens voir ladernière minute du jour… Nous avons causé de tant de chosessérieuses, que j’ai besoin de respirer. Si les Romains et lesRomaines, qui font ici la passegiata, avaient entendunotre conversation, ils seraient indignés de nous voir employer sigravement des heures pareilles !

Marie était déjà debout.

– Pas moi ! Elles ont été bonnes…Ah ! nous n’avons pas de temps à perdre, en effet ! Lesoleil tombe derrière le portique de Saint-Pierre. Comme cetteville est bien faite pour recevoir la lumière ! Elle en fait,dans le jour, une telle provision que, le soir, elle reste unmoment transparente. Regardez au-dessous de nous, et là-bas, lesquartiers nouveaux, de l’autre côté du Tibre…

Elle disait juste. Madame Limerel s’accoudasur la balustrade de la terrasse, tandis que Marie demeuraitdroite. Toutes deux elles étaient dans la pleine clarté, et dans levent qui venait aussi de l’occident. Elles avaient dans les yeux lamême joie étonnée, toute l’âme ouverte et avide, mais l’une d’ellesseulement songeait encore à une autre chose, et remerciait, parceque l’enfant, l’âme très chère, commençait à reprendre vigueur. Deshauteurs du Pincio, la ville apparaissait, serrée entre sescollines d’horizon, creusée un peu en son milieu, plus houleuse,couronnée de plus de dômes, de clochers, de ruines vers le sud,partout ardente de couleur et chaude au toucher du regard. Lestoitures plates et blanchies à la chaux, les tuiles, les façadespeintes en jaune roux, tout ce qui avait été fait pour les hommeset les abritait, n’était plus éclairé que par reflet. Mais cesvallées de pierres bâties et pressées devaient émettre des rayonsinnombrables, car l’air au-dessus était comme un champ d’épistransparents. La nuit s’y glissait, rapide. Les premières ombres,qui sont bleu mauve, gagnaient de proche en proche.

– Le jour meurt, dit madame Limerel.

– Non, tout le front des jardins estencore dans la lumière… Voyez, maman, les pins parasols sont commedes houppes d’or…

– Ils s’éteignent. C’est fini. Mais ledôme de Saint-Pierre voit encore le soleil.

– Et celui de Sainte-Marie-Majeure…Quelques moments encore elles demeurèrent là, silencieuses. Ungrand souffle froid se heurta aux terrasses et coula, divisé, parmiles feuilles qui remuèrent. Il y eut une accalmie, puis un secondsouffle chargé de l’humidité des espaces d’herbes et des marais.Les cloches des églises, voix de tous les âges, tintèrent l’AveMaria. Le jardin était déjà désert.

– Le ciel reste clair, dit madameLimerel. Viens. C’est une belle soirée.

Elles longèrent la balustrade de la colline,et, arrivées près de la Villa Médicis, elles descendirent par unchemin profond, tournant entre des jardins et des murs, et quiaboutit à la place d’Espagne.

– Nous voici chez nous, dit Marie ;dans le coin le plus jaune de Rome, dans le domaine de la terrarossa. Toutes ces maisons qui se sont vieillies pourressembler aux vieux palais… Vous ne trouvez pas que c’est unebelle coquetterie ?… Maman, c’est demain dimanche. Oùirons-nous à la messe ?

– Où tu voudras.

– Dans une église que nous n’avons pasvue…

– Autant que possible.

– Alors, à la Trinité-du-Mont, notrevoisine, qui n’est ouverte que le dimanche matin.

Elles regardèrent instinctivement les marchesdu grand escalier, là, tout près, qu’elles monteraient lelendemain, tournèrent la plate-bande plantée de cinq gros palmiers,et entrèrent à l’hôtel de Londres, où elles logeaient.

 

On était au 16 octobre. Il y avait près dedeux semaines qu’elles étaient arrivées à Rome. Elles y trouvaientune diversion dont elles avaient besoin l’une et l’autre, et unesolitude à deux qui leur faisait mieux voir à quel point elless’aimaient, et qui donnait un pouvoir nouveau, que rien necombattait ni ne troublait, à la moindre parole, aux émotionspartagées, aux silences mêmes.

Madame Limerel ne se trompait pas. Dans l’âmede Marie, la puissance du passé diminuait. Le lendemain du jour oùMarie avait reçu la réponse de Félicien, et crié :« Tais-toi ! n’en dis pas plus ! » et laissépartir celui qui pleurait aussi, M. Victor Limerel était venu,très ému, très correct, dans l’appartement de l’avenue d’Antin. Iln’apportait aucun regret. Il imposait une volonté, comme toujours.Et il avait dit : « Madeleine, je vous ai demandée, vousseule, parce que je ne veux pas de scène, et qu’il me seraitpénible de faire des reproches. Ce qui s’est passé, je l’avaisprévu. Je savais bien, et les raisons, je les connaissais toutes,qu’un mariage était impossible entre votre fille et mon fils. Votrefaute, à vous, ou à Marie, ou à toutes les deux, ç’a été de ne pasle comprendre assez tôt. Votre faiblesse a produit un très grandmal, comme toujours. Je n’ai pas à vous faire de confidences. Maismon fils nous a manqué gravement, à sa mère et à moi : il aparlé de prendre un appartement dans une autre maison que lamienne ; il le fera peut-être, et peut-être lui enfournirai-je les moyens. Nous en sommes là. Voilà l’œuvre…Oh ! ne vous défendez pas ! Vous savez qu’avec moi c’estinutile. Je vous ai dit ce qui a été, il me reste à vous dire cequi sera, et ce qui ne sera pas. Ce qui n’aura jamais lieu, c’estce mariage parfaitement déraisonnable… Vous êtes de monsentiment ? Tant mieux. Je tiens à vous confirmer larésolution de Félicien, que ma femme approuve autant que moi. Oui,ma femme… Elle a pu différer d’avec moi, au début. Elle a étéhésitante. Je l’ai ramenée à mon avis… Et, comme conséquence, sivous le voulez bien, ma chère belle-sœur, nous espacerons nosvisites. Le monde n’a pas besoin d’être mêlé à nos querelles defamille. Je me tairai. Vous vous tairez. Nous nous saluerons, nousnous rencontrerons chez des amis communs. Mais pour le reste,n’est-ce pas ? à plus tard ! » Madame Limerel avaitsimplement répondu : « Je suis moins dure que vous. Nosenfants sont désormais séparés irrémédiablement. C’est unenécessité, c’est une chance, si vous voulez. Mais je regrette quela souffrance soit pour eux, et que la faute soit à vous. Jeregrette ce qui aurait pu être. Adieu. »

Presque tout de suite, au commencement dejuillet, elle avait quitté Paris. Deux mois de campagne, chez desparents, en Bourgogne, n’avaient pas rétabli, comme ellel’espérait, la santé ébranlée de Marie. Les chers yeux de Marie,les yeux « couleur de thé » n’avaient pas perdu cettebelle habitude de regarder en face, d’écouter merveilleusement,d’être limpides, d’être fermes, et de s’adoucir dès qu’elleparlait ; mais l’ombre s’était amassée autour d’eux. Leslongues lèvres fines continuaient de sourire, mais si léger que fûtl’effort, on le devinait, et la volonté d’être aimable neressemblait plus à l’élan de la jeunesse. Avec la paix les forcesavaient diminué. Madame Limerel s’inquiétait. Elle s’était trophâtée d’accepter l’invitation de la cousine bourguignonne. Leséjour dans un château, les promenades, les jeux, les visites auxenvirons, la monotonie agitée des vacances, la gaieté d’enfantsnombreux, les prévenances d’une tante, l’inutile tendresse deplusieurs grandes cousines, inoccupées, jalouses d’être préférées,attirées toutes ensemble vers Marie, par le pressentiment d’unsecret d’amour à connaître, ne pouvaient guérir une âme fière etcapable de vie intérieure. Toutes les distractions du monde n’ontjamais eu raison d’une douleur qu’on aime. Elles y rejettentl’esprit, au contraire. Elles l’exaspèrent par leur médiocrité, etsans cesse il compare, secrètement, la noblesse de son mal qu’iln’a pas le loisir de juger, avec ces amusements qui lui semblentencore plus vides qu’ils ne le sont. La mère le comprit, et emmenases deux enfants dans une vallée du canton de Fribourg, puis,lorsque le temps fut venu de renvoyer la plus jeune en Angleterre,elle continua de voyager, seule avec Marie. La solitude fit sonœuvre. Elle remit tout le passé devant la conscience de Marie. Dansle silence, les raisons qui avaient déterminé la jeune fille, quis’étaient portées à son secours, en troupe, n’ayant chacune que letemps d’apparaître et de crier ! « Refuse ! »parlèrent abondamment. Elle les interrogeait, et il y avait undialogue entre ce cœur douloureux et les puissances directrices del’esprit, combattantes aux yeux clairvoyants, dispensatrices de lapaix difficile. « Nous ne t’avons pas trompée, disaient-elles.Nous avions été mises autour de toi pour protéger ta faiblesse…Vois comme ta force est peu assurée, puisque, après nous avoirobéi, tu as pu douter !… Les hommes jugent légèrement, et leurlégèreté est cruelle. Ils disent qu’un mariage est mal assortis’ils aperçoivent quelque différence entre les familles, leséducations, les fortunes, et ils se préoccupent peu des distancesinfinies, des mésalliances d’âmes… Petite, aucune tendresse humainene vaut le prix que tu aurais donné pour celle-là… Nous sommes lamiséricorde première : la souffrance que nous imposons ne durequ’un temps. »

Marie écoutait, et tous les sommetscommençaient à être clairs.

**

*

Le dimanche, un peu avant neuf heures, madameLimerel sortit de l’hôtel avec sa fille. Elles direntensemble : « Quelle belle matinée ! » Et ellesfirent, dans la joie de cette lumière, la respirant et laregardant, le court chemin qui les séparait de l’église. Le« coin le plus jaune de Rome » étincelait. Le jet d’eaude la fontaine, au milieu de la place, avait un arc-en-ciel dans saretombée d’écume, et le célèbre escalier qui monte en face, d’unseul mouvement d’abord, puis en deux branches qui se courbentautour de deux terrasses, donnait l’impression que cette bellecascade de pierre blanche avait été bâtie pour le plaisir dusoleil. On n’y voyait pas d’ombre. La pierre travertine, si poreusequ’elle soit, avait partout des lueurs, comme un marbre poli. Mariemit la main sur l’appui d’une balustrade, et le trouva tiède. Toutle long de cette coupure radieuse de la colline, des passantsmontaient ou descendaient. En bas, les marchands de fleursexposaient les fleurs de la saison, des œillets, quelques roses,des chrysanthèmes, des gerbes d’anémones du Japon. En haut, laTrinité-du-Mont dressait sa haute façade et ses deux clochetonsbadigeonnés de jaune, anciennement, pour que les lignes fussentmoins offensantes sur le bleu du ciel. Il fallut encore gravir unperron pour entrer dans l’église. Elle était presque pleine. Unegrille la coupait en deux. Toute la partie supérieure étaitréservée aux élèves des Dames du Sacré-Cœur. Assises sur des bancs,pressées l’une contre l’autre, leurs voiles à la vierge tombant surleurs épaules, elles formaient une grande tache blanchequ’encadraient les religieuses noires, sur un rang. Marie reconnutla France au premier regard, et elle en fut d’abord tout occupée.Elle se rappelait tant de visions pareilles ! Ce voile demousseline, elle l’avait vu porter par beaucoup de ses amies,pensionnaires dans les grands couvents de Paris ; il devaitenvelopper, à cette heure même, bien loin, la tête peu monacaled’Édith. Dans la partie inférieure, les fidèles étaient nombreuxaussi, parents des élèves pour la plupart, ou bourgeois duquartier, auxquels se mêlaient des pauvres, comme il en prietoujours quelqu’un dans un sanctuaire de Rome, agenouillés sur lesdalles, immobiles, les yeux levés. Marie traversa vivement cettefoule, et trouva place du côté gauche, près de la grille. Le prêtrearrivait au pied de l’autel. Il y avait des fleurs vivantes, desfeuillages, des bouquets disposés avec goût, orientés avec amour,de chaque côté des degrés. Un homme n’eût pas manqué de songer auxmains très pures qui avaient décoré l’autel : il eût évoquél’image d’une jeunesse transparente, résignée, un peu fade, et ilse fût montré ainsi parfaitement ignorant de la vie monastique.Marie Limerel, mieux instruite, et bien faite pour comprendre lacité des âmes, songeait au contraire à la magnifique énergie dontla moindre de ces femmes avait fait preuve. « Elles peuventbien être appelées nos maîtresses, pensa-t-elle. Toutes elles ontlutté, toutes elles ont souffert ; avant de cueillir desfleurs, de manier les linges sacrés, celles-ci ont vu l’impérieuseclarté du devoir, et elles l’ont suivie. » Puis, elle pria,elle lut les prières liturgiques de la fête du jour, qui étaitcelle du XXe dimanche après la Pentecôte, et elles’arrêta, un long temps, sur ces mots du Graduel : « Lesyeux de toutes les créatures sont tournés vers vous, Seigneur, etvous leur donnez leur nourriture au temps marqué. » Que deparoles semblables, semées tout le long de l’année, afin que lapauvre espérance humaine ne défaille pas ! Elle est une forcenécessaire, inégale, toujours tremblante, si vite endésarroi ! Quel profond connaisseur des âmes celui qui avaitmis là, pour les siècles, pour les temps écoulés et pour ceux quiviendront, la réponse dont le bonheur même a besoin puisqu’ildemande la durée ! « Vous leur donnerez leurnourriture, » mais au jour marqué, quand ils auront renoncéenfin à l’obtenir de la terre toute seule, et de ceux qui ne viventque d’elle…

Au moment de la communion, plusieurs personnesse levèrent dans l’assistance. Marie et sa mère suivirent deuxfemmes, qui étaient demeurées jusque-là le long de la grille,assises à contresens, et elles se dirigèrent vers les chapelles degauche, qu’un étroit couloir, percé dans les murs de séparation,réunit l’une à l’autre. Elles s’avancèrent ainsi jusqu’auprès duchœur de l’église, et s’agenouillèrent devant la balustrade. Prèsde Marie, un homme s’agenouilla aussi. Elle ne le regarda pas. Maisquand elle se releva, ayant reçu la communion, et qu’elle sedétourna pour regagner sa place, si bas que ses yeux fussentbaissés, elle perçut une image vague, rapide. Et cependant elle eutune certitude. Une émotion puissante la saisit. Il était là, lui, àRome, il avait la même foi, il venait de recevoir le mêmeDieu ; il marchait derrière elle, dans son ombre ! Parrespect, elle combattait les pensées qui l’assaillaient. Elleretraversa les chapelles, elle revint près de la grille, et secourba, troublée, humiliée de ce galop de pensées étrangères àtravers l’adoration.

Une partie des assistants avaient quittél’église ; d’autres, par groupes, sortaient, élevaient la voixen franchissant le seuil, et le bruit des conversations revenait enarrière, avec l’air du dehors qui soufflait dans la nef. La petiteplace du Pincio n’est en rumeur qu’une fois la semaine. Marie sereleva la première, avant madame Limerel. Il lui tardait des’assurer qu’elle ne s’était pas trompée. Elle chercha autourd’elle si quelqu’un ressemblait à celui qu’elle avait reconnu. Ellevit des Italiens qui causaient avec une sœur du tour, quelquesfemmes encore assises, et des Français en voyage qui tâchaient devoir une fresque. Sa déception fut vive. Parmi ces Romains et cesétrangers que le soleil réjouissait, Marie s’avança et elles’appuya à la rampe, au faîte du perron. Personne, non, personne,puisqu’elle ne trouvait pas celui qu’elle cherchait. Elle avaitoublié de regarder tout près d’elle, le long du portail. Au momentoù elle descendait la première marche, quelqu’un lui tendit lamain. Il était si ému qu’il ne parlait pas. Elle leva ses yeux verslui, qui était comme transfiguré par une joie supérieure à toutejoie humaine. Elle fut tentée de dire : » Ah !Réginald, que je suis contente ! » Mais elle se tut. Elleétait petite à côté de lui. Et ils descendirent toutes les marchesdu perron, sans se dire un mot, le front haut, leurs regardsau-dessus de la foule et le cœur plus haut encore. Ceux qui lesvirent purent croire qu’ils s’aimaient. Quelque chose d’infinimentplus grand que l’ordinaire tendresse les exaltait tous deux, ilschantaient le même cantique silencieux, ils pouvaient regarderau-dessus de la foule, ou la regarder, ils ne la voyaient pas.Marie était la première sans doute à saluer ce fils nouveau del’Église, et lui, qui croyait s’en aller dans la joie, mais dans lajoie solitaire, il trouvait une main amie, une âme fraternelle, unemémoire toute pleine des souffrances passées. Dans la Rome endormieà présent sous les herbes, là-bas, le long des voies antiques, dansles premiers temps où l’élite du monde païen était attirée vers lapureté des mystères chrétiens, ce même spectacle avait du plusd’une fois étonner et émouvoir vaguement les fidèles. Ils avaientvu apparaître au grand jour, hors de l’ombre des églises, à côtéd’une vierge depuis l’enfance instruite des choses divines,marchant près d’elle, un jeune patricien, qui portait sur le visagetoute la gloire heureuse des âmes renouvelées.

Au bas des marches, madame Limerel rejoignitMarie. Elle venait seulement d’apercevoir Réginald. Elle eut unautre sentiment que cette sorte de surprise attendrie qu’elle étaittrop bonne pour ne pas éprouver en ce moment. Voulut-elle prolongerd’une seconde ce rêve très pur où vivait Marie ? Voulut-ellegraver en elle-même l’image qui s’offrait à elle, ou s’assurerqu’elle ne se trompait pas ? Avant d’aborder les deux jeunesgens, qui déjà inclinaient vers la droite, où s’ouvre le grandescalier du Pincio, elle attendit un instant. Puis elledit :

– Monsieur Breynolds ?

Réginald et Marie se détournèrent. Ils avaientla même expression, le même rayonnement de visage, comme ceux quiont causé ensemble longuement, et se sont mis d’accord. Cependantils ne s’étaient rien dit. Réginald salua madame Limerel.

– Je suis comme vous, à présent, tout àfait comme vous !

Elle lui fit plusieurs questions, trèsvite :

– D’où venez-vous ? Depuis combiende temps êtes-vous ici ? Nous aviez-vous déjàrencontrées ? Expliquez-moi ?

Mais, comme la foule était grande autourd’eux, ils descendirent jusqu’à la première terrasse de l’escalier,et se retirèrent dans cette loge ouverte, bâtie sur le côté, etqu’une balustrade enveloppe. Marie était adossée à la rampe. Lesoleil criblait de rayons tout ce décor de pierres taillées, où lesgroupes en mouvement faisaient glisser des ombres claires.

– Nous sommes, ma mère et moi,extrêmement heureuses, dit Marie. Je ne puis vous dire l’émotionqui m’a saisie quand je vous ai reconnu…

– C’est la deuxième semaine depuis quej’ai été reçu dans l’Église… Cette fois-là, il n’y avait personne…Je veux dire personne de ceux qui m’ont connu ailleurs.

Il parlait avec une simplicité hardie quiétait un des traits de son caractère, et en même temps ilconsidérait ces deux témoins inattendus. Ses yeux disaient :« Vous êtes ma famille ;… à l’heure où tant d’autress’écartent de moi, il m’est doux de vous rencontrer. »

– Quelle étrange rencontre ! repritMarie… Quand je vous ai vu pour la dernière fois, vous étiez loin,de toute façon.

– Moins que vous ne pensiez. Parism’avait décidé à venir à Rome. J’avais vu des merveilles :j’ai voulu voir la source. Les mois ont passé bien vite.

– En plein été, vous avez habitéRome ?

– Oui… Je n’aurai pas l’hiver à moi.

– C’est juste.

– Je ne regrette rien de ces mois-là, jevous assure, pas même la chaleur…

Le sourire de Réginald s’épanouit.

– J’ai fait le plus grand voyage qu’unhomme puisse faire : je suis venu à la vérité…

– Le plus dur peut-être ? demandamadame Limerel.

– Non… Il n’a pas été dur. C’est àprésent que l’épreuve va être rude, pour d’autres et pour moi.

Réginald détourna la tête vers la placed’Espagne. Sa physionomie changea, et de même le son de sa voix.Madame Limerel et Marie eurent de nouveau devant elles l’homme dumonde, l’officier de l’armée des Indes.

– Est-ce que vous logez dans cequartier ? demanda-t-il.

– Ici même, en bas, dans l’hôtel le plusproche. Nous voyons l’escalier quand nous sortons et que nousrentrons…

– Vous avez voulu être tout près de lamaison de Keats ? Est-ce cela ?

– La maison de Keats ?

– Tenez, en face de nous, cette loggiaavec une tonnelle… Il est venu mourir dans ce petit palais d’angle…Je l’aime beaucoup, ce poète, qui a dit tant de choses émouvantesen si peu de temps… Vous vous souvenez ?

Et il cita quelques vers bienconnus :

Les mélodies qu’on entend sont douces,

Mais celles qu’on n’entend pas plus douces encore.

– Est-ce bien à cause de lui que vousavez choisi ce quartier de Rome ?

– Non ! n’en croyez rien. Noussommes venues un peu au hasard. Mais nous aurions plutôt choisi lequartier parce que c’est un quartier de France : VillaMédicis, Trinité-du-Mont, deux établissements de France ;l’escalier a été bâti par un cardinal de Polignac, ambassadeur deLouis XV. Voyez !

Marie désignait la plaque de marbre qui porteune inscription.

Et les deux jeunes gens se mirent tous deux àsourire de ces rappels de leurs nationalités. Mais aussitôtRéginald redevint grave ; un souvenir traversa son esprit.

– Je dois prendre congé de vous, dit-il àmadame Limerel. J’ai une chose importante à faire, ce matin même…Me permettrez-vous de vous rendre visite cette aprèsmidi ?

– Volontiers, monsieur. Nous ne sortironspas avant deux heures.

– Je serai libre : c’est presquetoujours très vite fait de faire souffrir.

– Vous dites bien, repartit Marie :une parole, et puis la douleur est née.

Il salua, et remonta les marches, tandis quemadame Limerel et sa fille descendaient. Au bas de l’escalier,elles achetèrent des fleurs, et allèrent prendre le thé dans unepâtisserie de la via Condotti.

– Quelle belle nature d’homme ! ditMarie. Il est pour moi comme une sorte de frère étranger, si celapeut se dire. Avoir été témoin du doute, mais du doute de bonnevolonté, de celui qui veut bien croire, qui aime ce qu’il n’a pasencore, et puis assister à cet acte de la foi parfaite, voilà cequi peut me toucher, moi, plus qu’une autre.

– Il lui a fallu une grande bravoure.

– Oui, plus grande, certainement, quenous ne pouvons l’imaginer !

– Depuis la soirée de Redhall, nousn’avons pas eu de nouvelles des Breynolds… Ou à peine.

– Celles que nous a écrites Dorothy.

– Ses parents ne lui pardonneront pas,c’est probable. Il devait penser à eux tout à l’heure… Il te ledira peut-être.

– Non, maman, parce qu’il est Anglais, unhomme anglais, et que je ne suis qu’une femme. Et puis…

Elle effaça, en regardant sa mère, ce que lemot aurait pu avoir de blessant :

– Et puis, parce que vous serez présente,ma chère maman. Je prévois une réception classique, un mélange decamaraderie et de réticences. Après quoi, comme à Paris, nous nousséparerons.

**

*

Madame Limerel avait loué, au premier étage del’hôtel de Londres, le dernier appartement à gauche, composé dedeux chambres, et d’un salon ouvrant sur la place. C’est dans cesalon, meublé de chaises et de fauteuils aux bois lourds et dorés,et recouverts de satin rouge, qu’elle reçut la visite de Réginald.Il était distrait avec gravité, et faisait effort pour répondre auxquestions de madame Limerel. Elle avait cru qu’il parleraitvolontiers de Rome, et elle s’étonnait qu’il montrât uneindifférence polie pour les monuments, les tableaux, les ruines,les paysages qu’elle énumérait avec l’ardeur de sa nature françaiseet de la voyageuse qui débute un peu tard, et qui découvrel’Italie. Les noms qui la ravissaient, qui l’encombraient d’imageset d’idées, il les laissait tomber : la vue de Rome du haut duJanicule, Saint-Pierre, Saint-Paul-hors-les-Murs, la petite églisede San Onofrio, les jardins, la campagne, les charretiers desCastelli Romani, abrités dans leur soffietto… CetAnglais n’avait-il donc pas compris Rome qu’il habitait depuis plusde trois mois ?

– Comment se fait-il, monsieur, que voussoyez venu, ce matin, à la Trinité-du-Mont ? Vous logez, vousvenez de nous le dire, dans le quartier de l’Aventin, près desruines ?

– Simplement parce que je ne laconnaissais pas.

– Comme nous.

– Je suis loin d’avoir tout vu. Je n’aipas été un voyageur avant tout curieux de la ville. Il faudra queje revienne, à mon prochain congé, dans quelque cinq ans… Jeretrouverai, j’espère, quelques-uns de mes amis nouveaux.

Il nomma un de ses compatriotes, unbénédictin, qui l’avait guidé, instruit, soutenu dans la période dedoute et de travail.

– C’est Thomas Winnie sous le froc,reprit-il en regardant Marie : non pour le visage, mais pourla ténacité, pour la rigueur de la raison et pour l’amitié qu’ilm’a vouée.

Mais, sur ce sujet, ni Marie, ni madameLimerel ne voulaient l’interroger, et ce qu’il dit fut court.Cependant, il demeurait, et Marie, qui devinait cette âme si pleineet si fermée, Marie consolatrice instinctive, qui avait lesentiment du voisinage des douleurs, demanda tout à coup :

– Je suis sûre que vous désirez faire unepromenade avec nous ?…

– Oui ! C’est cela même !

– Et vous n’osiez pas nous le dire !Pourquoi ? Vous avez dans Rome un endroit préféré ? Vousvoulez nous le présenter, et voir si nous partagerons votreadmiration ? Ai-je deviné !

– À peu près.

– À peu près seulement ?

Les yeux de Réginald étaient pleins d’unepensée unique, d’une extrême puissance, en qui s’abîmait etdisparaissait toute autre préoccupation. Ils étaient ainsi le jouroù, dans le parc de Redhall, le fils de sir George avait prisconseil de cette petite étrangère qu’il pensait ne jamais revoir.Elle éprouva quelque chose de cette reconnaissance attendrie et decette inquiétude qu’elle avait éprouvées alors. L’ardente rayée dujour entrait par la fenêtre. Marie fit un geste de lamain :

– Attendez-nous, dans cinq minutes nousserons prêtes.

Elle s’était déjà levée. Réginald eut l’air derevenir d’un pays de songe. Il se hâta de dire :

– Non, je vous prie, que ce soit demain…Demain est le dernier jour que je passerai ici.

– Vous quittez Rome ?

– Pas seulement Rome, mais l’Europebientôt, et tout.

Il prononça ce dernier mot avec une tristesseémouvante, et il n’avait pas cessé de regarder Marie qui était prèsde la porte. Madame Limerel, prime-sautière et vite attendrie,s’approcha, comme si elle avait entendu l’annonce de quelque deuilimprévu. Il tâchait d’être brave, il essaya de sourire et de laremercier, et, bien qu’il ne ressemblât pas à son père, il avaitl’ironie douloureuse, l’attitude de défi et de commandement à lamort, qui rendait parfois si tragique le visage de sir George.

– Demain, dit madame Limerel, je ne suisguère libre, j’ai donné rendez-vous à une vieille amie.

– Vous l’emmènerez, maman : ellen’est pas gênante, cette pauvre madame Villier ! Acceptez lapromenade que veut faire avec nous monsieur Breynolds. Vous voyezqu’il y tient beaucoup.

– Soit, nous irons où il vous plaira,monsieur. Demain à trois heures, si vous voulez…

Réginald ne répondit rien, et il restasilencieux jusqu’à ce que son visage eût à peu près obéi à lavolonté qui commandait : « Soyez plus calmes, mesyeux ; soyez moins dures, mes lèvres ; soyez moinsblanches, mes joues ! » Et alors il dit avec une sorted’enjouement qui faisait encore pitié :

– Aujourd’hui j’aurais voulu autre chose…Vous allez vous moquer de moi, madame…

– Oh ! non, sûrement.

– Nous sommes assez souventsuperstitieux, en Angleterre. Je le suis peut-être encore… Il faut,voyez-vous, pardonner certaine faiblesse à un nouveau converti.

Dans la poche de sa jaquette, il prit unelettre.

– J’ai écrit cette lettre tout à l’heure,elle m’a plus coûté que toute autre dans ma vie. Non, je ne merappelle pas avoir eu autant de peine à tracer des mots. Vous savezqu’il y en a de bien cruels, n’est-ce pas ?… Je demande danscette lettre une grande faveur, très difficile à obtenir.

Il tendit la lettre à Marie.

– Je voudrais qu’une main très pure mîtcette lettre à la poste. Il me semble que j’aurais plus de chancesde ne pas être refusé par celui que je supplie, et qui est trèsrude, très rude… Faites ce que je vous demande ?

– Allez tous les deux, dit madameLimerel. Vous êtes jeune, et vous êtes malheureux. C’est unemanière de vous plaindre. Tu sais, Marie, qu’il y a une boîte auxlettres sur la place, au bas de l’hôtel… Allez…

Marie prit la lettre, et courut mettre sonchapeau. Elle rouvrit la porte, précéda Réginald, et ilsdescendirent sans se parler. Mais la détresse et la pitié étaientau fond des deux âmes, et elles s’entendaient vivre. En sortant del’hôtel, ils tournèrent à droite. Au fond de la place, pendue aumur, était accrochée une grosse boîte de fonte peinte en rouge. Ilsallèrent jusque-là.

– Lisez l’adresse, dit Réginald.

Marie leva l’enveloppe, dans le soleil, etelle lut :

SIR GEORGE O. BREYNOLDS, BART.

EDEN HOTEL,

PALLANZA.

– Votre père est à Pallanza ?

– Oui, avec Robert Hargreeve. Je comptesur Robert Hargreeve, qui sait déjà beaucoup de choses… Non, nejetez pas encore la lettre. Écoutez… Vous avez le droit deconnaître ce qu’il y a dans cette lettre, parce qu’elle est lasuite, l’aboutissement de cette lutte douloureuse où vous avez euvotre part, un jour…

– Regrettez-vous ?

– Je vous remercie. Toute ma douleur estvenue de là, mais aussi la joie qui la surpasse, et qui durera,celle de ce matin, tenez, celle d’à présent, car elle renaît commeune plante vivace, et elle étouffera ma peine.

Il parlait plus librement. Sa jeunesse avaitpour confidente celle qui la première, en terre d’Angleterre, avaitété mêlée au drame inachevé, la conseillère de bravoure, la fidèlequi, ensuite, n’avait rien demandé, et qui se taisait encore.

– Venez, reprit-il, venez avec moi ici,où il y a de l’ombre.

Ils firent quelques pas dans la via SanSebastiano, que les murs de l’hôtel protégeaient contre le soleil.Marie avait cette même expression recueillie des âmes fraîchesauxquelles on demande secours, et qui savent qu’elles peuvent ledonner, et qui ont peur parce qu’elles se sentent puissantes dansl’inconnu.

– Je puis la réciter par cœur, dit-il.Écoutez bien : « Mon cher père, toutes les paroles quevous m’avez dites, le jour où, par votre ordre, j’ai quittéRedhall, me sont demeurées présentes. Vous les disiez dansl’irritation que je vous causais, mais aussi pour ce que vouspensiez être mon bien et la vérité. Je ne vous reproche aucuned’elles. Vous étiez dans votre droit de père, et tel que je nedoutais point que je vous trouverais. Je me suis rendu compte quevous me connaissiez même mieux que je ne me connaissais. Il vousapparaissait que ma conduite, en plusieurs cas, quand je refusaid’aller avec vous au temple, quand je ne pus m’associer au toast enl’honneur de l’Église établie, était dictée par un commencement decroyance catholique, et non par le seul détachement de mespremières habitudes. J’ai souffert, avant même de savoir que jecroyais, pour cette foi qui est devenue consciemment la mienne.Cette souffrance même doit vous être une sûre garantie, mon cherpère, que mon adhésion à la plus grande Église n’a pas été prisesans beaucoup de réflexion, d’étude, de prière. Je suis sûr quevous ne penserez pas un seul moment que j’aie pu vous déplaire,encourir votre blâme, vous causer de grands regrets, sans y êtrecontraint par la règle souveraine qui doit conduire un homme, àtravers toute difficulté, et que vous m’avez appris à suivre :l’amour de la vérité. Je n’ai fait que développer le principed’éducation et de direction que vous m’avez enseigné. Mon père,l’Hostie que je voyais se lever sur les collines d’Angleterre, elleest mienne. Depuis une semaine, je participe aux sacrements del’Église romaine. C’est un religieux de notre nation qui a prissoin d’instruire mon âme. Il y avait, il y a huit jours, près demoi, quand j’ai été reçu dans l’Église, plusieurs de mes frèresanglais. J’aurais donné ma vie pour que tous les êtres qui me sontchers fussent là, avec eux.

» Mon cher père, je pars pour retournerdans l’Assam. C’est un très long voyage, vous le savez, et jevoudrais, de tout mon vouloir, ne pas l’entreprendre sans vousavoir revu. Je vous supplie de me recevoir. Vous ne m’approuverezpas parce que vous m’aurez reçu. Mais la peine que j’éprouve seramoins lourde, la vôtre aussi peut-être, si nous nous sommes revus.Je saurai votre réponse, mercredi, à Pallanza.

» Et maintenant, j’accomplis la promesseque je vous ai faite. Puisque vous avez jugé que Redhall devaitm’être enlevé, vous pouvez faire l’acte.

» Votre fils affectionné,

» RÉGINALD O. BREYNOLDS. »

– Voilà ma lettre. Elle m’a été bienpénible à écrire. J’ai cru vraiment que moi, un homme, j’allaispleurer, en pensant que je pouvais partir sans le revoir. Mais, sivous la jetez dans la boîte, elle sera bénie parmi les autres. Ilne refusera pas. Allons, jetez-la !

Marie pressa du bout des doigts cette feuillede papier qui maintenant, pour elle, était vivante et parlante.Malgré la grande lumière, elle voyait les maisons en face, del’autre côté de la place, comme à travers une petite brume.

– Vous n’aurez plus Redhall,désormais ?

– Non.

Elle ne voulut pas juger ce que Réginald nejugeait pas. Elle était toute pâle, toute fière et tremblante.

– Vous êtes bien brave, dit-elle…Vraiment, je ne supposais pas, tout à l’heure, qu’il y eût tant dedestinée dans cette petite enveloppe… Ce que vous venez de me dire,comme ce que vous m’aviez dit, autrefois, je ne l’oublieraijamais…

Elle fit, dans le soleil, les quatre pas quila séparaient de la boîte rouge, glissa l’enveloppe dans la fente,attendit un instant, puis elle ouvrit la main, et elle écouta lebruit de glissement et de chute amortie que fit la lettre entombant.

Réginald regardait Marie qui revenait.

– Demain donc, je vous dirai adieu,fit-il, en se mettant à marcher près d’elle… Cette fois, il mesemble que nous ne nous retrouverons plus… Je vous souhaite d’êtreheureuse avec votre fiancé…

Brusquement, elle tourna la tête.

– Mais je ne suis pas fiancée !

– Je croyais que vous deviez vous marier,avec…

– Non ! Nous ne nous marierons pas.J’ai eu, moi aussi, de grandes peines. Au revoir !

Ils étaient devant l’hôtel. Marie entra,Réginald demeura dans la rue. Il crut voir que la jeune fille, deloin, lui faisait un signe d’amitié. Et il demeura plusieursminutes en face de la porte et du vestibule par où elle venait dedisparaître, comme s’il attendait qu’elle revînt. Une voiturearriva du bout de la place, amenant des voyageurs. Il se recula, ets’éloigna vers le centre de la ville, le cœur battant à grandscoups, l’esprit secoué, harcelé par des souffles de tempête, partoute la peine qu’il avait prévue, et par une autre qui se levait.Il faisait tête à cette meute ; il entendait les cris qu’ellepoussait : « Votre père vous a renié, Réginald, votremère pleure, et Redhall est perdu ! Tant et tant d’affectionsqui sont blessées ! Vous n’avez qu’à fuir. L’œuvre d’amourbâtie pour vous et par vous, les parents, les amis, lescamaraderies, le lierre de votre maison, l’étang qui fleurira pourd’autres, et jusqu’aux petits renards qu’ils prendront, tout a étésacrifié par vous, tout ! Insensé, qui avez méprisé toute lafortune d’amour dont vivait votre jeunesse ! » Il lesconnaissait. Il répétait, en marchant le long des rues :« J’ai bien fait. Je ne veux plus vous compter, meschagrins ! Dieu a compté pour moi. Vous m’affaibliriez.Allez-vous en ! » Et une autre voix, nouvelle, etpuissante comme toutes les autres ensemble, disait :« Marie était libre, et tu n’y as pas songé ! Marie étaitlibre, libre, libre ! » Ah ! qu’il ne ressemblaitguère aux promeneurs affairés ou curieux, à celui qu’il était, laveille encore, ou ce matin ! Par le Corso, par la place deVenise, puis par les petites rues qui tournent autour du Forum, ilallait. Plus rien ne l’intéressait, aucune image ne descendait deses yeux à son âme. Morte la ville, morts les souvenirs qui serelèvent devant nous quand nous repassons par les chemins. Il étaitséparé de cette saison si pleine de son été romain, de la foule enmouvement, des palais, des fontaines, de tout le connu et del’inconnu qui l’enveloppait, par l’abîme de l’émotion présente.Elle seule occupait son cœur, elle seule était le monde, elle seulecréait et détruisait, en un instant, des visions plus nettes, plusréelles, plus tyranniques que celles de la rue : tout un passéen larmes, et Marie libre et dont il aurait pu se faire aimer,Marie indifférente et qu’il fallait abandonner après tout lereste !

Il ne cédait point à tant d’assauts. Une sortede colère l’animait, l’exaltation du lutteur qui ne veut pas êtrevaincu, et qui n’en est pas à sa première victoire. Il avait marchési vite que ses joues et son front étaient rouges, et mouillés desueur, quand les rampes désertes de l’Aventin, serrées entre leshauts murs, étendirent devant lui leur ombre, et l’accueillirentdans leur silence. Il s’arrêta devant la porte de l’abbayeprimatiale de Saint-Anselme, où est le collège de l’Ordrebénédictin. Le portier le reconnut. Et Réginald en fut réjoui, tantil avait besoin de sympathie, et il se souvint du vieux jardinieranglais, celui de la nuit d’exil.

– Dom Austin Vivian est-il ici ?

– Non.

– Ah ! tant pis… J’aurais désiré levoir. Je reviendrai un peu avant l’Ave Maria.

– Il n’est pas à Rome, dit le frère en sepenchant. Il a été appelé, pour quelques jours, au dehors… Voiciune lettre qu’il a écrite pour vous.

La lumière était à l’heure la plus dorée,celle où elle va mourir. En se retirant, Réginald voulait unedernière fois contempler les deux nobles perspectives qui furent làménagées pour des âmes méditatives. Mais elles ne parlaient plus àson cœur trop troublé. Son dernier regard fut pour la porte quis’était ouverte si souvent pour lui, la porte faite en bois dechâtaignier, qui est presque incorruptible, la porte sculptée,encadrée dans le marbre blanc, et au front de laquelle il relut lesmots de la liturgie : pax æterna ab æterno. La paix,le bien que tous les biens ne peuvent acheter, il l’avait eue, etil la cherchait, mais comme ceux qui savent qu’ils la retrouveront,qu’elle s’est éloignée à peu de distance afin d’être aimée mieux,et qu’elle nous entend pleurer.

Il s’en alla, songeant qu’il était tout à faitseul dans la vie, mais que demain il y aurait Marie. Les cheminsétaient déserts, les murs lui renvoyaient l’écho de son pas. Ilcontinua de monter jusqu’au sommet de la colline, jusqu’àl’auberge, précédée d’une petite vigne, et où il avait sa chambre,au-dessus de Rome. Il entra, mais il ne s’approcha pas de lafenêtre comme il faisait chaque soir. Il s’assit, devant la tablede bois blanc, et mit la tête dans ses deux mains. Ellescontinuaient de l’assaillir, les pensées tenaces, les penséescruelles. Mais il sentait par moment qu’il était secouru. Car ildisait tout bas : « Dieu, viens à mon secours, au secoursd’un pauvre ! Tous les êtres qui ont appuyé mon cœur, l’unaprès l’autre ont été écartés de moi. Je suis réduit à ma faiblesseet à ta puissance. Cela est bien. Mes parents se sont opposés àmoi : Thomas Winnie, au jour où j’avais cru son conseilnécessaire, n’est pas venu. Dom Austin Vivian, mon ami, me manqueaujourd’hui. Ils n’ont eu qu’une minute le rôle que je croyaisdurable. Et elle que je verrai demain ? Qu’en sera-t-il denous ? Fais que j’aie le courage de parler à Marie, moi quisuis timide et secret ; fais qu’elle réponde selon ta volonté,à Toi, dispensateur de la paix souveraine et promise. » Iln’avait aucun sentiment de l’heure. Son enfance et sa jeunesseconversaient avec lui. Lorsqu’il se redressa et qu’il regarda lesmurs tout sombres de la chambre, les étoiles qui luisaient àtravers les vitres, puis, tout en bas, la vallée profonde oùdormaient des jardins, des cabanes et des ruines, la nuit calme,froide, silencieuse, avait déjà, sur toute la ville et sur toute lacampagne, abattu la poussière du jour.

**

*

Le lendemain, à trois heures, lorsque Réginaldentra dans l’hôtel de Londres, il trouva, en bas, dans le salon delecture, madame Limerel, Marie, et une vieille dame vêtue de deuil,à laquelle il fut présenté. Celle-ci, grande et maigre, bien assisesur le canapé, les épaules couvertes d’une écharpe de soie légère,qu’elle changeait souvent d’orientation, avait ce regard direct,sérieux et amusé, des personnes qui ont beaucoup voyagé, et quicomparent, instinctivement, tout ce qu’elles voient : leshommes, les vêtements, les paysages, les bijoux, le son de lavoix.

– Vous me rappelez, monsieur Breynolds,un Anglais que j’ai rencontré sur le Bosphore. Il portaitexactement ce costume de voyage, cette blouse à col droit, cetteculotte courte, d’un ton si sérieux. Est-ce brun, ou est-cevert ? On ne saurait le dire. Et comme ce doit êtrepratique ! Vos tailleurs n’ont rien trouvé d’aussi bien.

Il s’inclina, et ce fut surtout avec cettevieille « globe-trotteuse » qu’il causa, tandis qu’ilmontait l’escalier de la Trinité-du-Mont, et suivait la bordure desjardins en terrasse. Marie, silencieuse et séparée de lui, savaitbien que ce n’était là qu’une diversion. Il prêtait une attentiontrop exacte à des questions banales, il s’appliquait à répondre, ildétournait la conversation chaque fois qu’elle eût pu l’amener àune confidence. Il n’eut même aucun de ces mots vagues par lesquelsla jeunesse dit à moitié sa peine, et cherche à se faire plaindre.Marie continuait le songe qui l’avait occupée la veille au soir etce matin encore. Silencieuse et recueillie, elle repassait, dansson esprit, les circonstances où, à son insu, la destinée l’avaitfaite la conseillère, l’amie, l’appui de Réginald. Elle comprenaitqu’elle aurait de nouveau cette âme cachée et souffrante devantelle, et que l’heure était toute proche.

Madame Limerel demanda :

– Où nous menez-vous ?

Les quatre promeneurs étaient arrivés à lamoitié environ de la terrasse qui borde, au-dessus de la ville, lesjardins du Pincio. Il jeta un regard autour de lui, comme ceux quiont fait, sans y prendre garde, un long chemin.

– Je ne sais pas, répondit-il. Tout celam’est indifférent.

– Vous aviez promis de nous montrer un devos coins préférés.

Il chercha un moment.

– Avez-vous été jusqu’à la piazza diSiena ?

– Non.

– Alors, venez.

Le petit groupe tourna à droite, et traversa,en profondeur, le jardin, entre les massifs où des fleursexténuées, à bout de sève, éclataient encore au sommet des tigesdémesurées, dahlias, roses, œillets, sauges, dont la verdure étaitmorte déjà. L’allée trouait des bosquets de grands arbres ; ily avait des cèdres d’où tombaient des draperies de vigne viergealanguies par l’automne.

Marie causait avec madame Villier. Réginaldallait devant et disait à madame Limerel quel long voyage ildevrait faire pour regagner la province d’Assam. Au bout du jardin,ils passèrent le pont jeté sur un ravin, et entrèrent dans le parcde la villa Borghèse. L’horizon s’élargit, et la beauté romaineapparut de nouveau dans le relief des terres, et dans les lignesmontantes des frondaisons durables. La route, simple levée d’abord,récemment jetée à travers une prairie, rencontra des avenues plusanciennes. Réginald s’engagea sous une voûte de chênes verts, etbientôt montra, sur la droite, une clairière ouvragée, une sorte destade pour les courses et les jeux, creusé dans une pinède degrands pins parasols : deux hautes haies de buis taillé,décrivant une ellipse, un long tapis d’herbe tout autour, quelquesifs légers, s’élevant au-dessus des buis, et, de chaque côté,encadrant l’arène, des gradins disposés pour les spectateursabsents, quatre marches de pierre séparées par un peu de gazon etrongées par la mousse.

– Voilà la piazza di Siena,dit-il. J’y ai passé bien des heures. Voyez quelrecueillement ! À quelle distance nous sommes de la rue et dubruit !

– C’est antique, évidemment ? dit ladame voyageuse.

– Un siècle à peine, madame, mais l’airromain a vite fait d’ennoblir.

Quelques promeneurs, lentement, menus parmiles arbres, suivaient des avenues lointaines.

Les bras tordus des pins, sur les tertresjumeaux, commençaient à rosir, mais tout le creux du cirque étaithors du soleil, et les longues pierres couchées, étreintes par lesmousses, n’étaient blanches, n’étaient pâles que de l’ardeur del’ombre.

Pour mieux jouir de cette solitude, et pour sereposer, madame Limerel, son amie et Marie s’assirent sur le plushaut gradin, à droite de l’entrée. Réginald demeura debout, un peuen arrière. Une émotion trop forte s’emparait de lui. Il essayaitde commander à cette expression de détresse qu’il sentait bienqu’il portait sur le visage. Mais il n’y parvint pas. Et ils’approcha de Marie qui était assise à quelques pas de sa mère.

– Voulez-vous venir avec moi ? Nousferons notre dernière promenade.

Elle se leva aussitôt, et elle se mit àmarcher près de Réginald, entre les lignes des grands pins, sur lesol renflé, couvert d’aiguilles sèches.

– Vous laissez faire ? demandal’amie.

Madame Limerel répondit :

– Il est Anglais, et il part demain.

La dernière promenade ! Oh ! commeles souvenirs, les plus petits et les plus lointains, avaiententendu ce mot cruel ; comme ils s’étaient rassemblés autourdes promeneurs ; comme ils les avaient séparés, tout d’uncoup, d’avec le monde entier ! Réginald s’était déjà penché ducôté de Marie, et il lui parlait. Émus l’un et l’autre d’uneémotion différente, mais qui dominait tout leur être, ils allaientlentement, et ils n’avaient ni un geste, ni une inflexion de voixétudiée ou voulue. Les mots qu’ils échangeaient étaient dépouillésde toute comédie humaine, souffles de deux âmes qui ne mentaientpoint. Pour la première fois, Réginald dit :« Mary », et d’entendre prononcer son nom, Marie futtroublée plus encore. Elle comprit qu’elle n’avait point d’autrenom dans la pensée voisine.

– Mary, je vous remercie d’être venue.Vous avez eu dans ma vie un si grand rôle déjà !

– Je ne l’avais pas cherché.

– Non ! Rôle bienfaisant que levôtre, rôle béni !

– Je le voudrais.

– Vous avez bien jugé toute chose, Mary.Je vous remercie encore.

– Et cependant, que d’épreuves vous sontvenues par moi !

– Elles peuvent se multiplier ; jeconnais leur puissance, à présent : elle ne va pas jusqu’ausommet de l’âme.

– Cela est bien vrai.

– Et puis, quand je vous revois, il mesemble que tout ce qui m’a fait souffrir est fini… Vous ne sauriezcroire avec quelle impatience j’ai attendu cette heure où je vousretrouve.

– Moi aussi, j’étais désireuse de causerenfin librement avec vous.

– J’ai pensé à vous toute la soiréed’hier.

– Moi aussi ! J’admirais ce que vousaviez fait.

– Que je voudrais que nos pensées eussentété les mêmes ! Vous m’aviez appris une nouvelle qui a été unecause de regrets, de larmes, et d’espérances pour moi.Rappelez-vous vos derniers mots.

– Je me souviens.

– Vous m’avez dit que vous n’étiez pasfiancée. Pendant des heures et des heures, j’ai songé à vosparoles, et je me suis résolu à vous parler autrement que jen’aurais fait avant-hier, ou un jour d’autrefois.

– Vous avez tort, je le crains.

– Ne m’arrêtez pas ! Laissez-moivous parler, moi qui serai bientôt si loin de vous. J’ai interrogémes souvenirs, dans le grand trouble d’abord, et puis dans uneespèce de calme et d’espérance. Je croyais me connaître, et je neme connaissais pas bien. Vous étiez dans mon cœur plus anciennementque je ne le pensais, et sans doute depuis les premiers jours où jevous ai vue. Je ne le savais pas. J’en remercie Dieu. Quelleinquiétude vous auriez été, ajoutée à tant d’autres ! Quelleobjection pour moi-même dans le grand œuvre de ma conversion !Et cependant, je n’ai jamais agi envers vous comme envers d’autresjeunes filles. Vous n’étiez qu’une de mes partenaires au jeu detennis, une étrangère, presque une inconnue, et je vous ai faitejuge de la plus grande angoisse de ma vie. D’où me venait cetteextraordinaire confiance ?

– Vous me l’avez dit : un peu de ceque vous me prêtiez une sûreté de jugement que je n’ai pas toujourspour moi-même, croyez-m’en, et beaucoup parce que vous supposiezque nous ne nous reverrions plus.

– Oui ! Mais je vous ai revue. Jevous ai revue comme malgré moi. J’ai manqué à mon dessein réfléchi.Et pourquoi ? Quelle force m’a fait monter chez votre mère,quand je m’étais obstiné, depuis plus d’une semaine, à ne pas luirendre visite ? Expliquez-moi mon obéissance aux moindresparoles que vous avez dites, ma joie quand je suis près de vous,mon trouble comme en ce moment. Je ne l’ai compris que cette nuit,en songeant à cette demi-année qui a tout changé en moi et autourde moi. Mary, je suis sûr que je vous ai toujours aimée, au moinsun peu, et moins que maintenant.

Marie ralentit encore le pas, et regardantbien droit, tristement, celui qui l’interrogeait :

– Réginald, dit-elle, ne parlez pas d’unamour que je ne peux pas partager.

– Vous ne pouvez pas ?

– Non, mon ami.

Elle disait cela avec une si grande pitié dumal qu’elle faisait qu’ils ne purent, ni l’un ni l’autre, oucontinuer, ou répondre. Mais ils se tinrent tout voisins, marchantla tête baissée, et leurs ombres n’en formaient qu’une seule, quiallait devant eux, longue sur la pente. Car ils étaient arrivés àl’extrémité de la ligne des pins, et ils entraient sous les chênesverts qui barrent, tout au fond, la piazza di Siena, etqui suivent, plantés dans les terres inclinées, la courbe desgradins.

Réginald demanda le premier :

– Je m’étais trompé. Vous n’étiez doncpas celle que je croyais ?

Sa voix était plus rude. Il ne cherchait pas àvaincre sa colère, qui n’était que son chagrin.

– Vous dédaignez celui qui a tout lemonde contre lui ! Hier, je pouvais être un homme de quelqueintérêt. Aujourd’hui, je ne suis qu’un cadet, un pauvre officiersubalterne !

– Ah ! ne dites pas cela ! Vousn’êtes pas généreux ! Vous n’êtes pas vous, en cemoment !… En vérité, vous pourriez avoir le droit dem’accuser, si j’avais essayé de me faire aimer de vous, si j’avaisété imprudente, coquette… Je n’ai rien de pareil à me reprocher.Vous le savez bien !

– Oui, je le sais. Mais pourquoi merejetez-vous ? Pourquoi agissez-vous comme d’autres femmes,que je n’ai pas aimées, vous que je croyais d’une autresorte ? Vous ne voudriez pas épouser un Anglais ; vousêtes farouchement Française : est-ce cela ?

– Je le suis tendrement, ce n’est pas lamême chose. Mais je pourrais aimer un étranger : n’en doutezpas.

– Il vous emmènerait si loin, siloin ! Vous avez peur ?

– En aucune façon.

– Je n’aurais pas une existence bienlarge à vous offrir. Tout le luxe, toute la vie attrayante etfacile, à présent, j’y ai renoncé. Mais j’aurai le titre de monpère. Je pourrais permuter et revenir en Angleterre. Jepourrais…

– Réginald, vous vous méprenez. Je vousai déjà répondu.

– Alors, c’est moi, c’est mon caractère,mon humeur, ma personne que vous ne pouvez pas aimer ?Ah ! j’espérais mieux de cette dernière entrevue ! Jesuis décidément bien seul, puisque vous aussi, vousm’abandonnez !

– Jamais ! Écoutez-moi !

Marie parla d’une voix plus ferme, comme lesmères qui reprennent un enfant. La lumière dorait son profilfin.

– Vous me comprendrez, vous qui pouvezjuger une conscience religieuse. Vous m’avez dit vos secrets. Jevous dois les miens. J’ai aimé Félicien, qui était un amid’enfance. Il y avait en lui d’admirables vertus, et tant detalents, et d’hérédités qui m’attachaient à lui ! Nous étionscomme destinés l’un à l’autre. Mais, une condition que j’avaismise, la grande, l’essentielle pour moi, le partage de ma foi, il adu m’avouer, au milieu des larmes, qu’il ne la remplissait pas.

– Je me rappelle. Nous avions passéensemble, là-bas, cette nuit de veillée…

– Nous nous sommes séparés. Je nel’épouserai pas.

Réginald détourna la tête. Il hésita un peu.Mais l’impérieuse bonté et la jeunesse l’emportèrent.

– Mary, comment a-t-il pu abandonner unefoi comme la sienne et un être comme vous ? Il est à l’âge oùles hommes ont de si belles ressources d’énergie, et des retours siprompts !

– J’ai pu l’espérer. J’ai attendu.

Il vit qu’elle avait des larmes au bord desyeux, et qu’elle le remerciait. Dans la clarté plus chaude, ellecontinua de marcher près de Réginald, sous la seconde futaie depins qui est de l’autre côté de l’arène. Ils revenaient versl’entrée. Au loin, deux femmes assises faisaient une tache noiresur les pierres et l’herbe.

– Même après, j’ai essayé. Je lui aiécrit. J’ai fait l’expérience déjà du médiocre pouvoir de l’amour.Et c’est fini. Seulement…

Marie s’arrêta, elle appuya sa main gauche etson bras levé sur le tronc rouge d’un pin. Et Réginald se mit unpeu en avant, afin de la mieux voir, et comme s’il eût voulu aussil’empêcher de fuir.

– Seulement, j’ai souffert, Réginald.

– Je l’avais vu. J’ai comparé votre imageà l’image ancienne.

– J’ai changé, n’est-ce pas ?

– Ce qui s’embellit change aussi.

– J’ai été si troublée que je ne mecroirais pas le droit, en ce moment, d’accueillir l’amour d’unautre. Il faut, pour que je puisse écouter, que les souvenirs ne meparlent plus. Je croirais profaner la tendresse qu’on m’offrirait,si une ombre en moi s’y mêlait…

– Âme charmante que vous êtes !

– Je veux être forte tout à fait contrele passé. Je veux qu’il n’y ait pas un regret, comprenez-vous, pasune poussière d’amour brisé, dans l’âme que je donnerai à celui quiviendra.

– Il est venu, Mary.

Elle ne répondit pas.

– Dites que je puis vous aimer, jen’aurai plus de solitude ; je m’en irai dans la joie.

La main qui n’était que posée sur l’arbre s’yappuya.

– Dites que vous me permettez de vousécrire de là-bas. Et que vous m’écrirez, vous aussi ?

Elle fit un signe d’assentiment, et Réginaldreprit :

– Alors, vous m’aimerez, j’en suissûr !

– Je ne veux pas le savoir. Sommes-nousdestinés l’un à l’autre ? Réginald, ne nous laissons pas allerà des paroles de faiblesse. Commandons à nos pauvres cœurs,troublés par l’épreuve, et qui cherchent une consolation. C’est àmoi de vous avertir. Vous allez me quitter : gardez le droitde m’oublier.

– Je n’en veux pas !

– Non, ce n’est pas à cette dernièreminute que vous pouvez me parler d’amour pour la première fois, medemander une promesse, m’en faire accepter une. Réginald, nousavons à nous faire des adieux encore plus nobles, plus grands, plusdignes de nous.

Marie avait repris l’expression qu’elle avaiteue, dans les bois de Redhall, lorsqu’il lui demandait conseil. Sabelle tête fine s’enhardissait et se haussait de toutes lesénergies de la race, de sa noblesse, de sa pureté, de sa pitié sansfaiblesse, de son pouvoir de sacrifice, de sa confiance à l’heuredes batailles difficiles. Les yeux qui avaient presque pleuréétaient clairs, graves, et ils ne regardaient plus Réginald pourcomprendre, pour deviner, pour suivre la pensée d’autrui, mais pourcommander, au nom d’une autorité qui était vraiment présente etsouveraine. Comme celles à qui la pitié fait oublier leurs propresmaux, elle était sortie du trouble, et elle voyait clair, pourelle-même et pour lui.

– Ne nous disons pas adieu dansl’illusion d’une tendresse imprudente, mais dans la belle estimed’une amitié entière.

Et à son tour, il ne répondit rien.

– Séparons-nous dans la reconnaissance,parce que nous nous sommes aidés l’un l’autre à monter.

– Vous, sûrement, vous m’avez aidé. Maismoi ?

– Vous aussi. Quels exemples de couragevous, m’avez donnés ! Hier soir encore, cette lettre !Toute la nuit, j’y ai songé. Je me suis reproché ma faiblesse.Tenez, si j’ai la force de vous parler comme je fais, c’est à vousque je le dois. Vous m’avez ramenée dans la voie haute. Je vousremercie. Vous serez une pensée quotidienne pour moi. Rien nediminuera le souvenir que nous garderons. Nous avons essayé defaire notre devoir jusqu’au bout. En le faisant, je crois que nousavons rempli nos destinées l’un envers l’autre. Réginald, allezdans la paix, librement, vers l’avenir.

D’un geste tendre, elle lui prit la main.

Il serra cette petite main vaillante. Il dit,à peine fut-il entendu :

– Oui… toute la vie… Vous êtes une âmeplus admirable, beaucoup plus que je ne croyais… Vous avez raison…pour le moment présent. Mais laissez-moi l’avenir. Je vous obéis.Je pars sans une plainte… Adieu.

Marie demeura à la même place, et lui, àreculons, lentement pour la regarder encore, il se retirait, entreles pins. Quand il fut à plusieurs pas, il dit, essayant deparaître maître de lui-même :

– Vous ressemblez vraiment trop à cellequi avait partagé mon triomphe, le jour du tournament…Westgate… Petite Mary, adieu…

La rougeur du soleil illuminait les cheveuxbruns, couleur de cœur de noyer. Réginald s’arrêta une fois encore.Il remua les lèvres. Mais les mots ne traversèrent plus la distancedéjà trop grande.

**

*

Deux jours plus tard, sur le quai tout fleuride Pallanza, un étranger venait de débarquer. Le bateau quittaitl’appontement pour doubler le cap de roches et de jardins enterrasses qui termine le golfe des îles Borromées, et partage endeux le lac Majeur. Réginald cherchait, dans la foule composéesurtout d’Italiens de petit négoce, un homme qu’il s’étonnait de nepas voir là. Le vent soufflait des Alpes, et, par moments,plongeant jusqu’à ces rives abritées, se relevait en tourbillons.Des feuilles volaient en troupes. Elles laissaient dans l’air uneodeur de pharmacie. Réginald, qui savait que l’Eden Hotel est bâtitout à la pointe du cap, traversa la place en diagonale, devant lesvieilles maisons à arcades, afin de monter par la rampe, large etbordée de villas, où déjà des voitures s’engageaient. À l’entrée decette route, levant les bras, un Anglais apparut. Il accourait.

– Je suis en retard ! Bonjour,Réginald !

– Bonjour, Hargreeve !

Ils se considérèrent l’un l’autre. Hargreeve,plus long, plus maigre et plus gauche que jamais, hésitait à semontrer jovial, et retenait ce sourire à grandes dents qui luiétait habituel.

– Vous interrogez ma mine comme si jesortais de maladie, mon cher, dit Réginald ; ne vous inquiétezpas de moi, je suis le même homme, et je vais reprendre du service.Je pars ce soir… à moins que mon père ne me retienne, et alors jepartirais demain. Comment va-t-il ?

– Merveilleusement. Le climat luiconvient.

– Tant mieux. Il n’a pas paru troppréoccupé ?

Rendu à lui-même, Hargreeve entraîna Réginald,et de ses gestes, en remontant la rampe, il animait tous sesmots.

– Lui ? Ses meilleurs amis, commemoi, ignorent la serrure compliquée de cet esprit-là. Je sais cequ’il fait, mais savoir ce qu’il pense, quand il ne veut pas ledire ! Je puis vous certifier qu’il mène une vie active etconforme à ses goûts. Il a un petit bateau blanc, gréé en sloop,avec lequel nous courons d’un bord à l’autre du lac ; un finvoilier, Réginald, et qui peut servir pour la pêche. Nous pêchonsl’ombre-chevalier, et la ferra, mais votre père est surtoutpassionné pour la truite. Il la juge cent fois plus délicate etplus jolie que celle du lac de Garde, qui est brune d’écaille,comme vous savez. Ici, la truite qui sort de l’eau : un rayonde soleil, et une chair fine, surtout quand elle est assaisonnée devieux vin de Lesa. La montagne nous offre cent excursions, maisvotre père se fatigue plus vite que les années passées. Il s’estfait recevoir du Club de patinage, car il y a un étang de glaceartificielle, derrière la propriété de la Crocetta, Là-bas… Envérité, le séjour est favorable à la santé de votre père, Réginald.Mais je ne puis connaître la pensée de sir George en ce qui vousconcerne, ni prévoir l’accueil qu’il vous fera.

– Il a reçu ma lettre ?

– En prenant le café, avant-hier, sur laterrasse. Le chasseur a apporté cette seule lettre, et j’ai reconnul’écriture. Sir George a décacheté l’enveloppe, a lu quelqueslignes, puis il a brusquement remis l’enveloppe et la lettre dansla poche de sa veste, en disant : « Hargreeve, je reçoisde fâcheuses nouvelles. Vous ne me quitterez pas cette après-midi,voulez-vous ? » Nous avons fait une longue, une trèslongue promenade. Il était triste. J’ai cru, plusieurs fois, qu’ilallait me parler de vous. Mais non, rien. Et cependant, il m’avaitdit : « Vous ne me quitterez pas. »

Ils suivaient la route que bordait, à gauche,une pente très raide, plantée de toute sorte d’arbres, rassembléslà comme dans une serre. On commençait à voir le tournant, et, àtravers les branches, en face, les montagnes bleues de l’autre côtédu lac.

– J’irai le trouver, dit Hargreeve. Jelui annoncerai que vous attendez sa réponse.

Réginald mit la main sur le bras de son vieilami.

– Ajoutez bien que je suis soumis à sesordres, et que je ne demande qu’une seule chose : le voir,même en silence, le voir, même une minute.

Le visage d’Hargreeve exprimait unattendrissement mélangé de regret et de reproche, celui qu’onéprouve pour l’héroïsme inutile.

– Brave garçon ! fit-il. Je ne vouscomprends pas ; mais j’ai tout de même un faible pourvous.

– Ajoutez encore que mon affection pourlui est la même, que mon respect n’a pas varié.

Hargreeve continua seul, et il disait, commeun refrain, en montant : « Redhall ! Redhall !Le futur seigneur de Redhall qui attend la justice de sonpère ! »

Sir George était dans la galerie vitrée del’hôtel, et il lisait un journal, le dos tourné au jour, les jambescroisées. Contre son habitude, il laissa Hargreeve ouvrir la porteet venir jusqu’à lui, sans l’interpeller, sans avoir l’air des’apercevoir de la présence de son ami. Hargreeve s’approcha,levant les épaules et contractant les muscles de son long cou, cequi était, chez lui, un signe d’embarras. Et il se tint debout,frôlant le bras du fauteuil.

– Il y a, dit-il, quelqu’un, mon cher,qui voudrait vous voir seulement, même en silence.

Les deux mains rabaissèrent le journal, etcomme elles tremblaient, sir George lâcha le journal tout à fait,afin qu’on n’entendît plus le bruit de cassure de papier.

– Ah ! vraiment ? Je m’endoutais.

– Il est venu de loin.

– Je ne l’ai pas invité.

– Il attend dans le chemin. Si vous ne lerecevez pas, il aura une grande peine…

– Il est plus jeune que moi pour lasupporter, sa peine !

– Et il prendra le premier bateau…

– Libre à lui !

Le vieux baronnet se dressa sur ses pieds, et,rouge de colère :

– M’apporte-t-il des excuses ? Non,n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas me dire qu’il m’en apporte,et, si vous me le disiez, je ne vous croirais pas : il est monfils. Alors, pourquoi voulez-vous que je change ? Il a su cequ’il faisait. Moi aussi. Vous pouvez le faire entrer, Hargreeve,mais je ne serai plus ici. S’il vous demande où je suis, vousrépondrez que le sang m’est monté à la tête, et que j’ai besoin deprendre l’air.

Sir George, à pas pressés, traversa lagalerie, entra dans le salon voisin, et repoussa violemment laporte. Hargreeve sortit de l’hôtel, et il souffrait d’avoir acceptéde porter un message d’une douleur à une autre. Il descendit àtravers les palmiers et les fougères, par le petit sentier entreles massifs. Quand il aperçut Réginald, il sentit qu’il seraitincapable de parler, de consoler, d’être témoin de cette autrepeine, si jeune. Il fit avec ses bras, avec sa tête, avec ses yeux,de loin, un geste de désespoir, qui voulait dire :

– C’est inutile. J’ai mal fait lacommission. Je n’ai pas réussi. Ne venez pas !

 

Et sur le pont du bateau à vapeur, unedemi-heure plus tard, Réginald Breynolds chercha une place d’où ilpût mieux voir, et plus longtemps, la maison où il n’avait pas étéreçu. Il la trouva à l’arrière, en dehors de la tente que le ventsecouait. Toute la surface du lac, hersée du nord au sud,frissonnait de vie et de lumière. Le soleil était près dedisparaître derrière les montagnes. Le bateau siffla et prit saroute, en doublant la petite île de San Giovanni qui est en face dePallanza, puis le cap, dont les verdures étagées remuaient à peine.Alors, il pointa droit dans le vent, à quelques centaines de mètresde la côte, dont les éperons se succédaient, aussi loin que la vuepouvait deviner les reliefs dans les brumes commençantes. Réginald,attentivement, cherchait quelle fenêtre fermée de ce grand hôtelcarré, là-haut, pouvait cacher sir George, quel rideau seraitsoulevé, un moment, et retomberait.

Il n’était plus troublé. Il ne se révoltaitpas. Il acceptait l’épreuve. Le Sempione allaitrapidement. Il eût été difficile à présent de distinguer lasilhouette d’un homme sur les balcons de l’hôtel. On avait dépasséles falaises desséchées, fleuries de géraniums, qui portent le parcet la villa de San Remigio ; la côte devenait toute plate, eton découvrait la plage et la petite ville d’Intra, lorsqueRéginald, penché sur la balustrade, se redressa et, d’un gesterapide, enleva son chapeau. De l’abri d’une roche, un canot blanc àhaute voilure se détachait, et courait sur leSempione.Avec tant de toile et tant de vent, il était toutpenché. Un homme tenait la barre, un homme assis, vieux, trèsdroit. Tous les passagers se levèrent, pour voir à quelle distancele sloop croiserait le sillage du vapeur. Il passa à raser lacoque. Réginald, un instant, vit les petits yeux bleus, bordés decils blancs, fixés sur les siens. Et, aussitôt emporté dans larafale de vent, le canot s’écarta du navire qui filait droit aunord, vers Locarno. Il ne revint pas. Mais, invisible, à demicouché sur le banc de barre, séparé déjà par la distance, par unpeu de brume et un peu de nuit, le vieux sir George essayait dereconnaître encore la forme pâle du grand bateau. Puis, comme lanuit descendait, il ne vit plus qu’un feu de bord, comme une petiteétoile, qui fuyait au ras de l’eau.

FIN

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